- 1 La première statistique donnant la superficie de la propriété privée date de 1827, année où apparaî (...)
- 2 Tous ces chiffres sont fournis par le Service central d’enquêtes et d’études statistiques du minist (...)
1C’est peu dire que la petite propriété forestière française suscite la même énergie jalouse que celle de la Russie il y a un siècle ! Pardon d’abandonner un instant cette magnifique prose de Tchekhov pour une réalité brutale, mais les chiffres sont là. La forêt privée s’est agrandie au cours du xxe siècle de 2,5 millions d’hectares et elle augmente chaque année de 40 000 hectares ; ce qui fait en 2000 une surface de 10,4 millions d’hectares, soit 70 % de la forêt française1. Cette forêt privée est fragmentée puisque 1 100 000 propriétaires possèdent en moyenne un bois de 7 hectares. Mais une donnée doit plus que tout autre retenir notre attention : un quart de cette forêt privée concerne des petits bois de 1 à 4 hectares, soit 2 600 000 hectares2. Or, de nature très diverse, ces petits espaces boisés sont difficiles à identifier, relèvent de modes de gestion variés et s’intègrent dans différentes politiques d’aménagement du territoire.
Lopakhine — Il faut lotir la cerisaie et les terres, les affermer et le faire immédiatement [...].
Lioubov Andreevna — [...] des villas, des estivants, c’est tellement vulgaire... vous m’excuserez.
- 3 Environ 3 millions de propriétaires.
- 4 Un quart des forêts privées, toutes superficies confondues, appartiennent à des agriculteurs.
2Notre étude porte sur ce petit bois, verger ou autre, attaché à la propriété familiale3 et dont la fonction n’est en rien liée à une quelconque productivité même lorsque le bois est détenu par un agriculteur en activité ou à la retraite4. Les propriétaires de ces biens forestiers familiaux de dimension modeste préfèrent à l’évidence la conservation au rendement, ayant en vue de les transmettre à la génération suivante [Gadant, Giraut et Badre 1990]. On peut parler alors d’un bien forestier en attente d’une éventuelle rentabilité – mais tel n’est pas le but recherché –, qui n’est destiné qu’au plaisir du propriétaire et de ses proches. C’est le bois de plaisance.
Les Français […] façonnent la forêt comme une réserve de nature, de silence et d’air pur face aux agressions du monde moderne. Nous sommes passés d’une peur ancestrale de la forêt à une peur pour la forêt [Bianco 1998].
3Sur le plan juridique, le propriétaire d’une forêt de moins de 4 hectares a les mêmes droits qu’un propriétaire de potager : il est libre de suivre son imagination dans sa propriété privée. Si 54 % de la forêt privée française appartiennent à des propriétaires venus du monde agricole ou de groupements forestiers, 46 % appartiennent à des artisans, à des commerçants ou à des personnes exerçant des professions libérales, en majorité des citadins. On sait que la bonne volonté n’exclut pas des maladresses et le président de la Fédération nationale des syndicats de propriétaires forestiers sylviculteurs (FNSPFS) est peut-être optimiste lorsqu’il déclare :
[…] enfin, il reste des petites propriétés, le plus souvent de 3 à 4 hectares, pour lesquelles l’exploitant sait ce qu’il a à faire sans avoir recours à des spécialistes (coopératives, loyers) [Plachegillon 2001 : 22].
4Même avec de faibles superficies ces propriétaires participent à la gestion durable de l’espace forestier français, d’où l’importance de l’identification, en propriété, en répartition et en usage, de ces petits bois.
5Les petits bois recensés par la statistique ne sont pas tous des petits éléments abusivement rattachés à un grand ensemble forestier. Comme dans d’autres domaines, la banalisation des territoires s’accroît : au sein des surfaces boisées, les bois et forêts sont en augmentation continue tandis que les bosquets, les haies et les arbres d’alignement diminuent. La peupleraie, elle, mérite une analyse spécifique.
6L’expansion des peupleraies est avant tout l’affaire des propriétaires de petites parcelles. Les sites de plantation se trouvent essentiellement en fonds de vallée et en dehors des massifs forestiers où les peupliers se présentent soit en alignement le long des fossés soit en plein remplissant la totalité de la parcelle. La superficie des peupleraies a doublé ces quarante dernières années pour atteindre 235 000 hectares. Parmi les propriétaires de bois de plaisance, celui qui possède des peupliers peut être considéré comme à part : son but de production est une monoculture intensive, des textes réglementaires et des aides publiques sont propres à cet arbre, la rotation, rapide, oscille entre une vingtaine et une trentaine d’années, la dimension des massifs est de l’ordre de l’hectare et rarement supérieure à 10 hectares. Avec les exigences de protection environnementale, tel le plan gouvernemental de conservation des zones humides décidé en 1995, et avec la mise en place de Natura 2000, il devient difficile d’étendre la surface des peupleraies d’autant que des zones sont interdites de plantation.
7À l’instar de l’essor contrôlé et productif de la peupleraie, la destruction des boisements linéaires, des haies, arborées ou non, des bosquets, des alignements et des arbres épars est devenue une pratique régulière et généralisée de l’agriculture européenne.
8Un peu moins d’un siècle après Tchekhov, des alignements d’arbres aux boqueteaux, nombre de petits boisements de toutes sortes ont été rabotés et gommés du paysage français. Les pertes sont impressionnantes : les estimations s’accordent sur le chiffre de plus de 850 000 kilomètres de haies arrachées et arasées en un demi-siècle [Philippe 1983 : 96-108]. Que de telles pratiques choquent l’urbain, l’écologiste ou le touriste importe peu face à la banalisation du phénomène. Les systèmes agricoles se sont modernisés, uniformisés, mondialisés. L’importance des engins agricoles, de la tronçonneuse et du produit chimique, l’élevage hors sol, la clôture électrifiée ou de ronce artificielle, les progrès du drainage et de l’irrigation, le regroupement parcellaire nécessité par les nouveaux systèmes d’exploitation, la traversée des campagnes par les autoroutes et les voies du TGV suivie de remembrements plus ou moins respectueux du paysage, tous ces phénomènes concourent au remplacement du bocage par l’openfield, au passage d’un paysage fermé à un paysage ouvert.
9Même les statuts du fermage et de la rente foncière évoluent dans ce sens. Souvent le propriétaire d’un petit bois niché au milieu de terres à affermer préfère s’en réserver l’exploitation ou l’exclure du fermage pour en garantir la pérennité.
- 5 Loi sur la protection et la mise en valeur des paysages, n° 93-24, du 8 janvier 1993, article 17.
10Il aura fallu bien des excès pour qu’enfin une loi5 autorise la commission communale d’aménagement foncier et le préfet à œuvrer pour protéger les boisements linéaires, les plantations d’alignement et les cerisaies lors des remembrements. Et encore, cette protection paraît bien difficile à obtenir car, lorsque ces boisements, haies et plantations séparent ou morcellent des parcelles attenantes données à bail, la demande doit être présentée conjointement par le bailleur et le preneur.
11Ainsi, les paysages agricoles se démarqueront toujours plus des paysages forestiers, et les zones agricoles des zones forestières.
12En tant qu’écosystème la forêt agit en protectrice du sol et de son humus, qu’elle soit un massif homogène ou un patchwork de petits bois. Le sol forestier n’est en aucun cas comparable au sol agricole qui, avec des cycles courts, subit des travaux mécaniques répétés, des apports annuels d’engrais chimiques et de pesticides, et est soit drainé soit irrigué.
13En France le sol forestier est un aboutissement naturel de l’évolution postglaciaire. Cinq mille ans est l’âge minimum d’un sol forestier un peu évolué. Certains sols ont vu les derniers âges glaciaires comme des intermèdes. Si les arbres de la forêt peuvent façonner, des siècles durant, le sol qui les porte, l’évolution, les contraintes, les limites et les potentialités du sol forestier conditionnent en retour le développement des arbres. Il s’instaure alors une sorte d’équilibre dynamique dépendant de la situation climatique et géographique, de l’exposition et de la taille du massif, des essences utilisées, du caractère feuillu ou résineux des arbres, de leur âge, des sols et de leur pédogenèse. L’homme ne fait qu’accélérer les phénomènes naturels, améliorant les sols par ses choix forestiers et des pratiques adaptées, les appauvrissant par des coupes abusives, des défrichements mal contrôlés ou, dans le pire des cas, par des incendies.
14La forêt réduit les aléas climatiques, l’érosion par le vent ou par les eaux, ce dont les forêts de protection visant à retenir les dunes littorales sont un exemple.
15Régulant les cycles de l’eau, épurant l’air, fixant le gaz carbonique et contribuant à diminuer l’effet de serre, étouffant le bruit, la forêt est à moyen et à long terme l’occupation du territoire national la plus rassurante qui soit pour les générations futures.
16Inclus dans un grand ensemble, le petit bois outrepasse aisément la simple production ligneuse et les choix de son propriétaire. Il peut être en décalage d’exploitation avec les autres éléments du massif forestier et servir de ce fait de zone refuge à la faune et à la flore.
17À l’inverse, il peut jouer des rôles moins nobles, plus inquiétants, au sein du grand massif forestier de production : il peut devenir un réservoir de pathologies diverses introduites par des plants infectés, évoluer vers une friche boisée ou un taillis embroussaillé, mèche idéale pour un départ d’incendie. Il peut aussi être un frein qui aboutit au blocage de tout aménagement foncier, hydraulique ou de voirie.
18Lopakhine — […] si vous lotissez la cerisaie et le terrain sur la rivière, et que vous affermez les lots pour construire des villas, vous aurez, au bas mot, vingt-cinq mille roubles de revenus par an.
19Reconnaissons que, loin de les abattre, les petits propriétaires fonciers chérissent leurs bois mais oublient souvent quelques idées simples, à savoir :
- le bois ne pousse pas tout seul ;
- toute coupe n’est pas nécessairement un déboisement ;
- enlever un arbre dans un beau peuplement n’est pas forcément commettre une dégradation ;
- aucune forêt ne se conserve comme un monument minéral : elle est un organisme vivant, sa perpétuation n’entre aucunement dans le jeu des lois naturelles.
- 6 Loi d’orientation sur la forêt, n° 2001-602, du 9 juillet 2001.
20La gestion du petit bois ne saurait dépendre d’amateurs ou, plus grave, être négligée. L’idéal est de soumettre ces espaces à un plan simple de gestion (PSG). Grâce à la loi d’orientation sur la forêt6, le PSG peut s’appliquer à toutes les forêts privées jusqu’à 10 hectares (auparavant le seuil était de 25 hectares). Son contenu s’est étoffé (le propriétaire doit désormais faire une brève analyse et, entre autres, préciser sa stratégie) pour favoriser un équilibre sylvo- cynégétique harmonieux. Mais cette loi ne concerne que la moitié de la surface boisée privée en France.
21En dessous de 10 hectares, le propriétaire peut adhérer ou non à un code de bonnes pratiques conforme aux schémas rigoureux de gestion sylvicole. Il n’y a donc pas de contrainte légale pour ce type de propriété. L’État ne peut exercer aucun contrôle sur le comportement des propriétaires de bois de moins de 4 hectares, sauf quelques sanctions pour défrichement mettant en péril des écosystèmes forestiers. Déjà la loi de 1963, en créant les centres régionaux de la propreté forestière (CRPF), voulait mettre en œuvre un système intermédiaire de discipline à base professionnelle où l’État se dégagerait de la gestion de la forêt privée et la délèguerait à une organisation représentative des propriétaires forestiers. La redéfinition des missions des CRPF par la loi de juillet 2001, notamment pour tenir compte des nouvelles fonctions environnementales et sociales de la forêt, pourrait attirer l’attention des petits propriétaires et les mobiliser pour assurer une meilleure gestion de leurs bois.
22Avant de proposer une typologie des petits propriétaires, précisons que leur implication, en matière de gestion, n’est absolument pas proportionnelle à la superficie de leur bien. On n’est pas meilleur gestionnaire parce que la propriété est plus grande. Tout est affaire de liberté individuelle et de motivation personnelle. La typologie proposée par L. Sébastien et A. Ferment [2001] apparaît alors très pertinente. On y distingue trois groupes de propriétaires :
- les propriétaires impliqués par goût et par passion, utilisant toutes les sources d’information disponibles ;
- les propriétaires modérément impliqués, disposant de connaissances théoriques et sollicitant peu les institutions et associations compétentes ;
- les propriétaires désintéressés, n’ayant aucune connaissance et ne souhaitant pas en acquérir.
23Pour les deux premières catégories les aides institutionnelles et associatives à la gestion forestière seront utiles, mais pour la troisième ? Quelles sont les conséquences, pour un espace forestier, d’une gestion a minima ?
24Si la loi vient d’instituer un huitième mode d’aménagement foncier, à savoir les échanges et cessions d’immeubles forestiers (ECIF), c’est bien parce qu’on a constaté l’inadaptation des autres modes d’aménagement foncier face au morcellement forestier.
25Tous les outils fonciers se sont révélés inadéquats : les microparcelles engendrent des coûts de recherche des propriétaires réels ou des ayants droit, de cartographie, de négociation, vingt ou trente fois plus importants que pour un massif de taille identique constitué de quelques grandes propriétés. Et pour quels résultats ? La multitude des petites propriétés à parcelle unique est non remembrable quand, en outre, celles-ci ne sont pas grevées de servitudes qui doivent être levées au prix fort.
26Les autres propriétaires ne voient guère l’intérêt de regroupements sans véritable efficacité économique mais n’allant pas sans traumatismes : on transmet son bois, ses arbres, sa forêt, et non une valeur d’avenir, un traitement forestier ou un plan de gestion.
27Il n’est pas superflu de s’attarder sur ces bois épars et de petite taille. Ignoré par son propriétaire ou au contraire bénéficiant d’un attachement quasi affectif, le petit bois échappe à la rationalité du long terme et de la technique forestière. Loin de la sylviculture, de l’agriculture, de l’uniformisation de la ressource, il agace la logique. Il n’est pas étonnant qu’aux États-Unis aussi, le forestier cherche « la solution simple et efficace à [l’]éternel problème des petites forêts privées non industrielles » [Martin 1980].
28En 1946, P. George concluait déjà :
[…] la pauvreté du ménage paysan français a pour cause initiale l’extrême morcellement de la terre [1946 : 79].
29Il n’y a pas si longtemps un ménage vivait sur 8 à 20 hectares de surface utilisée en autarcie agricole. Les 4 hectares de bois qui nous paraissent bien petits aujourd’hui semblaient peut-être suffisants à nos ancêtres quand il fallait « faire le bois » à la hache et le transporter à la ferme.
30Mais au xxie siècle tous les acteurs forestiers reconnaissent que le seuil de 4 hectares qui sert de base à un certain nombre de statistiques et d’actions prévues par la loi ne correspond plus à aucune réalité économique sur le terrain.
31À l’inverse de l’exploitation agricole qui produit annuellement des biens et des services, le bois est en réserve de rentabilité et de rationalité pour un avenir plus ou moins lointain. Cet avenir peut être durable, productif, ludique, ou satisfaire d’autres destinations telles que l’urbanisme ou des grands travaux publics.
32L’agriculture a fait sa révolution foncière sur plus de la moitié de la surface agricole utilisée, grâce à l’extrême efficacité du remembrement. La forêt française n’a, elle, pas aménagé un centième de sa surface ! Pourtant, « le remembrement […] est le seul remède au parcellement excessif résultant d’une longue évolution» [George et Verger 1996].
33La rentabilité des investissements ne justifie cependant pas à elle seule l’insistance du législateur pour résoudre le problème foncier :
Les difficultés rencontrées dans les massifs morcelés pour la mobilisation des bois de chablis, le nettoyage des parcelles et la reconstitution des boisements détruits par les tempêtes de décembre 1999 ont mis en évidence l’urgence d’améliorer la gestion forestière en agissant sur la dimension et le nombre des unités de gestion, déclare fort habilement le ministre Jean Glavany [2001].
34En forêt, l’une des motivations principales de l’aménagement foncier pour les propriétaires, les grands comme les petits, c’est la prévention des incendies. Dans les zones à risques, sans desserte, sans aire d’évolution correcte pour les véhicules, sans point d’eau accessible et sans entretien, située sur une pente forte, la petite propriété forestière est condamnée.
35Les traitements aériens contre le feu, contre la chenille processionnaire ou tel fléau sylvicole « incluent » le traitement du petit bois au sein du massif : tout le monde le sait, tout le monde se tait, tout le monde laisse faire. Et c’est peut-être mieux ainsi tant il est vrai, selon la formule du rapport Adam [Adam, Arnaud et Basset 1993], que la petite forêt privée « s’exerce sur des parcelles petites, plus ou moins connues, peu ou pas gérées et plus ou moins accessibles ».
36C’est qu’il n’est pas facile pour le politique de prendre le risque de s’aliéner sans bonnes raisons quelques centaines de milliers de propriétaires, fussent-ils modestes, et leurs familles, soit plus d’un électeur sur sept. Et pour quels enjeux incertains, des moyens colossaux devraient-ils être mis en œuvre alors que les détenteurs de ces bois ne demandent qu’une certaine liberté pour des surfaces très faibles et variées, des biens parfois dispersés, hétérogènes en traitements, en essences et en âge, un espace que personne d’autre ne revendique et pour lequel ne se fait jour aucun danger imminent ? Dans l’affaire des petits bois seul le risque politique est grand.
Lopakhine — […] venez tous voir comment Ermolaï Lopakhine va porter la hache dans la cerisaie, comment ils vont tomber les cerisiers ! Nous allons construire ici des villas, en masse, et nos petits-enfants et arrière-petits-enfants verront ici une vie nouvelle…
- 7 Cette loi propose une certification de conformité environnementale ou éco-certification, c’est-à-di (...)
- 8 Dans la résolution finale de la conférence d’Helsinki (1993) on définit la gestion durable des forê (...)
37Un des apports majeurs de la loi du 9 juillet 2001 est le développement durable des forêts7. L’hétérogénéité de la gestion des petits bois privés va a priori à l’encontre d’une pérennisation et d’une valorisation des ressources naturelles. En outre la gestion à long terme des forêts8 constitue un impératif pour toute politique locale d’aménagement du territoire. Le petit bois est une composante des territoires communaux au même titre que la voirie, le petit patrimoine bâti ou une zone d’activités.
38La question qui se pose est la suivante : comment intégrer ces petits espaces privés dans les politiques locales d’aménagement du territoire ?
39Les élus locaux ne se dérobent pas à leur responsabilité, d’autant qu’ils peuvent s’appuyer sur une bonne cinquantaine de dispositifs juridiques et structurels [Bianco op. cit. : 73 sq.] dont les inventaires (zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique ZNIEFF, notamment) et la maîtrise réglementaire des sites (Conservatoire du littoral, parc naturel régional, parc national, sites classés, réserves, arrêtés de biotope), et parce que de nombreux avantages fiscaux sont accordés en contrepartie d’une bonne gestion. Cependant peu de dispositifs semblent pertinents pour ce qui est d’intégrer les petits bois dans une politique d’aménagement. Deux axes d’intervention publique se dégagent :
- on sanctionne ces bois « monuments naturel», et on fige leur existence dans des valeurs de non-usage ;
- on propose au propriétaire de participer à une dynamique d’aménagement autour de la forêt, espace naturel de liberté.
40Le premier procède du code de l’urbanisme : le bois sera classé espace boisé, à protéger, à conserver, classé en zone N et protégé de l’urbanisation. Le second est plus créatif et peut concerner deux domaines de l’aménagement : la gestion des paysages remarquables et la préservation des milieux naturels. Il s’agit dans un cas comme dans l’autre de faire du petit bois un élément déterminant de ces politiques.
41C’est au niveau communal ou intercommunal que doivent se mener les politiques de protection et de reconquête des paysages. Elles peuvent partir d’un plan de gestion du paysage, comme le proposent, depuis 1995, le ministère de l’Équipement et le ministère de l’Aménagement du territoire et de l’environnement.
42Et c’est au niveau départemental, avec les espaces naturels sensibles (ENS) et les plans départementaux des itinéraires de promenades et de randonnées (PDIPR), que la préservation des espaces naturels trouve sa collectivité de référence.
43Évidemment, lorsque le milieu se révèle trop endommagé, la petite propriété forestière peut être acquise par la collectivité qui, en la protégeant, en proposera l’ouverture au public ou aux seuls scientifiques habilités (réserves naturelles boisées). Quant à nous, nous préférons reprendre l’idée contenue dans la loi de juillet 2001 et étudier les offres « d’accueil du public » depuis les forêts privées dotées d’un PSG jusqu’aux petits bois qui en sont dépourvus. L’accord du propriétaire doit reposer sur une convention équitable entre propriétaire, gestionnaire et public ; celle-ci énonce de manière concrète ce qui est interdit et autorisé en matière de chasse, de pêche, de circulation, de cueillette, etc. Multiplier ces conventions avec les petites propriétés forestières permet au département d’établir une mise en réseau de ces petits bois. Certes, la complexité d’un système multi-acteurs provient peut-être des interrelations diverses entre les participants, mais le fait que des petits propriétaires renoncent à valoriser le potentiel de leur bois peut venir encourager les activités de loisir et de découverte.
44Les terroirs en pente forte ainsi que les zones de moyenne montagne désertés par l’agriculture ont profité à la forêt.
La forêt a été la grande bénéficiaire de cette désertion des campagnes [mais] tout le monde convient, d’ailleurs, que si la forêt brûle si bien, c’est qu’elle est très dégradée et mal entretenue, les propriétaires ne se préoccupant guère de débroussailler les sous-bois, et l’on en viendrait presque à regretter que les bergers ne viennent plus y mener leurs troupeaux d’ovins et de caprins [Pitte 1983 : 133].
45À défaut, la lutte contre ce fléau consiste à percer des coupe-feu et à installer des postes de surveillance. À la conception patrimoniale de la forêt fondée sur le respect du long terme (code forestier de 1827, protection de la forêt dans ses massifs montagneux depuis Napoléon III) a peu à peu succédé la notion de rentabilité immédiate où l’agriculture intensive (irrigation, remembrement), les grandes infrastructures linéaires (TGV, autoroutes et lignes électriques), les aménagements urbains et les transports contribuent à l’artificialisation des sols au détriment des petits bois plus vulnérables à la pression urbaine.
- 9 Décret n° 93-245 du 25 février 1993.
46Depuis la Convention de Rio en 1992, le souci des générations futures, la conservation de la biodiversité et la notion de développement durable ont favorisé la protection de la forêt et, à travers elle, celle des petits bois. Il faudrait toutefois relativiser le propos : le décret de 19939 relatif à l’application de la loi sur la protection de la nature fait sortir du champ d’application des études d’impact « les défrichements d’un seul tenant, portant sur une superficie inférieure à 25 hectares », définissant ainsi une surface à partir de laquelle les bois deviennent dignes d’intérêt pour ce qui concerne la préservation des équilibres écologiques.
47La réflexion portant sur une agriculture en crise qui a de moins en moins besoin d’espace et celle qu’engendre la densification urbaine redevenue force de loi – loi dite Voynet, loi d’orientation, d’aménagement et de développement du territoire (LOADDT), loi solidarité et renouvellement urbain (SRU) – vont dans le même sens : il faut occuper l’espace territorial délaissé sans grever l’avenir, la forêt est idéale pour cela.
48La forêt fait la part belle à la multifonctionnalité, au développement durable et à une volonté globale de gestion de la part de l’État.
49Pourtant M. Prieur [2001] s’étonne :
Alors que la forêt a une place essentielle dans l’aménagement du territoire, la nouvelle loi ne fait curieusement aucune allusion ou renvoi à la loi du 25 juin 1999 d’aménagement et de développement durable du territoire ni au schéma de services collectifs d’espaces naturels et ruraux.
50Toutefois, lors du séminaire national ECOFOR qui s’et tenu à Tours les 6 et 7 novembre 2001, le représentant du ministère de l’Agriculture (MAPF-DERF) soulignait les nombreuses possibilités qui ne manqueront pas d’être offertes par la quarantaine de décrets d’application attendus dans les mois à venir.
51On peut, à ce titre, se demander si l’empilement de structures et d’organismes divers, de règlements et de zonages ne décourage pas le petit propriétaire isolé plus qu’il ne lui offre d’opportunités d’action.
52La forêt polyvalente de jadis tend à disparaître au profit d’une spécialisation forestière et de découpages arbitraires entre massifs de production et massifs de protection, telle la forêt de Fontainebleau.
53C’est la raison des reproches dont a été l’objet le Fonds forestier national (FFN). Depuis 1946, celui-ci a consacré plus des deux-tiers de ses subventions aux résineux et aux peupliers, plantations industrielles issues d’une conception productiviste de la forêt basée sur la monoculture certes, mais aussi sur la rentabilité et les besoins du pays.
- 10 Ainsi, depuis plusieurs années, de la liaison autoroutière Le Mans-Tours.
54Faudra-t-il, à l’inverse, au nom de la conservation de la biodiversité, considérer que les exigences écologiques des quelque soixante-quinze espèces d’oiseaux qui nichent dans nos forêts doivent conditionner les décisions des gestionnaires, à l’instar de ce que les États-Unis font pour telle espèce de rapace nocturne protégée ? Ce n’est pas sûr. Des mesures de bon sens en faveur de la protection de la nature peuvent ainsi servir de prétexte à des débats politiciens en vue de bloquer un tracé d’autoroute10 pourtant reconnu lui aussi d’utilité publique. C’est le cas d’insectes rares, tels le pique-prune (Osmoderma Eremita scop.) ou la Rosalie des Alpes (Rosalia Alpina), dont les habitats et les niches écologiques, pour être indiscutablement forestiers – et parfois en zones humides –, paraissent insuffisamment bien connus pour être préservés par du génie écologique appliqué à des mesures compensatoires.
55Tous les forestiers, les écologistes et les aménageurs savent que tel « sapin-président » doit tôt ou tard être abattu malgré le symbole de longévité, de beauté et d’histoire qu’il représente. Un épicéa géant, une « fiouve » aussi ancienne que le rattachement de la Franche-Comté à la France (plus de 300 ans), dut être abattu à la suite d’une courte et cruelle maladie cryptogamique liée aux exploits d’un coléoptère xylophage. Faudra-t-il laisser pourrir les bois sur place pour protéger les détritivores et ainsi satisfaire à la Convention de Rio ?
56C’est ce type de mesure que A. Persuy annonce en suggérant d’améliorer la biodiversité du patrimoine forestier par « la conservation systématique d’îlots de vieillissement de 0,5 à 3 hectares » [2002], c’est-à-dire la taille moyenne d’un grand nombre de petites propriétés forestières. Si la société souhaite de telles mesures de conservation de la nature, la préservation des arbres creux dans les petits bois pourrait étayer des contrats de service avec exonération d’impôts, ce dont les propriétaires français sont friands.
57Quelles seront les conséquences de la convention européenne du paysage signée par la France le 20 octobre 2000 à Florence ? Déjà les directives « Oiseaux » de 1979 et « Habitats » de 1992 ont débouché sur le réseau Natura 2000 dont la mise en œuvre a suscité et suscite encore bien des difficultés pour définir les espaces naturels à protéger.
58Le développement durable doit concilier l’économique, l’environnemental et le social. Ce dernier aspect doit beaucoup aux pratiques des propriétaires de petits bois.
59Pour ce qui est du petit bois, la cheminée et le poêle à bois ne relèvent pas que de l’imagerie populaire. Le volume du bois de chauffage prélevé en forêt pour l’autoconsommation est estimé à 18 millions de mètres cubes. Sans discuter la précision de cette évaluation [Ministère de l’Agriculture et de la Pêche op. cit. : 66], sachant que 6 800 000 logements sont équipés d’appareils de chauffage au bois, que 80 % du bois de chauffage sont achetés en dehors des circuits commerciaux de distribution ou produits par les utilisateurs [ibid. : 144], c’est l’équivalent de plusieurs dizaines de millions d’euros par an que procurent les petits bois de feu.
60Certes, c’est peu de chose comparé aux 18 milliards de francs du déficit commercial français de la filière bois en 1998. Les petits bois regroupés, mis en valeur, coordonnés et exploités rationnellement, contribueraient à combler le déficit extérieur, d’ici quarante à cinquante ans au mieux. Le recyclage des papiers et des cartons serait plus bénéfique encore, et ce pour un investissement moindre. D’autre part, dans son article 7, la loi d’orientation sur la forêt souligne combien le chauffage au bois participe efficacement à la lutte contre l’effet de serre.
61Il faut garder au petit bois son caractère individuel et l’appeler à d’autres fonctions, notamment ludiques, dont l’accueil du public qui s’exerce parfois au corps défendant du propriétaire.
62Rarement surveillés, quelquefois en périphérie des massifs, les petits bois privés sont souvent utilisés comme décharge publique ou, s’il s’agit de jeunes résineux, comme pépinière en libre service à l’approche de Noël. La proximité des agglomérations facilite le dépôt, le pillage et les dégradations.
Les gens ne réalisent pas qu’ils sont chez un propriétaire privé car ils ne font aucune différence entre forêt privée et forêt publique. La solution à court terme serait de clôturer les bois trop visités près des villes mais cela coûte cher [Guedeau 1995].
63Or la loi prévoit la contractualisation de l’ouverture au public des forêts privées. Le petit bois fera partie de la convention par inclusion au sein d’un projet collectif, ou alors par voisinage, l’État favorisera indirectement le phénomène de dégradation, et la collectivité qui peut déjà entretenir le bien privé finira par l’acquérir. L’objectif de la loi est clair sur ce point. Le petit propriétaire terrien, agriculteur ou forestier, a toujours tort face aux exigences d’un monde urbain dominant.
64La productivité, la valeur ajoutée, le profit planifié et la rentabilité ne sont peut-être pas la meilleure approche des petits bois et de leurs propriétaires. La truffe ou les cèpes, la bécasse ou le cerf, le muguet ou la cigale, faire son bois quand on le veut, sont aussi motivants pour les petits propriétaires qu’ils sont très secondaires pour le forestier.
65Le rôle des petits bois dans l’occupation des sols, le maintien d’un paysage diversifié, la conservation de la biodiversité, la transmission familiale du patrimoine, la promenade éducative, les pratiques de la chasse, de la cueillette et l’usage du bois de feu forment un ensemble d’aspects, économiques, sociaux et environnementaux bien proches de l’objectif de développement durable voulu par les États.
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68Sauf à changer complètement de régime politique, nous voyons mal comment l’administration pourrait contrôler les actions de tant et tant de propriétaires de petits bois à ce point dispersés. Aussi, ne vaut-il pas mieux avoir confiance en l’individu, défenseur de son bien, en son sens de l’éco-citoyenneté – plus grand qu’il n’y paraît dès qu’il est question de forêt –, le convaincre, l’informer et le former, ne serait-ce que par le biais des 36 551 communes qui maillent le territoire français ? Les outils cartographiques modernes (tels les systèmes d’informations géographiques) pourraient permettre à moyen terme de gérer l’information sur l’espace forestier. Celle-ci pourrait être mise à la disposition des petits propriétaires et proposer une vue d’ensemble ainsi qu’une documentation ciblée sur le petit bois. Cela servirait de base à l’indispensable concertation.
69Face à ces constats, il semble que seuls des moyens d’animation et de conseil en développement contribueront, par le contact humain, la persuasion, le savoir-faire, la contractualisation et le volontariat, à résoudre la somme de problèmes particuliers que rencontre un projet collectif dont l’ambition est : plus d’efficacité dans la gestion, plus de souplesse dans le marché foncier forestier, un meilleur équipement structurant le massif, une meilleure prévention des risques, un accueil organisé. À défaut, les applications de la loi pourraient être à base réglementaire, au moins pour sauver les apparences.
- 11 Circulaire 95-23 du 15 mars 1995 sur les chartes et plans de paysage.
70La nouvelle politique forestière exige une mobilisation de tous les acteurs, y compris ceux concernés uniquement par les petit bois11. Ce serait une approche novatrice d’aménagement de tout le territoire.