- 1 La Farroupilha ou guerre des farrapos (des gueux car farrapo signifie « guenille »). Soulèvement de (...)
1Situé à l’extrême sud du Brésil, le Rio Grande do Sul est généralement considéré comme un État occupant une position singulière au sein du pays. Cela est dû à ses caractéristiques géographiques, à sa situation stratégique, aux formes que revêt son peuplement, à son économie et à la façon dont son histoire s’insère dans l’histoire nationale. Zone d’intenses disputes entre le Portugal et l’Espagne par le passé, le Rio Grande do Sul a pendant longtemps été un terrain de guerres et de conflits qui se sont perpétués au-delà de l’indépendance en 1822. L’un de ces conflits, la Révolution Farroupilha1, a éclaté en 1835, à cause d’une centralisation politique excessive imposée par le gouvernement de l’empire et du sentiment que la province était économiquement exploitée par le reste du Brésil. Les révolutionnaires, qui luttèrent pendant dix ans, finirent par proclamer une république indépendante. L’empire lança plus de la moitié des troupes de l’armée nationale contre la rébellion mais ce ne fut qu’après avoir obtenu l’amnistie que les insurgés signèrent un traité de paix.
2Les habitants du Rio Grande do Sul se considèrent brésiliens par option et aiment afficher leur individualité par rapport au reste du pays. La construction sociale de leur identité repose sur des éléments qui se réfèrent à un passé glorieux dominé par la figure du gaúcho, terme qui désignait à l’origine un vagabond et un voleur de bétail, plus tard un employé d’estancia et un guerrier, et qui est aujourd’hui utilisé pour nommer les habitants de l’État du Rio Grande do Sul.
3Le modèle qui se constitue quand on parle de traditions gaúchas – quelle que soit la perspective de ceux qui cultivent ces traditions – est toujours lié à la région de la Campanha (située au sud-ouest du Rio Grande do Sul, près de la frontière avec l’Argentine et l’Uruguay), et à la figure du gaúcho, homme libre et errant qui vague, souverain sur son cheval, ayant comme interlocuteur privilégié la nature qui se déploie dans les vastes plaines de cette zone de pâturages [Oliven 1988].
- 2 « Personne pauvre qui s’installe sur les terres d’autrui, avec l’autorisation des propriétaires res (...)
- 3 « Agregado vivant dans une estancia, généralement à la limite de la propriété, chargé de l’entretie (...)
4On peut distinguer plusieurs moments historiques dans ce culte consacré aux traditions gaúchas. Il commence au milieu du xixe siècle lorsque la figure marginale du gaúcho, ainsi qu’on se l’imaginait par le passé, disparaît pour laisser progressivement la place à celle de l’employé d’estancia. Vers 1870 en effet, le Rio Grande do Sul connaît des transformations économiques importantes caractérisées par la mise en place de clôtures, l’apparition de nouvelles races de bovins et la dissémination du réseau de transport. Ces changements, qui représentent une grande modernisation dans la Campanha, entraînent la simplification des activités liées à l’élevage et l’élimination de certaines tâches serviles comme celles des agregados2 et des posteiros3, dont la plupart finissent par être expulsés des régions rurales. La mise en place d’installations frigorifiques étrangères et le déclin des abattoirs accentuent ce processus à la fin de la Première Guerre mondiale. C’est à partir de cette époque que commence à s’ébaucher la figure du « gaúcho à pied » pour reprendre l’expression forgée par l’écrivain Cyro Martins dans ses romans à caractère social.
5D’après Sergius Gonzaga, la figure marginale du gaúcho avait pratiquement disparu vers le milieu du xixe siècle et, par conséquent, était prête à resurgir comme instrument de soutien idéologique des mêmes groupes qui l’avaient détruite [1980 : 118-119]. Ainsi, en 1868, alors que se déroulait la Guerre du Paraguay, un groupe d’intellectuels et d’écrivains fonda à Porto Alegre, la capitale du Rio Grande do Sul, le Partenon Literário (Parthénon littéraire), une société de lettrés qui tentaient d’allier les modèles culturels européens de l’époque à la vision positiviste de l’oligarchie du Rio Grande do Sul, à travers l’exaltation de la thématique régionale du gaúcho.
C’était aux membres de la Société Parthénon que revenait la tâche d’exalter les types représentatifs les plus chers à la classe dirigeante. C’est à ce niveau que commença à se concrétiser l’apologie de figures héroïques érigées en symboles de grandeur du peuple du Rio Grande do Sul. On retrouve dans la sédition Farroupilha les paradigmes de l’honneur, de la liberté et de l’égalité, inhérents au futur mythe du gaúcho, alors que les motifs économiques présents dans le conflit ont disparu. La figure du héros n’était pas encore celle du gaúcho stylisé et glamoureux, bien que l’aspect élogieux y fût déjà présent. Cette apologie peut s’expliquer par l’émergence dans les grandes villes, en particulier à Porto Alegre, d’une classe de jeunes gens cultivés – issus des secteurs intermédiaires – qui utilisèrent les belles lettres comme levier pour leur ascension sociale. Un phénomène se répétait à l’échelle nationale : le processus de mobilité sociale de cette intelligentsia d’origine bâtarde dépendait de son intimité avec les détenteurs du pouvoir. Un troc se mettait en place : ascension sociale, prestige ou simple reconnaissance étaient échangés par de pseudo-idéologues aptes à offrir des formules (complaisantes envers l’oligarchie) de représentations de la réalité et par des artistes capables de mettre en prose et en vers les qualités valeureuses de cette même oligarchie.[ibid. : 125-126]
6Même si le Parthénon littéraire a représenté l’exaltation de la thématique gaúcha élaborée par des hommes de lettres, ce n’est qu’à la fin du xixe siècle qu’a surgi la première association traditionaliste. Il s’agit du Grêmio4 Gaúcho de Porto Alegre, entité dédiée aux traditions gaúchas à travers la promotion de fêtes, de défilés de cavaliers, de conférences, créée en 1898 par le républicain et positiviste João Cezimbra Jacques, homme d’origine modeste qui s’était porté volontaire pendant la Guerre du Paraguay et qui termina sa carrière militaire comme major de l’Armée nationale. En fondant le Grêmio Gaúcho son objectif était
[…] d’organiser le cadre des commémorations des événements grandioses de notre terre. […] nous pensons que cette association patriotique n’a pas pour vocation de conserver dans la société moderne des us et coutumes qui sont abolis par notre évolution naturelle et qui n’ont plus cours à l’époque actuelle. Il ne s’agit pas non plus d’une association dont le but est d’établir, comme objet de ses pratiques, des jeux et des éléments récréatifs des temps présents et importés de l’étranger. Ce n’est ni l’une ni l’autre de ces choses. Il s’agit, au contraire, d’une société destinée à maintenir la marque de notre glorieux État et par conséquent de nos grandioses traditions à travers la commémoration régulière d’événements qui ont rendu célèbre le peuple du Rio Grande do Sul, non seulement dans le pays mais aussi à l’étranger ; à travers solennités et fêtes dont ne seront pas exclus les us et coutumes, ni les jeux ou divertissements de l’époque actuelle ; cependant, autant que possible, les bons us et coutumes, les jeux et divertissements du passé ; à travers les solennités qui ne s’en tiennent pas seulement à l’évocation et à l’éloge d’un événement remarquable à commémorer par le verbe ou le discours, mais qui le représentent dans des actes tels que chansons populaires, danses, exercices et autant de pratiques dignes où les exécutants se présentent avec le costume et les accessoires utilisés par les gaúchos.[Jacques 1979 : 56 et 58]
7Outre l’accent mis sur le culte des traditions, la citation soulève des questions qui commencent à émerger à l’époque et qui seront reprises plus tard en d’autres termes : le thème de coutumes dépassées par l’« évolution naturelle », la problématique des pratiques venues de « l’étranger », l’existence de « bons » us et coutumes, etc.
8Il convient de signaler deux aspects communs au Parthénon littéraire et au Grêmio Gaúcho. En effet, les deux sont formés de personnes d’origine modeste, qui ne possèdent ni terre ni capital et qui trouvent dans l’activité intellectuelle une forme d’ascension sociale et d’insertion. Il s’agit d’une classe embryonnaire d’intellectuels, en phase de création, et qui, inévitablement, se retrouvera au pouvoir comme cela s’est passé dans d’autres parties du Brésil et du monde. Les conditions économiques, sociales et politiques qui permettraient à ce groupe de bénéficier d’une relative autonomie ne sont pas encore réunies.
9Le deuxième point est lié au fait que les deux associations, de manière différente, furent préoccupées par la question de la tradition et de la modernité. Le Parthénon, qui se réfère au modèle littéraire de l’Europe cultivée et à ce qu’elle offrait de plus avancé, évoque en même temps la figure traditionnelle du gaúcho et en exalte les valeurs menacées. Le Grêmio Gaúcho, à travers les mots de son fondateur, cherche à maintenir les traditions sans pour autant en exclure les coutumes du présent. Le Parthénon et le Grêmio Gaúcho présentent en toile de fond un État qui commence à se transformer et dans lequel une tension entre le passé et le présent se fait sentir.
10Le Grêmio Gaúcho fut fondé l’année où le leader républicain et positiviste Borges de Medeiros, qui domina la politique gaúcha pendant trente ans, inaugurait son premier mandat de Président du Rio Grande do Sul. Lorsque la République fut proclamée au Brésil en 1889, le Parti républicain assuma le pouvoir dans l’État du Rio Grande do Sul. Les dirigeants républicains, qui appartenaient également à l’élite économique de l’État, ne faisaient cependant pas partie de l’oligarchie des éleveurs de la Campanha, mais venaient du nord de l’État. Le groupe qui prit le pouvoir était composé de jeunes gens formés dans des universités du centre du pays. Il défendait un projet modernisateur et autoritaire basé sur une lecture du positivisme interprété dans le sens d’un despotisme éclairé et envisagé comme la meilleure stratégie pour organiser la société.
11Auguste Comte était favorable à l’existence de « petites patries » qui ne dépasseraient pas trois millions d’habitants (lors de la proclamation de la République, le Rio Grande do Sul comptait environ 1 million d’habitants), ce qui se traduisait chez les positivistes brésiliens par un fédéralisme radical, d’autant plus qu’à cette époque les provinces ne disposaient pas des éléments requis pour devenir indépendantes. Pour Júlio de Castilhos, le fondateur et l’idéologue du Parti républicain du Rio Grande do Sul, cela impliquait de « ne pas reconnaître une seule et unique nation brésilienne, mais diverses nations brésiliennes provisoirement organisées en fédération ; l’autonomie de chaque État pour s’organiser sous l’égide républicaine sans aucune restriction de la part de la constitution fédérale » [Pinto 1986 : 36]. La devise adoptée par Júlio de Castilhos, « conserver en améliorant », s’accordait avec l’idée du positivisme selon laquelle le progrès ne peut s’obtenir que par le maintien de l’ordre établi. Peu avant la proclamation de la République, dans un article publié dans le journal A Federação (La Fédération), organe de propagande de son parti, il proposait que le 20 septembre (date du début de la la Révolution Farroupilha) fût célébré comme le Jour du Gaúcho :
La commémoration du 20 septembre évoque ainsi ce sentiment qui exprime que le passé est la source dans laquelle le présent s’inspire pour esquisser le futur.
12La République proclamée et une fois son parti au pouvoir dans le Rio Grande do Sul, Júlio de Castilhos élabora une constitution pour l’État. Celle-ci, fortement inspirée par le positivisme, adopta comme armoiries officielles le pavillon tricolore utilisé lors de la tentative infructueuse d’instauration d’une république au Rio Grande do Sul.
13Après la constitution du Grêmio Gaúcho, six autres entités traditionalistes furent créées. Elles sont généralement considérées comme des structures « pionnières » par les traditionalistes.
14En 1948 apparaît le « 35 CTG », le premier Centre de traditions gaúchas dont le nom évoque la Révolution Farroupilha qui a éclaté le 20 septembre 1835. Il servira de modèle aux presque deux mille centres de traditions gaúchas que l’on trouve dans le Rio Grande do Sul, dans d’autres États du Brésil et à l’extérieur du pays. Leurs fondateurs sont, pour la plupart, des étudiants du niveau secondaire, tous originaires de l’intérieur du Rio Grande do Sul, principalement des zones rurales où prédomine l’élevage pratiqué dans les latifundia.
- 5 « Le galpão, caractéristique du Rio Grande do Sul, est une construction rustique, de forme régulièr (...)
15En 1947, juste avant la création du « 35 », ces mêmes jeunes avaient fondé le Département des traditions gaúchas de l’Association estudiantine de l’École d’État Júlio de Castilhos dans laquelle ils étudiaient et qui passait à l’époque pour une école publique modèle. Du 7 au 20 septembre (du jour de l’indépendance du Brésil au jour de la Révolution Farroupilha) de cette même année, ils avaient organisé la première Ronda Gaúcha (événement que l’on fête aujourd’hui sous le nom de « Semaine Farroupilha »). Ils avaient apporté un flambeau de la Flamme symbolique du Feu de la Patrie, avant son extinction le 7 septembre à minuit, jusqu’au vestibule de l’école Júlio de Castilhos où ils avaient allumé la Flamme créole (Chama Crioula) dans une lanterne de galpão5.
- 6 Désignation officielle de la police militaire du Rio Grande do Sul.
16En 1947 toujours, la Ligue de défense nationale incluait dans ses festivités de la Semaine de la Patrie le transfert de la dépouille mortelle du général David Canabarro, deuxième homme de la Révolution Farroupilha, de la ville de Santana do Livramento, où il avait été propriétaire d’une estancia, jusqu’au panthéon du cimetière de la confrérie de la Sainte Maison de la Miséricorde de Porto Alegre. Huit de ses jeunes gens décidèrent d’organiser une garde d’honneur (avec des chevaux obtenus grâce à l’aide de la Brigade militaire6) pour accompagner la dépouille du héros de la Révolution Farroupilha. Cet épisode apparaît dans divers témoignages de traditionalistes comme un rite de passage fondamental et comme un des mythes de création du Mouvement traditionaliste gaúcho.
17Barbosa Lessa, l’un des fondateurs de ce Mouvement, raconte comment, après être venu de l’intérieur du Rio Grande do Sul pour étudier à Porto Alegre, il a trouvé l’emplacement de la statue équestre de Bento Gonçalves, le héros de la Révolution Farroupilha, pour lequel il avait une grande admiration :
Et à mon étonnement [j’avais posé cinq ou six fois la question], personne ne savait où se trouvait le monument jusqu’à ce qu’on me dise : « Ah, il se trouve dans l’avenue João Pessoa. » C’était près de l’endroit où j’étudiais. Je me suis rendu au monument Bento Gonçalves, c’était en 1945, et je l’ai trouvé presque totalement abandonné. Alors, m’adressant à la statue, je lui ai dit : « Ah, mon vieux, on t’a vraiment abandonné, vraiment oublié, mais je te promets que je vais faire en sorte que l’on se souvienne de toi. Le 20 septembre beaucoup de gens défileront ici pour te rendre hommage. »
18Le 5 septembre 1947, deux ans plus tard, le même Barbosa Lessa déclarait :
- 7 Dans une autre interview, Barbosa Lessa affirme qu’en 1948, « voir huit garçons, au centre de Porto (...)
Je me trouvais à la maison ce matin-là et, en lisant le journal, j’ai vu qu’on apportait la dépouille mortelle de David Canabarro. Alors je suis sorti en courant, j’avais encore le temps de rejoindre la cérémonie qui se déroulait place de l’Alfândega, au centre de la ville, pour applaudir l’arrivée des restes de David Canabarro. À ma surprise, j’ai vu quelques garçons de mon âge, sur des chevaux, vêtus à la gaúcho, et participant aux solennités de la Ligue de défense nationale. Après le discours et tout cela, j’ai couru rejoindre ce groupe qui allait se disperser et j’ai demandé à celui qui semblait être le chef, un type très maigre et moustachu : « Quel est ce groupe ? Comment est-ce que je peux me joindre à vous ? » Là, le type m’a répondu : « Écoute, tu peux me trouver à l’école Júlio de Castilhos, j’y étudie. » Je lui ai répondu : « Tiens, moi aussi j’étudie à l’école Júlio de Castilhos. » « Mais j’étudie le soir », précisa-t-il. « Moi aussi j’étudie le soir. »7
19Les entrevues réalisées avec certains des fondateurs du Mouvement traditionaliste gaúcho, qui étaient alors toujours des figures de marque, révèlent que la plupart d’entre eux descendaient de familles de petits propriétaires ruraux des zones de pâturages latifundiaires, ou de propriétaires d’estancias socialement sur le déclin, venus dans la capitale pour y étudier. Cette donnée est significative parce qu’elle montre que les fondateurs du Mouvement, bien que cultivant les valeurs attachées au latifundium, ne sont pas issus de l’oligarchie rurale. Elle met également en évidence le fait que le traditionalisme gaúcho, depuis ses débuts, est un mouvement urbain qui cherche à récupérer les valeurs rurales du passé. Comme l’observe l’un des intellectuels de ce Mouvement et ex-patron du « 35 CTG » :
[…] il y a, qu’on le veuille ou non, une aura de nostalgie qui drape le traditionalisme et personne n’éprouve de la nostalgie de ce qui est proche. La nostalgie ainsi que le traditionalisme requièrent une distanciation, tant il est vrai que celui-ci relève d’un phénomène typiquement citadin et non de la campagne, urbain et non rural.[Fagundes 1987 : 13]
20Pour compléter leurs études ces jeunes gens venaient habiter dans la capitale du Rio Grande do Sul. Ils étaient logés chez des parents, travaillaient le jour et étudiaient le soir. Porto Alegre contrastait avec leur lieu d’origine et constituait à la fois une menace et un défi. L’un d’entre eux la décrit ainsi :
- 8 À la suite d’un coup d’État, le président Getulio Vargas ferma le Congrès et promulgua une nouvelle (...)
Porto Alegre, avec ses enseignes lumineuses et ses néons, nous fascinait ; Hollywood, avec la beauté technicolore de Gene Tierney et les aventures de Tyrone Power, nous faisait tourner la tête ; les magasins de disques emplissaient nos oreilles d’irrésistibles harmonies de Harry James et de Tommy Dorsey ; mais au fond, nous préférions la sécurité que seul notre terroir (pago) pouvait nous apporter, la solidarité des amis, la joie de seller un cheval et la simple convivialité des réunions de galpão. Nous ne nous connaissions pas les uns les autres, mais nous devions certainement nous croiser dans les labyrinthes de la capitale. Nous n’avions jamais entendu parler des expériences régionalistes antérieures – des années soixante, des années quatre-vingt-dix et des années vingt – et nous dûmes choisir notre orientation lorsque l’existentialisme de Jean-Paul Sartre étala devant nous le défaitisme et le scepticisme ; nous nous sommes instinctivement agrippés à nos rudes aïeuls pour une affirmation de victoire et de foi. À cette époque on ne se souciait guère de la mémoire du Rio Grande do Sul et même le drapeau de l’État restait banni et oublié depuis novembre 1937 ; vestiges de l’Estado Novo8 et de son oppression centralisatrice.[Barbosa Lessa 1985 : 56-57]
21Le témoignage est précieux pour les données qu’il met en évidence. Il y a d’abord l’élément urbain. Bien que, d’après les critères actuels, Porto Alegre ait été une petite ville paisible dans les années quarante, sa population est passée de 272 000 habitants en 1940 à 394 000 en 1945. Elle est perçue comme une métropole où l’on trouve d’innombrables labyrinthes et des symboles de progrès tels que les enseignes lumineuses au néon. On notera en second lieu le très fort impact qu’ont eu les produits culturels venant des États-Unis par le biais du disque et du cinéma. Troisièmement, il y est question des philosophies sceptiques européennes qui soulevaient des interrogations sur le sens de l’existence.
22Exposés à ces expériences, ces jeunes gens venus de l’intérieur ont réagi en s’attachant à ce qui était considéré comme sûr et évident : la campagne et le passé. Par rapport à ces valeurs, deux menaces se présentaient : l’invasion culturelle nord-américaine (il convient de rappeler que pendant la Seconde Guerre mondiale on a assisté à une très forte pénétration de produits tels que revues et films de Disney, cinéma de Hollywood, Coca-cola, etc. [Moura 1984]) et le centralisme politique, économique et culturel imposé par la dictature de l’Estado Novo.
23Le 24 avril 1948, un groupe de 24 jeunes composé d’étudiants de l’école Júlio de Castilhos et d’ex-scouts un peu plus âgés, qui travaillaient déjà pour la plupart dans le commerce, créèrent le « 35 CTG ». Après quelques discussions concernant la forme de l’association – l’une des tendances envisageant d’en faire une sorte d’académie traditionaliste restreinte à trente-cinq membres –, l’idée fut adoptée qu’elle soit ouverte à tous ceux qui voulaient y participer.
24Le groupe, formé exclusivement de garçons, se réunissait tous les samedis après-midi dans un galpão improvisé dans la maison du père de l’un d’entre eux pour boire du maté et bavarder comme les employés ruraux avaient coutume de le faire dans le galpão des estancias :
- 9 Eau de vie à base de canne à sucre.
On se réunissait autour d’un feu de camp, là dans la rue du duc de Caxias, pour raconter des histoires ; il n’y avait que des garçons, les filles ne faisaient pas partie du groupe ; comme c’est l’habitude dans un galpão ce sont seulement les hommes […]. Nous chérissions nos réunions comme si nous nous trouvions dans la région de la Campanha ; on buvait du chimarrão et de temps à autre apparaissait même une petite bouteille de cachaça9 ; chacun donnait quelques pièces de monnaie et contribuait ainsi à l’achat de l’herbe pour le maté ; les dépenses étaient minimes. Nous n’avions pas la prétention de révolutionner le monde bien que nous n’étions pas d’accord avec le type de civilisation qui nous était imposé sous quelque forme que ce soit […]. Nous ne prétendions pas écrire sur le gaúcho ou sur le galpão : dès les premiers moments nous avons incarné en nous-mêmes la figure du gaúcho, vêtu et parlant comme on le fait dans les galpões ; et lorsque nous nous réunissions le samedi après-midi autour d’un feu de camp, nous nous sentions les maîtres du monde.[Barbosa Lessa 1985 : 58]
- 10 « Champ d’une grande étendue et clôturé. Dans une estancia il y a généralement diverses invernadas, (...)
- 11 « Surveillance à laquelle est soumis le bétail lors des pauses ou des haltes. » [Ibid. : 436]
- 12 « Lieu d’une estancia où l’on réunit d’habitude le bétail pour le comptage, le marquage, les soins (...)
- 13 « Il s’agit de la conduite et du déplacement des troupeaux. » [Ibid. : 508]
25Même s’ils ne désiraient pas constituer une entité destinée à réfléchir sur la tradition, mais un groupe qui la fasse revivre, il s’avérait nécessaire de recréer ce qu’ils s’imaginaient être les coutumes de la campagne. Ainsi la nomenclature de la structure interne du « 35 CTG » n’était-elle pas celle normalement en vigueur dans les associations, mais correspondait aux termes utilisés dans l’administration d’un établissement rural, étant donné que les jeunes gens cherchaient à évoquer l’ambiance d’une estancia. Des titres tels que président, vice-président, secrétaire, trésorier, directeur furent remplacés par ceux de patron, contremaître, contremaître adjoint, agregados, posteiros, etc. Les conseils délibératifs ou consultatifs furent appelés conseils des guides, et à la place des départements furent créées des invernadas10. De la même façon, toutes les activités culturelles, civiques ou champêtres, furent désignées par des termes comme rondas11, rodeios12, tropeadas13, etc. [Mariante 1976 : 11].
26À la surprise de ses fondateurs qui avaient opté pour une association représentative de tous les segments de la population, l’origine sociale se fit rapidement ressentir :
- 14 Extrait d’un entretien avec Luiz Carlos Barbosa Lessa le 4 octobre 1983.
Dès les premiers jours, et à mesure que le Mouvement accueillait un nombre de plus en plus important de jeunes étudiants, les garçons d’un niveau socioéconomique plus élevé et les fils de propriétaires de fazendas ou ceux qui étaient déjà propriétaires commencèrent à quitter le Mouvement. Ce Mouvement ne compta bientôt plus que des jeunes gens démunis […] ; les jeunes qui étaient plus riches ne voulaient pas se mêler à la grande masse. Alors nous avons vu partir ceux qui auraient pu nous aider le plus ; ils avaient les moyens de nous fournir des chevaux ou de mettre un local à notre disposition tandis que nous, qui survivions avec notre petit salaire pour payer nos études et tout cela, nous devions faire circuler le chapeau pendant nos réunions, chacun apportant quelque chose14…
27Le deuxième endroit où fonctionna le « 35 », bien qu’il ne bénéficia pas de l’adhésion des fils des propriétaires de fazendas, fut le siège de la FARSUL (Fédération des associations rurales du Rio Grande do Sul, aujourd’hui Fédération de l’agriculture de l’État du Rio Grande do Sul), organe représentatif des propriétaires de fazendas du Rio Grande do Sul. La discrimination établie par les fils se retrouvait d’une certaine façon au niveau de la capitale de l’État qui se montrait également peu réceptive au traditionalisme :
Ce n’est pas que Porto Alegre nous ait mal reçus. Enfin, nous étions jeunes, sympathiques, joyeux, communicatifs, travailleurs, de bons étudiants, et il n’y avait pas de motif pour que la capitale se montre antipathique. Mais c’était une ville très consciente de la responsabilité qu’elle assumait en tant que relai de la culture cosmopolite et de la consommation, et qui n’avait pas de temps à perdre avec nos bavardages et nos déclamations. Elle souriait tout au plus avec condescendance lorsque nous défilâmes avec la Flamme créole, le 20 septembre – occasion pour nous de nous revitaliser lorsque nous constatâmes que nous n’étions plus seulement une demi-douzaine mais bien une douzaine, peut-être même deux douzaines.[Barbosa Lessa 1985 : 75]
28Les leaders traditionalistes se plaignaient constamment d’être rejetés par la capitale et par les élites du Rio Grande do Sul. Ils étaient affectés par le fait que leur succès ne soit pas reconnu et par le fait que le traditionalisme continue à être considéré comme une « affaire de rustres ».
29Il est significatif de constater que le CTG suivant, le Fogão15 Gaúcho, a été fondé le 7 août 1948 à Taquara, ville située dans la zone de colonisation allemande, ce qui n’a pas manqué d’intriguer les traditionalistes. Les fondateurs du « 35 CTG » étaient de jeunes étudiants de l’intérieur, descendants de petits propriétaires ruraux des zones de latifundia, qui portaient pratiquement tous des noms d’origine portugaise ; les fondateurs du CTG Fogão Gaúcho étaient des hommes d’âge adulte, la plupart d’origine allemande. La création du Fogão Gaúcho représentait, pour ses fondateurs, une façon d’affirmer leur « brésilianité » et leur identité régionale. Des entrevues réalisées avec quelques-uns d’entre eux suggèrent une relation entre les événements de la Seconde Guerre mondiale et la création de l’entité et révèlent
[…] la nécessité pour certains participants des réunions de chimarrão de s’affirmer, face à la société de Taquara, comme gaúchos à part entière afin de ne pas être considérés comme des étrangers. Beaucoup d’entre eux, d’origine allemande, ressentaient encore les influences négatives de la persécution subie durant la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’ils furent suspectés d’appartenir à la Cinquième Colonne […] ; ce n’était sûrement pas là l’intention de la majorité de ceux qui rejoignirent le CTG, après sa fondation, mais il est certain que quelques-uns des nouveaux membres étaient venus dans ce but.[Jacobus 1985 : 2 et 3]
- 16 La pampa est le nom donné aux vastes plaines de la région de la Campanha, de l’Argentine et de l’Ur (...)
- 17 « Pantalon très large, fermé par des boutons au-dessus des chevilles. » [Nunes et Nunes op. cit. : (...)
30L’apparition d’entités traditionalistes à l’extérieur de la zone des pâturages de la colonisation portugaise du Rio Grande do Sul, et plus spécifiquement dans les zones de colonisation allemande et italienne, soulève une question importante. Elle se réfère au fait que la culture gaúcha, dans le contexte de la pampa16, exerce une hégémonie dans un État qui connaît les influences culturelles les plus variées. Cette culture ne comprend pas seulement la zone d’élevage des latifundia d’où provient ce modèle mais s’étend jusqu’aux zones de minifundia de colonisation allemande et italienne où ce type de complexe pastoral destiné à l’élevage bovin n’a jamais existé. Ainsi la représentation de la figure du gaúcho, dans ses expressions rurales où l’on trouve le cheval, la bombacha17, le maté et des qualités telles la liberté et la bravoure, a aussi servi de modèle aux divers groupes ethniques, ce qui indiquerait qu’elle unit les habitants de l’État en les opposant au reste du pays. On observe ainsi un premier exemple de déterritorialisation de la culture gaúcha qui sort de son aire d’origine et est adoptée dans d’autres régions du Rio Grande do Sul.
31En analysant la signification du terme colono (colon) au Rio Grande do Sul, Sérgio Teixeira a observé qu’il possède une origine historique bien définie et qu’il est associé au processus de colonisation par les immigrants européens, caractérisé par l’exploitation agricole, de type familial, de petites propriétés. L’élevage, qui constituait depuis la colonisation portugaise l’activité dominante, bénéficia d’un énorme prestige, au point que l’agriculture fut tenue pour une activité dégradante. Ainsi, dès le début de la colonisation allemande et italienne, le terme colono, outre le fait qu’il désignait les immigrants et leurs descendants, exprimait, surtout au niveau des représentations, une carence en certains attributs considérés de manière positive. Il évoquait une personne manquant d’ambition, de pratique sociale, d’élégance, de posture corporelle et comportementale, n’ayant pas le sens de l’opportunité et du progrès, et dénuée d’audace, de perspicacité et de sagacité [Teixeira 1988 : 54].
32Les chercheurs qui ont étudié la colonisation du Rio Grande do Sul signalent que les immigrants étrangers idéalisèrent le gaúcho qui devint un type socialement supérieur [Azevedo 1975 ; Roche 1969 ; Willems 1946]. Cela n’était pas seulement dû au fait que les propriétaires de fazendas formaient la couche sociale la plus puissante, mais aussi au fait que le principal symbole du gaúcho était le cheval. En Europe, cet animal était l’apanage et la marque distinctive de l’aristocratie rurale. L’une des premières mesures que prenaient les colonos en arrivant au Brésil était d’acquérir une monture aussitôt qu’ils en avaient les moyens [Bastide 1964 ; Willems 1944]. L’identification du colono avec le gaúcho constituait par conséquent un symbole d’ascension sociale.
- 18 De 1955 à 1979, il y eut six gouverneurs de l’État portant un nom italien. Rappelons que les Italie (...)
33On notera avec intérêt qu’en dépit de la présence significative, dans l’État du Rio Grande do Sul, d’entrepreneurs et d’hommes politiques d’origine allemande et italienne18, le type social le plus représentatif reste celui du gaúcho. De la même façon, les figures de l’Indien et du Noir apparaissent, sur le plan des représentations, sous une forme extrêmement pâle.
34Entre 1948 et 1954 surgirent trente-cinq nouveaux CTG répartis dans presque toutes les régions du Rio Grande do Sul, avec cependant une concentration majeure dans les zones de pâturages. À Porto Alegre ne fut créée qu’une sorte de mini-CTG local.
35À cette époque les traditionalistes débattaient de l’orientation à suivre. On distinguait deux positions : l’une, plus « aristocratique », exprimait la nécessité d’une plus grande préoccupation pour ce qui concerne le niveau « culturel » (pris dans le sens de culture scolaire) des CTG afin d’éviter d’en faire uniquement des lieux de divertissement ; l’autre insistait justement sur cet aspect et sur le fait qu’il ne devait pas y avoir de préjugés contre la « culture populaire ».
36En 1954, les divers CTG qui avaient proliféré depuis 1948 se réunirent pour la première fois à Santa Maria pour discuter, entre autres, de cette question. Lors de ce congrès, Luiz Carlos Barbosa Lessa, l’un des étudiants qui avaient fondé le « 35 CTG », présenta sa thèse intitulée Le sens et la valeur du traditionalisme, qui allait devenir la thèse-matrice du Mouvement traditionaliste gaúcho.
- 19 Sur l’influence de Donald Pierson au Brésil, on peut consulter L. Lippi de Oliveira [1987].
37L’auteur, alors âgé de 24 ans et diplomé depuis peu en droit, domaine dans lequel il n’envisageait pas de travailler, s’était installé à São Paulo et inscrit à l’École de sociologie et de politique. L’un des enseignants de cette école, Donald Pierson19, de l’Université de Chicago, utilisait pour ses cours son ouvrage Théorie et recherche en sociologie ainsi que celui de l’anthropologue nord-américain Ralph Linton, A Study of Man, publié en 1936. Chacun de ces auteurs était intéressé par les effets de la croissance démographique, par les conséquences de l’urbanisation et par les modifications ayant trait à la famille et au groupe local, problématique récurrente dans les sciences sociales à cette époque et fortement influencée par les travaux de Durkheim. Lorsqu’il rédigea sa thèse, Barbosa Lessa se rendit compte à quel point ces deux chercheurs étaient proches des sujets traditionalistes :
[…] on m’avait donné la bibliographie de base que je devais me procurer : elle comprenait Théorie et recherche en sociologie de Donald Pierson, et A Study of Man de Ralph Linton. Alors, je n’ai plus suivi les cours, mais je suis retourné au Rio Grande do Sul, fin 1953, avec au moins ces deux livres […] et je suis allé à la fazenda Piratini, et je me souviens que c’est là, dans la fazenda, que j’ai lu et annoté ces deux livres, et pour moi ce fut une révélation. Comme j’étais très imprégné des sujets traditionalistes, j’ai pu voir jusqu’à quel point cela s’emboîtait avec ce que nous faisions, c’était lorsque j’ai appris les concepts de société, de culture, de tradition, de vision culturelle, et ainsi de suite, tous ces concepts de base, et j’ai perçu que cela pouvait donner quelque chose de bon. Il semble qu’à partir de là, en 1954, je me suis plongé dans les études sociologiques pour le reste de ma vie, mais j’avoue en toute sincérité que je n’ai dû lire que ces deux livres à cette époque en plus du Dictionnaire de sociologie de l’édition Globo que je consultais éventuellement chaque fois que j’en avais besoin. Ainsi, toutes mes connaissances en sciences sociales, sur le plan théorique, viennent uniquement de ces trois ouvrages.
38Ce témoignage illustre comment le savoir produit par des universitaires est adapté au niveau du sens commun. Dans cette optique, le Mouvement traditionaliste gaúcho est l’un des plus grands diffuseurs des idées des sciences sociales nord-américaines pendant les années quarante.
39Le début de la thèse-matrice met l’accent sur l’importance de la culture qui, transmise par la tradition, permet à une société de fonctionner comme une unité. Tout le problème réside dans le fait que « la culture et la société occidentales sont affectées par un effrayant processus de désintégration ; c’est dans les grands centres urbains que ce phénomène apparaît le plus nettement lorsqu’on se réfère aux statistiques qui montrent des taux toujours croissants de crimes, de divorces, de suicides, d’adultères, de délinquance juvénile et autres indices de désintégration sociale » [Barbosa Lessa 1979 : 5]. Cette désintégration serait due essentiellement à deux facteurs : l’affaiblissement du noyau des « groupes locaux » et la disparition progressive des groupes locaux comme relais culturel.
40Il n’est pas difficile de repérer dans cette citation l’influence de la pensée sociale du siècle dernier et du début de ce siècle. Elle est pour ainsi dire indirectement élaborée à partir des ouvrages de ceux que l’auteur nomme les « maîtres de la sociologie moderne » et que l’on peut considérer comme des membres de « l’école sociologique de Chicago ». Le phénomène décrit, bien que le terme ne soit pas cité, correspond à celui de l’anomie, tel qu’il est énoncé par Durkheim, et appliqué à la croissance démographique et à la division sociale du travail qui en résulte. L’accent mis sur la thématique de la désagrégation et le fait d’imputer à la ville le pouvoir d’accélérer ce processus rappellent les théories dichotomiques, principalement celle du continuum folk-urbain de Robert Redfield. Cet anthropologue nord-américain pensait que l’urbanisation entraînerait la désorganisation de la culture, la sécularisation et l’individualisme. La vie dans les villes affaiblirait ou détruirait les solides liens qui intègrent les hommes dans une société rurale, et créerait une culture urbaine caractérisée par la fragmentation des rôles sociaux. La structure non ambiguë et monolithique de la société rurale se substituerait, dans la société urbaine, à une structure sociale marquée par une diversité des rôles, des actions et des significations. La culture rurale, dans laquelle tous les éléments culturels sont définis, se transformerait, dans la société urbaine, en une culture fragmentée. Les conséquences inévitables de la culture urbaine seraient alors le conflit et la désorganisation [Oliven 1988].
41Comment ce type de théorie, tant en vogue à cette époque, a-t-il pu être appliqué à la réalité du Rio Grande do Sul ? Il est intéressant de souligner que la crise sociale trouvait dans le traditionalisme une solution, étant donné que celui-ci
[…] vise précisément à combattre les deux facteurs de désintégration sociale. Le fondement scientifique de ce mouvement se situe dans l’ affirmation sociologique suivante : « Toute société pourra éviter la dissolution si elle est capable de maintenir son noyau culturel. Des dérèglements de ce noyau produiront des conflits entre les individus qui composent la société, car ceux-ci finiront par préférer d’autres valeurs, provoquant ainsi la perte de l’unité psychologique essentielle au fonctionnement efficace de toute société. » Avec les activités récréatives ou sportives qui le caractérisent […] le traditionalisme cherche avant tout à renforcer le noyau de la culture du Rio Grande do Sul, en prenant en compte l’individu qui tâtonne sans but et sans appui au milieu du chaos de notre époque. Et, à travers les centres de traditions gaúchas, le traditionalisme cherche à procurer à l’individu une association ayant les mêmes caractéristiques que celles du « groupe local » qu’il a perdu ou qu’il craint de perdre : le « terroir ». Plus que son propre terroir, celui également des générations qui l’ont précédé.[Barbosa Lessa 1979 : 6 et 7]
42Prenant position dans la polémique entre la « qualification culturelle » et la « massification populaire », l’auteur de la thèse-matrice affirme :
- 20 Fêtes populaires, la première célébrant le Saint-Esprit et la deuxième la Vierge Marie, patronne de (...)
Le traditionalisme doit être un mouvement nettement POPULAIRE, pas simplement intellectuel. Il est vrai que, dans sa finalité ultime, le traditionalisme ne continuera à être compris que par une minorité intellectuelle. Mais, pour vaincre, il est fondamental qu’il soit compris et développé au sein des couches populaires, c’est-à-dire sur les terrains de courses, dans les auditoriums des stations radiophoniques, dans les festivals et les bals populaires, dans les festas do Divino y de Navegantes20, etc. Pour arriver à ses fins, le traditionalisme se sert du folklore, de la sociologie, de l’art, de la littérature, du théâtre, etc. Il ne faut pas confondre le traditionalisme, qui est un mouvement, avec le folklore, l’histoire, la sociologie, qui sont des sciences. Il ne faut pas confondre le folkloriste, par exemple, avec le traditionaliste ; le premier est l’étudiant d’une science, le second le soldat d’un mouvement. Les traditionalistes n’ont pas besoin de considérer scientifiquement le folklore ; ils agiront efficacement en se servant des études des folkloristes, comme base d’action, réaffirmant ainsi les pratiques folkloriques au sein du peuple.[Barbosa Lessa 1979 : 8]
43Les membres de l’élite intellectuelle sont comparés de façon significative à des soldats dont la mission est de formuler des principes et de les transmettre aux couches populaires, qui sont incapables de comprendre la « finalité ultime » du traditionalisme, mais au sein desquelles il faut l’inculquer si le mouvement veut être victorieux et fort. Malgré une vision essentiellement instrumentale par rapport aux sciences et au savoir, vus comme des moyens permettant d’atteindre les objectifs poursuivis, les leaders traditionalistes constituent évidemment un groupe d’intellectuels qui compte une production raisonnable de publications. D’une certaine manière, on peut les considérer comme des intellectuels moyens qui ne bénéficient pas d’instances de consécration (dans le sens de Bourdieu) de leur production comme en bénéficient les intellectuels liés aux universités, aux académies, etc. Des entretiens menés auprès de certains d’entre eux montrent que, si d’un côté ils tentent de s’affirmer comme intellectuels dans le Rio Grande do Sul, de l’autre on les regarde avec méfiance au sein de leur propre mouvement :
- 21 Entrevue réalisée avec Antônio Augusto Fagundes le 14 septembre 1981.
Il existe diverses branches dans le traditionalisme. On peut en repérer deux principales : la branche physiologique […] et la branche cérébrale, culturelle, qui est actuellement très déphasée et malmenée par la branche physiologique ; ils ont la manie d’appeler les gens qui étudient des pontifes […]. Nous sommes les pontifes du mouvement traditionaliste. À chaque instant ils nous réquisitionnent, nous convoquent, nous appellent pour des conférences, mais pendant les congrès, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’on discute de certains sujets avec eux… La manière dont survit le CTG, comment il gagne de l’argent, comment il a construit son siège, tout cela ils pourront vous le dire, mais ne leur demandez rien à propos de la culture car ils ne vous diront que des bêtises21.
44L’expansion du traditionalisme gaúcho suit une dynamique intéressante. À Porto Alegre, le mouvement a eu peu de répercussions ; à l’intérieur de l’État et dans les autres régions en revanche, sa croissance a été impressionnante.
45À partir du Ier Congrès traditionaliste les réunions ont commencé à se dérouler annuellement. Ces congrès permettent de présenter des thèses, d’approuver des motions et de prendre des résolutions. C’est lors du VIIe Congrès, qui a lieu à Taquara en 1961, qu’est approuvée la Charte des principes du mouvement traditionaliste. À l’occasion du XIIe Congrès, qui se tient à Tramandaí en 1966, est fondé le Mouvement traditionaliste gaúcho (MTG) qui regroupe la plus grande partie des entités traditionalistes de l’État et qui représente « le catalyseur, l’instance disciplinaire et le guide des activités de ses affiliés, par rapport à ce qui est préconisé dans la Charte des principes du traditionalisme gaúcho » [Mariante op. cit. : 13].
- 22 Plat simple à réaliser, et composé de riz et de morceaux de viande salée et séchée. Il constituait (...)
46Le traditionalisme s’est également étendu à d’autres secteurs. Ainsi, en 1954, le gouvernement de l’État a créé, dans le cadre de la Division culturelle du Secrétariat à l’éducation et à la culture, l’Institut de tradition et de folklore, qui est devenu, en 1974, l’Institut gaúcho de tradition et de folklore, une fondation à la tête de laquelle sont normalement nommés des traditionalistes. En 1964, l’État a approuvé une loi officialisant la « Semaine Farroupilha », laquelle, depuis, est commémorée tous les ans du 14 au 20 septembre. À la suite de cela, la Flamme créole a été reçue avec tous les honneurs au Palais Piratini, siège du gouvernement de l’État, et on a officialisé le défilé du 20 septembre ainsi que la présence de la Brigade militaire de l’État dans presque toutes les villes du Rio Grande do Sul. En 1966 une autre loi d’État a fait de l’hymne Farroupilha l’hymne officiel du Rio Grande do Sul. Un galpão créole, installé dans le Palais Piratini sous le gouvernement Triches (1971-1975) doit recréer l’ambiance d’une estancia. Du churrasco (barbecue gaúcho), du carreteiro22 ainsi que des présentations de danses et de musiques du Rio Grande do Sul y accueillent les visiteurs illustres. À la même époque, l’État a mis un terrain de construction à la disposition du « 35 CTG » pour qu’il puisse y installer son propre siège.
47Avec la création, en 1979, du Secrétariat à la culture, au sport et au tourisme on assiste au démembrement des affaires culturelles du Secrétariat à l’éducation et à la culture. Le second titulaire de cette administration, Barbosa Lessa, après avoir distingué douze régions culturelles dans le Rio Grande do Sul, implante des pôles culturels qui doivent permettre la diffusion de la culture gaúcha à l’intérieur de l’État. Les activités régionalistes bénéficient d’une promotion et d’un soutien qu’elles n’avaient pas auparavant. En 1988 est approuvée une loi d’État instituant dans toutes les écoles primaires et secondaires l’enseignement du folklore dans le cadre de la discipline relative aux études sociales. En 1989, une loi d’ État officialise les pilchas (ensemble vestimentaire typique des anciens gaúchos comprenant la bombacha, les bottes, le foulard et le chapeau), qui deviennent la « tenue vestimentaire d’honneur et d’usage préférentiel » dans l’État.
- 23 Bijou, relique, présent de valeur. Au sens figuré, jeune fille gaúcha [Nunes et Nunes op. cit. : 39 (...)
- 24 Lors de la première rencontre des « Cultores da Musica Gaúcha », le président de l’Association gaúc (...)
48Le traditionalisme parvient également à propager le culte des traditions gaúchas au niveau de la société civile. Ainsi, on crée l’Estancia de la poésie créole, une espèce d’académie des lettres composée d’écrivains se consacrant à des sujets gaúchos. En ce qui concerne l’Église, il faut souligner l’apparition de la messe créole qui comporte une liturgie inspirée par la thématique gaúcha, dans laquelle Dieu est nommé « Patron Céleste », la Vierge Marie « Première Prenda23 du Ciel », et saint Pierre « Contremaître d’Estancia Gaúcha ». De même, il est courant de voir des mariages créoles où les fiancés sont vêtus selon la tradition gaúcha. Diverses villes de l’intérieur de l’État organisent des rodéos durant lesquels on fait revivre les travaux champêtres des estancias. Le MTG organise tous les ans un concours pour élire la première prenda du Rio Grande do Sul. La « Califórnia da Canção Nativa », premier festival de musique régionale, a été créée en 1971, à l’initiative du CTG « Sinuelo do Pago », à Uruguaiana, ville située dans la Campanha. Ce festival annuel a servi de modèle à la quarantaine de festivals qui existent aujourd’hui et qui ont lieu dans différentes régions de l’État. Ces manifestations rassemblent des milliers de jeunes qui campent généralement ; l’ambiance et la musique évoquent la vie de la campagne et les symboles d’une identité régionale gaúcha [Araújo 1987]24.
- 25 Cette station de radio qui se définit elle-même comme une « radio de bombacha » a obtenu en 1988 le (...)
- 26 Ce marché, si l’on considère que près de 80 % de la population du Rio Grande do Sul vit dans un con (...)
49L’intérêt croissant pour tout ce qui touche aux gaúchos peut expliquer la consommation de produits culturels liés à des thématiques gaúchas : programmes de télévision et de radio (il existe même une station FM qui diffuse exclusivement de la musique régionale sur la grande Porto Alegre25), articles de journaux, revues spécialisées, livres, maisons d’édition, librairies et foires de livres régionaux, publicités [Jacks 1987], bals populaires [Maciel 1984], orchestres, chanteurs et disques, restaurants typiques avec des shows de musiques et de danses gaúchas, magasins de vêtements traditionnels, etc. Il s’agit d’un marché de biens matériels et symboliques26, englobant un grand nombre de personnes et mettant en jeu des moyens qui, d’après ce que l’on peut constater, sont en expansion.
- 27 En 1980, 28,65 % de la population active du Rio Grande do Sul était concentrée dans le secteur prim (...)
50La consommation de produits culturels gaúchos a toujours existé ; cependant celle-ci était moins importante et se concentrait dans les campagnes ou dans les couches populaires suburbaines et urbaines d’origine rurale. Ce qui est nouveau c’est que, depuis peu, les jeunes des villes, issus des classes moyennes, boivent du maté, portent des bombachas, apprécient la musique gaúcha, habitudes qui ont perdu le stigmate de la rusticité27.
51Le MTG ne réussit pas à contrôler toutes les manifestations culturelles du Rio Grande do Sul. Les données dont nous disposons indiquent néanmoins une augmentation très significative du rayon d’influence du traditionalisme au point que ceux qui le cultivent le considèrent aujourd’hui comme « le plus grand mouvement populaire et culturel de tout le monde occidental : deux millions de participants actifs » [Barbosa Lessa 1979 : 3].
52En 2001 on comptait 1568 CTG dans le Rio Grande do Sul. La création d’un CTG relève d’un processus relativement simple et a souvent lieu à la suite de disputes internes, ce qui expliquerait le nombre élevé de CTG et autres associations traditionalistes dans des petites villes. D’après un ex-patron de CTG :
- 28 Entrevue réalisée avec Antônio Augusto Fagundes le 14 septembre 1981.
Le citoyen frustré dans la vie communautaire, celui qui n’a pas socialement accès à une société ou au Rotary, au Lions, à la maçonnerie, entre facilement dans le CTG. Il finit par fonder un CTG avec la plus grande facilité et en devient le leader. On voit ensuite sa photo dans le journal, il est interviewé, devient important dans la communauté, ce qui explique l’extrême abondance des CTG dans l’État […] ; lorsqu’il est battu par une faction adverse dans le CTG, il ne se conforme pas à la défaite […] simplement, et cela par scissiparité, il fonde […] un autre CTG28.
- 29 Ce processus est assez semblable à celui que décrit Y.M.A. Velho à propos des terreiros de Rio de J (...)
53Il convient de distinguer ici entre CTG et piquetes. D’après des membres du MTG, la différence entre ces deux types d’entités réside dans le fait que les CTG seraient des structures plus « complètes », alors que les piquetes ne seraient qu’une partie de celles-ci. Ainsi, un CTG fonctionne comme une espèce de club (en fait, dans diverses localités, il est le seul club) comprenant différents « départements » que l’on appelle invernadas. Il est caractérisé par les multiples activités qu’il promeut dans le domaine social (fêtes, fandangos, c’est-à-dire bals populaires), culturel (prestations musicales, discours), rural (rodéos avec des chevaux et des vaches), et autres, étant donné que le siège fait aussi office de centre de divertissements et de loisirs. Quant au piquete (le mot évoque d’une part les petits enclos près des maisons à l’intérieur desquels on fait paître les animaux utilisés quotidiennement et d’autre part les employés de ferme qui, à tout moment, sont appelés pour effectuer diverses tâches dans l’estancia), il devrait constituer l’un de ces « départements », étant uniquement destiné à des activités champêtres dont sont exclues les activités culturelles et sociales spécifiques du CTG. Il peut fonctionner avec un petit nombre de membres et n’a pas besoin de siège. Un piquete devrait théoriquement être affilié à un CTG, mais ce n’est pas ce qui se passe dans la pratique. Le MTG a ainsi fini par perdre le contrôle de cette situation et, face à la création d’un nombre important de piquetes, a décidé de les enregistrer comme des entités autonomes. L’origine des piquetes est attribuée aux divergences entre groupes appartenant à un même CTG dont ils désapprouvent la politique, constituant à leur tour leur propre département champêtre29. Ces associations traditionalistes ne nécessitant pour exister ni siège ni beaucoup de participants, on a assisté à leur prolifération dans tout l’État. Signalons que celle-ci peut aussi indiquer une préférence croissante pour les activités champêtres parmi les membres du traditionalisme.
54Même si l’on tient compte des divergences entre les données et de l’exagération possible de celles-ci, il est clair qu’il y a eu une forte augmentation des entités traditionalistes durant ces dernières années.
55Ces données remettent par ailleurs en question l’idée selon laquelle le traditionalisme serait plus fort dans les régions frontalières. On peut avancer que, dans ces régions, la vie de la campagne faisant partie intégrante du quotidien, il n’est pas nécessaire de la recréer dans le cadre d’associations traditionalistes.
56Il existe une relation inverse entre la taille d’une commune et la proportion d’entités traditionalistes : plus les communes sont petites, plus le nombre d’entités traditionalistes est grand. Cela peut être lié au fait que dans les circonscriptions les plus étendues et les plus urbanisées, où, en outre, les activités rurales ne sont pas prédominantes, il existe d’autres formes de loisir et de récréation telles que le cinéma, le théâtre, les bars, les shows, etc. Cette relation n’est évidemment pas directe ni univoque.
57Un CTG fonctionne comme une espèce de club où les « associés » paient une mensualité qui, comme le soulignent les membres du MTG, est toujours inférieure à celle de n’importe quel autre club. Toutefois, même si les mensualités sont minimes, les associés doivent posséder au moins un costume typique pour participer pleinement aux activités du CTG. Il arrive qu’ils aient à investir des sommes d’argent assez importantes dans le cadre d’activités champêtres (pour lesquelles il est nécessaire d’avoir un cheval) ou dans le cadre d’un déplacement dans une autre commune où a lieu un rodéo.
58Le traditionalisme s’est également étendu au-delà du Rio Grande do Sul qui est l’un des États présentant le taux d’émigration le plus élevé du Brésil. De 1920 à 1950, l’exode gaúcho a été estimé à 300 000 personnes. En 1950, le Rio Grande do Sul fournissait le plus grand contingent migratoire vers les autres États ; il recevait aussi le plus petit nombre de Brésiliens. Cette émigration, qui s’effectue en général de l’intérieur de l’État vers l’intérieur d’autres États, est caractérisée par la recherche de nouvelles frontières agricoles, principalement dans l’ État de Santa Catarina, dans le Mato Grosso et le Paraná. Les recensements brésiliens indiquent qu’en 1940 il y avait environ 75 000 gaúchos qui vivaient dans l’État de Santa Catarina et 15 000 dans le Paraná. En 1950, ces chiffres correspondaient respectivement à 120 000 et 35 000, en 1960 à 200 000 et 160 000, en 1970 à 260 000 et 340 000, et en 1980 à 300 000 et 285 000. En 1980, la présence de déjà plus de 50 000 gaúchos dans le Mato Grosso révélait l’existence d’un nouveau front d’expansion agricole. La même année, près de 900 000 gaúchos vivaient à l’extérieur du Rio Grande do Sul, ce qui représentait 11,5 % de la population de l’État.
59Devant cette importante diaspora gaúcha, il n’est pas étonnant qu’en 1994, dans l’État de Santa Catarina, on comptait 245 CTG [Caminoto 1994 : 68] et plus de 200 piquetes de lanceurs de lasso répartis dans 93 des 199 communes. Il est significatif que les CTG pionniers aient été créés en 1959 à São Miguel do Oeste, dans l’extrême ouest de Santa Catarina, et en 1961 à Lages, dans le sud-est de cet État, étant donné que ces villes se situent chacune dans des zones d’expansion des gaúchos. En 1962 fut fondé le Mouvement traditionaliste catarinense, devenu plus tard l’Association traditionaliste gaúcha et, dans les années quatre-vingt, le Mouvement traditionaliste gaúcho de Santa Catarina. Cependant, la dissémination de CTG dans l’État de Santa Catarina « ne se limite pas aux régions qui ont connu un important flux migratoire de gaúchos au siècle dernier et au début de ce siècle […] mais s’étend le long du littoral (portugais et açorien) et dans les massifs de l’arrière-pays (allemands, autrichiens, italiens, etc.), zones qui, dans leur formation, n’ont pas subi l’influence gaúcha » [Nunes 1987 : 2].
- 30 « Passe-moi la calebasse, chê ! » Il s’agit de la calebasse (cuia) dans laquelle on boit le maté. L (...)
60Dans le Paraná, qui comprend 13 régions, il existe 242 CTG affiliés au Mouvement traditionaliste gaúcho du Paraná. Nombreux sont ceux dans ces centres qui descendent d’immigrés japonais venus au Brésil au début de ce siècle. Le gauchismo est un sentiment tellement fort dans le Paraná que, dans un numéro de la revue de la Fondation culturelle de Curitiba entièrement consacré à cette question, l’auteur de l’un des articles, au titre évocateur de « Passe a cuia, chê ! »30, soutient que l’« on ne peut pas voir dans les CTG quelque chose d’exclusif au Rio Grande do Sul. Les centres de traditions gaúchas, les CTG, font revivre une tradition qui est commune à l’Uruguay, à l’Argentine, au Rio Grande do Sul, à l’État de Santa Catarina et au Paraná. Nous sommes tous gaúchos, de vrais gaúchos, des vieilles connaissances, des buveurs de maté et des mangeurs de churrasco » [Tramujas Neto 1989 : 25]. Dans le Mato Grosso do Sul il y a approximativement 35 CTG affiliés à la Fédération des clubs de lanceurs de lasso. Dans l’ État de São Paulo, le plus peuplé du Brésil, on compte actuellement près de 40 CTG. Il existe des CTG dans divers autres États du Brésil. L’Union traditionaliste du Nordeste, récemment créée, comprend 7 CTG. En octobre 1988, dans l’ État de Santa Catarina, s’est tenu le Ier Congrès fédéral de traditions gaúchas, au cours duquel furent franchis les premiers pas vers la création de la Confédération brésilienne de la tradition gaúcha.
61L’adoption de la tradition originaire de la Campanha par des habitants d’autres régions du Rio Grande do Sul a unauguré un processus de déterritorialisation de la culture gaúcha qui sortait de sa terre d’origine et acquérait de nouvelles significations dans de nouveaux contextes. Le maintien de la culture gaúcha chez les habitants du Rio Grande do Sul qui ont émigré dans d’autres États constitue une deuxième étape dont il convient de souligner l’importance étant donné que la culture gaúcha se perpétue à travers les descendants de ces émigrés qui, bien souvent, ne sont jamais allés dans le Rio Grande do Sul.
62On peut distinguer un troisième processus de déterritorialisation si l’on prend en compte les habitants du Rio Grande do Sul qui émigrent à l’étranger. Nous ne parlons pas seulement de ceux qui vont exploiter des terres dans les pays voisins tels que le Paraguay mais aussi de ceux qui s’installent dans des pays plus développés. On estime qu’il y a, à l’heure actuelle, un million de Brésiliens qui vivent aux États-Unis, en Europe et au Japon. Et là où vivent des habitants du Rio Grande do Sul on trouve des CTG. Ainsi, en 1992, ont été créés un CTG à Los Angeles et un autre à Osaka, au nom évocateur de CTG du Soleil Levant, ce qui prouve que les cultures accompagnent ceux qui voyagent et s’acclimatent à d’autres terres [Caminoto op. cit. : 68].
63Soulignons que les colons gaúchos qui ont émigré du Rio Grande do Sul pour s’établir dans d’autres parties du Brésil où ils cultivent les coutumes et les valeurs des estancias de la Campanha se réfèrent en réalité à un monde auquel ils n’appartiennent pas. En quittant le Rio Grande do Sul où ils possédaient au maximum quelques hectares de terres et en devenant propriétaires de glèbes beaucoup plus grandes dans des zones de frontières agricoles, ils cessaient symboliquement d’être des petits colons et devenaient de grands propriétaires de fazendas, c’est-à-dire des gaúchos.
- 31 En novembre 1988 a eu lieu à la Plata en Argentine le IVe Congrès international de la tradition gaú (...)
64Il n’est pas hors de propos de penser que dans le futur il y aura plus de CTG à l’extérieur du Rio Grande do Sul qu’à l’intérieur. Bien que ces nombreuses entités traditionalistes ne soient pas fréquentées par des gaúchos natifs mais par leurs descendants, leur existence dénote une immense nostalgie du terroir, une recherche des origines rurales perdues (ou qui n’ont jamais existé)31.