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Les animaux révélateurs des tensions politiques en République islamique d’Iran

Jean-Pierre Digard
p. 123-131

Résumés

Résumé
Certaines utilisations des animaux domestiques ne vont pas de soi en République islamique d’Iran : la colombophilie, les combats de taureaux, les courses de chevaux, l’équitation féminine ou la possession de chiens de compagnie, par exemple, suscitent de la part des autorités islamistes réprobation voire condamnations. L’article examine les raisons de cette sévérité ainsi que les motifs qui poussent des Iraniens à braver les interdictions, et il se penche sur la signification politique de ces attitudes.

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Notes de l’auteur

Cet article a pour origine une communication présentée au colloque « L’animal en politique », organisé les 31 janvier et 1er février 2001 à l’Institut d’études politiques de Lyon.

Texte intégral

1Les relations hommes-animaux domestiques sont éminemment culturelles : elles varient d’une époque à une autre, d’un lieu à un autre. À chaque société correspond un « système domesticatoire » particulier, combinaison originale de techniques d’élevage, de modes d’utilisation et de représentations des animaux [Digard 1990]. L’Iran contemporain, fût-il « islamique », ne fait pas exception [Balland et Digard 1996].

2L’Iran n’est pas un pays où, comme en France, les animaux (ou du moins certains d’entre eux) sont partout visibles dans l’entourage des humains. Comme (et plus encore, peut-être, que) dans les autres pays musulmans, les chiens, réputés « impurs » (nadjes), sont maintenus à distance et plutôt maltraités ; les chats ne sont que tolérés ; les porcs, interdits (harâm) à la consommation, sont absents ; les autres animaux d’élevage (volailles, ovins, caprins, bovins, équidés, camélidés) sont, en revanche, nombreux mais traités et exploités durement, sans états d’âme. Ce contraste avec l’Europe n’a pas manqué de choquer certains observateurs occidentaux, telle Vita Sackville-West, voyageuse britannique dans la Perse de 1926, qui, après avoir souligné l’omniprésence des animaux domestiques, précise : « Dieu sait que ce n’est pas l’amour des bêtes qui suscite ce commerce constant et continu avec elles ; la Perse n’est pas faite pour ceux qui aiment les bêtes. » [1993 : 92]

3Dans ce contexte, l’apparition d’animaux domestiques dans l’actualité et les médias ou leur percée dans l’intérêt des Iraniens depuis une dizaine d’années, provoquant résistances et discussions, n’en sont que plus remarquables et significatives.

Pigeons sous surveillance

4Fin septembre 1994, la municipalité de Qom décidait le massacre des pigeons de la ville sainte. La presse occidentale, toujours prompte à fustiger le fanatisme des mollâs, eut tôt fait de s’étonner d’une telle décision – les pigeons étaient-ils des agents de l’« invasion culturelle » de l’Occident dénoncée par le « Guide de la révolution » ‘Ali Khâmene’i ? – ainsi que de la polémique qu’a fait naître en Iran même cette décision – le chef du pouvoir judiciaire islamique, l’âyatollâh Yazdi en personne, n’avait-il pas pris la défense des volatiles et qualifié d’irresponsable l’édit de la municipalité de Qom [Adelkhah 1998 : 30] ?

5Pour comprendre cette situation quelque peu confuse, il faut savoir que les pigeons ont en Iran un statut ambivalent.

6D’une part, ils font figure de « lien privilégié avec le sacré et le symbolique » : perchés sur les minarets et les dômes des mosquées ou volant au-dessus d’eux, ils manifestent la « continuité entre l’ici-bas et l’au-delà » [ibid. : 31]. D’où la réaction de l’âyatollâh Yazdi. D’où aussi, trente ans auparavant, l’un des chefs d’accusation lancés contre le chah par l’emâm Khomeyni dans un de ses premiers communiqués de mai 1963 : « avoir chassé de leur nid les pigeons des lieux saints de l’islam et les avoir contraints à l’errance » [Dehnavi 1981].

7D’autre part, les pigeons donnent lieu en Iran à une activité colombophile à la fois populaire et controversée [Goushegir 1997]. Le «jeu aux pigeons» iranien (kaftar-bâzi) consiste à faire capter en vol par ses pigeons et ramener dans son pigeonnier les pigeons des autres colombophiles (kaftar-bâz). La mauvaise réputation de ce jeu et de ceux qui s’y livrent est fondée sur quatre types d’arguments : le jeu aux pigeons est une forme de vol ; il fait l’objet de paris d’argent (qomâr) que l’islam prohibe ; il exploite l’instinct sexuel des animaux (seuls les mâles volent, les femelles restant enfermées dans les pigeonniers pour servir d’appât) ; enfin, les pigeonniers étant installés sur les terrasses des maisons, les colombophiles sont accusés de profiter de leur activité pour jeter des regards concupiscents sur les femmes dévoilées dans les cours intérieures des habitations voisines, situées en contrebas. D’où la condamnation sans nuance de la colombophilie et la stigmatisation sociale des colombophiles, souvent assimilés à des voyous, par les milieux religieux rigoristes. D’où aussi la sévérité dont font périodiquement preuve les autorités islamistes à la fois envers les pigeons et envers les colombophiles – en 1994 à Qom, en 1999 à Mashhad, grande ville du nord-est du pays, où, sous prétexte de prévenir les collisions avec les avions, les autorités municipales mirent à la disposition des habitants un numéro de téléphone gratuit pour dénoncer les colombophiles de leur quartier, et encore le 17 janvier 2000 à Téhéran où, parce qu’ils s’étaient battus à coups de gourdin, un tribunal condamna deux colombophiles à l’exécution de leurs 370 pigeons.

Heurs et malheurs des combats de taureaux

8Les habitants du plateau iranien ont toujours témoigné un goût marqué pour les pratiques ludiques avec des animaux : outre la colombophilie, étaient surtout appréciés le polo, les courses de chevaux chez les Turkmènes d’Iran, le bozkashi (jeu équestre consistant à se disputer la dépouille d’une chèvre) en Afghanistan, le tir au fusil à partir d’un cheval au galop dans diverses tribus, les combats de béliers, de chiens, de perdrix, etc. Autrefois organisés en de nombreux endroits, y compris dans l’ancienne capitale Ispahan, les combats de taureaux (varzâ-djang) ne subsistent plus aujourd’hui que dans le Guilân, province côtière de la mer Caspienne, où ils constituent un divertissement très populaire, occasionnant parfois des paris [Bromberger 1997 et 2000]. Dans cette région, les taureaux combattants sont une métaphore des hommes : ceux-ci s’identifient à eux, les comparent à des pahlavân, héros traditionnels, aiment à vanter les taureaux courageux et rusés et se moquent des couards qui refusent le combat, attitudes qui, toutes, rejaillissent, en positif ou en négatif, sur l’honneur (nâmus) des propriétaires de ces animaux.

9Les autorités et les classes dominantes iraniennes n’ont pas montré à l’égard de ces combats une position constante. D’un côté, le mécénat des varzâ-djang permettait aux notables et aux grands «d’affirmer leur pouvoir auprès du peuple par leur évergétisme et d’honorer leurs hôtes de marque par ces rites spectaculaires» [Bromberger 1997 : 133]. D’un autre côté, les autorités politiques et religieuses ont à plusieurs reprises condamné ces combats au nom des bonnes mœurs, du maintien de l’ordre, et de la répression de la sauvagerie et des jeux d’argent. Sous le souverain safavide Shâh Soltân Hosseyn, à la fin du xviie siècle, et sous la révolution constitutionnaliste de 1906-1911, ils furent même interdits (mamnu’ sâkhte).

10Sous la République islamique, les combats de taureaux ont été déclarés illicites (harâm) par l’autorité religieuse suprême du Guilân et ne survivent donc aujourd’hui que dans une semi-clandestinité, grâce à la complaisance (ruineuse) de la police locale. L’argumentaire religieux invoque principalement les paris, interdits en islam, ainsi que certaines pratiques jugées sanguinaires et contre-nature, comme l’aiguisage des cornes pour les rendre plus meurtrières. Ce dernier argument s’inscrit, selon Christian Bromberger, dans un « mouvement de “pacification” des mœurs et d’euphémisation de la violence encadré par le régime des mollâs» [ibid. : 135], mouvement qui s’est également traduit par la condamnation de certaines formes de flagellation rituelle avec effusion de sang lors des commémorations, chères aux shi’ites, du martyre de l’emâm Hosseyn. Retournant l’argument, les opposants à la République islamique s’empressent d’invoquer l’interdiction des combats de taureaux pour faire remarquer au régime qu’il n’était pas gêné pour autant d’envoyer à la mort un grand nombre d’hommes sur le front irakien (1980-1988).

Le cheval entre tradition et modernité

11L’entrée en politique de cette grande figure du bestiaire domestique iranien qu’est le cheval ne date pas d’hier. Et la tourmente politique contemporaine n’a fait que confirmer cette implication, dans deux domaines au moins, celui des courses et celui de l’équitation de loisir.

12En Iran, les grands spécialistes des courses sont les Turkmènes du nord-est du pays, dont les chevaux (akhal-tekke, yomout, etc., parfois croisés avec des pur-sang anglais importés du Pakistan), sélectionnés par des siècles de raids sur de longues distances, sont conformés pour le galop : silhouette élancée, ample cage thoracique. Ils sont en outre soumis à un entraînement régulier et à des soins particuliers [Ferret 1997] : alimentation énergétique (comportant notamment des boulettes de graisse de mouton), mise au repos sous plusieurs épaisseurs de couvertures et de tapis de feutre qui les recouvrent des oreilles à la queue (les Anglais procédaient de même aux siècles passés : s’agit-il d’une simple convergence ou bien d’un emprunt ? Dans quel sens ? Ces questions restent posées).

13Du temps du chah, les alentours de l’hippodrome de Téhéran, pendant la saison des courses (juin et septembre), prenaient des allures d’immense campement turkmène, avec des dizaines de yourtes et des centaines de chevaux au piquet. Les courses étaient en quasi-totalité des courses de chevaux turkmènes (80 % des partants), appartenant (pour 95 % des partants) à des éleveurs et/ou à des entraîneurs turkmènes, et montés par des jockeys (la plupart du temps des enfants) turkmènes. Les courses de chevaux constituaient en tout cas le principal sinon le seul débouché de l’élevage équin des Turkmènes.

14Officiellement pour se mettre en conformité avec le droit musulman – peut-être aussi pour punir les Turkmènes (sunnites) des violents incidents que suscitèrent leurs revendications foncières après la victoire de la révolution en 1979 [Hourcade 1980 : 37-38] –, la République islamique appliqua l’interdiction canonique des paris. Ainsi privés d’enjeux véritables (les prix officiels alloués aux vainqueurs étant dérisoires), les courses et l’élevage équin entrèrent dans une période de récession. Des bookmakers continuèrent à opérer clandestinement mais ils contribuèrent davantage à multiplier les fraudes en course qu’à encourager l’élevage équin (le cheptel de chevaux turkmènes était en 1994 de l’ordre de 400 poulinières).

15Le regain des courses en Iran date de 1996. C’est cette année-là, en effet, que l’âyatollâh Fâzel Lankarâni, importante personnalité religieuse de Qom, « travaillée » par le lobby hippique, a promulgué une fatvâ qui assimile les paris (shart-bandi) sur les courses de chevaux, non à des jeux de hasard – slogan identique dans Paris-Turf ! –, mais à des « anticipations sur les résultats » (pishbini-e mosâbeqe-ye asbdavâni) fondées sur une connaissance précise des chevaux…

16Distincts de l’équitation de course ainsi que de celle, traditionnelle, de travail, pratiquée dans les tribus nomades [Digard 1981 : 145-150], les sports équestres (saut d’obstacles, dressage, etc.) étaient, sous l’ancien régime, réservés à une étroite élite occidentalisée. Le polo, par exemple, très apprécié dans l’entourage du chah, a quelque peu pâti, dans les années qui ont suivi la révolution, d’une image de jeu tâqouti (de Tâqout, idole païenne d’Arabie préislamique : s’applique à tout ce qui se rapporte à l’ancien régime). Pour sauver leur sport et leurs chevaux, les joueurs iraniens ont dû entreprendre, dans les années quatre-vingt-dix, toute une action d’information sur l’origine iranienne du polo, sur son ancienneté dans le pays, pour convaincre les autorités islamiques de reconnaître sa légitimité et de le soutenir en tant que sport « national » (melli).

17Le sauvetage du polo iranien n’aurait sans doute pas été possible sans l’extraordinaire engouement dont l’équitation en général bénéficie depuis une dizaine d’années en Iran. Autrefois sport shik (« chic ») et élitiste, elle attire aujourd’hui une population de plus en plus large et diversifiée. Ce succès reste difficile à quantifier autrement qu’en recensant les clubs équestres : dans la seule agglomération de Téhéran, leur nombre est passé en dix ans de quelques unités à une cinquantaine ; à Kordân, petite bourgade rurale située à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Téhéran, dans laquelle plusieurs propriétaires de chevaux de la capitale s’étaient repliés quand celle-ci fut massivement bombardée par les Irakiens en 1988, on compte aujourd’hui une vingtaine de centres équestres, un magasin de sellerie, etc.

  • 1 Voir le journal téhéranais Sobh, n° 60, juillet 1996, p. 12.

18Comme presque toutes les autres activités en Iran, l’équitation voit arriver un nombre toujours croissant de femmes, et non des moindres (telle Fâ’eze Rafsandjâni, fille de l’ancien président de la République ‘Ali-Akbar Hâshemi-Rafsandjâni, elle-même élue au Parlement islamique de 1996 à 1999). Cette relative féminisation de l’équitation iranienne n’a pas été sans alimenter interrogations et discussions sur les entorses au port du voile et au code islamique de bonne tenue féminine, le hedjâb1, et même sur les risques de défloration que la pratique de ce sport par des jeunes filles pouvait entraîner (avant de sourire à ces évocations, souvenons-nous qu’en France, l’autorisation de porter le pantalon ne fut accordée aux femmes qu’en 1931 ; quant aux craintes concernant la virginité, je me souviens qu’on en faisait encore état, tantôt pour le déplorer, tantôt pour s’en réjouir, quand j’ai commencé à monter à cheval dans les années soixante). Rapidement, les Iraniennes ont saisi cette occasion (parmi bien d’autres) pour se plaindre de l’incommodité de la tenue islamique imposée et lui apporter peu à peu des aménagements.

19Par quoi sont attirés ces «nouveaux cavaliers» iraniens ? Certes, par le cheval, « don d’Allah » (Coran, XVI, 8), qui a toujours bénéficié en Iran d’un grand prestige (du moins le cheval de selle, asb-savâri, distinct du yâbu, cheval ou hongre de qualité inférieure voué au bât ou à la traction). Mais aussi par la mode récente en Iran des activités de plein air comme le jogging, la randonnée, le ski, l’alpinisme, le camping – mode qui tient, d’une part, à l’émergence, dans le pays, des sensibilités écologistes modernes et de représentations négatives de la ville comme espace délétère [Benoist 1996] ; d’autre part, et de manière plus prosaïque, au fait que ces activités se pratiquent en des lieux éloignés des centres urbains et par conséquent moins exposés à des contrôles inopinés de « bonne tenue islamique ». On comprend ainsi pourquoi l’équitation suscite en Iran à la fois un véritable engouement populaire, féminin notamment, et, malgré les exhortations coraniques, la méfiance des « durs » du régime islamiste.

L’animal de compagnie, emblème de l’Occident

20À la différence du cheval, qui est, on l’a vu, une figure familière du bestiaire iranien, le chat et surtout le chien sont, en tant qu’animaux de compagnie, étrangers à la culture persane musulmane.

21La situation actuelle du chat dans le contexte traditionnel iranien n’est pas sans rappeler celle qui a été la sienne en Europe jusqu’au début du xviiie siècle : il est apprécié en proportion des services qu’il rend en tant que prédateur des rongeurs, ni plus ni moins. Quant au chat dit « persan » en Occident, il n’a de persan qu’une lointaine origine (les premiers spécimens introduits en Europe furent rapportés d’Iran en 1626 par un voyageur romain). Les qualités que les Occidentaux prêtent à ces chats représentent pour les Iraniens autant de défauts : un caractère indolent qui n’incline guère à traquer les souris, et une toison abondante qui nécessite énormément de soins. Il n’est donc pas surprenant que les chats persans aient proliféré en Occident en même temps que, peu à peu, ils disparaissaient d’Iran [Digard 2000].

  • 2 Information due à Christian Bromberger.

22Le chien connaît un sort beaucoup moins enviable encore que celui du chat. L’islam le considère comme nadjes et déconseille (makru) de l’introduire dans les habitations humaines [Donaldson 1973 : 159]. Les chiens ne sont néanmoins pas absents de la société iranienne : ils sont cantonnés dans des rôles précis, à savoir lévriers (tâzi) pour la chasse, chiens plus ou moins errants, éboueurs des villes et des villages, et enfin, molosses pour la défense des troupeaux et des habitations – commune dans les tribus nomades [Digard 1980], cette dernière catégorie serait en passe de gagner d’autres espaces, telles la province du Guilân ou les villas cossues du nord de Téhéran, sous la forme du shyâlu (du français « chien-loup »)2. Les égards tout relatifs auxquels ont droit les lévriers apparaissent d’autant plus remarquables qu’ils tranchent sur les coups de bâton et les jets de pierres qui constituent le lot quotidien de la plèbe canine d’Iran. L’attitude iranienne envers les chiens n’est d’ailleurs pas à un paradoxe près : les mauvais traitements aux animaux sont reconnus comme des péchés (gonâ dâre) [Friedl 1997 : 261] mais la compassion à leur endroit est raillée comme une attitude féminine [ibid. : 259].

23Cependant, presque partout en Iran, la possession d’animaux de compagnie a quelque chose de surprenant, de risible ou de révoltant [id.]. La propagande islamiste la présente même comme une preuve de la décadence morale de l’Occident, puisque, dit-elle (en exagérant à peine), les chiens y sont mieux traités que les humains. Le 18 août 1996, dans un long article intitulé « Les chiens dérangent les Téhéranais », le journal intégriste Jomhuri-ye Eslâmi (République islamique) mettait en garde la population contre les « contacts » avec les chiens, dont il rappelait le caractère nadjes, et il déplorait leur prolifération dans les quartiers riches du nord de la capitale. Dans cette presse, qui publiait la photo d’une jeune fille accompagnée d’un caniche nain, on pouvait lire : « De plus en plus, dans les quartiers du nord de Téhéran, on voit des chiens de différentes tailles avec des colliers. […] Ces animaux commencent à déranger les passants et surtout les femmes et les enfants. » Citant (sans les nommer) des « experts », le journal ajoutait que « le fait de voir des chiens dans les rues a un impact psychologique négatif sur des enfants et des femmes qui risquent de prendre peur à la vue de ces animaux à l’aspect agressif ». À la suite de cette campagne, la mairie de Téhéran a décidé d’interdire l’accès des chiens aux jardins et autres lieux publics pour des motifs d’hygiène et de religion.

24De fait, après être restés longtemps imperméables à la manie occidentale des animaux de compagnie et des sensibilités « animalitaires » correspondantes, les Iraniens commencent à manifester de l’intérêt pour les animaux d’agrément et de compagnie, surtout dans les milieux aisés des grandes villes, qui alimentent un début de commerce de luxe de chiens de race. Dans le contexte iranien d’incompréhension populaire et d’opposition religieuse, la possession de chiens de compagnie n’apparaît pas comme le prolongement d’une tradition, mais indique au contraire une rupture culturelle, l’accession à une modernité qui est en grande partie synonyme d’occidentalisation ou de « mondialisation », voire, pour certains, la volonté affichée de se démarquer des islamistes (on se souvient du scandale que provoqua volontairement, en octobre 1999, dans d’autres circonstances, le général Pervez Moucharraf, homme fort du Pakistan, en se faisant photographier avec ses deux pékinois dans les bras et en compagnie de sa femme et de sa fille, l’une et l’autre tête nue).

Ce que ces animaux révèlent de la vie politique

25On notera d’emblée que les pigeons, les taureaux, les chevaux et les chiens dont il vient d’être question ne sont pas considérés ici dans un sens métaphorique ou allégorique, mais bien dans leurs utilisations concrètes, soit parce que celles-ci suscitent ou nourrissent des débats sur des problèmes sociaux et religieux, soit parce qu’elles correspondent à leur instrumentalisation à des fins politiques. Dans tous les cas, à travers eux, ce sont des humains qui sont visés. C’est sans doute pourquoi les animaux domestiques se révèlent en général plus significatifs politiquement que leurs homologues sauvages.

26Les discussions et les affrontements au sujet de ces animaux suivent de très près les principaux clivages de la vie politique iranienne actuelle. La colombophilie, les combats de taureaux et les courses de chevaux font s’opposer ceux du « parti de Dieu » (hezbollâhi) et les tenants de traditions iraniennes antérévolutionnaires (pour faire court). L’équitation et l’animal de compagnie opposent les hezbollâhi, encore, aux « réformateurs » (eslâh-talab), représentés notamment par les femmes et les jeunes nés après la révolution. Face au point de vue religieux rigoriste et moralisateur des premiers, les seconds agissent en ordre dispersé et au nom de logiques particulières, plus ou moins indépendantes les unes des autres.

27Ainsi transparaissent deux données fondamentales de la vie politique iranienne actuelle.

28Tout d’abord, bien qu’ils contrôlent, grâce au soutien du « Guide de la révolution », une grande partie de la police et de la justice, les hezbollâhi sont de plus en plus ouvertement dénoncés, trente ans après la révolution, comme « conservateurs » (bonyâd-gerâ) et ils apparaissent de plus en plus isolés face au front « réformateur » des partisans et électeurs du président de la République Mohammad Khâtami. Cet isolement les pousse à tenter dans tous les domaines, y compris ceux que nous avons évoqués, des actions désespérées et tâtillonnes qui ne font qu’exaspérer davantage la population et ajouter à leur discrédit.

29Et, de même qu’on a pu dire de la révolution islamique qu’elle a été le fait de l’alliance des grands-pères et des fils contre les pères qui avaient un tant soit peu profité du régime du chah – ces générations étant surtout comprises en tant que porteuses de strates culturelles différentes –, on peut dire aujourd’hui que l’opposition aux hezbollâhi résulte d’une connivence de fait entre lesdits pères devenus grands-pères et leurs petits-enfants nés sous la République islamique et qui se reconnaissent plus dans la « mondialisation » actuelle que dans la révolution faite il y a trente ans par leurs pères, les fils d’hier. Mais, de même que le consensus révolutionnaire s’est défait au fur et à mesure que se construisait la République islamique, la coalition d’aujourd’hui risque fort de se disloquer à son tour si le président Khâtami tarde trop à effectuer les réformes qui sont attendues de lui. Car, entre les éléments de gauche, les libéraux, les nationalistes, les musulmans laïques et le marais apolitique uniquement préoccupé d’en finir avec les carcans islamistes, comme entre les colombophiles des quartiers populaires et les amis des chiens des quartiers cossus, entre les éleveurs de chevaux turkmènes et les cavalières des clubs téhéranais, il n’existe rien d’autre en commun qu’une conjonction fortuite d’intérêts, qu’un regroupement conjoncturel, hétéroclite et inorganisé. Pour l’heure, l’issue de la lutte sans merci que se livrent les deux camps sur tous les terrains est encore incertaine. On sait toutefois que si, dans le lointain, un horizon post-islamiste commence à se profiler, la colombophilie et les courses de chevaux continueront sans doute longtemps à alimenter en Iran d’âpres débats.

30L’engouement ou la réprobation qu’engendrent, ici ou là, la colombophilie, les combats de taureaux, les loisirs équestres ou la possession d’animaux de compagnie, donnent à penser que ces pratiques, anodines en apparence, remplissent des « fonctions latentes » dont l’importance dépasse de beaucoup celle de leurs « fonctions manifestes » [Digard 2003 ; Merton 1997 : 61-135]. Ce constat permet d’espérer qu’une anthropologie du superflu et du subalterne – puisque c’est ainsi que l’on considère les sujets animaliers, non seulement dans les pays musulmans comme l’Iran, mais aussi dans les sciences humaines occidentales – puisse un jour prochain paraître moins superflue et moins subalterne…

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Bibliographie

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Merton, R.K. — 1997 (1957), Éléments de théorie et de méthode sociologique. Paris, Armand Colin.

Sackville-West, V. — 1993, Une Anglaise en Orient (Passenger to Teheran, 1926). Paris, 10/18.

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Notes

1 Voir le journal téhéranais Sobh, n° 60, juillet 1996, p. 12.

2 Information due à Christian Bromberger.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Digard, « Les animaux révélateurs des tensions politiques en République islamique d’Iran »Études rurales, 165-166 | 2003, 123-131.

Référence électronique

Jean-Pierre Digard, « Les animaux révélateurs des tensions politiques en République islamique d’Iran »Études rurales [En ligne], 165-166 | 2003, mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/8004 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.8004

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Jean-Pierre Digard

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