1L’œuvre de Jon Juaristi, poète, essayiste, professeur à l’Université du Pays basque et, aujourd’hui, directeur du prestigieux Instituto Cervantes, compte une vingtaine de titres portant sur la poésie et l’histoire du peuple basque. Ancien membre de l’ETA, qu’il quitta pour se démarquer de la dérive terroriste, Juaristi a analysé et démasqué les errements idéologiques des courants nationalistes. Disciple de Julio Caro Baroja et de Diego Catalán, ses écrits allient de façon heureuse l’anthropologie, la critique littéraire et la réflexion politique. Juaristi parle et écrit la langue euskarienne ; sa famille est liée à de grandes personnalités du nationalisme basque, comme Sabino Arana Goiri et Elías Gallastegui, et son témoignage, passionné, est tempéré par son érudition et sa volonté d’échapper à la séduction des « puissances troubles » de la mélancolie, ces turbias potestades dont il reconnaît la résonance émotive.
- 1 Interview de Juaristi dans El Cultural, 17.4.2002, p. 26 : « Eta agita el árbol y el PNV recoge las (...)
2Pour exposer son argumentation sur ce qu’il appelle le processus de construction de l’identité basque, trois livres parmi une riche bibliographie nous serviront de guide. Le premier, dont nous avons consulté une réédition récente de 1998, date en fait de 1987 : El linaje de Aitor. Il traite des origines de la pensée nationaliste basque et des différentes étapes qui ont abouti à la création du Partido Nacionalista Vasco (PNV) dont le président actuel, Javier Arzálluz, a dit qu’« il ramassait les noix que l’ETA faisait tomber en secouant l’arbre »1. Mais force est de constater que dix ans après la parution de la première édition, les stéréotypes nationalistes demeurent, et toute révision critique du passé basque semble vouée à l’échec. Les fondements de ce qu’il nomme « une forme inédite de fascisme » résistent à la contestation scientifique.
- 2 Léon Poliakov, Le mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes. Paris, Pocket (...)
3El bucle melancólico [1997] reçut deux prix espagnols du meilleur essai. Dans ce texte, qui est le plus original, l’expérience de l’auteur donne à l’analyse sociologique du nationalisme une dimension personnelle et psychologique. On y trouve de nombreuses informations sur la création de groupuscules, ainsi que sur les influences politiques et intellectuelles de l’ETA à ses origines. Enfin, El bosque originario [2000] doit beaucoup à des auteurs aussi différents que Léon Poliakov, Julio Caro Baroja et Anthony Smith2 ; il offre une excellente synthèse des processus compulsifs d’ethnogenèse en Europe et des mythes qui les fondent. Les Basques sont ainsi placés à l’aune d’autres nationalismes, et les récits d’origine de tous ces peuples prennent, par comparaison et par opposition, tout leur sens.
- 3 Euskadi ou Euskal Herria est le nom donné à un ensemble « national » formé par sept territoires his (...)
4Avant de développer l’argumentation de Juaristi relative à l’émergence et à l’évolution de l’idéologie nationaliste basque, il convient de rappeler quelques données politiques générales, vu l’importance du mouvement indépendantiste basque dans l’actualité. Le PNV fut fondé en 1895 par Sabino Arana, figure majeure de la pensée nationaliste et référence incontournable des militants depuis la fin du xixe siècle. Pour cet homme politique nourri de littérature, les deux piliers de la nation basque étaient la religion catholique et sa singularité raciale. Indépendantiste convaincu, il évolua vers la fin de sa vie vers un certain pragmatisme. Cette ambiguïté caractérise toujours son parti qui oscille entre la volonté de parvenir à l’indépendance totale du Pays basque et l’acceptation d’une autonomie qui place Euskadi – limité pour l’heure au Pays basque proprement dit – au sein de l’État espagnol3. Devenu aujourd’hui le parti majoritaire, le PNV est aussi le ciment d’une communauté culturelle qui se reconnaît à travers son folklore, un hymne national, la renaissance (ou l’invention) de coutumes, ainsi que la langue euskarienne.
5Dans les premières décennies du xxe siècle, des orientations radicales, plus proches de la pensée du fondateur, s’expriment à travers deux hebdomadaires de Bilbao : Aberri (« Patrie ») et Jagi-Jagi (« Levez-vous »). Le dirigeant le plus important de cette tendance est Elías Gallastegui, dit Gudari, le « guerrier », qui réussit, avec les Jeunesses basques, à prendre la tête d’un PNV rénové en 1921. Les positions extrémistes des héritiers de Sabino Arana désignent l’Espagne comme l’ennemi du peuple basque et trouvent leur justification dans la répression franquiste qui s’abat sur toute la Biscaye à la fin de la guerre civile. En 1959, des jeunes nationalistes fondent l’ETA. Courant anti-espagnol et indépendantiste, il reçoit dans les années soixante des influences marxistes et tiers-mondistes. Après la mort de Franco, la gauche se recompose et se divise en deux groupes. L’un reste partisan d’un militantisme pacifique, l’autre, Herri Batasuna, est lié à l’ETA militaire.
6Parallèlement à ces mouvances issues des doctrines de Sabino Arana, un autre parti nationaliste mais dissident et non confessionnel, l’Acción Nacionalista Vasca (ANV), fondé en 1930, s’incorpore au bloc socialiste de la République espagnole et intègre en 1936 le Front populaire. Cette même année la République espagnole accorde aux Basques l’autonomie, supprimée ultérieurement par Franco. Dans l’ensemble, le Pays basque lutte dans les rangs républicains ; le bombardement de Guernica, immortalisé par Picasso, reste le témoignage le plus fort de cette période. L’ANV fait partie du gouvernement basque en exil ; il a pour président une autre figure charismatique, José Antonio de Aguirre, qui demeure à l’étranger jusqu’à sa mort, en 1960. Ce parti, trop éloigné des réalités politiques concrètes du peuple basque, échoue. On peut rattacher à ce courant le groupe EE (Euskadiko Ezkerra), qui se sépare en 1977 de l’ETA militaire et fusionne avec le parti communiste d’Euskadi en 1981. Le EE rejette la violence, évolue vers des positions démocratiques, et l’une de ses fractions se joint au parti socialiste d’Euskadi en 1993. Toutefois la tentative de réunir le nationalisme basque et le socialisme démocratique s’avère improbable. Aujourd’hui, deux collectivités politiques basques, séparées par la question de l’emploi de la violence, dominent : le PNV et Herri Batasuna. Depuis 1988, tous les partis, à l’exception d’Herri Batasuna, ont souscrit un pacte contre la guerilla de l’ETA ; ses militants sont désormais poursuivis par la police autonome [Granja Sáinz 1995 : 13-21 ; Loyer 1998]. Voilà donc le cadre général des mouvements nationalistes modernes dont Juaristi explore les fondements idéologiques.
7Pour Juaristi, la fragilité de la légitimité historique de certains nationalismes comme le basque, mais aussi le corse, exacerbe de façon paradoxale un historicisme outrancier. Reprenant l’idée d’Anthony Smith sur l’importance d’un complexe « mythique symbolique » pour renforcer l’identité d’une collectivité, il montre que ce dispositif idéologique est le résultat d’un long processus historique que l’on peut suivre dès le xve siècle et qui acquiert ses traits dominants au xvie siècle [2000 : 19]. Cette date est significative car elle correspond, et ce n’est pas un hasard, à la formation d’un vaste empire espagnol, qui s’écroulera en 1898, autre moment crucial dans le développement du nationalisme basque.
8Au xvie siècle les Basques sont considérés comme la quintessence de l’Espagnol. Ils sont le seul peuple non souillé, ni par les Maures au temps des invasions (viiie siècle), ni par les Juifs, si nombreux dans la péninsule jusqu’en 1492. En vertu de leur résistance face aux envahisseurs musulmans, arabes ou de l’Afrique du Nord, tous les Biscayens passent pour des gentilshommes, et ce principe d’hidalguia universelle les exempte de payer des impôts à la Couronne. Les Biscayens, comme on les désigne couramment, sont le prototype même des « vieux chrétiens », ce qui ne manque pas de favoriser les lettrés basques, lesquels occupent au xvie siècle les places de conseillers à la Cour, laissées vacantes depuis l’expulsion des Juifs. Nombreux sont également les conquistadores basques des Amériques, ainsi que les commerçants et les propriétaires de mines. Il est d’ailleurs remarquable que l’épithète de montañeses qui leur est appliquée en Espagne, et qui évoque leur habitat à la fois sauvage et inaccessible, se soit perpétuée dans les Andes, au Mexique et au Paraguay, en relation avec les Biscayens de la Conquête et dans une acception valorisante.
- 4 Comme Caro Baroja [op. cit. : 57] le souligne, la revendication selon laquelle Tubal serait le prem (...)
9Sous l’Ancien régime, la Biscaye était gouvernée par des lois coutumières, les fueros, promulguées en 1452 à Guernica. Ces privilèges étaient la concrétisation d’un pacte souscrit par deux entités souveraines : la Couronne de Castille et les provinces basques qui jouissaient d’un régime de quasi-indépendance. Les chroniques de l’époque évoquent souvent cette liberté qui renforçait le prestige des Basques auprès de leurs voisins. L’ancienneté de leur présence sur le sol ibérique inspirait également le respect. Dès la fin du xve siècle, plusieurs chroniqueurs mentionnent cet enracinement vénérable des Biscayens. L’un d’eux, Annius de Viterbe, eut une influence durable malgré l’imposture qu’il commit. Ce dominicain, de son vrai nom Giovanni Nanni, affirma avoir découvert un manuscrit perdu d’un auteur ancien, Bérose, prêtre babylonien né au temps d’Alexandre et cité par Flavius Josèphe. Selon cette source, Tubal, fils de Japhet, fils de Noé, était l’ancêtre des Ibères. Arrivé dans la péninsule après la confusion des langues de Babel, il avait régné sur toute l’Espagne4.
- 5 Doctrine qui fait des Basques les premiers parmi les Ibères.
10La figure de ce héros légendaire apparaît dans plusieurs chroniques du xvie siècle avec une double fonction : rattacher les Basques à la Chaldée et aux Hébreux bibliques d’une part et, d’autre part, en faire des Ibères, bien que supérieurs à tous les autres en raison de l’absence supposée de métissage d’abord avec les Romains, puis avec les Maures. Cette résistance aux armées étrangères est le fait des peuples de Cantabria, dont le territoire inclut la région de Santander, la Biscaye et Alava. Esteban de Garibay, dans son Compendio Historial publié à Anvers en 1571, invoque en effet l’existence d’un ancien territoire basque plus étendu que celui de son temps, sur la base d’une interprétation discutable de la toponymie en fonction de critères euskariens [Juaristi 1998 : 52]. Pour cet auteur, non seulement Tubal peupla l’ancienne Ibérie mais, de surcroît, il y introduisit la langue basque. Garibay peut donc être considéré comme le père du vascoiberismo5.
11Andrés de Poza (1532-1595), juif convers né à Anvers et biscayen par sa mère, y apporte une note originale. D’après lui, le basque serait l’une des soixante-douze langues mères qui résultèrent de la division de la langue commune, l’hébreu, à la suite de l’effondrement de la tour de Babel. Inspirées par Dieu, elles seraient évidemment parfaites et dépositaires d’une révélation divine, quoi qu’elles soient de qualité inférieure à l’hébreu de la Bible. En procédant à une analyse étymologique contestable, Poza déduit que les Basques connaissaient le dogme de la Trinité avant la lettre et, par conséquent, incarnaient le prototype de la chrétienté avant son apparition sur terre. C’est pourquoi, finalement, l’euskarien serait plus près de la perfection que la langue d’Israël [Juaristi 2000 : 142-143].
- 6 Pour toutes ces questions, on peut consulter Pierre Bidart, La singularité basque. Paris, PUF, 2001
12Il n’est pas possible ici de traiter des différentes manipulations de cette légende, par ceux qui cherchaient à réconcilier les envahisseurs goths et les anciens habitants de l’Espagne, mais aussi par les Juifs, qui prouvaient ainsi leur enracinement très ancien dans la péninsule, antérieur même à la destruction du Temple, par les Morisques en 1592, sous la plume de Miguel de Luna qui transforma Tubal en Sem Tofail [ibid. : 145-148]. Dès 1821, Wilhelm von Humboldt identifie les Basques avec les Ibères6. Le vascoiberismo devient pratiquement la doctrine officielle de l’Université espagnole de la première moitié du xxe siècle, avec l’aval d’un savant du prestige de Ramón Menéndez Pidal [ibid. : 145-146].
- 7 Les carlistes étaient les partisans de don Carlos (Charles de Bourbon) et de ses descendants, qui t (...)
13Les guerres carlistes7 survenues entre 1833 et 1876 marquent un tournant dans l’histoire moderne du Pays basque. À l’issue du premier soulèvement, les traits dominants de la société basque, conçue par les Espagnols comme une fédération de familles rurales, semblent correspondre à ceux d’une société préindustrielle, essentiellement agricole et peu avancée du point de vue technologique. Cette image passéiste, utopie de l’Espagne conservatrice [Juaristi 1998 : 26], exploitée ultérieurement par les nationalistes, n’est pas tout à fait conforme à la réalité. En fait, surtout après la fin des affrontements, le Pays basque connaît un développement sidérurgique fulgurant. Bilbao et San Sebastián abritent une bourgeoisie urbaine, libérale et moderne, bien différente de la noblesse rurale, traditionnelle et carliste.
14Au xixe siècle, les fueros médiévaux de Biscaye étaient considérés comme d’authentiques « constitutions naturelles », expression juridique du Volksgeist. Les conservateurs louaient les bienfaits de ces privilèges, garants d’une harmonie entre propriétaires et paysans, et antidote parfait contre les influences délétères des courants internationalistes. Interprétation singulière d’une réalité traversée par des antagonismes sociaux ! La noblesse rurale bénéficiait le plus de ce système coutumier puisqu’elle contrôlait les assemblées provinciales et distribuait les charges fiscales. En cas d’agitation paysanne, elle recourait aux armées royales. Cependant, il serait faux de ne pas voir dans les privilèges des avantages réels pour l’ensemble de la population qui subissait moins d’impositions que le reste des Espagnols et était exemptée du service militaire obligatoire. L’égalitarisme démocratique des fueros et le principe de l’hidalguia universelle ont nourri chez les Basques une idéologie égalitariste empreinte de millénarisme.
15C’est pourquoi l’abolition des fueros le 21 juillet 1876, au lendemain de la défaite carliste, suscita une profonde émotion. Le Pays basque fut partagé entre deux tendances. D’un côté, la bourgeoisie mercantile et industrielle et le secteur plus libéral de la société collaborent au démantèlement de la loi coutumière, ressentie comme une entrave archaïque ; de l’autre côté, les propriétaires terriens s’opposent à toute transaction avec le gouvernement. C’est ce dernier groupe qui est à l’origine du mouvement fueriste, qui s’exprime par une intense propagande nationaliste, par une abondante production littéraire – longuement analysée par Juaristi [1997 et 1998] – et par la promotion de fêtes folkloriques euskariennes dans toute la région. Nouvelles, poèmes, danses et pièces théâtrales mettent en scène l’héroïsme des Basques face aux attaques des Romains, des Goths et des Maures. Ces thèmes vont de pair avec une apologie de la société rurale et de ses valeurs égalitaires. Dans cette perspective, les Basques doivent leur survie, dans un ter_ritoire réduit et peu clément, à leurs libertés collectives.
16Cette thèse avait déjà été esquissée en 1836 par le Français Joseph Augustin Chaho, né à Soule en 1811 et mort à Bayonne en 1853 : « C’est à la liberté que les provinces basques doivent leur belle et nombreuse population et les riches cultures qui couvrent leur sol naturellement ingrat. » [Cité in Juaristi 1998 : 33] Inversement, la fertilité castillane a favorisé, selon lui, le despotisme religieux et politique, qui engendre la paresse. L’imaginaire basque porte sur le territoire : des montagnes qui rappellent l’Écosse ou l’Irlande, des forêts étendues et épaisses, de la pluie, des fougères, une mer démontée, autant de similitudes géographiques avec l’Europe septentrionale. L’accent est mis sur les affinités entre les Basques et les peuples germaniques et celtiques. Mais, tout en insistant sur la spécificité des Basques, la plupart des ouvrages fueristes les placent dans un ensemble chrétien, face aux infidèles musulmans et surtout juifs.
17Chaho fut le premier à soutenir dans une lettre de 1836 les analogies qui existent entre la langue basque et le sanscrit. Il affirme que le basque a des racines sanscrites et aryennes et donc ne provient pas du tronc sémitique incarné par le mythique Tubal, ce qui conforte son antijudaïsme. Il reprend ainsi la vieille idée de Herder qui voyait dans l’Inde le berceau de la religion naturelle et de l’humanité : « Bien longtemps avant la formation du peuple juif et les servitudes honteuses qui devaient faire expier si durement à ce ramas d’esclaves fugitifs leur prétention à la nationalité, le surnom de peuple de Dieu s’appliquait originairement aux seuls patriarches du Midi. » [Ibid. : 79] Les Euskariens antiques étaient théistes et ignoraient les symboles, les sacrifices, les prières et toute forme de culte. Cette religion primitive s’était conservée seulement chez ce peuple.
18De son bref voyage en Navarre où il s’était rendu parce qu’il admirait les rebelles carlistes, Chaho tirera en 1835 un livre capital pour l’élaboration du nationalisme basque. Sous sa plume, le chêne de Guernica se transforme en symbole de la liberté. À l’ombre de cet arbre emblématique, un peuple vit en harmonie, sourd aux haines de classes. Le combat des carlistes contre le libéralisme devient une lutte pour l’indépendance de la Navarre et du Pays basque, et pour la défense d’une coutume ancestrale, à la fois antérieure et supérieure aux constitutions modernes. Selon lui, les Basques représentent les valeurs de la vieille civilisation européenne à une époque où les États libéraux ont trahi leurs idéaux révolutionnaires et ont mis sur le trône des monarques constitutionnels [Juaristi 1998 : 85-90].
19Chaho recueille également un corpus de légendes dont la plus célèbre est celle d’Aïtor, fondateur mythique du peuple basque, « Père universel » ou « Père de la multitude » : «Tout paysan de race cantabre, écrit-il, tout soldat illustré, tout homme libre est réputé noble parmi nous et enfant d’Aïtor. » [Cité in Juaristi 1998 : 95] Ce personnage fabuleux fournit aux Basques un ancêtre commun, distinct de celui des autres Espagnols qui restent rattachés au légendaire Tubal et aux peuples sémites.
20À l’époque de l’abolition des fueros, l’image archétypique du Basque forgée dans les œuvres littéraires de la génération précédente repose sur le lien à la terre, et par conséquent, aux morts et aux générations antérieures, ainsi que sur la violence contre les ennemis extérieurs, envieux des montañeses et de leurs libertés. Ces ennemis sont rarement le musulman, mais plus fréquemment l’homme moderne, déraciné, satanique. Cette réaction est certainement une forme de réponse à l’altération du mode de vie rural due à la disparition des privilèges et au développement industriel. Par rapport à l’époque du fuerisme, nostalgique et ancrée dans le folklore, les années qui suivent la fin des guerres carlistes – et que l’historiographie espagnole appelle la restauration – voient apparaître une nouveauté, le racisme, c’est-à-dire le besoin obsédant d’expliquer la différence basque en termes biologiques. À partir de 1876, les études cranéométriques et hématologiques prolifèrent. Paradoxalement, alors que la distinction entre les Espagnols et les Basques est affirmée avec véhémence, ces derniers recourent à un procédé enraciné dans la Couronne de Castille, celui de la « pureté de sang » utilisé par l’Inquisition [Juaristi 1998 : 168-169].
21La formulation moderne de l’idéologie nationaliste est l’œuvre de Sabino Arana (1865-1903), issu d’une famille carliste aisée, qui cultive une haine tenace envers la pensée libérale. Il puise des éléments dans le fuerisme, notamment ceux qui l’aident à renforcer l’idée de la singularité ethnique des Basques et de leur indépendance ancestrale, tout en éliminant ce qui pourrait justifier le maintien de relations politiques avec l’État. Sabino Arana s’oppose donc au vascoiberismo. Pour lui, tout le passé est réinterprété en termes d’une lutte millénaire entre Biscayens et Espagnols.
- 8 Nous laissons de côté un développement intéressant dans Juaristi [1997 et 1998] sur les différents (...)
- 9 Expression toujours employée à l’heure actuelle pour désigner les Espagnols.
22La notion de race chez Sabino Arana est enracinée dans le préjugé espagnol de « pureté de sang », qui est aussi pureté de la langue, de la race et des coutumes8. Ce seront les idéaux des nationalistes radicaux des années vingt [Juaristi 1997 : 217]. Juaristi consacre de belles pages au culte que lui vouèrent les membres de sa propre famille. La gloire posthume de Sabino Arana n’a guère été entamée par la contestation de ses principes racistes et il est toujours considéré comme le libertador du peuple basque. Cet idéologue insiste sur la coupure entre les Espagnols, maketos9, et les Basques, qualifiés de patriotes, abertzales. Il traque les patronymes non biscayens de ses concitoyens comme étant l’indice d’un mélange impur : son zèle s’avère vain car les unions entre Biscayens et Castillans ont toujours été monnaie courante. Son hostilité vis-à-vis des mariages mixtes se reflète dans le règlement de la Société Euzkeldun Batzokija qu’il préside. Le texte de 1894 stipule qu’un Basque a l’obligation morale d’épouser une fille du pays [ibid. : 173]. Cette suggestion est désapprouvée par un grand nombre de nationalistes de l’époque. Alors que pour les fueristes la langue euskarienne était une composante parmi d’autres de l’identité basque, pour Sabino Arana elle est essentielle en ce qu’elle constitue la preuve de l’existence des Basques comme communauté différenciée, même si très peu de gens la parlent encore. Le castillan n’est que la langue de l’ennemi.
23La science archéologique donne ses quartiers de noblesse aux théories raciales de Sabino Arana. José Miguel Barandiarán fut le préhistorien qui consolida la théorie de l’origine autochtone des Basques, peuple néolithique qui résista longtemps aux Romains, puis au christianisme. Il leur attribua aussi une religion primitive monothéiste, suivant ainsi les spéculations de son maître Wilhelm Schmidt, réunies dans douze volumes publiés à partir de 1912.
24La cécité nationaliste frappe les personnes les plus éminentes, comme le philosophe Miguel de Unamuno, partisan du rôle modernisateur et civilisateur dévolu aux élites industrielles biscayennes et catalanistes pour développer l’Espagne, mais hostile à toute forme de régionalisme. Lors de son exil à Hendaye, il visite le village de Biriatu, sur la rive nord de la Bidassoa, où il découvre avec émotion une stèle funéraire rédigée en euskarien, Orhoit gutaz (« Souvenez-vous de nous »), commémorant les onze soldats morts dans la Grande Guerre. Cela lui inspire un très beau poème qui est publié pour la première fois dans une revue de Buenos Aires, Caras y Caretas. Alors que le philosophe voit dans ce village la marque éternelle de la basquité, la stèle est là pour rappeler le souvenir de onze poilus morts pour la France, qui auraient pu déserter – la Bidassoa n’est pas un grand fleuve – et se rendre en Biscaye s’ils ne s’étaient pas sentis concernés par la nation, la France en l’occurrence [Juaristi 1997 : 103-137].
25Pour la troisième génération « araniste », le nationalisme irlandais est le modèle de référence. Juaristi signale à juste titre que les contemporains de Sabino Arana ne s’intéressèrent pas à l’Irlande mais à Cuba. Lorsqu’éclate l’insurrection irlandaise en 1916, beaucoup de nationalistes basques se rangent aux côtés des Sinnfeiner républicains, qui font le jeu des Allemands contre la Grande-Bretagne. L’importance du conflit irlandais non seulement pour le PNV mais aussi pour tous les mouvements nationalistes est un des thèmes forts du livre de 1997. La composition des militants a changé. Ce ne sont plus les paysans traditionnels de Guipuzcoa qui manifestent pour le soutien des républicains irlandais, mais les employés de Bilbao, une petite classe moyenne qui trouve dans les échos indépendantistes une réponse à ses inquiétudes. Sous l’effet « irlandais », le PNV éclate. Les partisans de l’autonomie sont emportés par le courant radical incarné par les Jeunesses basques et le mouvement Aberri. Un nouveau PNV est refondé en 1921 – l’année de la création du Parti communiste espagnol –, plus proche des thèses extrémistes de Sabino Arana concernant la singularité de la race basque. L’un des dirigeants les plus influents est Elías Gallastegui, pour qui le conflit racial passe au premier plan. L’ouvrier basque a besoin de syndicats qui le défendent, mais il faut que ces syndicats soient basques. La nation c’est la race, elle appartient à l’ordre de ce qui est donné. La haine des maketos peut inspirer d’étranges alliances, et les nationalistes de Gallastegui soutiennent les ouvriers espagnols opprimés par le « capitalisme » aux couleurs espagnoles [ibid. : 238-239]. L’internationalisme nationaliste se développe dans les années vingt et se caractérise par une solidarité affective envers les républicains irlandais, considérés comme des pionniers, et une collaboration avec les forces nationalistes en voie d’obtenir leur indépendance (Polonais, Indiens, Égyptiens).
26Sous la dictature de Primo de Rivera, le PNV passe à la clandestinité. En 1931, le slogan « la mort pour la patrie » fait son apparition dans l’hymne basque et dans la littérature nationaliste. Le sacrifice des patriotes (les dix héros de « Mendigoxaliarena », poème d’Esteban Urquiaga datant de 1933) a lieu dans un décor grandiose de forêt, de montagne, avec la mer au fond.
27La période républicaine et la guerre civile occupent peu de place dans le livre de 1997, qui se centre plutôt sur ce que l’auteur appelle l’analyse des racines de la « guerrilla imaginaire » de l’ETA [ibid. : 287 sq.]. Ce qui est imaginaire n’est pas son action, bien réelle depuis des décennies, mais la perception d’un ennemi qui ne l’est point, l’État espagnol. Sous la dictature de Franco, toute velléité nationaliste est durement réprimée. Le renouveau est lent et surgit dans la sphère de la culture et de la langue. Par une ironie du sort, le personnage clé de cette renaissance est Federico Krutwig Sagredo, fils d’un industriel allemand installé à Bilbao, qui avait quinze ans en 1936, au moment où éclate la guerre civile. Krutwig va réussir là où Sabino Arana a piétiné : dans la fixation académique de la langue euskarienne, qu’il parle à la perfection. Ses activités linguistiques lui valent d’être poussé à l’exil par les autorités franquistes. Arrivé à Biarritz en 1961, il prend contact avec les nationalistes d’Aberri, notamment avec le fils d’Elías Gallastegui, Ikar, qui est en relation avec l’IRA. Tentés par la lutte armée, l’un et l’autre lisent avec passion les écrits de Menahem Begin sur la révolte des Juifs en Palestine, en 1943. Grâce à une somme d’argent qui provient des militants guerilléros du Vénézuela, ils lancent les premiers commandos en Espagne. Ce n’est pas encore l’ETA mais le groupuscule Euzko Gastedi.
28C’est dans cette ambiance d’exaltation militante que Krutwig écrit en 1963 son œuvre fondamentale, Vasconia. Estudio dialéctico de una nacionalidad, sous le pseudonyme de Fernando Sarrailh de Ihartza, publiée dans une maison d’édition inconnue de Buenos Aires. Ce livre est-il vraiment, comme le pensait le gouvernement franquiste, le support idéologique de l’ETA ? On y trouve en tout cas la théorisation d’un nationalisme nouveau. La nation, dit Krutwig, a besoin d’une base objective, l’ethnie, « avec une conscience propre et la volonté d’être libre » [ibid. : 197]. Une ethnie en somme faite d’une culture commune, d’un territoire, d’une race et d’une langue ; il faut donc, pour que cette communauté basque soit vraiment ethnique, que l’euskarien remplace le castillan, car elle manque du trait distinctif : la langue. L’autre problème est, d’après Krutwig, qu’il n’existe pas d’unité raciale basque, et l’obsession de Sabino Arana pour la pureté des patronymes est écartée. Ce qui peut être affirmé cependant est l’appartenance incontestable à la race blanche. Celui qui s’exprimera en euskarien sera plus basque que les hispanophones. Le mélange avec d’autres races (les Noirs, par exemple) affaiblirait la race basque ; dans les années quatre-vingt, cette position se renforce avec l’arrivée de travailleurs immigrés. La nation de Krutwig est l’émanation d’une conscience et d’une volonté personnelles [ibid. : 291]. Il déplore le fait que la religion ne permette pas de distinguer ce peuple de ses voisins, comme c’est le cas pour les Irlandais, et cherche la différence dans l’occultisme et le paganisme. Plusieurs pages sont consacrées aux liens qu’il entretient avec Jean Mirande, nationaliste français, sympathisant de l’OAS, et hostile à toute forme de métissage. Poète euskarien de surcroît, il reste l’auteur le plus lu dans cette langue. En 1967, Krutwig se sépare de l’ETA et s’adonne à des activités littéraires et philologiques. D’autres itinéraires nationalistes sont tracés dont celui de Javier Arzálluz, pour qui l’ethnie basque est dans « le sang, les patronymes et la langue ». Ces qualités sont héritées. Arzálluz reprend les théories de Sabino Arana, transforme des différences en altérité, multiplie les références raciales au rhésus négatif du peuple basque authentique et à l’héritage préhistorique de Cro-Magnon.
29Depuis un siècle et demi, les Basques, dit Juaristi, ont opposé à toute tentative d’instituer des règles rationelles de coexistence une prétendue légitimité traditionnelle. Les façons d’affirmer cette tradition varient dans le temps – vascoiberismo, carlisme, fuerisme, nationalisme culturel et/ou racial, extrémisme militant – sous-tendues par un même sentiment qui se reproduit à travers les récits nationalistes. Ces histoires sont empreintes d’une mélancolie lancinante. Elles mettent en avant la beauté du sacrifice, l’immolation nécessaire devant l’autel de la patrie. Des récits tissés de trahisons et d’actes d’amour, lesquels, contrairement aux contes merveilleux, s’achèvent par la dépossession. C’est alors que le héros doit repartir à la conquête du paradis perdu.
30Même si les arguments nationalistes sont erronés, même s’ils se fondent sur une falsification de l’histoire, la rhétorique qu’ils mettent en œuvre, et qui fut inventée par Sabino Arana et par les deux plus grands poètes euskariens, José María Aguirre et Gabriel Aresti, vise l’émotion. La vieille qui passa en pleurant est le titre d’un mélodrame nationaliste qui connut un grand succès sous la République espagnole. Cette vieille incarne la patrie, elle est en quête de jeunes prêts à se sacrifier pour elle. Le mélodrame basque s’inspire d’un drame irlandais de William Butler Yeats : Cathleen ni Houlihan (1902).
- 10 On peut faire une observation analogue pour la Corse et la crise des rapatriés d’Algérie en 1962, à (...)
31Des récits qui exaltent la perte pour mieux gagner un jour la bataille contre l’ennemi. Or, dit Juaristi, cette perte de la patrie n’est pas réelle, et la nation ne préexiste pas au nationalisme. Ce qui a été définitivement perdu à la fin du xixe siècle, et qui explique la puissance de l’idée nationaliste, c’est Cuba et les Philippines, c’est-à-dire l’empire espagnol qui regroupait, avec les Castillans, d’autres nations périphériques : Catalans, Valenciens, Galiciens, Asturiens, Andalous, Basques10… Le nationalisme basque est la conséquence de la désagrégation d’un ensemble hétérogène et non pas de la crise de la société rurale traditionnelle.
32Comment un peuple parvient-il à l’éternité ? En renonçant à devenir une nation, en niant son historicité et en s’assimilant à la nature qui meurt pour renaître. Nostalgie du temps cyclique, pour lutter contre l’anéantissement ; prolongement des fantasmes héroïques, tentation d’autochtonie… Pour exorciser les démons nationalistes il faudrait, dit Juaristi, que les Basques tuent leur passé mythifié. L’Histoire, ajoute-t-il en citant Cioran, est inséparable de la déception ; c’est peut-être en cela que réside sa grandeur.