1En tant que lieu d’échanges dans les sociétés horticoles et paysannes, les places de marché constituent pour l’anthropologie économique un espace privilégié d’analyse de l’imbrication de l’économique et du social [Dupuy 2001 ; Plattner 1989]. Une majorité d’anthropologues s’entendent sur ce qu’est la place du marché dans ces sociétés, aussi bien du point de vue de sa raison d’être que du point de vue de sa nature. Les places de marché sont ainsi des aires sociales, économiques, culturelles, symboliques et politiques où acheteurs et vendeurs se rencontrent pour l’échange. Cette notion d’échange est au cœur de l’étude des places de marché. Aux fins de la présente recherche, le concept d’échange a sciemment été maintenu dans son sens le plus fonctionnel, à savoir une relation économique entre vendeurs et acheteurs, avec la réserve néanmoins que, comme institution spécifique, l’échange pénètre le tissu social et peut être envisagé sous l’angle d’un réseau d’interactions tenant le rôle de liant social – c’est la conception dite substantiviste [Polanyi et al. eds. 1957].
- 2 Plutôt que la forme endogène «Việt Nam», l’orthographe « Vietnam », qui est la plus largement répan (...)
2Les marchés de montagne d’Asie du Sud-Est continentale sont situés entre 500 et 1 500 mètres d’altitude. S’y croisent des individus issus de communautés dispersées sur un territoire morcelé par des vallées, et de chaînes montagneuses de moyenne altitude culminant à 3 200 mètres. C’est le cas du marché de Sa Pa, sis à 1 500 mètres sur un affluent du Fleuve Rouge (Sông Hông), dans la province frontalière de Lào Cai, à l’extrême nord du Vietnam2. Là, les produits agricoles et forestiers apportés des hameaux isolés sont vendus ou échangés à des Kinh par les Montagnards (les Vietnamiens proprement dits) contre des produits de première nécessité et des biens usuels. Récemment, toutefois, la situation s’est complexifiée, en raison surtout d’une mainmise de l’État socialiste sur l’économie, suivie d’une forte croissance de l’activité touristique dans la région, deux facteurs qui ont contribué à stimuler le commerce et à modifier la forme de la place du marché local où les produits offerts répondent de plus en plus aux besoins du marché – en tant que système – et à la demande des touristes.
- 3 Des études peuvent avoir été effectuées en langue vietnamienne, mais, malheureusement, soit elles n (...)
- 4 On songe notamment à l’Ethnographie des territoires militaires de Lunet de Lajonquière [1904] et au (...)
3Les rares études disponibles sur les marchés de montagne dans le nord vietnamien sont relativement superficielles et sont le fruit de courtes recherches effectuées par des organisations non gouvernementales et, le plus souvent, non vietnamiennes3, en vue d’une action ponctuelle de développement social ou économique. En général, elles ne s’attardent que sur un aspect du social et ignorent la complexité des phénomènes. De plus, elles privilégient le temps présent et ne s’intéressent guère à l’histoire des populations sur ces sites. À la décharge de ces études conduites par des ONG ou par leurs mandataires, l’information historique sur les sociétés montagnardes de la haute région du Vietnam septentrional est rare et difficile d’accès. La plupart de ces sociétés n’ont pas produit d’archives et, par surcroît, les Montagnards qui y vivent n’accordent que peu d’importance à la mémoire exacte des événements et des dates [McKinnon et Michaud 2000 : 8]. Rarement ces sociétés ont été incluses dans les historiographies régionales, peu d’études ethnographiques ont été correctement menées à leur sujet, si bien que, mis à part les quelques recherches récentes mais partiales autant que partielles ainsi que quelques éléments glanés au fil des ethnographies coloniales qui nous sont parvenues4, nous n’avons pu trouver de monographie d’un marché montagnard de la haute région du Nord-Vietnam.
4Par bonheur, sur le plan de la connaissance des populations locales, la région de Sa Pa est exceptionnelle. Les autorités coloniales y fondèrent un poste militaire et une mission catholique au tournant du xxe siècle, et une station d’altitude y fut par la suite active durant près de cinquante ans. Ces circonstances, on l’imagine, favorisèrent la constitution d’une somme inhabituelle de documents dont plusieurs nous fournissent aujourd’hui des informations historiques et ethnographiques de premier ordre. Depuis 1995 Jean Michaud fouille les archives coloniales françaises dans le but de localiser le plus grand nombre possible de documents ayant subsisté. Sarah Turner, quant à elle, travaille sur les activités de marchés et d’entreprises du secteur informel à Sud-Sulawesi en Indonésie [2003]. Grâce à cette combinaison d’expertises les auteurs ont pu étudier la structure et le fonctionnement du marché de Sa Pa et replacer cet examen dans une perspective historique.
5Nous présenterons d’abord le contexte historique du site, qui laisse voir que, dès les premiers temps, les activités liées aux échanges dans la région de Sa Pa servaient plusieurs fins dont l’aspect économique n’était qu’un élément. La présence coloniale française provoqua un accroissement de l’activité marchande tout en en fixant le lieu. Au cours de la période socialiste qui suivit les accords de Genève de 1954, la centralisation de l’économie coupa court à l’échange libéral alors que l’usage social du marché dans la tradition montagnarde était tenu pour « rétrograde ». Avec la « Rénovation » économique amorcée en 1986 et l’ouverture au tourisme en 1993, le marché explosa, un bouleversement de ses fondements se produisit tandis que l’échange sur le mode coutumier cédait la place à l’activité commerciale libéralisée.
6Pour comprendre l’organisation des échanges à Sa Pa aujourd’hui, il faut d’abord considérer l’histoire du peuplement de cette région. Il faut tenter de pénétrer le processus d’émergence d’une économie locale – et l’influence que la présence coloniale a eue sur elle – puis concevoir l’impact de l’implantation du système coopératif et, enfin, l’ouverture au marché libéralisé. Il faut jauger les effets de l’inclusion administrative de la région à la colonie française puis à l’État socialiste, et mesurer les conséquences de l’immigration de marchands kinh et chinois. Voyons tour à tour chacune de ces étapes.
- 5 Les renseignements qui suivent concernant l’histoire du peuplement montagnard de la région jusqu’à (...)
- 6 Les ethnonymes utilisés dans ce texte reprennent la division ethnolinguistique la plus largement ac (...)
- 7 « Taï » renvoie ici à la catégorie linguistique la plus large englobant tous les locuteurs, de l’un (...)
- 8 Les locuteurs du taï dans le district de Sa Pa sont, dans la nomenclature vietnamienne, les Tày, le (...)
7Selon les aînés montagnards5, les premiers Hmong et Yao6 auraient gagné Sa Pa il y a neuf générations. Une génération mâle s’étendant sur environ vingt ans (on pourra nous disputer ce chiffre, nous le proposons comme un repère approximatif), ces Montagnards seraient arrivés vers 1820 après J.-C. L’histoire générale des migrations dans le nord de la péninsule indochinoise suggère toutefois qu’il est possible que des groupes de langue taï7 soient passés par la vallée de la Mương Hàu Hò auparavant, précédant de plusieurs siècles des groupes de langues sino-tibétaines. Ces migrants taï n’auraient ainsi pas voulu se fixer à demeure dans la partie haute de ce qui est aujourd’hui le district de Sa Pa puisque cet espace était vacant à l’arrivée des premiers Hmong et Yao. On n’y retrouve à l’heure actuelle des locuteurs de langue taï qu’en très petit nombre8, surtout dans la partie basse de la vallée, à la frontière du district de Bảo Tắng.
- 9 Pour une description des facteurs historiques de migration des Hmong, qui peuvent également s’appli (...)
- 10 Les rapports des observateurs français les plus anciens dans la région confirment cette allégation (...)
8Les premiers Hmong et Yao présents dans la vallée viendraient de Chine, bien que les anciens ne puissent préciser leur point d’origine ni les causes de ces migrations. Les guerres civiles dans tout le sud chinois au cours du xixe siècle ont certainement constitué un important motif de départ9. Tous pratiquaient la culture en terrasses du riz inondé dès leur installation10 et auraient apporté ce savoir technique depuis leur berceau chinois, ce qui dément l’idée selon laquelle les Montagnards de la région auraient appris la riziculture inondée auprès des Vietnamiens ou des Français.
- 11 Un rapport de 1912 de l’agronome Roger Ducamp, qui mentionne ces essences exploitées régionalement, (...)
- 12 Les « Douze Cantons taï », en langue taï, dont l’existence fut reconnue par le traité Pavie de 1889
- 13 Le missionnaire Savina [1924 : 220, 222], qui a bien connu la région, précise que les partenaires d (...)
9De fait, durant des siècles, les sociétés habitant les hauteurs du Vietnam septentrional, où se trouve la région de Sa Pa, étaient généralement laissées à elles-mêmes par les pouvoirs des basses terres [Nguyen 1989]. En conséquence, il aurait pu ne pas y avoir d’archives précoloniales sur Sa Pa. On sait cependant que depuis longtemps, et notamment dans la seconde moitié du xixe siècle, des marchands cantonais et yunnanais occupaient le site lucratif et stratégique de la ville de Lào Cai (le «vieux marché» en quận hoa, le mandarin yunnanais) située au confluent du Fleuve Rouge et de la Nám Ti, à une journée de marche de Sa Pa. Ces marchands étaient en quête de « bois de cercueil » local réputé pour sa durabilité (épicéa, thuya, cyprès, et surtout le peu mou, ou pin rouge, et le sa mou, ou pin blanc, deux essences indigènes du massif du Hoàng Liên Sơn)11. Certains produits forestiers et fauniques étaient également recherchés. Mais l’opium surtout, monarque des cultures commerciales de montagne, était convoité, particulièrement depuis le milieu du xixe siècle [Le Failler 2001]. Afin de se procurer ces produits, les marchands chinois et leurs partenaires régionaux entretenaient certainement des rapports commerciaux avec les Montagnards de la périphérie. À l’ouest, le marché de la ville de Lai Châu, au centre du domaine des Taï blancs – les Sip Song Chau Tai12 – opérait sur les mêmes bases et s’offrait aux Montagnards de la région comme une place additionnelle13. Il est en outre probable que des caravanes du Yunnan atteignaient Sa Pa par les sentiers de montagne permettant d’éviter les contrôles et les taxes, licites ou non.
10Au fil des années précédant la période de contact avec les Français, plusieurs sites d’échanges marchands auraient, selon les aînés, vu le jour dans la région de Sa Pa. Pourquoi cet éparpillement des lieux de commerce ? Les Montagnards disent l’ignorer. Était-ce tout simplement habituel ? Le fait est qu’alors, comme aujourd’hui, le marché, pour eux, remplit une fonction autant sociale qu’économique, ce qui est vrai pour les sociétés horticoles et paysannes en général. Chez ces Montagnards vietnamiens, la règle de l’exogamie clanique commande aux jeunes adultes de rechercher leur partenaire à l’extérieur de leur groupe patronymique. Or, les hameaux de montagne sont le plus souvent monoclaniques. Les marchés permettent aux jeunes en âge de procréer de rencontrer des partenaires potentiels, que ce soit simplement pour le plaisir du moment ou pour une alliance durable. Pour les adultes, outre la dimension commerciale, le marché est un lieu de communication et d’échange d’informations ; on y croise des parents éloignés, et on oublie pour un temps les âpretés des travaux agricoles sous un climat difficile et sur un terrain inhospitalier.
- 14 L’usage colonial de « Chapa » vient vraisemblablement du fait qu’au sud du Vietnam, là où les Europ (...)
- 15 Mission des sauvages de 1854 et 1881-1883, narrées respectivement dans les volumes 709 (n°s 90, 99, (...)
11Jusqu’en 1880, à l’exception de quelques explorateurs et marchands qui, tel Jean Dupuis, s’étaient déjà aventurés le long du Fleuve Rouge, aucun Européen ne s’était approché des hauteurs de la vallée de la Mương Hàu Hò où des Montagnards s’étaient fixés depuis quelques décennies. Il n’est cependant pas impossible qu’à la suite du premier épisode de la prise de contrôle de l’Empire vietnamien par la France en 1858, quelques missionnaires de la Société des missions étrangères de Paris (MEP) aient avancé jusque dans cette région. Les archives de cette Société relatent quelques expéditions et timides tentatives d’implantation autour des années 1854 et 188015. Elles ne donnent toutefois pas suffisamment de précisions pour établir avec certitude l’identité des « sauvages » rencontrés et la localisation de leurs hameaux.
- 16 Pour mesurer cette influence du prélat, voir, entre autres, sa note n° 58 aux Archives des MEP : « (...)
12Dans les années 1880, Paul-François Puginier, le célèbre vicaire apostolique du Tonkin occidental et prélat de Hanoï, fin politique [Cao 1990 : chap. IX], déjoue les jeux de pouvoir des mandarins vietnamiens des villages des contreforts de la périphérie du delta. Ces jeux consistent à mandater des troupes de « bandits » venus de Chine [McAleavy 1968] pour harceler les villages fraîchement convertis, contrecarrant ainsi la progression tant du catholicisme que du projet colonial dans la moyenne et la haute région. Puginier sait persuader les autorités coloniales. Il promeut l’installation de postes militaires permanents dans la haute région, soutenant que c’est là la meilleure façon d’enrayer les collusions entre « Annamites » – c’est ainsi que les coloniaux appelaient les Vietnamiens d’ethnie kinh –, chefs locaux, bandits chinois et Montagnards. Le vicaire apostolique eut une influence certaine sur l’expansion, dans les régions du Nord, des missions de pacification montées par les militaires pour s’assurer le contrôle de la ceinture montagneuse du delta du Fleuve Rouge16.
- 17 Un bref essai d’histoire coloniale de « Chapa » fondé sur des recherches en archives et sur l’histo (...)
- 18 Les dates exactes de l’établissement de ce poste et de la mission ne nous sont pas connues. On sait (...)
- 19 CAOM, GGI 5981 : « Recherche d’un emplacement pour la création d’un sanatorium de montagne au Tonki (...)
- 20 C’est le site actuel du village de Sin Chảy dans la commune de Sán Sả Hồ.
13Vers la fin du xixe siècle, avec la mise en service du lien ferroviaire reliant Haiphong à Lào Cai, les Montagnards de la région de Sa Pa commencent à voir arriver divers groupes participant au projet colonial17. Après les géologues et les forestiers de passage, un poste militaire puis, vraisemblablement, une mission catholique sont créés18. S’érige bientôt une petite agglomération autour d’un établissement sanitaire, le sanatorium militaire, dont il avait été question dès 189719 mais dont la construction ne date que de 1913. Afin de l’établir sur le site le plus favorable, un hameau hmong nommé Sa Pả (sa : sable, pả : village, en quận hoa) est rasé et ses habitants poussés à se fixer plus loin en amont20. En son lieu est installé le noyau de la nouvelle agglomération civile, tandis que le camp militaire proprement dit, dont les ruines sont encore visibles aujourd’hui, est sis sur un promontoire, à trois kilomètres au nord-ouest. Pour fournir en denrées de première nécessité les militaires et le personnel médical en place ainsi que les officiers convalescents, quelques colons français accompagnés de Vietnamiens se joignent à ce noyau dès 1909.
- 21 «Tous les autres portent des peaux, des cornes de cerfs, des fiels d’ours, des cochons, des poulets (...)
- 22 Bien sûr, les marchands kinh utilisaient la monnaie depuis longtemps.
14Au cours de la décennie 1910, la notoriété de Sa Pa, en tant que station d’altitude pour les Français de Hanoï, va grandissante. Les militaires acceptant cette ouverture aux civils, des douzaines de villas privées ou de fonction sont édifiées durant les trois décennies qui suivent, et bon nombre de Kinh sont amenés sur le site pour travailler à leur construction et assurer les services de base. La main-d’œuvre non spécialisée puise principalement parmi les Hmong de la demi-douzaine de hameaux situés aux alentours immédiats de la station. Quoique l’agriculture commerciale fût déjà bien connue de ces populations grâce à la forte demande régionale en opium, c’est sans conteste à la suite de l’installation de la station d’altitude que l’économie de marché fait une entrée durable dans l’univers montagnard. Toutefois, la monétarisation des échanges avec les Montagnards sur une échelle tant soit peu notable allait devoir encore attendre. En 1924, Savina note que 20 % seulement des Hmong (qu’il appelle Miao) se rendant au marché « emportent quelqu’argent (sic) avec eux » [1924 : 202], les autres préférant le troc21. L’opium, lorsque transigé en grande quantité, s’échange contre l’argent-métal destiné à payer le prix de la mariée ou servant au travail d’orfèvrerie. En plus petite quantité, il se troque contre divers produits utilitaires. On ne possède aucun document prouvant que l’usage de la monnaie était répandu chez les Montagnards hmong et yao avant la colonisation française, mais il est raisonnable de penser que l’argent-métal était d’usage ancien alors que la monnaie – en pièces ou de papier – pourrait n’avoir été introduite dans l’économie locale qu’avec l’arrivée des Français22.
- 23 La localisation exacte de ces lieux reste à établir.
15Nous avons mentionné plus haut qu’il existait autrefois, dans la région, plusieurs lieux où les Montagnards effectuaient des échanges sur le mode coutumier23. Néanmoins, pour les Français qui cherchent, entre autres, à acquérir la plus grande quantité possible d’opium produit localement, une place de marché unique et centrale offre de meilleures conditions de collecte des marchandises, d’écoulement des produits manufacturés, de contrôle des transactions, et de taxation. Comme l’a noté Belshaw [1965 : 74], une caractéristique importante des politiques coloniales favorisant la modernisation des économies horticoles fut de créer des places de marché là où il n’y en avait pas et de réglementer les marchés existants. On ne sait pas à quel moment précis – sans doute dès l’installation du poste militaire local – un lieu fut spécifiquement désigné dans le nouveau bourg de Sa Pa pour accueillir le marché de la région. Il correspond à l’endroit où se trouve aujourd’hui le marché couvert intérieur, et consiste en une simple halle ouverte sous un toit de tuiles. Dans sa périphérie immédiate poussent les quartiers annamite et chinois, tandis que tout autour s’étendent les villas coloniales (carte 1, p. 60).
Carte 1. Secteur du marché de Sapa, 1939
Source : CAOM, RSTNF 2612, « 1938-1943. Plans d’aménagement et d’extension de la ville de Chapa ».
- 24 Les archives militaires du tournant du xxe siècle font état d’un cycle de six jours entre deux marc (...)
- 25 Des musulmans venus du Yunnan. Voir Forbes et Henley [1997].
16Montagnards de divers groupes, colons, missionnaires, civils et militaires français, commerçants d’origine chinoise, travailleurs et marchands kinh s’y côtoient. Les observateurs de l’époque rapportent que dès les débuts les Montagnards se rendent au marché une fois par semaine24, généralement le week-end, pour échanger les produits forestiers et fauniques, l’opium brut et le bois de cercueil contre les ustensiles de cuisine, le sel, le fer pour la forge, l’argent pour l’orfèvrerie et les médicaments, et ce tant dans les magasins autorisés par l’État colonial que sur le marché libre. Les Kinh et les commerçants chinois, ayant repris le rôle d’intermédiaires que tenaient auparavant les Taï entre les sociétés des basses terres et les Montagnards, prélèvent une marge de profit sur tous les articles transitant par leurs mains. Les militaires et les civils français se bornent à acquérir auprès des agriculteurs locaux les produits nécessaires à leur subsistance, en l’occurrence le riz des Montagnards ou encore les légumes et la viande des Kinh. L’administration coloniale taxe les marchandises du commerce transfrontalier et contrôle les secteurs étatisés tels l’alcool, le sel et l’opium [Niollet 1998]. Par le biais des boutiques autorisées des Vietnamiens d’origine chinoise, Alim et Macca (carte 1) – dont le souvenir est toujours vivant à Sa Pa bien qu’ils aient quitté les lieux au milieu des années quarante –, elle achète la production locale d’opium de même que celle qui est apportée par les caravaniers ho25 (ou hui, ou haw). Cet opium brut est alors dirigé sur Hanoï et Saïgon où la Régie générale de l’opium de l’Indochine veille à sa transformation et à sa mise sur le marché. Mais, surtout, cet opium traité constitue un maillon essentiel et extrêmement lucratif du commerce extérieur : il est exporté vers la Chine via les ports du littoral chinois ouverts à la suite des guerres de l’Opium remportées par les puissances coloniales européennes au milieu du xixe siècle [Descours-Gatin 1992 ; Le Failler op. cit.].
- 26 CAOM, RSTNF 5888 : « Demande de main-d’œuvre pénale par R.P. Idiart, missionnaire apostolique à Cha (...)
- 27 Les activités récréatives ainsi promues comprennent la marche ou la promenade à cheval vers les ham (...)
17Pendant toute la durée de la présence française à Sa Pa, soit de la fin du xixe siècle jusqu’en 1953, date à laquelle les dernières troupes abandonnent le site, le marché poursuit ses activités sur le mode que nous venons de décrire. Cependant, s’ajoutent à ce fonctionnement de base, à partir de 1920, deux nouveaux secteurs d’échange économique. Le premier, qui existait déjà, mais à plus petite échelle, consiste à approvisionner la station en produits agricoles et forestiers frais pour répondre à la demande locale qui double durant les vacances d’été, la population française gagnant Sa Pa pour la saison chaude. Le second secteur, moins important sans doute, consiste à fournir en souvenirs et artefacts de toutes sortes, en particulier en textiles, les estivants qu’accueillent la demi-douzaine d’hôtels et les nombreuses villas du site. La demande en « toîle de Chapa », produite avec le chanvre cultivé par les Montagnards, est suffisamment forte dans la colonie pour que le prêtre de la station obtienne des autorités policières qu’on lui confie six détenus locaux pour aider à sa confection26. Ces secteurs d’échange utilisent deux voies. L’une, directe : les producteurs montagnards rencontrent les acheteurs européens sans l’aide d’intermédiaires, par exemple lorsque les estivants visitent les villages avoisinants. Car, dès le début des années vingt, les Montagnards de Sa Pa sont inclus, au même titre que les attractions naturelles et l’air vivifiant, dans le discours promotionnel touristique visant la clientèle européenne du delta27. L’autre voie, indirecte, est empruntée par les Kinh, les Chinois et les colons français attirés par les possibilités économiques de la station où ils jouent le rôle d’intermédiaires dans le commerce local. Les Hmong et Yao de Sa Pa manifestant peu d’intérêt pour le négoce systématique, cette ingérence n’est pas malvenue.
18De fait, et c’est l’un des thèmes récurrents de notre recherche, il s’avère que les Montagnards de la région ne ressentent ni le désir ni la nécessité de se distancier de leurs activités agricoles de subsistance pour s’adonner à une production orientée vers les besoins du marché local. Ce n’est que lorsqu’une main-d’œuvre excédentaire peut être mise à contribution à cette fin qu’on permet au commerce de prendre place dans l’économie familiale. Comme l’a récemment observé Rigg [1997], et comme l’avait suggéré Scott [1976] avant lui, les maisonnées paysannes d’Asie du Sud-Est préfèrent généralement développer une économie mixte fondée sur la production agricole, à laquelle s’ajoutent quelques activités périphériques, plutôt qu’abandonner la production agricole au profit d’une occasion commerciale soudaine, même si celle-ci paraît particulièrement engageante. Popkin l’a également souligné : le commerce vient en dernier recours pour le paysan vietnamien qui le considère comme incertain comparé aux moyens traditionnels de la reproduction économique [1979 : 9]. Conservatisme ou simple prudence ? Peu importe. Ce qui nous intéresse ici c’est que cette propension paysanne à ne pas s’emballer devant une nouvelle perspective économique semblant offrir toutes les promesses d’une vie meilleure et plus facile se retrouve chez les Montagnards horticulteurs de Sa Pa, et qu’elle est encore observable aujourd’hui chez les Yao et Hmong de la région. Nous y reviendrons.
- 28 Voir notamment les textes accompagnant le dossier CAOM, RSTNF 2612 : « 1938-1943. Plans d’aménageme (...)
- 29 Le Résident de Lào Cai, inquiet de cette migration spontanée vers le territoire dont il a la respon (...)
- 30 Les événements de la période 1945-1993 n’ayant pas été vécus par des observateurs étrangers et ne p (...)
- 31 La région de Sa Pa ayant peu d’importance historique ou stratégique, rares sont les sources écrites (...)
19La station de Sa Pa connaît une fin abrupte qui, soit dit en passant, succède à la période de développement la plus intense du bourg. En effet, durant la Deuxième Guerre mondiale, l’impossibilité pour les colons, marchands et administrateurs français de rentrer dans la métropole force ceux-ci à prendre leurs vacances en Indochine, ce qui provoque une demande accrue pour les séjours d’été dans toutes les stations d’altitude. Les projets de développement des infrastructures se multiplient, de nouvelles concessions sont accordées pour la construction de villas28. La population s’en trouve augmentée, non seulement l’été, mais également durant le reste de l’année en raison de l’arrivée de centaines de réfugiés fuyant la révolution en Chine29. Mais ce second souffle est brutalement et définitivement interrompu par l’arrivée des Japonais en mars 1945 aussitôt suivie de l’occupation par les forces chinoises républicaines en 1945-1946, deux épisodes violents qui ont marqué la mémoire des résidents de Sa Pa30. Survient la guerre d’indépendance en décembre 1946. Après que les civils et militaires français ont quitté la station pour se réfugier à Hanoï fin 1946 et début 1947, les partisans nationalistes sur le terrain, répondant à l’appel du président Hồ Chí Minh, s’emploient, de janvier à juin 1947, à détruire les infrastructures et les bâtiments coloniaux qui pourraient servir d’abri aux troupes coloniales. Ces dernières, de retour dès le milieu de l’année 1947, se montrent incapables de tenir la région malgré le soutien armé d’une partie de la population montagnarde du district. Sa Pa est abandonnée au Việt Mình et, suivant la même logique que celle des partisans de 1947, les bombardements aériens français de 1953 terminent l’œuvre de destruction31. La ville est en ruines ; n’y restent que des combattants, quelques familles et les rares commerçants capables de poursuivre des affaires avec les Montagnards des hameaux avoisinants.
20Ces Montagnards font preuve d’une grande capacité d’adaptation en retournant sans crise apparente à une économie fondée sur la subsistance avec peu d’apport des basses terres. Plusieurs d’entre eux, ayant résisté à l’avancée du Việt Mình, doivent payer le prix d’une alliance militaire malheureuse avec les perdants [Fall 1964 : 278-279].
21Au chapitre du commerce les rares résidents kinh de Sa Pa demeurés sur place pendant le conflit nous apprennent aujourd’hui que, durant la majeure partie de la décennie 1950, le marché perdit beaucoup de son importance en raison de l’insécurité politique et militaire ainsi que des difficultés d’approvisionnement. Les aînés chez les Montagnards, quant à eux, expliquent que, pour les besoins coutumiers de l’échange, d’autres lieux éparpillés dans la région furent créés ou réactivés. L’échelle des transactions économiques sur ces petits marchés, on le conçoit aisément, se trouva grandement réduite comparativement au marché centralisé de la période coloniale.
22Cet isolement relatif, sur lequel nous n’avons trouvé aucune archive permettant de connaître la nature exacte des échanges ou la localisation des marchés, perdure jusqu’à la fin des années cinquante, quand une poignée d’anciens résidents kinh et chinois de Sa Pa qui avaient dû fuir l’état de guerre reçoivent la permission de rentrer chez eux et de joindre leurs destinées aux quelques familles qui n’avaient pas quitté la ville. Un bon nombre de migrants arrivent alors à la faveur du programme des « nouvelles zones économiques » mis en place par le Parti pour peupler les régions frontalières tout en contribuant à soulager la pression démographique dans le delta [Hardy 2003]. Ces nouveaux arrivants, pratiquement tous Kinh, rétablissent une relation relativement paisible avec les groupes montagnards qui, bien que les surpassant en nombre dans une proportion de neuf contre un, jugent plus sage de s’en tenir à une politique de non-affrontement. La collectivisation de l’économie étant à l’ordre du jour dans toute la République démocratique du Vietnam, les terres sont saisies par l’État tandis que les prestations de travail contre rétribution – surtout en tickets de rationnement – ne se font plus que dans le cadre de coopératives. Les migrants quittant le delta se voient attribuer des habitations anciennes avec leurs jardins, ou encore des lopins vacants pouvant assurer leur fourniture domestique en légumes – surface des terres cultivables qui, dans tout le pays, est baptisée « le 5 % » – tout en étant enrôlés par les différentes coopératives d’État.
23Les Montagnards de Sa Pa se plièrent docilement aux changements démographiques, politiques et économiques des années socialistes. Mais eurent-ils le choix ? Les produits qui leur étaient nécessaires, tels le sel et les métaux, étaient de nouveau disponibles au magasin d’État – ironiquement situé dans l’ancienne boutique d’Alim, le plus grand marchand chinois du Chapa colonial. L’opium produit localement était apporté à ce même magasin et troqué contre des produits industriels, de l’alcool ou des tickets pour le riz et la viande. Les légumes et produits forestiers s’échangeaient librement sur le site de l’ancien marché colonial, réactivé à cette seule fin.
24Des années soixante au début des années quatre-vingt-dix, la principale contribution des Montagnards à l’économie locale collectivisée – l’opium étant emporté hors de la région – est le paddy. Celui qui désire vendre sa force de travail est également en mesure de se trouver une place au sein de la coopérative forestière qui assure l’approvisionnement en bois d’œuvre et en bois à brûler. Les officiels vietnamiens admettent aujourd’hui que la collectivisation dans la haute région ne fut pas un succès. Quelques effets structurants se firent tout de même sentir, notamment l’arrimage croissant de l’économie montagnarde aux marchés régional et national. La monétarisation sous forme d’argent-monnaie et de tickets de rationnement, tôt répandue dans la ville kinh, se généralisa jusque dans les villages éloignés. Enfin, même si l’on ne peut en estimer l’importance exacte, on sait que la production d’opium constitua toujours une part essentielle de l’économie montagnarde, que les Montagnards en furent les seuls producteurs et que, jusqu’au début de la décennie quatre-vingt, l’État fut le seul acheteur autorisé. Cette situation contribue à expliquer pourquoi d’autres cultures, dont la demande est forte aujourd’hui, comme les fruits et légumes, ne gagnèrent pas la faveur des producteurs montagnards de cette époque.
25La « Rénovation » économique, ou Ðổi Mới, résolue à Hanoï en 1986 et mise en application par vagues successives sur l’ensemble du territoire dans les années suivantes, sonne le glas de trente années de collectivisation. À la disparition presque complète des coopératives s’ajoutent l’interdiction de couper les arbres de la forêt pour en vendre les produits ou dégager de nouvelles parcelles, ainsi que l’interdiction définitive de cultiver l’opium. Ces mesures sont décrétées en 1992-1993 dans la mouvance du débat plus large qui mène à la promulgation de la nouvelle loi foncière de 1993. À Sa Pa, cette nouvelle donne a pour conséquence de réduire considérablement les revenus des agriculteurs montagnards fondés en partie sur la vente de l’opium et des produits ligneux. Tandis qu’on assiste à un accroissement de la population plus important que par le passé, notamment en raison des meilleures conditions sanitaires, ces nouvelles restrictions empêchent cette population de connaître l’essor économique qui aurait pu lui assurer des conditions de vie satisfaisantes avec les moyens disponibles. En outre, le manque de capital ne permet pas de faire l’acquisition de terres sur le marché libéralisé. Les programmes de substitution agricole mis en place par l’État ne compensent que très imparfaitement ce manque à gagner. De manière opportune, un renouveau touristique vient stimuler l’économie locale et offrir d’énormes possibilités.
- 32 Ces chiffres sont basés sur les rapports que les hôteliers sont tenus de remettre aux autorités pol (...)
- 33 En raison de son histoire troublée et de la destruction des archives locales, l’évolution démograph (...)
26En 1993, lorsque la haute région est rouverte à la circulation nationale et internationale pour la première fois depuis 1947, on voit se répéter, sur une échelle et à un rythme supérieurs encore, une phase de développement du commerce et des infrastructures comparable à celle de l’époque coloniale. En 1996, l’affluence touristique annuelle, qui se chiffrait à quelques dizaines de fonctionnaires du Parti avant 1992, passe à 12 200 visiteurs (dont 4 100 étrangers et 8 100 Vietnamiens)32. Devant cette soudaine expansion économique, la demande en main-d’œuvre dépasse les capacités de la population kinh de la ville33. Quelques Montagnards à l’affût de solutions de rechange se saisissent de cette opportunité. Mais celle-ci est de courte durée. Le besoin en produits agricoles frais allant croissant, des marchands et intermédiaires kinh s’emparent de ce segment du marché et mettent à profit leurs liens commerciaux avec l’extérieur, tout spécialement avec Lào Cai, la capitale provinciale. Ces derniers ne laissent toutefois que peu de place à l’augmentation de la production agricole locale. La demande touristique en artefacts – vrais ou faux – augmente sensiblement et de nouvelles perspectives commerciales s’ouvrent alors.
27Les interactions touristiques telles qu’elles réapparaissent à Sa Pa depuis 1993 ne sont pas inédites pour les Montagnards de la région. Des aînées hmong et yao interrogées se souviennent de la présence française et des bénéfices économiques liés à cette présence. Fortes de leur expérience passée, elles savent répondre à la demande actuelle en artefacts « ethniques ». Cependant – et l’on ne saurait s’en étonner compte tenu des situations similaires observées dans la péninsule du Sud-Est asiatique [Michaud 1997] – les seules autres formes de l’activité liée au tourisme qui rejoignent les Montagnards, tels l’accueil en village de groupes de trekkers et la représentation artistique, encore embryonnaires, relèvent toutes de l’initiative des entrepreneurs kinh de Sa Pa.
28Depuis l’indépendance en 1954, le Comité populaire de Sa Pa est en charge de la destinée de la ville et de son district. Quiconque s’est frotté aux comités populaires locaux du Vietnam en connaît l’omnipotence, et celui de Sa Pa ne fait pas exception. Dans un tel contexte de compétitivité, des liens privilégiés avec le Comité populaire – indéniablement contrôlé par la minorité kinh du district, laquelle représente 14 % de la population – sont un atout pour les entrepreneurs kinh. Les Montagnards, dont la majorité est analphabète et dont beaucoup, notamment les femmes, ne parlent pas le vietnamien n’ont que nominalement voix au chapitre dans les décisions politiques par l’entremise de leurs « représentants » de l’appareil étatique accrédités par le Parti. Cette disparité sur la scène économique locale dans l’accès aux leviers du pouvoir entre Kinh et non-Kinh devient évidente quand on passe à l’étude du marché de Sa Pa aujourd’hui.
- 34 La situation évoluant rapidement, il est utile de noter que les observations qui suivent étaient va (...)
29La période la plus active des échanges marchands à Sa Pa, tant en nombre de participants qu’en volume de transactions, correspond au week-end lorsque les visiteurs kinh, venus principalement de Hanoï et de Lào Cai, et les visiteurs étrangers se pressent dans la petite ville pour observer le très coloré marché « ethnique » où défilent sur ces deux jours entre 500 et 1 000 Montagnards. En 1999, année de référence pour notre description du marché34, le nombre de visiteurs-touristes à Sa Pa, selon les autorités policières, a atteint 34 900 personnes (dont 15 900 étrangers et 19 000 Vietnamiens). Durant le reste de la semaine, très peu de touristes sont sur place ; ce qui subsiste des activités marchandes se concentre en un périmètre plus restreint où sont proposés des articles intéressant surtout les résidents kinh de la ville.
- 35 L’objectif des auteurs n’est pas d’analyser le marché kinh traditionnel. Pour saisir ce en quoi il (...)
30Abstraction faite de la question spécifique du tourisme, on pourrait conceptualiser cette distinction temporelle en deux périodes marchandes en la rapprochant de la division entre le marché des sociétés d’horticulteurs et celui des sociétés paysannes [Johnson 1989]. On sait qu’aussi longtemps que Sa Pa a existé en tant que place de marché, les minorités montagnardes l’ont fréquenté de façon hebdomadaire pour échanger les produits dont nous avons déjà parlé, auxquels se sont ajoutés plus tard les pesticides et les fertilisants nécessaires à la production agricole sédentaire et commerciale. Sur le plan social, désirant attirer l’attention du sexe opposé, filles et garçons se sont toujours employés à exhiber publiquement sous forme de vêtements et de bijoux d’argent la richesse familiale dont ils sont dépositaires. À l’opposé, le marché kinh, qui se tient en permanence mais qui se trouve en quelque sorte occulté le week-end par le marché montagnard, se déroule sans cet étalage distinctif35. C’est un marché paysan comme on en trouve des centaines dans le delta, à ceci près que la quantité et la variété des biens offerts à la vente ne supportent pas la comparaison avec les marchés des basses terres, mieux fournis, qui s’appuient sur des réseaux commerciaux plus denses, sur des niveaux de productivité plus élevés et sur une demande soutenue.
31Que ce soit dans un but social ou commercial, le marché de Sa Pa s’est très tôt organisé sur le territoire de manière fonctionnelle. La forme particulière de cette organisation a varié avec le temps. Cela confirme l’argument développé par Mai et Buchholt [1987 : 46] à propos d’un marché indonésien : la structure d’une place de marché secondaire, qui présente des caractéristiques communes aux institutions économiques périphériques, n’est pas pour autant homogène.
32Le marché d’aujourd’hui, avec son portail décoratif massif, ses édifices de béton, ses aires ouvertes ou couvertes, et ses escaliers de maçonnerie, est au centre de la partie la plus ancienne de la petite ville et s’étend en bordure de l’ancien village chinois. Cet ensemble se situe au sud-ouest de la rue principale à l’extrémité de laquelle se trouvait le village annamite de la période coloniale (carte 1).
33La physionomie du marché a été modifiée de façon considérable au cours des dernières années (carte 2, p. 68). Le bâtiment de béton à étage, qui en constitue l’élément le plus imposant (identifié sur le plan par la lettre A), a été érigé en 1997 sur ordre du Comité populaire en lieu et place des deux halles coloniales, froidement livrées au pic des démolisseurs avec quelques boutiques de leur périphérie. Le site du marché est ainsi dominé par ce colosse anguleux abritant, sur deux planchers à aire ouverte, des douzaines d’échoppes individuelles d’égale superficie. En 1998 est construit un bâtiment de béton sur piliers (B) – son rez- de-chaussée étant laissé ouvert – en face du premier et relié à celui-ci par deux passerelles. Diverses boutiques avaient graduellement envahi cette surface servant autrefois de parc à chevaux les jours de marché. L’étage de ce bâtiment était toujours inutilisé en juin 1999. Juste derrière est installée une halle à structure métallique couverte d’un toit de tôle ondulée (C) délimitant un vaste espace abrité. Sur le pourtour de cette halle, quelques vieilles échoppes ayant survécu à la guerre et à la modernisation, notamment de vénérables maisons-boutiques de l’époque coloniale, étatisées durant la collectivisation, ont retrouvé aujourd’hui leur vocation première. Quant au tracé des rues et des escaliers menant au marché, il n’a pas changé depuis l’époque de la station coloniale.
34En surimpression à cette formulation architecturale, nous proposons de lire l’espace du marché en fonction des activités qui s’y déroulent et des acteurs qui les exercent. En voici le portrait fondé sur les catégories d’espaces et d’échanges marchands qui nous semblent structurantes : le marché intérieur, le marché extérieur et les zones libres (carte 3, p. 69).
a) Le marché intérieur
35Il s’agit du bâtiment A. Les deux planchers de cette construction récente couvrent chacun environ 30 mètres sur 15 et logent plusieurs douzaines de boutiques donnant sur des allées se coupant à angle droit. Au rez-de-chaussée, accessible directement depuis la place du marché au travers d’arches sans portes, des commerces semblables proposent une panoplie d’articles de consommation courante en plastique, en fer blanc, en fer forgé ou en terre cuite, ainsi que des produits textiles, le tout destiné à l’usage domestique ou agricole. On y trouve aussi du fil, de la toile de chanvre teinte, des souliers, des seaux, des couteaux, de la corde, des ustensiles de cuisine, et autres marchandises se déclinant jusqu’aux chandelles et aux allumettes. Plusieurs de ces commerces offrent en outre du tabac, des herbes, des fruits séchés, des produits naturels comme le miel non pasteurisé, et des produits dérivés tels le sel et le glutamate monosodique. La plupart des articles durables proviennent de Chine ; les marchands affirment que leur acquisition se fait en toute légalité et que les droits sont payés conformément aux règlements relatifs à l’importation. Les produits séchés proviennent de Chine, des basses terres régionales, du delta ou encore de producteurs locaux. À l’étage de ce bâtiment, d’autres commerces vendent ces articles d’intérêt général ainsi que des vêtements manufacturés, en particulier des t-shirts imprimés.
Carte 2. Organisation physique du marché, 1939
Carte 3. Activités marchandes, 1999
- 36 N’ayant pu obtenir cette information pour l’année 1999, nous donnons les chiffres de 2000, qui se r (...)
36Il est frappant de constater que toutes les places à l’intérieur du bâtiment principal sont occupées par des commerçants kinh, en grande majorité des femmes. En principe, lors de la conception de ce marché intérieur, telle qu’elle nous a été expliquée par les autorités en 1995, l’intention était de fournir également aux commerçants montagnards une vitrine d’exposition de leurs artefacts ethniques. Toutefois aucun étal de ce marché n’est tenu ou possédé par des Montagnards. Les seuls d’entre eux qu’on peut rencontrer à l’intérieur du bâtiment sont des badauds et des acheteurs d’articles utilitaires. C’est que les places dans le marché intérieur sont chères. Le Comité populaire de Sa Pa n’établit pas seulement les règles d’édification et de fonctionnement du marché local, il fixe aussi le niveau des taxes et veille à leur perception. En 200036, les coûts d’un commerce situé dans le marché intérieur s’élevaient à 10 millions de dông versés à l’ouverture des opérations en un paiement unique, auxquels il fallait ajouter 200 000 D pour le loyer mensuel et 100 000 D pour les taxes. En somme, des frais largement au-dessus des moyens des montagnards de la région.
b) Le marché extérieur
37Comparativement à ceux du marché intérieur, les commerçants du marché extérieur – autant d’hommes que de femmes – présentent une sélection de marchandises beaucoup plus limitée. Il s’agit de denrées alimentaires fraîches ou cuites. L’espace du marché extérieur déborde la partie formellement couverte (C) pour s’étendre de part et d’autre de l’allée séparant les deux édifices et se prolongeant vers le sud-ouest (D). Là, sous des bâches de fortune, on offre poissons, œufs, fruits et légumes frais ainsi que quelques produits forestiers comestibles. La partie couverte (C) abrite la boucherie et l’aire de restauration. Ce secteur, situé entre les piles du second bâtiment en béton et qui se prolonge sous la halle métallique, couvre une aire d’environ 20 mètres sur 15.
38Et dans sa forme et dans le type de produits proposés, le marché extérieur est typique d’un marché paysan et s’adresse en priorité aux habitants de Sa Pa consommateurs d’aliments frais sur une base quotidienne. On peut y voir, à l’occasion, quelques Montagnards acheter des légumes ou de la viande, mais c’est surtout dans l’aire de restauration qu’ils s’installeront pour un repas avant de rentrer dans leur hameau. Les Kinh de Sa Pa en revanche, plus enclins à se restaurer à la maison, fréquentent peu ces gargotes. Le week-end, quelques visiteurs à l’estomac bien accroché – kinh, mais aussi étrangers – se risquent à s’y attabler. Par conséquent, cette aire de restauration est relativement déserte durant la semaine, et l’activité des restaurateurs – ce sont presque toujours des couples – réduite.
39Le droit d’installer et d’exploiter un espace sur le marché extérieur a également un prix. Pour la boucherie et la restauration (C), ces coûts sont de 60 000 à 80 000 D pour la location mensuelle, 100 000 D de taxe, et 50 000 D de frais généraux, par mois également. Pour les étals de fruits et légumes à l’extérieur de l’espace couvert, ces mêmes frais sont respectivement de 120 000 D, 50 000 D, et 50 000 D si l’étal est situé dans l’espace le plus convoité, c’est-à-dire exactement entre les bâtiments A et B (carte 2, partie D1). On paiera, toujours dans le même ordre, 60 000 D, 60 000 D et 50 000 D dans l’espace excentré (partie D2).
40Le fait que des coûts fixes doivent être défrayés pour avoir une échoppe sur le marché, intérieur ou extérieur, constitue un facteur décisif pour s’engager dans cette voie. Ne s’y consacrent que ceux pour qui le commerce représente l’activité dominante dans une économie orientée vers le marché : ils sont tous Kinh ou Sino-Vietnamiens. Chez les Montagnards, pour lesquels l’agriculture est encore prioritaire, outre les coûts trop élevés, l’activité même ne séduit pas. Ainsi, en juin 1999, aucun Hmong ou Yao ne tenait une place d’affaires sur le marché extérieur. Quant au petit groupe des Taï, nous y reviendrons brièvement plus loin.
c) Les zones libres
41Au-delà des environs immédiats des lieux et bâtiments décrits jusqu’ici, et hormis le cas des boutiques autonomes qu’on peut trouver un peu partout à Sa Pa (carte 2) et dont nous ne traiterons pas dans cet article, les pratiques marchandes qui nous intéressent présentent un caractère plus fluide. Elles prennent deux formes : celle des étals provisoires à ciel ouvert, derrière lesquels on trouve des Kinh des deux sexes, et celle de la sollicitation itinérante qui est presque exclusivement le fait de femmes montagnardes. En concentration dégressive à mesure qu’on s’éloigne du cœur du marché, les principaux sites d’intervention de ces marchands sont les places vacantes devant les maisons ou le long des rues, des ruelles et des escaliers. Ainsi, cette activité n’a pas à supporter de frais de location d’espace. Toutefois, une taxe à la vente est payable aux autorités. Elle s’élève à 1 000 D par jour pour les résidents du district, les vendeurs et vendeuses venant de plus loin étant redevables d’une taxe additionnelle de 4 000 D le dimanche seulement, soit un total de 5 000 D pour ce jour.
42Kinh et Montagnards s’y adonnent à des formes de marketing et d’échange informels ajustés à leurs besoins et à leurs moyens. Deux systèmes de distribution se côtoient, entendons par là des mécanismes facilitant l’échange de biens et de services : en premier lieu, la vente stationnaire sur étal provisoire et, en second lieu, la vente itinérante [McGee et Yeung 1977 : 22].
- 37 McGee a défini le hawker en ces termes : « Either sells goods (usually daily) at points along a par (...)
43La vente stationnaire sur étal provisoire concerne des articles de petit format faciles à transporter. Les marchands prennent place sur les trottoirs et dans les escaliers publics. Ces installations se résument à un échafaudage sommaire, parfois monté sur une bicyclette, ou encore à une bâche posée à même le sol. Rien ne reste sur le site une fois le vendeur reparti37. On propose surtout des articles manufacturés : fil à coudre, bacs et couverts en plastique, briquets, broderies en bandelettes, cigarettes, quelques outils. Des petits restaurateurs, généralement répartis sur le pourtour du terrain de sport communal, offrent des boissons gazeuses et du maïs grillé sur des tables sous un parasol. Le tout est emporté à la fin de la journée. Nombre de ces marchands, provisoirement installés sur la voie publique, préfèrent s’en tenir aux périodes de plus grande demande, à savoir les week-ends.
44Une faible proportion des acteurs de ce premier système en zone libre sont des Montagnards originaires de hameaux éloignés, qui ne bénéficient pas de liens consanguins ou affinaux forts avec la communauté locale. Les Montagnards de Sa Pa les considèrent comme des commerçants étrangers à leur réseau coutumier d’alliances, et les traitent comme tels. Ces migrants apportent avec eux des tissus et broderies traditionnels ou semi-industriels qui peuvent présenter un intérêt pour les Montagnards locaux, des objets usuels de leur fabrication et quelques artefacts adaptés à une demande précise, tels des objets du culte animiste. Nous n’avons pas rencontré de Montagnard du district de Sa Pa actif dans ce système. Ces quelques Montagnards de l’extérieur mis à part, la grande majorité de ceux qui pratiquent l’étalage provisoire sont des Kinh venus de Lào Cai, qui vendent essentiellement à d’autres Kinh. Les Kinh de Sa Pa, eux, se retrouvent prioritairement dans la restauration de rue.
- 38 Voir les rapports de DiGregorio et al. [1997] et Pham et Lam [2000] ainsi que la publication de Cuk (...)
45La vente itinérante, second système de distribution en zone libre, correspond à toute forme de sollicitation exercée par une personne circulant à pied à la recherche de clients, et transportant des articles. Pratiquement tous les vendeurs itinérants sont en fait des vendeuses, des Montagnardes du district qui exhibent des vêtements usagés ainsi que des vêtements neufs produits pour le commerce. Les touristes, on l’aura compris, sont la cible privilégiée de ces vendeurs38. De concert avec ces femmes matures, mais parfois indépendamment d’elles, de jeunes filles hmong et yao, n’ayant pas atteint l’âge du mariage, proposent des articles similaires auxquels s’ajoutent une variété d’articles qu’elles ont fabriqués, notamment des guimbardes en bambou et des bracelets multicolores en fils de coton noués.
46Si le recyclage par les Montagnards de leurs vêtements et broderies usés n’a pas de quoi surprendre, il faut en revanche s’interroger sur la vente itinérante de vêtements manufacturés. On note que, depuis l’ouverture de la région de Sa Pa au tourisme international, des vêtements, remodelés à l’intention de la clientèle de passage, se négocient en quantité croissante. Ils sont confectionnés par des tailleurs kinh dans de petites échoppes disséminées dans la ville (voir notamment carte 3, partie E). Ces vêtements, sur lesquels sont rapportés des fragments de broderies traditionnelles prélevés sur des vêtements montagnards usés, sont cousus à partir de tissus industriels. Le résultat, d’inspiration « ethnique », suscite un engouement certain auprès de la jeune clientèle touristique, tant kinh qu’étrangère.
- 39 Cette réserve n’est pas absolue. En témoigne le cas du hameau yao de la commune de Tả Phìn. Là, une (...)
- 40 Mais pas exclusivement. Ainsi, en 1996, un commerçant allemand est venu acheter à une intermédiaire (...)
47D’une manière générale, les Montagnards n’ont pas exploité à leur avantage le champ commercial ouvert par la demande en vêtement ethnique, faute de disposer des moyens et du savoir techniques nécessaires à leur confection39. Leur absence dans ce domaine est sans doute également due au fait que le découpage et le remodelage de leurs oripeaux dans un but commercial n’a pas grand sens dans leur esprit. Une autre chose est de vendre des vêtements ou morceaux de vêtements usés puisqu’ils seraient sinon perdus, du moins éventuellement convertis en torchons. Des intermédiaires, pour la plupart des Kinh de la région40, collectent donc ces artefacts vestimentaires, et ce, directement auprès de leurs propriétaires, dans les hameaux et villages de montagne. Ils les revendent ensuite à ces tailleurs-boutiquiers se chargeant de les transformer.
48À Sa Pa, plusieurs tailleurs spécialisés dans ce recyclage offrent leurs produits à la vente, dans leur échoppe même ou encore par l’entremise de marchands kinh installés en permanence dans le bâtiment A, le marché intérieur. Un grand nombre de Montagnardes viennent également chez ces tailleurs retirer des articles pour les vendre sur le mode itinérant. Elles ne paieront le tailleur, à hauteur des revenus de la vente, qu’à la fin de la journée. Une commission est parfois exigée par le fournisseur ; une pénalité peut être infligée pour les invendus. Il s’agit là, à notre connaissance, de l’une des rares formes d’échange entre Montagnards et Kinh ne relevant pas des impératifs de la production agricole (c’est-à-dire l’achat de matériel, de pesticides, etc.). D’autres transactions purement commerciales comprennent la vente par les Montagnards de plantes médicinales ou décoratives, de champignons sauvages comestibles, d’oiseaux exotiques et d’insectes capturés en forêt, ainsi que d’alcool domestique à base de riz ou de maïs. Ce type de commerce n’a pas pignon sur rue et se déroule dans la sphère privée, directement du vendeur à l’acheteur. Il échappe ainsi aux contrôleurs de l’État et n’est pas taxé.
- 41 D’aucuns diraient « tribale ».
49Comme c’est le plus souvent le cas dans les sociétés à forte composante horticole41, les Montagnards de Sa Pa ne commercent pas afin de réaliser des profits ; ils cherchent surtout à assurer leur reproduction économique de base [Johnson op. cit.]. Les individus liés par la consanguinité, l’alliance ou le voisinage préfèrent pratiquer le troc entre eux, la fraction résiduelle de leurs transactions qui ne peut être ainsi satisfaite se fait à Sa Pa sur le marché. À l’intérieur de leur société, ils sont plus intéressés par l’échange rituel, le don et le renom que par les bénéfices et l’hypothétique prestige que d’autres peuvent retirer du commerce. Il n’est donc pas étonnant que l’organisation formelle du marché de Sa Pa soit dominée par des non-Montagnards pour qui l’innovation, l’investissement, la dette et la compétition sont des notions beaucoup plus significatives [Mai et Buchholt op. cit. : 145].
50L’analyse de l’évolution du marché de Sa Pa sur un siècle révèle un changement dans la nature des échanges, dans la composition sociale des marchands et dans la répartition du pouvoir au sein de leur groupe, et ce, au fur et à mesure que des acteurs plus puissants imposaient leurs vues et contrôlaient les espaces et les produits les plus rentables. Prenons quelques exemples.
51Lorsque l’opium était la marchandise la plus importante à Sa Pa [Le Failler op. cit.], les Montagnards étaient à ce seul titre des acteurs de premier plan sur le marché local, tant comme producteurs venus vendre leur récolte (surtout les Hmong et les Yao) que comme intermédiaires (surtout les Taï) entre Montagnards originaires de régions plus éloignées et acheteurs non montagnards [Lunet de Lajonquière 1904]. Ils étaient également actifs comme palefreniers et comme guides pour les caravanes en provenance des basses terres et de Chine, dans le but, notamment, d’acheter l’opium [Forbes et Henley 1997]. Avec la fin du commerce de ce stupéfiant, les Montagnards ont définitivement abandonné leur position privilégiée au profit des marchands sédentaires de longue date, les Kinh et les Sino-Vietnamiens, lesquels répondent aux besoins immédiats de la population locale.
52Un autre renversement des rôles s’est produit au moment du départ définitif des colons et villégiateurs français de la station d’altitude, fin 1946. Pour les Montagnards, comme on l’a vu plus haut, jusque-là les occasions d’échange profitables ne manquaient pas : approvisionnement de la station, militaire et civile, en bois à brûler, en bois d’œuvre, en riz et produits comestibles de la forêt, travail salarié en tant que main-d’œuvre non spécialisée sur les chantiers de construction publics et privés, vente d’artefacts exotiques aux visiteurs. Avec la fin de la présence française, ce qui survécut de l’activité économique se retrouva entre les mains des quelques marchands non montagnards restés sur place.
53Depuis la renaissance de la ville au début des années soixante, des paysannes taï, originaires de villages situés en aval dans la vallée de la Mương Hàu Hò, se rendaient à Sa Pa pour vendre des légumes de leur lopin familial (le 5 % de la période coopérative). En 1999, dans la foulée de la modernisation et de la formalisation du commerce, ces Taï ont disparu du marché, laissant toute la place aux marchandes kinh. Nonobstant d’autres causes possibles à ce changement – qui nous auraient échappé – ces paysannes taï ont vraisemblablement été délogées par des personnes mieux préparées à affronter les coûts d’exploitation et la compétition grandissante, et davantage liées aux autorités locales ainsi qu’aux réseaux de fournisseurs et aux clients.
54Enfin, une autre prise de contrôle récente a eu lieu en haut de l’escalier de pierre qui divise la rue principale à la hauteur du marché, site très couru où des transactions s’effectuent depuis les tout débuts de la fréquentation touristique. Dans cette zone libre, des Hmong et des Yao proposaient naguère des artefacts disposés sur des bâches à même le sol. Des marchandes montagnardes itinérantes se rassemblaient également à cet endroit pour profiter de l’affluence. À la nuit tombée, de jeunes Hmong et Yao y venaient courtiser. Toutefois en juin 1999, ce site a été investi dans sa totalité par des marchandes kinh et leurs étals provisoires. Son attrait devint suffisant pour que les autorités décident de le réglementer. C’est ainsi que des commerçants kinh, plus organisés, ont pu en prendre le contrôle aux dépens des Montagnards qui l’utilisaient de manière informelle. Certaines informatrices montagnardes nous ont affirmé qu’à cette occasion des pots-de-vin auraient été versés à la police locale exclusivement composée de Kinh.
- 42 De nombreux auteurs ont signalé la suspicion traditionnelle avec laquelle les habitants des basses (...)
55Dans une localité rurale et sa périphérie, une place de marché a non seulement une fonction commerciale, mais aussi de multiples fonctions sociales. On dit alors que l’économique est enchâssé (embedded) dans le social [Dupuy op. cit. ; Polanyi et al. eds. op. cit.]. En écho à la célèbre typologie des trois niveaux de la réciprocité dans les sociétés paysannes proposée par Sahlins [1968] – réciprocité généralisée, équilibrée et négative –, il s’est avéré, au cours de nos enquêtes, que les montagnards, d’une part, et les Kinh (incluant les marchands d’origine chinoise), d’autre part, ont des conceptions différentes de ce qu’est une place de marché et, plus précisément, du rôle qu’une telle place joue dans les échanges. Dans la coutume montagnarde, les fonctions sociales de l’échange entre consanguins et affins sont toujours présentes, voire primordiales. Elles procèdent de la réciprocité dite généralisée. À l’inverse, chez les Kinh, qui n’ont pas de racines identitaires ou familiales profondes à Sa Pa et dont la majeure partie du réseau de parenté est ancrée dans les basses terres, la dimension purement commerciale domine dans des échanges centrés sur la place du marché. Il est donc opportun de parler dans leur cas de réciprocité négative. Car, pour nombre de Kinh, être à Sa Pa constitue un exil, la politique des nouvelles zones économiques [Hardy op. cit.] étant à l’origine de leur venue dans la petite ville. Certains de ceux que nous avons interrogés rêvent de pouvoir un jour se retirer dans leur village où vivent leurs parents et où reposent leurs ancêtres42. C’est là-bas qu’ils investissent la plus grosse part des bénéfices réalisés à Sa Pa. D’autres, surtout parmi les plus prospères de ces migrants kinh – prospérité qu’ils doivent à un succès économique impensable dans les basses terres surpeuplées –, ont accepté un enracinement durable à Sa Pa. Ils y ont installé l’autel de leurs ancêtres et cherchent dorénavant à y établir leur lignée. Le passage du statut de migrants temporaires à celui de résidents permanents rapproche indéniablement ces Kinh de leurs voisins montagnards. C’est souvent au sein de ce groupe que l’on rencontre les partisans les plus sincères d’une vision consensuelle du développement économique local incluant Kinh et Montagnards à part entière. Cette population s’est ainsi insérée dans le réseau régional de la réciprocité dite équilibrée, mais ne forme qu’une minorité de la communauté kinh de Sa Pa. Pour les autres Kinh venus plus récemment de l’extérieur du district afin de commercer durant les week-ends, l’absence d’un engagement à long terme est manifeste et la recherche du profit immédiat reste l’unique but. Il serait donc approprié de les ranger sous la bannière des tenants de la réciprocité négative.
- 43 C’est le « dilemme du commerçant » [Evers 1994] : le marchand local est constamment tiraillé entre (...)
56Pour établir cette typologie, qui a bien sûr été critiquée mais qui conserve néanmoins une valeur heuristique, Sahlins est parti du fait qu’on avait suggéré qu’en Occident, par le passé, les places de marché servaient à la circulation des biens à l’extérieur du système traditionnel de réciprocité et de redistribution [Polanyi et al. eds. op. cit.]. Dans la Grèce antique, le commerce qui s’effectuait à l’extérieur du village se faisait avec les étrangers, c’est-à-dire avec des individus avec lesquels on n’avait pas d’obligations sociales. À ce commerce, souvent monétarisé, était étroitement associée la notion de profit réalisé aux dépens d’autrui. Voilà qui contraste avec le concept d’échange réciproque et de don [Godelier 1996] à l’intérieur d’un même groupe, dans un but de cohésion sociale (resserrement des liens consanguins et affinaux et renforcement des relations avec le voisinage ou avec d’autres catégories villageoises). Commercer entre parents, entre amis ou entre voisins pour un profit aurait compromis le contenu symbolique du produit échangé et aurait mis en péril la relation. En revanche, cette règle ne s’appliquait pas avec l’étranger appartenant à un autre monde43. Dans son étude sur l’échange économique dans deux villages paysans de Java et Bali, Geertz [1963 : 46-47] ne notait-il pas que les rapports commerciaux s’y trouvaient soigneusement isolés des rapports sociaux ?
57C’est là un angle possible d’interprétation des différences concernant la forme et l’entendement des activités marchandes entre Montagnards et Kinh à Sa Pa. Alors que les premiers effectuent, au village, la majorité de leurs transactions dans le cercle de la parenté et du voisinage et seulement une petite proportion de leurs échanges au marché de la ville, les commerçants kinh concentrent l’essentiel de leurs échanges sur la place publique et utilisent la monnaie dans toutes leurs transactions.
- 44 Une affirmation qu’il faut bien sûr pondérer en raison de la division grandissante, au sein des mar (...)
58Pour l’observateur de passage, les Montagnards semblent ainsi être les perdants pour ce qui a trait à la domination des secteurs marchands les plus productifs et des emplacements les plus rentables sur la place du marché de Sa Pa. Compte tenu de l’évolution spatiale, administrative et légale du marché depuis cent ans, des changements intervenus dans la nature des échanges depuis la fin du commerce de l’opium et la mort de la station coloniale, de l’installation massive des marchands kinh depuis quarante ans, et enfin des variations dans le régime politique national générant des répercussions jusqu’à l’échelle locale – tous ces facteurs se combinant au récent boom touristique –, une analyse superficielle pourrait laisser croire que les Montagnards ne seront vraisemblablement pas en mesure de revenir en force face à ces Kinh mieux organisés, mieux préparés et toujours plus nombreux. Qui plus est, les autorités locales, dont les membres sont presque tous issus de l’ethnie kinh, se sont fermement associées avec ces « marchands-frères »44. En outre, plus les marchandises proposées à la vente seront produites de façon industrielle, moins les Montagnards seront compétitifs dans un tel système où un capital d’investissement et un solide réseau de fournisseurs extérieurs à la région deviendront essentiels. Leur avenir, sous cet éclairage, paraît fort sombre.
59Toutefois, à la lumière de notre discussion, il est sans doute plus pertinent de renverser les choses : les Montagnards veulent-ils, ont-ils jamais voulu se tailler une place de choix sur le marché local ? Des écrits à tendance néo-évolutionniste suggèrent que ce ne saurait être qu’une question de temps avant que les nouvelles perspectives commerciales qu’offre la place du marché ne changent définitivement l’économie montagnarde. En effet, un élément fondamental de la transformation des économies simples en économies complexes consisterait dans l’augmentation des échanges sur le marché, c’est-à-dire dans l’accroissement de la quantité et de la variété des transactions ainsi que de l’usage des capitaux. L’histoire montrerait que la plupart des sociétés horticoles seraient devenues des sociétés paysannes au moyen notamment de l’introduction de la monnaie et du marché. Cependant, contre cette conception, plusieurs préfèrent aujourd’hui une vision plus fine des synthèses locales, dans laquelle le changement économique et social ne serait pas si résolument linéaire [Cancian 1989 : 166-170].
60Ainsi, nous suggérons que chez les Hmong en particulier, mais aussi chez les Yao et, à un moindre degré, chez les Taï, il y a un refus tacite de s’engager plus avant dans l’activité commerçante sur le marché de la ville, court-circuitant certaines des conditions favorisant l’installation d’une économie proprement paysanne. Le simple fait que quelques dizaines de femmes et de jeunes filles montagnardes pratiquent la vente itinérante à petite échelle ne permet pas de conclure à une dépendance accrue de l’économie montagnarde vis-à-vis du marché de Sa Pa. Ce petit commerce existait déjà durant la période coloniale ; il s’était éteint et a été simplement ranimé par la nouvelle demande touristique. Des facteurs d’une autre envergure, tels la production et le commerce de l’opium ainsi que le travail salarié (incluant le travail en coopératives), qui auraient théoriquement dû contribuer à un harnachement puissant de l’économie montagnarde horticole par le marché régional et national, ne semblent pas non plus avoir suffi à initier la complexification formelle de cette économie. Ces « faux départs » n’auraient-ils été que d’ultimes postures avant le grand saut ? Peut-être. Cependant, il est juste de rappeler avec Gudeman [2001 : 11] que pour les paysans les promesses du marché sont attrayantes mais, souvent, sont refusées par crainte des pertes de tous ordres que cette mise en dépendance suscite. Wolf notait déjà, il y a un demi-siècle [1955 : 454], que la production déterminée par les besoins du marché ne se développe que lorsque le paysan n’est plus capable de satisfaire ses besoins au moyen des institutions coutumières ; lorsque, en fait, la communauté paysanne dont il fait partie passe d’une forme fermée (homogène) à une forme ouverte (hétérogène) [Cancian op. cit.]. Si l’on suit cette logique, il faut en déduire que les Montagnards de Sa Pa n’ont pas atteint ce point de non-retour. Pourquoi ? La recherche de réponses liées aux résistances paysannes à l’échelle locale [Gudeman et Rivera 2001], ce que Scott [1985] a appelé « les formes de résistance paysanne de tous les jours » et que Tapp [2001 : 25] a entrevues dans son analyse de la modernisation chez les Hmong de Chine, nous paraît, à ce titre, offrir une piste de recherche engageante.