1Pour impressionnante qu’elle soit, la diffusion à l’échelle planétaire du phénomène sportif (le sport en tant que pratique compétitive régulée et organisée) ne saurait masquer la très grande disparité de la répartition des diverses disciplines qui le constituent d’un pays à l’autre et que la position hégémonique du football tend en effet à occulter. Dans certains cas il peut s’agir d’un refus total du « modèle », certains sports n’étant pas diffusés en dehors de la zone d’influence anglaise (cricket) ou américaine (baseball, football américain), d’autres ayant même résisté à une influence anglaise directe et continue (c’est le cas du rugby en Inde). Dans d’autres cas le modèle peut être accepté, soit fidèlement (sous réserve de « nationalisations » de la pratique, comme le montre par exemple le cricket indien) soit selon des modalité diverses, qui peuvent aller jusqu’à une réinterprétation radicale rendant impossible la participation aux compétitions internationales (par exemple le cricket tel qu’il était pratiqué aux Îles Trobriand).
- 1 La littérature sur ce point, essentiellement en langue anglaise, est très abondante. On en trouvera (...)
2Comment expliquer de telles disparités ? Historiens, géographes et sociologues ont pu mettre en évidence des foyers de création (pour l’essentiel l’Angleterre, puis les États-Unis) et des modalités de transmission à partir de ces foyers (présence des pays promoteurs dans les régions colonisées, prosélytisme de certaines institutions sportives, influence des conflits armés, etc.)1. Ces travaux montrent bien selon quelles voies un ordre sportif dont les valeurs rejoignent celles de l’ordre industriel triomphant s’impose, ici ou là, et comment les pratiques sportives (parmi lesquelles la « sainte trinité » cricket- football-rugby joue un rôle éminent) servent de véhicule privilégié à la diffusion (ou à l’inculcation) d’un modèle comportemental privilégiant le courage, le contrôle de soi, le fair play, l’endurance, la solidarité, le respect des règles…
3Néanmoins, il nous semble que ces analyses ne parviennent pas à expliquer les raisons pour lesquelles certaines populations ont manifesté un engouement extraordinaire pour certaines pratiques, alors que d’autres ont manifesté à leur égard un profond rejet. Nous voudrions ici montrer l’intérêt qu’il peut y avoir à prendre en considération, à côté des éclairages fournis par l’histoire événementielle, une analyse plus anthropologique qui se situe au croisement des propriétés formelles de chaque pratique sportive considérée et des contextes culturels dans lesquels elle vient s’insérer.
- 2 Cf. notamment, à propos du « système sportif » qui s’est développé dans le département des Landes, (...)
- 3 L’appellation « mélanésienne » est trompeuse, car l’archipel a été l’objet de peuplements successif (...)
4Afin d’étayer cette proposition – qui, on l’aura compris, ne rejette pas la dimension historique, mais tente de l’enrichir par une approche anthropologique des pratiques sportives2 – nous prendrons pour terrain d’étude l’archipel des Fidji, où l’on constate un partage ethnique singulier et très affirmé au niveau des pratiques sportives : alors que la population « mélanésienne »3 manifeste un engouement extra- ordinaire pour le rugby, la communauté indo-fidjienne (environ 43 % de la population totale) n’y joue absolument pas, ayant porté son dévolu sur le football. Nous tenterons d’expliquer, à partir d’une première expérience de terrain et des interprétations qu’elle nous a permis de formuler, que ce sont avant tout des raisons culturelles qui expliquent un tel partage, et nous formulerons les hypothèses qui nous permettent d’avancer que ces raisons, contrairement à ce que prétendent la plupart des travaux relatifs à la communauté indo-fidjienne, restent très opérantes.
- 4 Les coups d’État de 1987 et 2000, puis les attentats du 11 Septembre 2001 sur le sol américain, ont (...)
5Archipel situé dans le Pacifique Sud à deux mille kilomètres au nord de la Nouvelle- Zélande, les Fidji comprennent environ trois cent îles d’une superficie totale de 18 300 km2, qui pour un tiers sont inhabitées, et qui sont dispersées sur un immense territoire (1 300 000 km2). La grande majorité de ses 800 000 habitants est établie dans les deux îles principales, Vanua Levu et Viti Levu. Cette dernière, la plus développée sur le plan économique, abrite la capitale Suva. Le climat tropical – chaud et humide toute l’année – donne souvent lieu à de violentes chutes de pluie et à des cyclones dévastateurs. L’économie (essentiellement agraire et relativement diversifiée, bien que le sucre de canne représente encore environ 75 % des exportations du pays, l’industrie du tourisme constituant la deuxième source de devises) est assez typiquement celle d’un pays en voie de développement dans la mesure où elle est très dépendante du cours des matières premières et où les flux touristiques sont soumis à des fluctuations parfois brutales et imprévisibles4.
- 5 Avant l’arrivée des Européens, les habitants de l’archipel appelaient celui-ci Viti. Le nom de Fidj (...)
6Bien qu’étant située dans l’aire « mélanésienne », Fidji est en réalité d’une grande diversité ethnique et culturelle, conséquence d’une situation géographique qui en a fait un lieu de rencontre des populations océaniennes, tout d’abord d’origine austronésienne. Puis l’archipel a vu s’installer aussi bien des Mélanésiens originaires des Vanuatu et des Salomons que des Polynésiens provenant de Samoa, de Futuna – et, surtout, de Tonga, dont l’influence est encore très présente. L’institutionnalisation des relations entre Tonga et Fidji, par l’intermédiaire notamment d’alliances matrimoniales entre familles de haut rang des deux archipels, a eu en effet des prolongements dans la vie politique contemporaine fidjienne, de nombreux hommes politiques étant originaires de Lau, groupe d’îles où la présence tongienne a été la plus massive5 [Huffer 1993].
7Actuellement, l’essentiel de la population se partage à peu près également entre Fidjiens et Indo-Fidjiens ; ceux-ci ont été amenés sur place, entre 1879 et 1926, par des compagnies britanniques comme main-d’œuvre pour les plantations de canne à sucre, principale ressource de l’archipel. Certains sont rentrés en Inde à la fin de leur période de contrat (5 ans), mais la plupart sont restés à Fidji et ont cultivé la terre que leur louaient les Fidjiens ou bien ils ont développé diverses activités commerciales. Leur population a rapidement augmenté jusqu’à devenir majoritaire dans les années quatre-vingt. Dans la mesure où elle manifestait par ailleurs un grand dynamisme sur le plan économique, la population d’origine indienne a progressivement été perçue comme une menace politique importante par les premiers occupants de l’archipel, dont le seul pouvoir économique réside dans la possession exclusive de la terre. En 1987 les travaillistes remportent les élections, mais le gouvernement est renversé un mois plus tard par un coup d’État militaire qui restaure le pouvoir « mélanésien ». La constitution de 1990 entérine la prépondérance politique du groupe Fidjien. Plus récemment, en 2000, la communauté indo-fidjienne ayant à nouveau repris démocratiquement les rênes du pouvoir, un premier ministre indien était nommé (Mahenda Chaudhry), mais un nouveau coup d’État visait à rétablir un gouvernement « représentatif » de la communauté fidjienne…
8Cette instabilité politique ayant conduit de nombreux Indo-Fidjiens à quitter le pays à la fin des années quatre-vingt, ils ne représentent plus actuellement que 43 % de la population. L’antagonisme entre Fidjiens et Indo-Fidjiens est avivé par le fait que ces derniers ne peuvent pas légalement posséder la terre, et aussi par le système électoral mis sur pied par le colonisateur anglais mais conservé après l’indépendance de 1970 (il n’y a pas de liste électorale commune, mais une liste par groupe ethnique, avec un nombre de députés fixé à l’avance pour chaque groupe).
9Le « système des sports » qui a été progressivement mis en place à Fidji semble à priori refléter les antagonismes à l’œuvre dans un tel contexte : alors que les Fidjiens ont adopté à peu près tous les sports venant d’Angleterre et manifestent un enthousiasme particulièrement prononcé pour le rugby, les Indo-Fidjiens ne jouent absolument pas au rugby et ont au contraire massivement opté pour le football.
10À l’arrivée des Européens, il existait à Fidji de nombreuses activités ludiques traditionnelles associées à la guerre ou à la chasse, qui s’inscrivaient dans un système de pratiques symboliques et ritualisées. Toutes étaient censées déployer des qualités d’habileté et de force physique ; elles étaient la manifestation d’un rapport étroit à la nature, à l’image par exemple des divers jeux dans l’eau – plongeons, nages, courses de bilibili (radeaux de bambous) et de pirogues ou de catamarans de grande taille (drua) – ou des lutu vakatagane, affrontements souvent très sévères entre deux équipes qui se bombardent avec des agrumes. Mais parmi ces compétitions, les plus fréquentes étaient les suivantes :
11Veitiqa : version fidjienne du lancer de javelot (tiqa signifie lancer un bâton horizontalement), très similaire à l’activité décrite pour Tikopia par Raymond Firth [1930].
- 6 Caqe signifie donner un coup de pied dans un objet pour l’envoyer vers l’avant, et caqe-ta pousser (...)
12Veicaqe moli, jeu qui se rapproche le plus d’un « football traditionnel »6, où le ballon est un agrume (moli, généralement orange ou pamplemousse).
13Veibona, jeu analogue au « chat et à la souris», que des enfants pratiquaient le plus souvent sur les bords boueux et glissants des rivières. Les protagonistes tentaient d’atteindre leur propre base sans être touchés par des adversaires.
14Les pratiques alors assez assidues de veitiqa, mais surtout de veicaqe moli et de veibona constituent des repères intéressants en ce qu’ils impliquent des types d’habileté et de compétence physiques que l’on retrouve dans l’engouement actuel des Fidjiens pour les jeux de balle, et plus spécifiquement pour certains aspects du jeu de football et de rugby (à VII et « à toucher », cf. infra), ou dans leur adresse à la course et à l’évitement.
- 7 Par la suite, la position méthodiste a évolué dans le sens d’une acceptation du rôle formateur des (...)
15Si l’on excepte la présence sporadique, aux xviie et xviiie siècles, de quelques Européens se livrant à divers trafics (bois de santal, bêche-de-mer, etc.), les premières véritables implantations, à partir de 1835, sont le fait de missionnaires, notamment des méthodistes. Pour s’en tenir au strict problème qui nous intéresse ici, il faut reconnaître que leur rôle a d’abord été extrêmement néfaste, dans la mesure où ils ont interdit (et fait disparaître rapidement) la pratique des jeux traditionnels. Leur action a été de ce point de vue très efficacement relayée, dès les années 1870, par les colons britanniques, qui se sont surtout préoccupés d’implanter les pratiques sportives dont ils étaient les inventeurs : cricket, tennis, natation, voile, rugby, football, golf…7
- 8 Quel que soit le sport pratiqué (et quelle que soit leurs capacités), il n’était pas rare que les c (...)
16Néanmoins, si l’influence des missionnaires dans la disparition des jeux traditionnels indigènes est certainement grande, elle n’est pas seule en cause : les choix des Fidjiens eux-mêmes ont été essentiels. La théorie de « l’impact fatal » doit être fortement nuancée, compte tenu des facultés d’adaptation culturelle des indigènes qui, plutôt que de sélectionner, parmi ceux que le colonisateur leur proposait, les jeux qu’ils préféraient (comme cela s’est produit dans d’autres îles du Pacifique Sud), ont pratiquement tout adopté. Dans les zones rurales, la diffusion des nouvelles pratiques n’est pas a priori chose facile, les seules courroies de transmission étant les missionnaires, les médecins ou les administrateurs locaux. Cependant, les chefs de village auront dans le processus un rôle important à jouer, dans la mesure où ils sont très attentifs à adopter les coutumes des Européens à qui ils ont affaire. Les villageois qui sont sous leur contrôle s’empressent généralement de se conformer à ce que leur chef suggère. Le chef et éventuellement ses fils sont en contact avec la communauté européenne, bénéficient de possibilités d’éducation dans des écoles locales comme la Queen Victoria School, ou à l’étranger (Australie, Nouvelle-Zélande), et obtiennent des postes dans l’administration centrale. Ils sont donc sensibles au mode de vie européen, et notamment à la pratique des sports. Aux premiers temps de la colonisation, les chefs locaux, après avoir effectué leurs études, passaient la plupart de leur temps dans leur village et disposaient de suffisamment de loisirs pour diffuser les pratiques qu’ils avaient expérimentées8.
- 9 À titre de comparaison, le rugby à XV et le football obtiennent en France des taux de 3,9 ‰ et 27 ‰
17Dans son état actuel, le système des sports fidjien est dominé par les deux compétitions phares que sont le rugby à XV et le football, dont les taux de pénétration (rapport entre licenciés et population) sont extrêmement élevés (respectivement 69‰ et 37‰)9. Les autres pratiques viennent loin derrière, l’athlétisme occupant la troisième place avec seulement 3,1‰. Par ailleurs, comme on l’a déjà signalé, les deux activités dominantes sont marquées par une préférence ethnique très nette : les Indo-Fidjiens ne jouent absolument pas au rugby, et se sont pratiquement réservé le monopole du football.
18Pour expliquer un tel partage, les discours des informateurs sont unanimes : les Indo-Fidjiens ne joueraient pas au rugby parce qu’ils sont trop malingres et de constitution trop fragile… Lorsqu’on leur fait valoir qu’il s’agit là d’une représentation stéréotypée (bien des sportifs indiens n’ont aucunement à rougir de leurs capacités physiques, et il est tout à fait possible de bien jouer au rugby sans être un sumo – voir par exemple la place très honorable tenue par les équipes japonaises dans le concert mondial), ils se rabattent généralement sur une explication d’ordre historique : dès les débuts de la présence coloniale, les Fidjiens se seraient arrogé le rugby et en auraient interdit l’usage aux Indo-Fidjiens. Cette explication ne tient pas davantage que la précédente, mais sa réfutation est plus complexe.
19Bien que l’on trouve mention dans la presse de l’époque d’un match de rugby ayant opposé en 1884 et à Ba, des Européens et des soldats fidjiens du Native Constabulary, il faut attendre le début du xxe siècle pour suivre la trace de rencontres régulières entre clubs – et encore celles-ci semblent concerner avant tout la communauté européenne des principales zones urbaines – et l’année 1911 pour que soit fondé le premier club fidjien régulier [Robinson 1973]. À cette époque, les Fidjiens nommaient ce jeu veicaqe vaka-Naililili (football dans le style de Naililili, région de la province de Rewa qui était alors la plus active), ou plus communément veicaqe vaka-Peritania (football dans le style britannique). 1914 marque le début d’une sorte de native competition sous la direction de Ratu Epeli Ganilau, père d’un futur président de la Fédération fidjienne de rugby dans les années soixante-dix. L’année suivante naît la Fiji Native Rugby Union, affiliée à la Fiji Rugby Union (européenne).
20En 1921 le rugby est devenu le sport le plus populaire dans l’archipel et quatre ans plus tard on dénombre une bonne centaine de clubs indigènes. Une nouvelle impulsion est donnée par les établissements scolaires (essentiellement confessionnels) qui organisent de nombreuses compétitions. Par rapport au système français, on peut d’emblée noter deux différences importantes : le rôle quasi exclusif de l’école au détriment du club dans l’apprentissage du sport en général et du rugby en particulier, et l’organisation des compétitions sur la base d’équipes représentant les régions et non les clubs.
21La Fiji Native Rugby Union cesse d’exister en 1945 ; elle fusionne avec la Fiji Rugby Union pour former la Fiji Rugby Football Union. Rebaptisée en 1963 Fiji Rugby Union, elle administre alors 750 clubs et 10 000 joueurs. L’indépendance du pays en 1970 provoque une diminution de la quantité et de la qualité de l’encadrement, mais le rugby fidjien, malgré des moyens financiers dérisoires, reste très dynamique et le rugby à VII est l’un des plus forts du monde.
22Quant aux relations entre le pouvoir politique et le rugby, elles sont pour le moins étroites. Ratu Sir Edward Cakobau, descendant du grand chef Cakobau qui avait cédé le pays aux Anglais en 1874, chef suprême des Fidjiens et gouverneur général l’année qui suit l’indépendance, fut aussi capitaine de l’équipe de Fidji pour la tournée à Tonga en 1934, manager de l’équipe qui a joué contre les Maoris en 1948, co-manager de l’équipe en tournée au Tonga en 1958 et en Europe et au Canada en 1964. Ratu Mara, au pouvoir depuis l’Indépendance jusqu’en 1987, est Président d’honneur de la Fédération. Sitiveni Rabuka, auteur des deux premiers coups d’État de 1987, Premier ministre de 1987 à 1999 et vainqueur des élections était également pilier dans l’équipe nationale en tournée en Angleterre (mais sous un autre nom – pratique très courante à Fidji). Franck Bainimarama, chef des armées, qui a pris le pouvoir lors du dernier coup d’État 2000, instaurant la loi martiale et un gouvernement intérimaire, était au moment de ces faits président de la Suva Rugby Union ; il est maintenant président de la Fiji Rugby Union. Trois ministres actuels (santé, commerce, développement régional) ont occupé ou occupent encore des fonctions importantes au sein de la fédération… D’une manière générale, il est clair que le fait d’être un homme politique important donne le droit et le devoir d’occuper une position éminente au sein du rugby fidjien.
23De son côté, le « football » fidjien semble à première vue se développer sur les mêmes bases de départ : il s’agit d’emblée d’une affaire plus européenne que fidjienne, et l’influence du système scolaire sera déterminante pour introduire le football au sein de la communauté fidjienne [Prasad 1998]. Mais au même moment (au début du xxe siècle) se joue une histoire parallèle qui ne concerne que la communauté indo-fidjienne. Les Indo-Fidjiens qui se sont libérés de leur période « sous contrat » s’établissent le plus souvent dans des villages autour des champs où se cultive la canne à sucre et louent la terre soit à des Fidjiens, soit à l’État, soit encore à la Colonial Sugar Refining (CSR) Company qui les employait auparavant. La CSR, dirigée par des cadres d’origine européenne ou australienne, met à leur disposition un minimum d’infrastructures sportives, notamment des terrains, qui rendent possible l’accès au rugby, au football, au tennis, au cricket, au hockey…
24Les Indo-Fidjiens s’approprient tous ces sports – sauf le rugby. Au sein des villages, le terrain de football s’implante fréquemment à partir des années vingt, le processus étant accéléré par l’arrivée de nouveaux Indiens librement installés qui avaient eu l’expérience du football en Inde, et aussi par l’intermédiaire du système scolaire. Des matchs entre équipes de villages ont lieu le week-end sur ces terrains cédés soit par l’école soit par la CSR, et suscitent des paris et d’importantes consommations de kava, boisson fermentée d’origine végétale très prisée par les Indo-Fidjiens. Dans les zones péri-urbaines ou urbaines se développent des marchés indiens (bazaars), où l’on vend de tout et qui sont animés par les premiers Indo-Fidjiens libres (affranchis du système contractuel) ; des matchs de football (et les paris qui leur sont associés) sont généralement célébrés à cette occasion, les notables (commerçants ou hommes d’affaires) offrant des prix ou des trophées pendant les tournois. Ce « football de bazaar », qui se développe également dans les villages, atteint son point culminant dans les années cinquante et soixante. Au sein de la communauté indo-fidjienne, le football a alors autant d’importance culturelle que le cinéma ou la musique.
- 10 Cf. les remarques infra sur l’absence quasi totale de rugby en Inde.
25Ce choix est renforcé par les vagues successives d’immigrants indiens, que l’on peut qualifier de « libres » car ils ne dépendent pas du système « sous contrat » qui a pris fin en 1926. Ces nouveaux venus favorisent l’implantation de sports auxquels ils sont accoutumés, parmi lesquels le rugby est totalement absent10. Par ailleurs, l’Indian Reform League, dont la plupart des membres proviennent des nouvelles classes moyennes indo-fidjiennes, urbaines et éduquées, organise des tournois sportifs à partir d’équipes scolaires (écoles méthodistes, maristes, Muanivatu Indian School, Islamia School of Toorak…) : là encore, le rugby ne fait pas partie des pratiques sportives, contrairement au football et au cricket.
26Le football devient alors très rapidement une affaire indo-fidjienne, qui aboutit en 1938 à la création de la première fédération sous le nom de Fiji Indian Football Association. Seuls peuvent participer aux compétitions des joueurs d’origine indienne ou asiatique. Dans les années cinquante, la règle est assouplie : deux « non asiatiques » sont autorisés à jouer dans les compétitions organisées par le fédération. Il faudra attendre 1961 pour que la FIFA soit remplacée par une fédération multiraciale, la Fiji Football Association. Mais la couleur ethnique du football fidjien est solidement fixée. Si l’on trouve, dans les équipes de haut niveau, des joueurs fidjiens, en revanche, l’encadrement est exclusivement indo-fidjien : aucun président de la fédération, depuis qu’elle existe, n’est choisi en dehors de cette communauté, de même que la sponsorisation des activités sportives provient des industriels ou hommes d’affaires qui en sont issus. Quant au public des rencontres (il nous a été donné de le constater lors des phases finales des grands tournois qui marquent la fin de la saison), il est composé d’Indo-Fidjiens à 95 %.
27L’engouement des Indo-Fidjiens pour le football semble faire écho à celui manifesté par les Indiens. En Inde en effet, si le sport dominant est le cricket (Bombay et New Delhi étant les principaux foyers), le football suit de près, et prend même l’avantage dans certaine États – notamment le Bengale occidental, Goa, Kerala, et à un moindre degré Sikkim, Tamil Nadu et Manipur [Dimeo 2002 ; Dimeo et Mills 2001].
- 11 Cette notion de « propriétés formelles » est proche de celle de « logique interne » analysée par P. (...)
- 12 Mais pas exclusivement, puisque ces règles en font aussi un sport d’évitement.
- 13 Ce qui ne signifie évidemment pas qu’il n’y ait pas de contacts corporels au football (ils sont mêm (...)
- 14 Cf. E. Dunning et K. Sheard [1976].
- 15 En utilisant des termes aussi lourdement connotés, nous n’évoquons évidemment pas l’éventualité de (...)
28Les pratiques sportives qui nous intéressent ici, le football et le rugby à XV, sont soumises à un ensemble de règles du jeu qui, pour avoir connu tout au long de leur histoire des modifications souvent considérables (et que l’on ne saurait d’ailleurs considérer comme définitives), n’en constituent pas moins, à un moment donné, la référence absolue à laquelle doivent se plier les pratiquants de par le monde s’ils souhaitent participer à des compétitions officielles. À ces règles correspondent des propriétés formelles11 spécifiques : les règles du rugby à XV en font notamment12 un sport de combat collectif à partir de dispositifs (plaquages, mêlées ouvertes ou ordonnées, groupés-pénétrants…) qui imposent des types de contacts corporels que les règles du football, à l’inverse, prohibent entièrement13. Ces combinaisons, spécifiques à chaque sport, de règles du jeu ou de propriétés formelles ne sont pas seulement le résultat d’actions relativement individuelles et ponctuelles (on pense notamment à la création du basket-ball aux États-Unis) ou de forces sociales plus complexes (élaboration progressive du football et des rugby à XV et à XIII en Angleterre)14 ; elles doivent aussi être considérées comme ayant capacité à structurer chez les pratiquants un ensemble de comportements, de pratiques, de représentations du corps (le sien et celui de l’adversaire) et de systèmes de valeurs qui constituent autant de cultures sportives spécifiques. Dans la mesure où, par nécessité, les règles du jeu sont identiques pour tous les pratiquants de par le monde, on doit s’attendre à retrouver certaines dimensions fondamentales de la culture du rugby (ou du football) à Auckland comme à Bath (ou à Lens comme à Buenos-Aires). Autrement dit, on sera amené à identifier ce nous avons appelé des « invariants » ou des « universaux »15 de la culture sportive considérée, quel que soit le contexte de réception.
29Mais d’un autre côté, les cultures sportives (comme toutes formes de culture) sont empreintes de souplesse et de perméabilité et, de ce fait, non seulement elles sont soumises aux influences du temps qui passe, mais elles inspirent aussi, nécessairement, des réinterprétations en fonction des contextes au sein desquels elles sont immergées : on assiste alors à un jeu dialectique complexe entre la dimension universelle et la dimension contextuelle des cultures sportives. Alors que l’idée la plus couramment admise semble être celle de la « globalisation » (ou westernization) du paradigme sportif (dont les règles du jeu sont l’instrument le plus efficace), son pendant nécessaire (les effets de la contextualisation de chaque pratique) doit nous aider à penser que le processus n’est pas exactement à sens unique. C’est dans l’activation constante de ce rapport dialectique – activation réalisée notamment par la multiplication de travaux de terrain comparatifs – qu’il sera possible de dépasser la fausse opposition entre la vision (ethnocentrique) de l’imposition d’un modèle occidental du sport et celle qui valorise à l’excès le relativisme culturel : comment s’articule le couple universel/contextuel en tel lieu, à tel moment ?
30Ce qui est ici en jeu, on le voit, c’est la manière dont interagissent les propriétés formelles d’un sport donné et le contexte culturel dans lequel il vient s’insérer. Assiste-t-on à des rapports d’affinité, plus ou moins étroits, ou au contraire à des incompatibilités qui sont susceptibles d’aboutir à un rejet ? Appliquons cette grille d’analyse à la situation fidjienne, et tout d’abord au rugby.
- 16 Une telle expression pourrait être qualifiée de pléonasme, tout au moins si l’on fait abstraction d (...)
31Les environs de la capitale, Suva, à l’heure de la sortie des classes, présentent un spectacle singulier. Les multiples terrains de rugby, disséminés ça et là, ressemblent certes davantage à des champs de taro qu’à la pelouse de Twickenham ; ils n’en sont pas moins investis, jusqu’à la tombée de la nuit, par une multitude d’enfants et d’adolescents qui, en un joyeux désordre, jouent pieds nus au « rugby à toucher » : pas de règles bien précises, pas de plaquages, pas de mêlées ni de touches, mais une débauches de courses, de passes, d’évitements et de cadrages-débordements qui mettent en valeur d’évidentes capacités de vitesse, d’appuis au sol et d’anticipation. Lors d’un séjour sur le terrain effectué en Septembre-Octobre 2001 dans un «village de rugby »16, les nombreux entraînements auxquels j’ai assisté étaient tous organisés de la même façon : exercices d’échauffement physique, exercices de plaquage (qui déclenchent d’autant plus de fous-rires qu’ils sont plus violents) et, pour clôturer le tout, séance de rugby à VII. Les répétitions de mêlées ordonnées ou de touches, de même que l’apprentissage de combinaisons, sont réduits à la portion congrue.
- 17 Il est important de préciser que la description qui suit est valable pour l’essentiel des villages (...)
- 18 Ayant assisté à plusieurs matchs de haut niveau dans le cadre du championnat des Provinces, j’avais (...)
- 19 Les ressources financières des clubs, dérisoires, ne permettent pas d’aider sur ce plan les joueurs (...)
- 20 Ou encore « groupé-pénétrant » désigne le regroupement de joueurs, debout, entourant le porteur du (...)
32À Nabukaluka17, le terrain de rugby situé en contrebas de l’école, est bordé sur son autre flanc par la rivière. Ses dimensions sont à peu près réglementaires (bien qu’il n’y ait aucune limite tracée au sol), mais la ressemblance avec un terrain de rugby s’arrête là. À une des extrémités, les poteaux sont constitués de deux bambous plantés en V et sur lesquels ne repose aucune barre horizontale ; à l’autre extrémité, un seul bambou planté verticalement marque les poteaux. Un tel dispositif, peu propice à l’exercice des transformations d’essais, des tirs de pénalités et autres drop-goals, est-il l’effet ou la cause du peu de goût que manifestent les joueurs fidjiens pour ce type de jeu au pied18? Ajoutons au dossier le fait que rares sont les joueurs qui peuvent exhiber des chaussures à crampons lors des entraînements ; frapper un ballon de rugby lorsqu’on est nu-pieds est à la fois douloureux et inefficace. Seuls les meilleurs joueurs – ceux qui sont sélectionnés dans les équipes participant au championnat des Provinces – ont les moyens d’acquérir des chaussures, et ils tendent à les conserver pour les grandes occasions (quand la convoitise du chef du village ne les a pas contraints à lui en faire cadeau…)19. Mais sans doute faut-il aussi invoquer les conditions climatiques qui règnent à Fidji tout au long de l’année et plus particulièrement d’octobre à avril. L’abondance et la violence des pluies tropicales ont tôt fait de transformer les terrains, évidemment non drainés, en véritables piscines d’où émergent parfois quelques mottes de terre. Dans un tel contexte, les chaussures deviennent inutiles, voire même encombrantes. Comment, alors, mener à bien ces phases de combat collectif, statique (mêlées ordonnées) ou dynamique (mêlées ouvertes et groupés-pénétrants) qu’exige le rugby à XV, lorsqu’on ne dispose d’aucun appui au sol ? De telles contraintes, que l’on retrouve grosso modo dans tous les villages de rugby fidjiens, semblent en tout cas bien intégrées par les pratiquants ; comme le précisait avec un brin de fatalisme Aporosa, l’entraîneur-maître d’école : « Si je leur impose trop de mêlées, de mauls20 et de combinaisons à retenir, je n’ai plus personne à l’entraînement… »
- 21 Pour une analyse de la façon dont les catégories religieuses imposées par les méthodistes ont été é (...)
33La facilité avec laquelle le rugby à XV a été adopté à Fidji met manifestement en présence d’un système d’affinités entre les propriétés formelles de ce sport (ou tout au moins de l’interprétation particulière qu’en font les Fidjiens) et certains éléments de la culture fidjienne. Une première catégorie d’explication renvoie à une attitude générale d’acceptation et d’ouverture vis-à-vis de formes culturelles allogènes. M. Jolly [1992] a mis en évidence la façon contrastée d’envisager la tradition à Vanuatu et à Fidji, où les deux termes kastom (coutume en Bislama, sorte de pidgin développé pendant la période coloniale) et vakavanua (« à la manière de la terre ») manifestent deux types opposés de relation entre le passé et le présent ; la première expression reflète un antagonisme marqué vis-à-vis des étrangers en général et des Blancs en particulier, alors que la seconde a incorporé à la tradition des éléments européens (aussi bien le méthodisme que les codifications introduites par les Britanniques en matière de pouvoir des chefs coutumiers ou d’appropriation de la terre)21. Mais au delà de ces éléments très généraux, il convient encore d’évoquer quelques conjonctions remarquables :
34• Au sein des populations du Pacifique Sud (et Fidji ne fait pas exception à la règle), le guerrier, l’« homme fort », est extrêmement valorisé. Vu dans une perspective de « procès de civilisation » [Elias et Dunning 1986], le sport de combat collectif qu’est le rugby à XV peut être considéré comme une euphémisation (ou une sublimation) des tendances guerrières (cf. les remarques supra sur le goût immodéré des Fidjiens pour les plaquages dévastateurs).
35• Par rapport au corps, l’influence méthodiste a introduit des comportements d’austérité qui confinent souvent à la pudibonderie. Mais ces dimensions, bien visibles dans les relations entre les sexes, ne se manifestent guère dans les jeux entre hommes, où les contacts corporels qu’impose le rugby, non seulement ne posent aucun problème, mais encore semblent valorisés. On notera aussi que, dans l’Angleterre victorienne qui a vu naître le football-rugby, le puritanisme ambiant ne constituait pas véritablement un obstacle au développement du jeu.
36• Enfin, notamment dans les zones rurales, les valeurs collectives du rugby à XV viennent s’insérer très naturellement dans une organisation communautaire de la vie quotidienne où la solidarité est essentielle. Il serait évidemment absurde d’en déduire que le rugby joue en la matière un quelconque rôle moteur. Tout au plus peut-on dire qu’il y a là un rapport d’affinité entre ce mode de vie communautaire et l’exercice concret de la solidarité qu’induisent les propriétés formelles du rugby.
- 22 Sur l’opposition entre rugby à XV d’un côté et rugby à XIII et football de l’autre, voir S. Darbon (...)
37À l’inverse, l’histoire des Indo-Fidjiens depuis leur implantation dans l’archipel semble avoir favorisé un ensemble de comportements plus orientés vers le pôle de l’individualisme que vers celui de la solidarité, un désir de s’extraire de conditions de vie difficiles par le travail et les capacités personnelles, qui entrent davantage en résonance avec « l’esprit » du football tel qu’il peut être théorisé à partir de ses propriétés formelles et donc de ses règles du jeu22. Qu’il y ait chez les Indo-Fidjiens une répugnance à affronter le corps de l’autre dans des pratiques spor- tives, cela semble se dégager, on l’a vu, de l’ensemble des sports pour lesquels ils manifestent le plus d’engouement (football, cricket, tennis, golf…). Mais ici, un petit détour par l’Inde est nécessaire.
- 23 Rappelons que, dans tous les pays où s’est manifestée sa présence coloniale, l’Angleterre a constam (...)
38Tentant d’expliquer l’étonnante absence du rugby dans un pays qui a connu une forte présence anglaise23, nous avons fait l’hypothèse que les propriétés formelles de ce sport entraient largement en conflit avec un certain nombre de dimensions culturelles inscrites au cœur du système des castes [Darbon ed. 2002]. Nous nous bornerons à rappeler ici les grands traits de cette argumentation.
39Parmi les trois grands principes qui se situent au fondement du système des castes – séparation, division du travail, hiérarchie [Bouglé 1993 ; Dumont 1996] – c’est apparemment le premier qui semble poser les problèmes les plus aigus dans la perspective d’une diffusion du rugby à XV. En effet, on l’a dit plus haut, les propriétés formelles de ce jeu font la part belle à une forme de combat collectif fondé sur le contact étroit des corps, que ce soit dans les phases de plaquage, dans le dispositif de la touche ou dans les postures qu’imposent les regroupements sous toutes leurs formes (mêlées ordonnées ou spontanées, groupés-pénétrants…). Comment un tel dispositif pourrait-il aisément s’accommoder d’attitudes culturelles profondément enracinées qui interdisent certains types de relations (et notamment le contact corporel) entre membres de castes différentes ? Même si l’on peut défendre l’idée selon laquelle la colonisation anglaise et, plus tardivement, l’évolution du monde moderne et des échanges économiques ont pu tempérer le rôle effectif des castes en Inde, il n’en reste pas moins que les principes qui sont au fondement du système des castes («l’état d’esprit», pour parler comme Dumont) sont encore très présents à l’heure actuelle. Dans le rapport entre brahmanes et intouchables, par exemple, la réforme gandhiste a beaucoup atténué les interdits, et l’Inde indépendante a déclaré l’intouchabilité illégale ; mais de telles mesures ne peuvent transformer du jour au lendemain la situation traditionnelle, concrètement vécue par les individus. Et rappelons que le problème de la diffusion du rugby à XV s’est posé dès la fin du xixe siècle, à une époque où l’inscription de l’Inde dans le monde « moderne » et la mise en question du régime des castes ne se posaient pas du tout dans les mêmes termes.
- 24 Constitutifs de ce que Bernard Lahire appellerait « l’homme pluriel » [1998].
- 25 Cette notion de cosmopolitisme ne doit pas être confondue avec celle de westernization (« occidenta (...)
40Il reste que la société indienne manifeste de ce point de vue une complexité souvent déroutante, dans la mesure où l’on voit souvent coexister, chez les mêmes individus, deux codes culturels opposés24 : d’une part les valeurs de ce que Heinrich et Landy [1995] appellent le cosmopolitisme (adoption d’un code culturel universel fondé sur certaines valeurs occidentales, notamment anglo-saxonnes), et d’autre part les valeurs traditionnelles ; coexistence qui peut se traduire par exemple par le fait qu’« un brahmane, cadre supérieur à Bombay, pourra déjeuner de mouton à la cantine de son entreprise en compagnie d’un collègue de caste inférieure. Mais le soir, une fois rentré chez lui, il consommera une nourriture strictement végétarienne et refusera l’entrée de certaines pièces de son appartement aux personnes de castes inférieures» [ibid. : 8]25. Plus respectueux des valeurs traditionnelles et conservant une cohérence et une homogénéité propres, le cosmopolitisme permettrait ainsi « la relative permanence de l’indianité face à l’occidentalisation mondiale – mais aussi la persistance du système des castes au détriment d’une véritable démocratie – tout autant que le maintien de la stabilité dans la diversité […] » [ibid. : 21].
41Si une telle analyse est acceptable, comme expliquer alors que la pratique du rugby à XV ne fasse pas partie de ce que le « cosmopolitisme » peut admettre en marge, ou simplement à côté, des valeurs les plus traditionnelles de la société indienne ? Rappelons tout de même que le rugby est un jeu, inscrit à ce titre dans la catégorie des loisirs volontairement consentis, et non une contrainte sociale forte dont dépendent notamment les moyens d’existence de ceux qui y sont soumis. Par exemple, il pourra être vital pour un informaticien de Bombay travaillant chez IBM d’accepter la contrainte culturelle qui en découle dans le cadre de son travail, alors que le même individu aura toute latitude non seulement de décider s’il souhaite ou non pratiquer un sport, mais encore de préférer éventuellement le cricket ou le football au rugby. Autrement dit, s’il est un domaine où les dimensions les plus rigides du système des castes ont encore des chances de se manifester le plus librement, c’est notamment celui des pratiques sportives…
- 26 Diverses organisations, religieuses ou laïques, ont ainsi œuvré pour redonner aux Indo-Fidjiens le (...)
- 27 En tant que témoignage de la permanence du système des castes à Fidji, la littérature romanesque fo (...)
42Revenons à présent à la situation fidjienne. Nous avons noté plus haut qu’à l’égal des Indiens, les Indo-Fidjiens avaient radicalement refusé la pratique du rugby à XV pour se tourner, avec beaucoup d’enthousiasme, vers le football. Nous avons fait l’hypothèse que certaines contraintes culturelles, liées notamment au régime des castes, pouvaient expliquer un tel choix. Les mêmes causes produiraient-elles les mêmes effets ? Or, on ne peut manquer d’être frappé par le remarquable consensus qui se dégage, dans la littérature consacrée aux Indiens établis à Fidji, pour affirmer que le système des castes a entièrement disparu au sein de la population indo-fidjienne à l’occasion de l’émigration vers l’archipel : la promiscuité imposée à la fois par le long trajet en bateau d’Inde à Fidji et par les conditions de vie extrêmement difficiles dans les campements pour les travailleurs « sous contrat » auraient réduit à néant leurs conceptions traditionnelles en matière de séparation, de division du travail et de hiérarchie [Kelly 1991 ; Mayer 1963]. Ce qui nous apparaît au contraire, à l’issue d’un premier travail de terrain, c’est que ces principes fondamentaux sont encore extrêmement opérants au sein de la communauté indo-fidjienne. À la fin du système « sous contrat », les nombreux indiens « libres » qui sont venus s’établir à Fidji, relayés par (ou à l’origine) de multiples initiatives d’enseignement destinées à la seule communauté indo-fidjienne, ont fortement contribué à raffermir ou à pérenniser certaines attitudes culturelles liées au système des castes, ou le cas échéant à « recadrer » ce qui devait l’être26. Ce processus s’est avéré d’autant plus efficace qu’il prenait pour cible une communauté qui, du fait de son isolement culturel radical au sein de la population fidjienne, avait (et a encore) tendance à renforcer ses propres caractéristiques et à faire la preuve de son unité27.
- 28 Le précédent séjour à Fidji s’était en effet déroulé pour l’essentiel au sein de la communauté fidj (...)
43Certes, de nombreux accommodements ont été réalisés pour tenir compte du contexte culturel général dans lequel les Indiens ont dû venir s’insérer ; mais ils n’ont en rien remis en cause les fondements mêmes de ces dimensions de la culture indienne. C’est en tout cas l’hypothèse que nous souhaiterions développer ici, dans l’attente d’une éventuelle confirmation par un prochain travail de terrain au sein de la communauté indo-fidjienne28.
44Des situations d’immigration de populations en provenance d’Inde se sont produites dans des conditions très semblables dans le courant du xixe siècle. La puissance coloniale britannique, pour répondre à des besoins de main-d’œuvre dans la culture du riz et de la canne à sucre, a ainsi organisé d’importants déplacements de populations indiennes vers Maurice, Guyana, Surinam, Trinité et Tobago… Certains travaux font état, dans ces pays, d’une remarquable permanence des traits fondamentaux de la culture hindoue [Kahn 1995 ; Klass 1988]. Concernant Trinité et Tobago, par exemple, M. Klass montre, à la suite d’un travail de terrain approfondi, qu’un des éléments traditionnels qui ont permis aux immigrants indiens de reconstituer leur communauté à la suite de leur établissement dans un contexte culturel hostile était le régime des castes.
45En définitive, il nous paraît important de conserver un minimum de distance vis-à-vis du point de vue dominant selon lequel des caractéristiques aussi profondément ancrées dans les habitudes culturelles d’un peuple seraient solubles dans la colonisation, la mondialisation ou l’émigration. Dans cette mesure, les arguments développés plus haut relativement aux contradictions entre les propriétés formelles du rugby et certaines dimensions culturelles de la population indienne nous semblent pouvoir être appliquées, sous réserve d’une confirmation par l’enquête ethnographique, à la population indo-fidjienne.
- 29 En revanche, elle ne suscite pas un engouement considérable chez les Indo-Fidjiens.
46Compte tenu de ce qui précède, comment expliquer ce qui pourrait apparaître à première vue comme une importante contradiction au regard de notre modèle théorique, à savoir la présence non négligeable en Inde d’une pratique sportive, la lutte, qui implique des contacts étroits entre les corps ? Bien qu’influencée par la tradition classique turco-persanne à main nue, surtout présente au nord du pays et souvent pratiquée au sein de la communauté musulmane, la lutte est aussi, indiscutablement, ancrée dans la culture hindoue29. Parmi les nombreuses variantes régionales qu’on lui connaît, l’une d’elles, Kabaddi, n’est d’ailleurs pas sans évoquer l’alternance de certaines phases d’évitement et de combat au rugby [Alter 2000]. D’autres formes, plus traditionnelles et mieux représentées dans l’Inde du Nord, opposent deux individus en des combats qui s’apparentent davantage à ceux à main ouverte évoquée précédemment à propos de la tradition turco-persanne. Mais quelles que soient les variantes, la lutte fait souvent se rencontrer et combattre dans l’akhara des individus de castes différentes, dans le cadre d’une pratique librement consentie.
- 30 De ce point de vue, il serait intéressant d’effectuer une comparaison avec d’autres pays limitrophe (...)
47Dans son admirable travail sur le corps du lutteur, consacré à la variante « classique », Joseph Alter [1992] précise que, sans constituer une critique explicite et volontaire du régime des castes, l’idéologie qui est au fondement de cette activité (austérité et renonciation au monde) réalise de fait, par son incorporation dans le corps individuel du lutteur, une éthique sociale visionnaire. Refusant le sectarisme et se situant au delà des limites des relations de caste, les lutteurs ne se sentent pas contraints par un modèle hiérarchique. En adoptant les pratiques somatiques de la renonciation au monde, et en inscrivant cette renonciation dans une pratique (le combat corps à corps, la préparation ritualisée du corps) très marquée par l’individualisme, ils réajustent les catégories relationnelles qui structurent l’idéologie du régime des castes. C’est ici l’individualité hautement symbolique du lutteur-citoyen ayant renoncé au monde (sannyasi), et incorporant donc une force morale, physique et spirituelle, qui bouleverse l’intégrité de ce régime30.
- 31 Rappelons que nous entendons par promiscuité corporelle, non pas le simple fait de pouvoir toucher (...)
48Sans doute, en Inde, une telle « solution » a-t-elle un sens, socialement et culturellement admissible, pour une activité – la lutte – qui plonge ses racines dans une longue tradition (serait-elle ici ou là réinventée). Ce n’est certes pas le cas du cricket, du football, du hockey ou du golf, activités qui n’imposent pas, contrairement au rugby, un rapport au corps problématique. Si le rugby n’arrive pas à s’insérer dans les pratiques sportives admissibles en Inde, ne serait-ce pas du fait de la conjonction entre, d’une part, la trop grande promiscuité corporelle31 qu’il institue et, d’autre part, sa totale absence d’ancrage dans la tradition culturelle hindoue (dont, en revanche, la lutte bénéficie) ?
49En reprenant ces deux critères essentiels que sont l’existence (ou non) d’une tradition sportive en Inde et le degré de promiscuité corporelle qui caractérise les pratiques considérées, il serait donc possible d’établir, formalisé par le schéma quadrangulaire ci-dessous, une série de rapports d’opposition terme à terme concernant quelques pratiques que l’on peut considérer comme emblématiques du point de vue des deux critères privilégiés : le cricket et le football (absence de tradition/absence de promiscuité), le rugby (absence de tradition/promiscuité), le polo (tradition/absence de promiscuité) et la lutte (tradition/promiscuité). Lorsque la promiscuité est absente, peu importe l’absence de tradition (cricket ou football) : l’adoption de la pratique ne pose pas de problème majeur. A fortiori pour le polo, qui ajoute au tableau un ancrage dans la tradition. Lorsque la promiscuité corporelle est présente, l’adoption d’une pratique n’est possible que si elle s’inscrit dans une tradition culturelle au sein de laquelle la contradiction peut être gérée (c’est le cas, nous l’avons vu plus haut, de la lutte), mais devient impos-sible dès lors que la pratique ne plonge ses racines dans aucune tradition culturelle : le rugby, de par la conjonction de ses propriétés formelles spécifiques et de son caractère « importé », ne peut guère prétendre, dans la société indienne, s’inscrire dans la panoplie des sports légitimes.
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52L’extraordinaire passion des Fidjiens pour le rugby peut être lue comme une adéquation profonde entre certaines propriétés formelles de ce jeu (la rugosité des plaquages, mais aussi les dimensions d’évitement de l’adversaire) et un contexte culturel spécifique. Si une telle adéquation trouve particulièrement bien à s’exprimer dans le cas du rugby à VII, elle n’exclut pas pour autant la pratique du rugby à XV : la nécessaire promiscuité corporelle issue des phases de combat collectif (mêlées ouvertes et fermées, groupés-pénétrants) ne constitue en aucune façon, pour les Fidjiens, un obstacle au fait de jouer, même s’il s’agit de phases de jeu auxquelles ils ont tendance à préférer à la fois l’évitement et le plaquage.
- 32 Dix-neuf clubs de rugby sont recensés en Inde, pour un milliard d’habitants. Et pour l’essentiel il (...)
53En revanche pour les Indo-Fidjiens cette promiscuité corporelle semble de nature à décourager toute pratique du rugby à XV, dans la mesure où elle entre en contradiction avec certaines contraintes culturelles liées au régime des castes, notamment le principe de séparation. Cette hypothèse semble confortée par le fait que dans leur pays d’origine, l’Inde, le rugby reste tout aussi confidentiel, voire absent, qu’il ne l’est au sein de leur communauté dans l’archipel32. Par ailleurs, les Indiens comme les Indo-Fidjiens pratiquent avec passion le football, dont les propriétés formelles (absence de promiscuité corporelle au sens où nous l’avons définie) n’impliquent aucune transgression culturelle fondamentale. Le cas de la lutte, relativement peu pratiquée par les Indo- Fidjiens mais bien implantée en Inde, introduit dans ce schéma une apparente contradiction dans la mesure où il s’agit d’une activité qui, par bien des aspects, se rapproche du rugby, et notamment du combat entre avants au sein de la mêlée. Nous avons suggéré que la lutte pouvait malgré tout s’inscrire dans la panoplie des sports légitimes si l’on acceptait l’idée selon laquelle, contrairement au rugby, elle plongeait ses racines dans une longue tradition culturelle au sein de laquelle la contradiction pouvait être gérée, tradition qui met en scène l’individualité symbolique du lutteur-citoyen renonçant au monde (sannyasi). De ce point de vue, une étude comparative entre différents pays du monde turco-indo-iranien ayant adopté la lutte permettrait sans doute de mettre en évidence quelques spécificités de la situation indienne.
54Enfin, la prise en considération d’une question apparemment futile (pourquoi les Indo-Fidjiens ne jouent pas au rugby) nous a conduit à mettre en cause une opinion relativement consensuelle, selon laquelle les principales dimensions de la culture indienne, et notamment le régime des castes, auraient entièrement disparu dans le processus d’émigration auquel ont été soumis de nombreux Indiens au cours du xixe et au début du xxe siècle, à Fidji comme à Maurice, Guyana, Surinam ou Trinité et Tobago. Les raisons qui nous font douter d’une telle disparition constituent autant d’hypothèses qu’un travail de terrain ultérieur, si possible comparatif, se doit de confirmer ou d’infirmer.