1Les chercheurs français sont désormais familiarisés avec la thématique des Land Rights en Australie grâce, notamment, aux travaux de Barbara Glowczewski [1985, 1992]. Ces droits territoriaux doivent être entendus comme une redéfinition de l’espace aborigène.
2Nous allons le montrer en traitant de la réorganisation de l’espace social des Aborigènes pitjantjatjara et des conséquences de cette réorganisation sur leur culture et leur existence politique. Nous exposerons les logiques passées de la distribution géographique des Pitjantjatjara et préciserons le lien qui les unit à leur territoire. Nous verrons comment les Pitjantjatjara aménageaient leurs lieux de résidence saisonnière. La transformation de ce mode de résidence sera replacée dans le contexte de la colonisation de l’Australie et de l’implantation des Européens.
3En effet, les Pitjantjatjara vivent aujourd’hui en communautés (communities) façonnées telles des cités idéales. Une communauté est une entité administrative qui réunit des familles en un site de peuplement très localisé. Celui-ci a toutes les apparences d’un village avec maisons en tôle et en briques, bâtiments administratifs, dispensaire et magasin d’approvisionnement (store). Ces communautés sont gérées par un conseil dirigé par un chairman. Les membres du conseil disposent de droits de propriété sur le territoire de la communauté. Ces droits reconnus par les instances gouvernementales australiennes leur ont été octroyés à la suite de la législation des Land Rights [Glowczewski 1985 ; Peterson 1981]. Ainsi, le Pitjantjatjara Land Rights Act, voté en 1981, stipulait qu’une organisation privée rassemblant des Pitjantjatjara devait administrer le territoire de l’Anangu Pitjantjatjara Incorporated selon les volontés et les intérêts des propriétaires aborigènes traditionnels nguraritja, ce qui signifie en pitjantjatjara « appartenant à un campement, à un lieu ». Ce terme a pour racine ngura qui désigne le campement mais doit être rapproché de la notion de foyer car le campement est le lieu où s’allume le feu domestique. Le nguraritja est par conséquent celui ou celle qui est « chez soi » dans un lieu déterminé.
Étendue du territoire pitjantjatjara en Australie
4Les Land Rights ont donc contribué à l’émergence d’une nouvelle configuration de l’espace social pitjantjatjara. Cependant, la constitution des communautés pitjantjatjara ne leur est pas consécutive. Ces communautés résultent du rassemblement des Aborigènes autour des premières implantations blanches qui se sont établies sur leur territoire.
5Vivant de chasse et de collecte, les Pitjantjatjara se répartissaient, dans un passé encore proche, en groupes composés d’une petite trentaine d’individus qui se déplaçaient suivant un circuit de points d’eau répartis autour des chaînes montagneuses. Lorsque les conditions climatiques réduisaient considérablement les ressources de ces aires de prélèvement, ces groupes migraient vers d’autres régions plus accueillantes. Pareilles migrations ne pouvaient être entreprises qu’à la condition qu’elles soient menées par des personnes connaissant parfaitement les mythes pitjantjatjara. De fait, chaque endroit du désert est associé à un ou plusieurs êtres mythiques qui l’ont modelé ou qui y ont accompli un acte particulier au cours de leur existence. Ceux qui possèdent les clés de compréhension des mythes connaissent l’époque de l’année à laquelle un site peut offrir les ressources nécessaires à la survie d’un petit groupe.
6Un exemple de cet aspect ésotérique nous est donné par les quelques éléments du mythe suivant. Les habitants de la communauté de Mimili racontent que deux femmes sillonnaient séparément la région à la recherche de nourriture. Leurs noms étaient ili et mangata, respectivement Figue et Prune. Elles s’approchèrent toutes deux d’un site où poussaient les arbustes donnant des figues et des prunes (la localisation précise du site n’appartient qu’à ceux qui sont initiés au mythe dans ses moindres détails). Les deux femmes arrivèrent en ce lieu au moment où les fruits étaient mûrs et se disputèrent avec leur bâton à fouir (wana). La dispute cessa lorsqu’elles se partagèrent les fruits. L’une prit les prunes et l’autre les figues. Puis elles se séparèrent pour retourner chacune à leur campement.
7Ce récit devient un « message » quand on sait qu’ili et mangata sont aussi les noms de deux étoiles. Il faut alors savoir comment les reconnaître dans la myriade de celles qui scintillent dans le ciel nocturne du désert. Un fin observateur s’apercevra qu’à une certaine époque de l’année, ces deux étoiles se rapprochent puis s’éloignent. Lorsque les étoiles sont proches, il est dit que les deux femmes se battent avec le wana. C’est la saison à laquelle les baies sont mûres et comestibles. Comme l’évoque le mythe, la récolte est souvent une occasion de concurrence entre les groupes de femmes. Quand les étoiles commencent à s’éloigner vers la fin de l’été, c’est le signe que le site ne porte plus de baies. Ce récit concerne donc un site particulier et donne un code pour l’utiliser mais également une règle de répartition des ressources. L’identité culturelle d’un groupe était aussi son identité territoriale puisque les clés pour exploiter un site étaient en la possession parfois exclusive de certains groupes.
8Il existe de très nombreux sites recelant des ressources en petite quantité dont l’exploitation est codifiée grâce au même procédé. En effet, la mythologie aborigène se compose de plusieurs cycles qui narrent l’existence d’êtres exceptionnels, les tjukuritja, lesquels ont laissé sur leur passage les principes spirituels de toute chose. Ils ont assigné aux hommes le devoir d’accomplir des cérémonies pour que ces principes s’incarnent ou se matérialisent en créatures vivantes, en végétaux ou en phénomènes atmosphériques, la pluie notamment. Une roche ou un amoncellement de pierres peut indiquer l’emplacement où le tjukuritja a fait une halte. Sa trace est là, sous la forme d’une pierre. Les Pitjantjatjara la désignent dans ce cas apuringu, « il est devenu pierre ». Ces sites ne sont pas tous des lieux offrant des ressources alimentaires aux Aborigènes. Certains ont une très grande valeur cérémonielle et jalonnent des « routes » mythologiques parcourues jadis par les tjukuritja. C’est ainsi que chaque lieu est rattaché à un autre selon un itinéraire mythologique mental. Cet itinéraire « cartographie » l’ensemble des zones importantes du désert, marquant les points d’eau, les endroits où trouver tel type d’arbre ou tel gibier. Les Pitjantjatjara sont, en ce sens, très proches des Warlpiri et de leur conception du territoire [Glowczewski 1987].
9En suivant ces récits, il est possible de retracer le parcours qui relie les zones de prélèvement entre elles. On peut alors migrer dans une région procurant eau, baies et animaux pour nourrir toute une communauté. On comprend dès lors que la plus grande richesse des Aborigènes soit la connaissance des lieux de prélèvement et donc celle des mythes. Aussi une personne peut-elle déduire d’un récit l’existence d’un site sans pour autant s’y être jamais rendue. Les Pitjantjatjara opéraient ainsi une « relocalisation » saisonnière à des fins de subsistance en ayant recours à leurs mythes.
10La connaissance des mythes et celle des « savoirs » qui leur sont liés dépend d’un très long et pénible processus renouvelé d’initiation. L’initiation d’un jeune homme est effectuée par le père, ou un père classificatoire, de sa future « épouse ». Cet initiateur est appelé waputju. En contrepartie de son initiation et de l’accord donné à son union avec sa partenaire, le jeune homme a l’obligation d’accomplir de nombreuses tâches pour son, voire, ses waputju. Il existe une initiation féminine, pour la région que nous étudions, réalisée par une femme de haut rang initiatique. Ces initiations aboutissent concrètement à l’acquisition du statut de wati (homme responsable) et de kungka (femme responsable). L’acquisition de ces statuts donne à ces derniers la possibilité de s’unir et de fonder une famille. L’union de jeunes kungka et wati originaires de groupes distants de plusieurs centaines de kilomètres permet l’accroissement du savoir mythologique. Les jeunes, envoyés dans des groupes éloignés, acquièrent la connaissance de nouvelles zones de prélèvement et contribuent à augmenter en quelque sorte le capital de connaissance « géographico-mythologique » de leur communauté d’origine. De plus, en gagnant des alliés, les Aborigènes peuvent aisément trouver refuge auprès de populations disposant de ressources plus abondantes que les leurs. On peut ici parler d’une « délocalisation » afin d’accroître le nombre d’alliés.
11Comme il est toujours d’usage, le mode de résidence est d’abord matrilocal : les jeunes hommes sont envoyés dans les communautés où vivent leurs futures partenaires. La jeune femme est autorisée, quant à elle, à venir quelques semaines dans la communauté du jeune homme pour partager des moments d’intimité. Cette période est l’occasion pour l’ensemble des parents du jeune homme, d’estimer les qualités de la jeune femme. Ils délibèrent et évaluent la solidité des liens qui uniront le couple. La matrilocalité peut prendre fin à la mort du père de « l’épouse ». Libéré alors de ses obligations envers son waputju, l’homme peut décider de revenir sur le territoire de son enfance en y installant sa femme et ses enfants. Aujourd’hui, les conseils aborigènes perpétuent cet attachement direct de chaque individu, femme ou homme, à la terre qui l’a vu naître ou à celle sur laquelle il fut initié, et les délocalisations matrimoniales s’effectuent de communauté en communauté en fonction des règles d’alliance traditionnelles.
12Si la structuration des territoires a trait à une relocalisation de subsistance et à une délocalisation matrimoniale, elle est aussi hautement symbolique. De fait, les Pitjantjatjara perçoivent certains sites de leur espace nomade comme des lieux où gisent de vivantes reliques des héros créateurs (tjukuritja) de leur « temps du rêve » (tjukurpa), période pendant laquelle tous les mythes d’origine se sont déroulés. L’espace physique est le milieu que les héros civilisateurs, tels le Grand Kangourou (Malu) ou le Grand Varan (Ngintaka), ont traversé en semant les essences (kurun) de toutes choses et êtres, les hommes ne faisant pas exception. Ils ont empreint le sol de leur corps pour façonner les reliefs du paysage qui sont tels des témoignages de leur présence et deviennent en conséquence sacrés. Cette sacralité prévaut dans l’initiation des jeunes membres des communautés.
- 1 On a beaucoup glosé sur la prétendue ignorance des aborigènes quant au rôle de l’acte sexuel dans l (...)
13Il existe par conséquent un véritable lien d’affiliation entre un Pitjantjatjara et ces emplacements. Séparer l’un des autres équivaut à rompre un lien ombilical qui compromet à la fois la vie des hommes et la permanence du monde. Selon la cosmogonie pitjantjatjara, les êtres humains, pour exister, doivent provoquer l’expulsion de kurun des sites sacrés grâce à des cérémonies dont la codification leur a été « laissée » par les tjukuritja. Ainsi un être humain désigne sa première existence comme parkangka ngaranyalta (tenant sur la feuille), en référence à la première couche qui recevra le nouveau-né et au rituel qui a contribué à sa naissance. Ce rituel continue à se perpétuer afin qu’un site puisse générer des esprits-enfants (yulan) que des feuilles (parka), savamment placées sur l’élément du site sacré qui expulse les kurun, propulseront dans l’espace [Viesner 2000 : 80]. Ils pénétreront le ventre des femmes qui passeront près du site. Elles seront alors susceptibles d’être enceintes1. À sa naissance, l’enfant aspirera le souffle du tjukuritja qui a laissé sa trace à l’endroit où il naît.
- 2 Cérémonies parfois composées de plusieurs rituels qui rejouent un épisode particulier d’un mythe. L (...)
14Il y a donc une double filiation territoriale des jeunes pitjantjatjara : l’une en rapport avec les pères classificatoires (mama) qui ont eu un rôle dans l’expulsion des kurun et l’autre en rapport avec la mère lorsqu’elle a donné naissance à l’enfant. Évidemment l’esprit-enfant appartient aux territoires des pères et le nouveau-né vient au monde sur le territoire de sa mère. Ces filiations conditionnent toute la vie des Aborigènes et les conduisent à participer ou non aux cérémonies dites paluni, plus connues dans la terminologie anthropologique sous le nom d’increase ceremonies2.
15L’architecture sociale des peuples du désert repose sur l’idée que les humains participent à l’homéostasie du cosmos et que c’est cette participation, en tant que continuateurs des tjukuritja, qui donne un sens à leur existence. La raison d’être de leur organisation sociale est de faire cheminer les humains jusqu’à un état proche de celui des tjukuritja pour qu’ils fassent en sorte que les sites sacrés génèrent les kurun. Ce stade ultime est atteint après avoir suivi les rituels d’initiation et l’enseignement des anciens garantis par la stabilité des structures sociales aborigènes.
16Ainsi, l’une des conséquences de la vie cérémonielle et de l’organisation territoriale des Aborigènes est la production d’une hiérarchie rituelle fondée sur la connaissance des rites, mythes et chants, qui codifient l’accomplissement des cérémonies. Cette hiérarchie existe aussi bien chez les hommes que chez les femmes car chacun des deux sexes possède ses propres cérémonies. La connaissance de celles-ci se diffuse par héritage et par initiation. Parmi les héritiers seuls certains seront autorisés à chanter ou à danser les rituels. Ceux qui décident du transfert de leur savoir disposent d’une certaine forme de pouvoir par le choix qu’ils exercent.
17En effet, celui qui entonne le chant cérémoniel, comme celui qui danse sur ce chant, a le pouvoir de rassembler les conditions de reproduction du monde car chant et danse sont telles des formules savantes permettant au monde de se régénérer. Il y a par conséquent un pouvoir diffus reposant sur la connaissance du lieu où doit être exécutée la cérémonie, du moment, des paroles, des chants et des danses, qui détermine l’importance sociale de chaque individu. C’est son inscription dans cette hiérarchie qui fait qu’un homme pourra être uni à une femme, et réciproquement. Cette union donnera à chacun des deux partenaires des droits particuliers au sein de sa propre communauté et des devoirs vis-à-vis de sa famille et de ses alliés. L’autorité rituelle s’exerce sur l’accomplissement des unions qui établiront les devoirs des adultes. On cherche bien sûr à s’attirer les bonnes dispositions de ces autorités en leur faisant parvenir des biens par un réseau d’échange. Les devoirs contractés par alliance étaient avant tout d’ordre nutritionnel par le passé. Ils renvoient à présent à l’ensemble des domaines de la vie quotidienne puisqu’en pratique le père de l’épouse contrôle la force de travail du conjoint de sa fille et peut attendre de lui l’exécution de nombreuses tâches.
18A.P. Elkin [1938-1940 : 344] a fait brièvement état d’un système de distribution et de redistribution alimentaire entre les parents de l’épouse, les deux conjoints et les parents de l’époux. On peut ainsi estimer qu’il existe une « économie symbolique », autrement dit un moyen de tirer profit de la connaissance des mythes, fondée à la fois sur l’exploitation des ressources d’un territoire et sur sa distribution en sites sacrés.
19L’espace social est alors un oikos, un espace domestique, c’est-à-dire le produit de l’interaction de lieux, d’individus et d’activités humaines. On oppose à cet espace domestique un espace sauvage qui n’est pas composé de lieux mais est une étendue. Cet aspect sauvage tient au fait que les activités s’y déroulent à l’insu de l’Homme. Les animaux qui y vivent et toutes les créatures dont les Pitjantjatjara supposent l’existence sont dits inura, « appartenant au monde sauvage ». L’espace domestique se compose à l’inverse des lieux où s’établissent les campements et leur périphérie. Le campement, ngura, est une unité de résidence fondamentale, à l’aspect rudimentaire et dépouillé.
20Hormis les fumées des foyers, seuls deux types de construction suggèrent l’emplacement d’un campement : le « coupe-vent » ou yuu et l’abri ou wiltja. Le foyer en tant que tel est l’espace immédiatement autour du feu. L’habitat véritable des Aborigènes comprend en réalité tous les lieux significatifs qui organisent les migrations des membres d’une communauté, et que nous avons qualifié de circuit mythologique.
- 3 Notons que la population yankunytjatjara voisine au point de se confondre avec les Pitjantjatjara, (...)
21Un wiltja est comparable à une hutte de branchages disposés de façon à protéger de la pluie sans pour autant obstruer la circulation de l’air et de la fumée du foyer. Une fois les branchages du sommet retirés, le wiltja devient un yuu dont la fonction principale est d’abriter du vent mais surtout du sable soulevé par les bourrasques. Le sol protégé est généralement aplani et nettoyé à l’aide d’un ustensile dont les Pitjantjatjara se servent pour recueillir les baies. Le wiltja peut subir quelques modifications en fonction de la météorologie. Les branches qui le recouvrent sont susceptibles de devenir une armature pour permettre à ses occupants de confectionner un toit en leur associant de l’argile humide. On dit dans ce cas du wiltja qu’il est wiltja tjana tjulpirtjara, « abri (wiltja) avec (tjara) un bouclier (tjana) de terre (tjulpir) ». Quatre larges poteaux de bois dépassant la taille d’un homme, en fait des troncs d’arbustes, soutiennent l’armature. On les nomme habituellement wiltja katati, que l’on peut approximativement traduire par « les quatre coins de l’abri ». Si les branchages qui couvrent les côtés sont ôtés, le wiltja est dit tjulpinpa. Il s’agit d’une plate-forme sous laquelle il est possible de s’abriter (occasionnellement on y place son véhicule pour que le soleil de l’après-midi ne le transforme pas en four). L’abri n’est pas conçu pour être une enceinte. Ainsi on désignera son « intérieur » comme ce qui est en dessous (uungu) du wiltja. Le terme wiltja renvoie de la même façon à l’ombre créée par un objet sur lequel se projette la lumière du soleil ou de la lune3. Construire un abri se dit wiltjani (faire un wiltja) alors que l’on dira « planter un coupe-vent » yuutjunanyi. Le yuu est donc une construction sommaire composée de branchages arrachés aux arbustes alentour et plantés dans le sol. On l’utilise dès que l’on désire faire une halte ou pour des besoins cérémoniels : on plante un yuu pour masquer à la vue des spectateurs que l’on peint sur le corps des danseurs les symboles de l’être mythique dont ils vont interpréter un épisode des tribulations.
22L’utilisation et l’aménagement du territoire par les Pitjantjatjara montrent à quel point ces derniers sont parvenus à discriminer l’ensemble des zones d’intérêt, économique et symbolique, dans la gestion de leur environnement. Aujourd’hui, ces traits culturels sont encore très présents malgré la transformation radicale suivie par cette population depuis près d’un demi-siècle, à la suite de l’installation d’une mission presbytérienne sur son territoire.
23Dans le courant des années trente, un chirurgien d’Adélaïde, Charles Duguid, est alerté des graves problèmes alimentaires et sanitaires dont souffrent les Pitjantjatjara du nord-ouest de l’actuel État d’Australie-Méridionale, et décide de parcourir la région. Il constate, au cours de son voyage, la misérable condition de cette population qui vient de faire face à une sécheresse sans précédent. Connaissant les griefs que l’on a en Australie à l’encontre des missions déjà existantes, luthériennes, jésuites, voire méthodistes, il prend contact avec une autre congrégation, celle des presbytériens.
24Il persuade l’assemblée presbytérienne d’acquérir une parcelle de terrain dans cette région pour y fonder une mission en prenant une concession et créer un élevage de moutons (sheep station). Un site dans les Musgrave Ranges est choisi pour implanter la mission et prend le nom d’Ernabella. La sheep station, placée sous la responsabilité de la mission, date de 1937. Elle doit servir de « tampon » entre les rares Blancs installés dans le voisinage des Aborigènes. L’élevage de moutons peut offrir la possibilité de quelques emplois, et une méthode simple de filage est utilisée pour confectionner des vêtements à partir de la laine récoltée.
25Les populations locales abandonnent progressivement leur « relocalisation » saisonnière pour venir s’établir auprès de la mission afin de bénéficier des vivres qu’elle reçoit et de parti ciper à ses activités, très « encouragées » en cela par les missionnaires eux-mêmes. Les femmes ne tardent pas à occuper une place prépondérante dans le mode de contact entre Blancs et Pitjantjatjara. Restant dans les campements près des missions tandis que les hommes partent en brousse, elles jouent un rôle de vecteur du changement.
26À Ernabella, elles maîtrisent des technologies et créent des biens manufacturés ou curios pour un commerce éventuel. De plus, confectionnant des pièces de vêtements, elles contribuent à la modification de l’apparence de la population pitjantjatjara.
27Dès le commencement de cette aventure, le souci du docteur Duguid [1972] est de mettre l’accent sur les efforts à placer dans le domaine de l’éducation notamment. En 1940, une école s’ouvre près de la mission, et l’anglais que les jeunes y apprennent sert rapidement à la traduction des passages de la Bible. Avec l’étude de R. Trudinger [1943], cette traduction permet une meilleure connaissance de la langue pitjantjatjara. Cette dernière devient une langue hôte qui favorise la propagation d’une partie du lexique anglais à mesure que les Aborigènes utilisent le vocabulaire correspondant aux nouveautés introduites par les Blancs.
28À Ernabella, l’élevage de moutons, le filage de la laine, la confection de vêtements, la construction de bâtiments, l’entretien d’un jardin propulsent des populations nomades de chasseurs-collecteurs dans un monde dont elles ignorent encore tout. Le lien qui existe entre la mission chrétienne et les activités nouvelles auxquelles se consacrent les Pitjantjatjara est un élément déterminant dans l’acceptation de ce changement.
29En effet, la mission, au travers de ses œuvres, crée un nouvel imaginaire pour les Pitjantjatjara. Cet imaginaire est le ferment de l’organisation hiérarchique et de l’éthique du travail actuels. Cette influence sur les représentations est perceptible entre autres dans la traduction du terme « Bien » par palya. Ce vocable en pitjantjatjara n’a pas comme signification directe « bien » ou « bon » même si le sens s’en approche. On trouve ce mot à la base du verbe palyarinyi, « fabriquer ». Ce verbe contient l’idée que l’on ne fabrique pas ex nihilo un objet. On façonne une matière brute, du bois par exemple (punu), grâce à la maîtrise d’une technique transmise au travers d’un chant rituel auquel on a été initié. Autrement dit, palyarinyi veut dire « faire advenir quelque chose palya », soit « parfaire sa condition » : le bois est en puissance quelque chose d’utilisable, et c’est au chant rituel de révéler cette puissance pour la faire advenir. Inscrire le terme palya comme équivalent de la notion de Bien indique que la religion chrétienne vient parfaire la condition de l’homme et le faire accéder à un état qu’il possède en puissance mais que rien n’a encore pu faire advenir.
30Cette importance de la révélation rejoint idéalement le système initiatique pitjantjatjara. On comprend alors pourquoi le christianisme s’ajoute à la culture aborigène : il est conçu comme la révélation d’une chose ignorée qui complète à la « perfection » les connaissances des Aborigènes. Ainsi « Dieu » n’est pas traduit et reste God mais on le désigne aussi par Mama ilkaringka (« Père dans le ciel »). Les Pitjantjatjara ajoutent donc le christianisme à leur cosmologie et obtiennent de lui l’explication nécessaire pour comprendre la venue des Blancs parmi eux : s’ils se trouvent là c’est pour leur apporter des éléments nouveaux qu’ils ne possédaient pas. Le mythe chrétien devient le tjukurpa wirunya, l’excellent mythe, dans le sens où il est haut en couleurs, avec de nombreux personnages, un message ésotérique et, mieux encore, il est d’une longueur exemplaire. Le succès que remporte la mission d’Ernabella est en partie dû à ce concours de circonstances et à la souplesse de la culture nomade pitjantjatjara pour laquelle la clé de l’existence est dans l’adaptation aux circonstances.
31Petit à petit, les Pitjantjatjara sont de plus en plus nombreux à quitter leurs zones de prélèvement pour venir s’installer près de la mission. Ses responsables décident alors d’ouvrir des dépendances à Amata et à Fregon (voir carte ci-contre). En ces lieux, le même schéma de rassemblement et d’abandon du cycle de relocalisation saisonnière se produit. Là encore, l’évangélisation de la population n’introduit nullement de concurrence entre le christianisme et les récits mythiques pitjantjatjara. Un exemple de cet amalgame nous est fourni par la traduction du mot « église » par pitilyiri. Ce terme renvoie aux lieux où l’on accomplit les cérémonies d’increase, c’est-à-dire de génération de kurun par un objet ou le lieu lui-même. Fins observateurs, les Pitjantjatjara ont donné le nom de pitilyiri à l’église par analogie : lieu particulier où des individus se réunissent pour se livrer à des activités sacrées relevant d’un tjukurpa.
32En associant activités et récits évangéliques, les missionnaires et leurs aides provoquent une mutation au sein du peuple pitjantjatjara. L’implication croissante des Aborigènes dans la vie de la mission dépasse le strict cadre de la production et de l’assiduité aux offices. En effet, pour chaque communauté sous l’influence de la mission, le pasteur et les laïcs blancs de l’époque décident de créer des conseils chargés de l’administration des activités apportées par la mission. C’est ainsi qu’ils intègrent des représentants pitjantjatjara à la gestion de la mission elle-même. De la sorte, ils respectent les règles de leur foi et congrégation presbytériennes. Faisant participer les Aborigènes aux prises de décisions, aux votes et délibérations, ainsi qu’aux travaux et tâches variés, les presbytériens préparent les esprits à la construction des organisations et conseils qui vont prendre la suite de la mission.
33Au côté de la mission, un autre agent du changement social se développe discrètement. Au milieu des années quarante et plus au sud, une cattle station s’implante dans les Everard Ranges (voir carte ci-dessus). Il s’agit d’une vaste ferme d’élevage de troupeaux de bovidés. L’immensité et l’aridité de ces espaces obligent les éleveurs de cette ferme à prendre diverses mesures qui vont façonner le territoire des populations pitjantjatjara et yankunitjatjara établies en ces lieux. Ils procèdent au forage de puits remontant l’eau à la surface par une éolienne et au creusement de petits étangs appelés dams pour permettre au bétail de s’abreuver. Ils placent des clôtures pour contenir les bêtes dans un périmètre défini afin de les retrouver et maintenir les kangourous, mais aussi les dingos, éloignés des points d’eau et des animaux domestiques. Ils encouragent les Aborigènes à les aider dans la construction de ces infrastructures et dans la surveillance des troupeaux.
Territoire pitjantjatjara et principales communautés en Australie-Méridionale
34Ces éleveurs s’installent près de deux sites, Everard Park et Kemmore Park, aujourd’hui les communautés de Mimili et Yunarinyi. En 1942, ils construisent un homestead (une ferme d’habitation) au milieu des Everard Ranges, à l’emplacement de l’actuelle communauté de Mimili. Depuis ce lieu ils gèrent l’élevage extensif de leurs troupeaux. Intrigués par ces nouveaux venus, les groupes pitjantjatjara et yankunitjatjara résidant dans les Everards se rapprochent des Blancs.
35Ayant des besoins réciproques, Blancs et Aborigènes commencent à échanger des biens et des services. Les Aborigènes offrent des peaux et leur force de travail contre de la farine, du sucre et quelques autres aliments issus de la station afin de compenser les carences de leur régime alimentaire. Les jeunes hommes se proposent pour aider des éleveurs et adoptent leur style vestimentaire. Le port du chapeau des stockmen (l’équivalent australien des cow-boys américains) est le signe d’une certaine distinction parmi les hommes. Tous les tjilpi (les anciens ayant une autorité cérémonielle) arborent sur leur chef cet étrange accessoire qu’ils nomment mukata. Les anciens deviennent les interlocuteurs privilégiés des éleveurs qui les accompagnent pour explorer les lieux sur lesquels ils ont de l’autorité. Ces autorités cérémonielles se transforment alors en autorités politiques donnant aux éleveurs l’accès à des zones sous leur responsabilité.
36Les groupes dispersés autour du homestead finissent par s’installer dans son voisinage. Ils forment un rassemblement communautaire doté d’autorités territoriales qui accompagnent et autorisent les éleveurs à se déplacer sur leur sol. Les Pitjantjatjara et les Yankunitjatjara deviennent des employés permanents de la cattle station. Ils apprennent à monter à cheval, à rassembler les troupeaux, à construire des clôtures.
37À la différence de la mission, la station convertit les hommes, et non les femmes, en vecteurs de changement social. Alors que les missionnaires encouragent la formation de conseils responsables de la vie d’un groupe d’individus, les éleveurs font émerger des représentants politiques chargés de la gestion de territoires. Ces deux modèles ont donc permis l’élaboration de deux éléments fondamentaux pour la transformation de la territorialisation des Aborigènes pitjantjatjara et yankunitjatjara : les conseils et les contrôleurs de territoire.
38Ces deux expériences ont abouti à une territorialisation : les Aborigènes ont de moins en moins opéré de relocalisations saisonnières pour privilégier la vie en communautés plus peuplées. Leur économie symbolique s’est progressivement redirigée vers la relation que les anciens pouvaient entretenir avec les missionnaires ou les éleveurs. Les délocalisations matrimoniales ont, elles aussi, suivi cette logique, les alliances s’effectuant entre communautés établies et non plus entre groupes semi-nomades.
39De circuit composé de points d’eau et de zones de prélèvement pour nomades, le territoire pitjantjatjara est devenu un périmètre bien délimité avec des lieux de peuplement fixe pour employés. Ce changement va être entériné et considéré comme achevé par le gouvernement australien.
40Dans les années soixante, s’affermissant, l’État fédéral australien décide de s’investir plus avant dans la prise en compte des Aborigènes et de leur condition.
- 4 Au 30 juin 1963, le soutien gouvernemental pour les 1 153 aborigènes sous la responsabilité des mis (...)
41Ainsi, il fait procéder au transfert d’administration de l’ensemble des communautés aborigènes. Auparavant dépendantes de ressources privées comme celles des missions et des cattle stations, elles sont dorénavant tributaires de ressources gouvernementales. L’État fédéral demande alors aux missions de se retirer des territoires aborigènes pour constituer des réserves sous l’autorité de représentants du Department of Aboriginal Affairs (DAA). Face à cette décision politique, les missions se résignent non sans considérer cette mesure comme une injustice compte tenu des œuvres qu’elles y ont accomplies. En effet, selon les missionnaires, le niveau de vie des Aborigènes reste bien meilleur dans les missions que dans les territoires sous administration privée vivant des subventions de l’État4. Devant les disparités qui existent entre les différentes prises en charge des populations aborigènes et devant le développement du secteur minier qui ouvre des exploitations sans égards vis-à-vis des populations locales, l’État doit aider les Aborigènes à recouvrer une certaine souveraineté sur leur territoire afin de faire respecter leur dignité. Étudiant l’exemple du Canada, le gouvernement sud-australien décide de mettre en place une organisation qui permette aux Aborigènes d’accéder à de véritables titres de propriété.
42La création de l’Aboriginal Land Trust of South Australia (ALTSA) en 1966 est le premier pas accompli dans ce sens. Dans le premier rapport annuel de ce Trust en 1968, les représentants du gouvernement précisent que son objectif, à la différence de tout autre type d’accord sur la possession de terres, est d’assurer des titres de propriété aux peuples aborigènes des réserves existantes, et de contribuer à la naissance d’un organisme auquel les royalties des exploitations minières seront versées dans le but de les utiliser pour l’acquisition de nouvelles parcelles de territoire. Cet organisme réserve ces fonds pour le développement des régions sous sa responsabilité.
43C’est ainsi que se met en place un Aboriginal Land Trust pour administrer le territoire sur lequel vivent les Pitjantjatjara. Le statut de membre de ce Trust est octroyé aux personnes d’ascendance aborigène. Cette organisation est présidée par un chairman assisté de deux membres désignés par le gouverneur d’Australie-Méridionale. Le contrôle et la gestion des territoires sous l’administration du Trust sont assurés par neuf communautés qui élisent chacune un membre du conseil d’administration du Trust, lequel est sous l’autorité directe du gouverneur d’Australie-Méridionale. Le gouverneur peut attribuer tout territoire non occupé de la Couronne au Trust. Il est également susceptible de procéder au rattachement au territoire administré par le Trust de communautés aborigènes si elles en ont formulé le souhait par une décision de leur conseil communautaire. Les Aborigènes d’Indulkana par exemple se proclament communauté en 1968 et demandent à être associés au Trust pitjantjatjara afin de bénéficier d’un magasin d’approvisionnement, d’un garage et d’une petite clinique et, plus tard, en 1971, d’une école.
44L’État, en fait, laisse ces territoires aux communautés du Trust pour une concession de 10 cents par an. Soulignons qu’il y a un problème moral à louer ces territoires à leurs habitants dont la tradition, toujours vivante, octroie déjà le droit inaliénable de les « posséder ». Le malaise que suscite cette situation tient à un problème juridique quant à la cession de parcelles du territoire national australien, lié bien évidemment à une question de souveraineté.
45Malgré cela, les communautés se créent statutairement et se rassemblent en un Pitjantjatjara Council en 1974 afin de participer au Trust. Ernabella prend le nom de Pukatja Community Incorporated. Fregon, une dépendance de la mission d’Ernabella à une centaine de kilomètres à l’ouest de Mimili, devient Aparawatja Community Incorporated. La communauté d’Amata fondée en 1961, avec la venue de Blancs chargés de l’administration en 1974, s’érige en société laquelle, avec celle de Pipalyatjara à la frontière de l’État d’Australie-Occidentale, s’agrège au Pitjantjatjara Council. Mimili, elle, acquise par l’Office des affaires aborigènes dès 1972, est rendue aux Aborigènes pour qu’ils la gèrent en tant que Mimili Community Incorporated. Il faut remarquer que toutes ces communautés revendiquent ces territoires pour y mener des politiques de développement, comme l’élevage de troupeaux. Hélas, une maladie atteint ces derniers et les décime jusqu’à faire disparaître cette économie.
46Au milieu des années soixante-dix, la population pitjantjatjara redélimite son territoire et modifie son système de territorialisation pour permettre à tous ses membres de jouir pleinement de leur droit de propriété ancestral. Cette mutation rapide s’opère grâce aux transformations préalables qu’ont décidé de suivre les petites communautés nomades au contact des missionnaires et éleveurs. Elles s’étaient déjà constituées en conseils plus larges sous leur influence et s’étaient rompues aux difficiles exercices de la négociation avec les Blancs.
47Fort du succès du premier Trust, une délégation du Pitjantjatjara Council vient défendre en 1977 devant le Premier de l’État d’Australie-Méridionale, Mr Dunstan, le projet de la création d’un nouveau Land Trust. Celui-ci, plus vaste que le précédent, doit recouvrir la totalité du territoire du nord-ouest de l’État et non plus les seuls périmètres communautaires. En avril de cette même année et à la suite de cette rencontre historique est fondé le Pitjantjatjara Land Working Party pour conduire à la reconnaissance du nouveau Trust. Ce Working Party établit un rapport sur la situation des Aborigènes de cette région [Cocks 1978] qui aboutit à la proposition d’une loi en faveur de la reconnaissance de ce Trust et des droits en découlant. De son côté, le Trust déjà existant exprime dans son rapport annuel de 1979 le souhait de voir les territoires réclamés par les Pitjantjatjara rapidement transférés à leurs propriétaires aborigènes. Il convient donc de sa dissolution en un organisme plus large.
48Le 2 octobre 1980, le Premier de l’État et le Président du Conseil pitjantjatjara signent un acte législatif, le Pitjantjatjara Land Rights Act, concrétisant les efforts des Aborigènes du Nord-Ouest pour que leur soit reconnue la possession de leur territoire. Ce texte concède l’existence d’un territoire nommé The Anangu Pitjantjatjara Lands (AP) et en fournit les fondements juridiques [Toyne et Vachon 1984]. Le 5 mars 1981, au Parlement australien, cet acte est reconnu et représente le premier accord sur les Land Rights de l’histoire de l’Australie. À la suite de la création du Land Trust et de l’octroi de Land Rights aux territoires du Nord-Ouest, les Aborigènes se rassemblent systématiquement en communautés au sein desquelles des services sont développés (magasins, offices, dispensaires).
49On l’aura compris, l’objectif de l’État d’Australie-Méridionale est de constituer une enclave semi-autonome qui fonctionne comme un site d’expérimentation juridique et sociale. Pour prendre possession de leur territoire les Pitjantjatjara doivent adopter un modèle d’organisation radicalement différent de celui que leur tradition a produit. Cette obligation annihile tout espoir de « remonter » le cours de l’histoire et de faire table rase de la cohabitation avec les missionnaires et les éleveurs. Il est à noter que très peu de Pitjantjatjara veulent ce retour au passé pré-européen. Leurs efforts d’adaptation leur ont permis d’élaborer une nouvelle organisation sociale communautaire qui autorise le maintien de la culture cérémonielle et a mis un terme à la précarité alimentaire. Aujourd’hui, ce n’est qu’à l’occasion de conflits que l’on évoque le retour au modèle ancien. En effet, l’organisation actuelle des Pitjantjatjara les oblige à avoir recours à des conciliations et des mesures compensatoires lorsque deux groupes ou personnes s’affrontent. Certains aimeraient pouvoir redevenir des putingka nyinapaï, « ceux qui résident dans le bush », afin de reprendre les anciennes habitudes de la warnmalla (la vendetta). La présence d’une force de police aborigène prévient autant que faire se peut d’éventuels différends. Là encore, la nouvelle territorialisation garantit une sorte de paix sociale.
50Bien que les relocalisations saisonnières aient été abandonnées au profit de la création de communautés, il ne s’est pas opéré de sédentarisation définitive, et la construction d’habitations n’a pas empêché les Pitjantjatjara de garder une certaine mobilité. Nous avons d’ailleurs choisi de parler de phénomènes de fixation plutôt que de sédentarisation. Car, comme le disent les Aborigènes : « Une maison, c’est bien. Tu peux y mettre ce que tu veux et la fermer à clé. Après, tu peux partir où tu veux ! »
51Cette permanence de la culture pitjantjatjara s’observe de façon encore plus évidente quand vient le temps des cérémonies d’initiation. Les routes sont alors bloquées par des gardiens pitjantjatjara qui stoppent toute circulation sur le territoire. Les rares Blancs sont confinés dans leurs habitations et n’en sortent qu’à la clôture des cérémonies.
52La réorganisation territoriale des Pitjantjatjara n’a donc pas compromis les fondements de leur identité culturelle. Elle leur a permis d’acquérir une identité australienne prenant en compte leur qualité de peuple indigène et a autorisé le contrôle des contacts avec le monde occidental. L’exemple pitjantjatjara nous montre que les Land Rights ont figuré un élément décisif dans la régulation des transformations culturelles et sociales des Aborigènes.
53La création des Land Trusts tient à la nature même des territoires sur lesquels peuvent s’appliquer les Land Rights. Il s’agit de territoires appartenant au domaine royal de la Couronne (Crown Lands). Ainsi, ne peuvent pas faire l’objet de revendications territoriales, les villes, les territoires protégés (i.e. les parcs nationaux) ou tout autre espace consacré à une utilisation publique. Sont également exclues les propriétés privées possédées sans conditions, c’est-à-dire qui ne sont pas des concessions dont l’attribution est remise en cause périodiquement. Les Crown Lands n’appartiennent à personne et ne peuvent être aliénés ; ils peuvent seulement être confiés ou loués pour une période déterminée. Aucun titre de propriété ne peut donc s’appliquer aux territoires de la Couronne, c’est pourquoi on parle de droits territoriaux et non de titres fonciers. Ainsi, pour bénéficier de l’octroi de territoires, les Aborigènes ont dû se constituer en Land Trusts qui, par la suite, deviennent des Land Councils.
54Cette précision pondère l’enthousiasme qui entoure les Land Rights. Du fait qu’ils ne concernent que des territoires de la Couronne, celle-ci peut reprendre le contrôle de ses terres si le Land Trust s’effondre ou les gère mal. Rien encore n’autorise à adopter un point de vue irrévocablement optimiste. L’anthropologue, à qui l’on peut faire parfois le procès d’une certaine naïveté, a conscience des éventuels effets pervers des Land Rights en Australie et de l’insatisfaction qu’ils peuvent provoquer. Cette législation est loin de nourrir les espoirs d’« Israëls noirs » que certains activistes et militants appelaient de leurs vœux. Ces enthousiastes voyaient dans les Land Rights l’outil juridique idoine pour réaliser de véritables sociétés utopiques dans lesquelles tous les Aborigènes de l’Australie pourraient se rassembler comme le peuple juif l’avait fait en son temps, selon les mots de S. Harris [1972]. De même ces territoires réappropriés auraient-ils dû faciliter la transmission des cultures aborigènes en donnant à ceux ayant gardé leur tradition l’opportunité de faire redécouvrir à d’autres « the secret, hidden joys of the spirit known to their ancestor » [Gilbert 1973].
55Les droits légitimes des Aborigènes à disposer de leur terre remettent en question la souveraineté de la Couronne, de l’État australien et des États fédéraux, et établissent un constant rapport de forces. La pierre d’angle des Land Rights étant les détenteurs traditionnels des territoires, c’est sur leur reconnaissance que se porte tout le poids de la législation. Or, comme il est impossible d’être à la fois juge et partie, les Land Rights ont consacré l’intervention d’un « binôme » devenu à présent usuel : l’anthropologue et l’avocat, chargés de faire valoir et de défendre l’« ancestralité » des traditions indigènes. Les Aborigènes n’ont plus d’autre choix identitaire que celui de se réunir en société d’exploitation (incorporated) s’ils veulent maintenir un lien de filiation intact avec leur territoire.
56Les effets pervers de ce paradoxe se laissent deviner au travers de la percée des mines à économie mixte sur les territoires sous administration aborigène. Il est clair qu’en Australie, deux conceptions radicalement différentes de la terre s’affrontent. Nous avons d’un côté une vision européenne pour laquelle le territoire est une collection de ressources alors que, de l’autre, les Aborigènes le perçoivent comme un réservoir, comme la source de toute chose.
57L’organisation territoriale actuelle des Pitjantjatjara s’explique par la nécessité de constituer des organismes dont le rôle est de défendre leurs intérêts face à ceux de groupes miniers ou gouvernementaux pour évoluer dans les méandres juridiques. De plus, les entités aborigènes répondent à la demande des autorités gouvernementales et des institutions privées de négocier avec des interlocuteurs privilégiés. Leur existence est donc le fruit d’une nécessité constitutionnelle et historique.
58Elle repose aussi sur le constat qu’une législation sert souvent à compenser les errements de l’histoire. Comme l’avait précisé le très progressiste et regretté Edward Gough Withlam, Premier ministre de l’Australie en 1972 : « Nous légiférerons pour donner des droits territoriaux aux Aborigènes non seulement parce que leur cas juridique transcende toute dispute mais surtout parce que nous tous, en tant qu’Australiens, sommes rabaissés par la non-reconnaissance de la place légitime des Aborigènes dans cette nation. »
59Si les Land Rights ont eu tant d’importance dans le quotidien politique et juridique des Pitjantjatjara c’est grâce, il est vrai, à la prise de responsabilité des pouvoirs politiques mais aussi au fait que ce peuple a su garder son attachement au territoire et maîtriser ses transformations sociales et culturelles. Comme nous l’expliquait celui que nous avons suivi comme un fils pendant près d’un an : « Nous redonner la terre ? Mais, ici, ça toujours était chez nous ! »