1Même si elle n’apparaît pas souvent de façon manifeste, la correspondance entre terre et territoire est un motif récurrent lorsqu’on vise à édifier les appartenances nationales européennes, et, plus spécialement, celles qui concernent l’Europe centrale et orientale. Mais pour analyser une relation aussi cruciale on ne peut faire abstraction du contexte sociopolitique dans lequel elle s’inscrit, soit des dimensions sociologiques de l’État national.
2L’État national a trop souvent été considéré sous un angle purement géographique. Cette approche n’est pas vraiment inadéquate mais en l’occurrence elle est extrêmement réductrice en ce qu’elle néglige le fait que l’architecture politico-institutionnelle d’une nation est aussi et surtout une organisation sociale. Rogers Brubaker notamment a relevé à juste titre la facilité avec laquelle on oublie que l’État national est avant tout une association politique qui réunit des citoyens selon des exigences communes (culturelles pour la plupart), attribuées ou acquises [1994]. Il n’est donc pas possible qu’une quelconque personne devienne de plein droit citoyen d’un État national particulier. Reprenant une formule célèbre de Max Weber, on peut dire que l’organisation politique d’une nation est, comme le veut la règle, « une association partiellement ouverte sur l’extérieur » [1956 : 26]. Naturellement, cette ouverture limitée vers l’extérieur, à savoir vers « l’autre » en tant qu’« étranger », implique la création de mécanismes institutionnels de sélection sociale régulant l’appartenance ou la non-appartenance, c’est-à-dire l’inclusion ou l’exclusion civile, politique, sociale et culturelle.
3La citoyenneté et/ou la nationalité sont les instruments fondamentaux grâce auxquels on peut déterminer sans aucune ambiguïté qui fait pleinement partie d’un État national et qui, au contraire, en est exclu. Mais ce à quoi cet article s’intéresse n’est pas tant l’analyse des droits que l’État national accorde à ses membres et refuse aux autres que la reconstruction des principes de base qui justifient lesdits instruments de sélection. Il s’agira donc moins d’examiner dans le détail le contenu juridique d’actes constitutionnels et les dispositions légales mises au point par les États nationaux pour marquer la frontière entre citoyens de plein droit, d’une part, et minorités historiques ou immigrées, de l’autre, que de situer dans le temps les présupposés philosophiques (explicites ou non) qui figurent en amont des mesures législatives mises en œuvre par les institutions politiques de ces États.
4Partant de cette prémisse, on constate qu’en Europe continentale (la Grande-Bretagne mise à part, bien sûr) il ne s’est pas développé de conception commune et unitaire de l’État national mais que deux différentes idées de la nation ont donné naissance à deux modèles majeurs de l’État national : le modèle français et le modèle allemand [Brubaker 1994 ; Dumont 1991]. Sans doute dans la réalité existe-t-il entre ces deux modèles nombre d’analogies et d’affinités dont nous rendrons compte plus loin. Cela étant, pour des raisons heuristiques, nous commencerons par les analyser – suivant la tradition wéberienne communément admise [Weber 1968 : 234 sq.] – comme deux types idéaux parfaitement distincts.
5On a souvent insisté sur le fait que le modèle français d’État national s’appuyait sur l’idée de « nation politique ». De ce point de vue très largement répandu, l’État national serait le résultat d’un accord politique, ou mieux encore, d’un pacte, c’est-à-dire d’un contrat entre citoyens. Et, on le sait, c’est dans ce contexte qu’avec un certain sens de la rhétorique, Jules Renan a évoqué la nation et, par voie de conséquence, son organisation politique comme un « plébiscite de tous les jours ». Cette fameuse formule tend à montrer que la nation politique d’origine française est une communauté élective et qu’elle implique une « patrie ouverte » au sein de laquelle les différences religieuses et/ou ethniques n’ont aucune importance [Dumont op. cit. : 25]. Dans cette optique, l’État national représente le résultat d’un acte manifestement volontariste de la part du citoyen, acte qui reflète l’état d’esprit exprimé par Montesquieu dans ses pensées : « Je suis nécessairement homme… et je ne suis français que par hasard. » [1949 : 10]
6Aujourd’hui nous savons que le concept non ethnique de nation né lors de la révolution française s’était déjà, peu de temps après et de façon notable, vu modifié et relativisé dans la mesure où il avait été associé à des idées non dépourvues de tendances « ethnicisantes ». Des experts français qui avaient étudié cette question de très près avaient remarqué que, selon la constitution de 1791 et celle de 1793, l’étranger résidant en France pouvait obtenir la citoyenneté sans avoir à prouver qu’il avait véritablement acquis l’identité française. De façon plus simple et plus concrète, cela signifie que la citoyenneté précédait la nationalité, qu’elle l’emportait sur l’apprentissage de l’ensemble des comportements culturels et des règles sociales considérés comme typiquement français [Lochak 1988 : 78 ; Weil 1988 : 192]. Au cours du xixe siècle, la séquence « citoyenneté-nationalité » s’est pratiquement inversée. Cette mutation substantielle a finalement été accompagnée et justifiée par l’introduction de concepts plus ethnicisants encore, en vertu desquels l’appartenance à la nation choisie et à son État dépendent de plus en plus de critères ethnoculturels telles la connaissance de la langue française et l’acquisition du mode de vie du pays.
7Même affaibli, le concept originel de citoyenneté n’a jamais été totalement abandonné. On a surtout gardé de la nation une vision subjective, donc individualiste [Sundhaussen 1997 : 79], grâce à laquelle, pour devenir citoyen, chaque étranger vivant en France disposait du mécanisme pratique qu’est l’assimilation. Un tel scénario suppose que s’il existe des différences, des identités et des frontières à caractère ethnique, elles ne sont ni inévitables ni insurmontables. Chaque être humain, de ce seul fait, est en mesure, s’il le souhaite, de s’adapter et de devenir ainsi membre de la cité au sein de laquelle toutes les relations entre les individus et toutes celles entre eux et les institutions publiques sont régulées par un contrat social.
8Selon le modèle français, les appartenances, qu’elles soient ethniques, culturelles ou nationales, ne sont en aucun cas prédéfinies ; elles peuvent au contraire être modifiées par le biais des processus d’acculturation qui conduisent à l’intégration en passant par l’assimilation de celui que l’on considère comme étranger. Le processus d’assimilation, qui, à l’évidence, comporte des modifications essentielles de l’identité culturelle de l’individu légitime l’accueil du xenos au sein de la communauté et de l’État national.
9Le côté schématique de cette présentation montre déjà que l’État national de type français s’associe à une conception de la société plus ouverte que celle d’autres types d’organisation politico-administrative. Cette réalité sera plus tard confirmée par l’application, effective même si limitée, du jus soli du système juridique français.
10Cela étant, il faudrait ne pas négliger le revers de la médaille, à savoir que la fameuse ouverture pour ce qui est d’accueillir les étrangers est contrebalancée par l’incroyable manque de sensibilité aux différences ethnoculturelles observables sur le territoire national. Eugene Weber a montré comment, au cours de ses divers gouvernements, l’État national français a, entre la fin de la Révolution et la Première Guerre mondiale, engagé un immense dispositif d’assimilation dont l’objectif était de réduire autant que faire se peut (sans toutefois y parvenir totalement) les diversités ethnoculturelles existant entre les régions en général et les régions de l’Hexagone. Comme l’annonce le titre de son œuvre, les citoyens, avec leurs particularités locales, durent (et ils le firent en partie) se transformer en citoyens français, plus ou moins uniformes [1976]. Aujourd’hui encore, en France, des minorités ou des groupes qui, à l’intérieur même du pays, prétendent qu’en raison de critères ethnoculturels véritables ou supposés on reconnaisse leur diversité ou leur autonomie territoriale (tels les Corses et les Bretons) sont ignorés ou traités comme s’ils étaient invisibles. Dans le meilleur des cas, ils constituent une réalité gênante que l’on admet avec un certain embarras.
11À l’État national d’origine allemande est couramment associé l’adjectif « ethnique » qui, dans ce contexte, a une connotation plus ou moins péjorative. Par ce mot on veut signaler, à tort ou à raison, que le modèle allemand d’État national se fonde sur la généalogie ou sur une origine commune à tous ses habitants.
12À notre avis, il serait plus approprié, d’un point de vue historique, de rattacher le modèle allemand à la notion de Volk qui n’est pas toujours investie d’une valeur ethnicisante. On sait que c’est Johann Gottfried Herder qui, soutenu par les frères Grimm, popularisa l’idée de Volk et ses dérivés tels que Volksgeist, Volksseele, etc. On aurait pourtant tort de voir dans Herder le premier vrai défenseur de la variante ethnique du concept de Volk, et de le stigmatiser comme l’inventeur de « l’explosif le plus dangereux des temps modernes » [Finkielkraut 1987 : 56 sq. ; Talmon 1967 : 22]. De fait, Herder considérait que les formulations les plus authentiques de Volksgeist, par conséquent celles du mot Volk, apparaissaient tout d’abord dans la langue et dans les témoignages littéraires comme les fables, les poésies, les proverbes, la phraséologie, etc. Cet auteur fut surtout un représentant du patriotisme culturel germanique et l’un des créateurs du concept de Kulturnation [Pierré-Caps 1995 : 79 sq.].
13Rappelons-nous toutefois qu’au cours du xixe siècle, quantité d’intellectuels dont de célèbres politiciens, des artistes, des juristes penchant vers la philosophie, des historiens, sans oublier les folkloristes définirent la notion culturaliste de Volk de manière toujours plus ethnicisante. Descendance et origine, perçues non plus symboliquement mais purement physiologiquement, deviennent ainsi les attributs essentiels de Volk, compris désormais dans le sens de « mon peuple » (allemand, bien sûr). Néanmoins cette ethnicisation du concept de peuple et de nation restera longtemps en Allemagne un discours réservé aux seuls cercles intellectuels sans conséquences juridiques sur le droit à la citoyenneté. Comme l’a noté l’historien Rudolf von Thadden, le changement définitif en direction de la naissance institutionnelle d’une nation ethnique allemande ne surviendra qu’en 1913 lorsque, dans le système juridique du Reich, on introduira une variante restrictive du principe de jus sanguinis [ibid. : 112]. C’est alors seulement que se réalise ce que l’on qualifie de modèle allemand d’État national illustré par la formule : « Le peuple en tant qu’entité ethnique est l’essence des citoyens de plein droit. » [Grawert 1973 : 166] Dans cette optique, la descendance et l’origine deviennent les deux critères fondamentaux selon lesquels on détermine qui fait partie de la nation et qui en est exclu.
14Les années suivantes étant marquées par un nationalisme exacerbé, on assiste à une ethnicisation progressive du modèle allemand qui, avec le national-socialisme et ses trop célèbres lois de Nuremberg, conduira fatalement à la radicalisation raciale de la notion de Volk et d’État national. Après les indescriptibles aberrations de la période nazie, une fois sortie de la Deuxième Guerre mondiale et bien que n’ayant pas connu d’« États ethniques », au sens propre du terme, l’Allemagne renouera avec le modèle précédent d’État national où l’ethnicité l’emporte sur la culture. Pour étayer cette dernière affirmation, on peut produire l’exemple de la citoyenneté dans la République fédérale à l’époque des deux Allemagnes (1945-1990). Comme l’a clairement mis en évidence le juriste Böckenförde, la République fédérale ne reconnaissait qu’une citoyenneté unique, la citoyenneté allemande, exception faite de tous les changements survenus après 1945 avec le partage de l’Allemagne en deux États séparés [1968 : 424]. Avant la réunification on ne reconnaissait donc ni citoyenneté spécifique à la RFA ni citoyenneté spécifique à la RDA. En revanche, juridiquement, il n’existait que la citoyenneté allemande, reflet tant de l’immuable unité ethnique du Volk que de la continuité de l’État national né en 1866.
15La force de l’ethnicité du modèle allemand se manifeste aussi après la chute du mur de Berlin, soit dans la réunification du pays ; la situation des Aussiedler, les émigrés d’origine allemande qui ont voulu s’établir de façon permanente en Allemagne, devient ainsi la référence de tous les immigrés en provenance pour la plupart d’Europe méridionale et de Turquie. En effet, en vertu de la notion ethnique de Volk et du principe du jus sanguinis, les premiers obtiennent la nationalité allemande quasi automatiquement parce qu’ils n’ont qu’à prouver l’existence de lointains ancêtres venus d’Allemagne des siècles auparavant. La nationalité leur est alors aisément concédée en ce qu’elle se fonde presque exclusivement sur la descendance et ne tient pas compte d’éventuelles affinités avec la culture allemande, et ce jusqu’au moment où surviennent les lois issues de la coalition rouge-vert du chancelier Gerhard Schröder, qui, elles, s’attachent essentiellement à l’aspect culturel. Les seconds, quant à eux, malgré leur longue présence dans le pays, voire leur naissance sur le territoire allemand doublée d’un processus d’acculturation et d’intégration dans la société allemande, doivent dorénavant passer par une série de pratiques complexes de naturalisation avant d’acquérir la nationalité.
16Pour parer à ce paradoxe, le nouveau parlement allemand à majorité rouge-vert a approuvé, le 23 juin 1999, une loi sur la nationalité grâce à laquelle on voulait en définitive « dé-ethniciser » le modèle allemand. Ce nouvel instrument juridique, bien qu’il soit en vigueur depuis le 1er janvier 2000, n’est pas vraiment porteur vu la violente hostilité avec laquelle il a été accueilli par les partis d’opposition de centre-droit (CDU, CSU et FDP) et une bonne part de la population. Par conséquent, l’avenir seul nous dira si l’Allemagne a définitivement abandonné le modèle d’État national fondé sur le concept ethnique de Volk.
17De nombreux chercheurs ont opposé le modèle allemand au modèle français d’État national. Ce procédé s’explique sans doute – ce que l’on a déjà dit – au niveau des types idéaux. La réalité, en revanche, est bien plus complexe parce que, n’étant pas des entités fixes, les États nationaux évoluent beaucoup avec le temps. Cependant, malgré d’évidentes différences, nous pouvons constater entre les deux modèles l’existence d’une analogie essentielle touchant la reconnaissance de la diversité ethnoculturelle et qui s’avérera importante pour notre argumentation.
18En s’appuyant sur une vision subjective et individualiste des appartenances renforcée par le jus soli, l’État national français part du principe que l’altérité d’une personne peut et doit être oblitérée. C’est seulement lorsque s’est opérée et qu’a été vérifiée l’assimilation que le désormais ex diverso acquiert la citoyenneté politique et intègre ainsi la communauté nationale. La version allemande de l’État national, avec son concept objectif, naturalisant et collectif de la différence, amplifié par la doctrine du jus sanguinis, détermine de façon inéluctable et inaltérable l’appartenance de « l’autre » à un groupe ethnonational parfaitement distinct du Volk. Il lui sera à jamais refusé la possibilité d’obtenir la nationalité, donc de devenir membre, de quelque manière que ce soit, de la communauté politique allemande.
19Mais ces modalités d’exclusion et d’inclusion apparemment si dissemblables poursuivent en réalité un même dessein qui est de maintenir sur la totalité du territoire national une homogénéité ethnique et culturelle. En effet, le territoire non monoethnique d’un État national est perçu comme une « anomalie » qu’il faut absolument modifier, pour ne pas dire extirper. C’est la raison pour laquelle le modèle français comme le modèle allemand témoignent depuis toujours d’une incompatibilité substantielle pour ce qui est de la pluriethnicité et du multiculturalisme, incompatibilité dont la diversité pose de lourds problèmes de gestion. Ce qui se traduit de façon évidente dans le comportement que l’on adopte face aux minorités et aux immigrés auxquels l’État national laisse le choix entre l’assimilation, avec pour conséquence le passage d’une identité à une autre (comme dans le modèle français), et, de manière plus ou moins permanente, l’exclusion de la communauté civique et politique (comme dans le modèle allemand).
20Cette propension commune à l’homogénéité territoriale de l’État national perdure d’autant mieux que les fondateurs de ces deux modèles s’en sont remis à la doctrine de la Staatsnation, terme largement utilisé dans la sphère germanophone mais qui – par un hasard étrange – est d’origine française [Pierré-Caps op. cit. : 56]. Ce qui ne fait que souligner combien ce principe repose sur la formule efficace, « une nation, un État, un territoire » [Altermatt 1996 : 53], à savoir l’incontestable et sacro-saint axiome qui veut que l’espace occupé par la nation coïncide avec le territoire étatique. Il va de soi que si le postulat que nous venons de mentionner s’applique aux deux modèles de l’État national exposés ici, son corollaire logique est alors l’aspiration à l’homogénéité ethnoculturelle du territoire.
21Si nous nous sommes quelque peu étendu sur l’analyse des modèles français et allemand c’est que ces deux versions ont joué un rôle primordial dans la construction, très tardive certes, des États nationaux d’Europe centrale et orientale issus des cendres d’entités impériales dont la composition ethnoculturelle est très complexe.
22Dès la première moitié du xixe siècle, avec l’affaiblissement lent et progressif de l’empire ottoman appelé « le malade du Bosphore », s’amorce l’irrépressible désagrégation des empires multiculturels – les fameux Vielvölkerstaaten – qui n’arrivera vraiment à son terme qu’après la Première Guerre mondiale avec l’introduction, en Europe (centrale et orientale surtout), du nouvel ordre wilsonien. Parallèlement à la crise de l’empire ottoman, que, dans un souci de diplomatie, les occidentaux appellent par euphémisme « la question d’Orient », naissent dans les Balkans toute une série de nouveaux États nationaux. La route qui mène à la formation de ces nouveaux sujets politiques est longue, douloureuse et émaillée de conflits sanglants. Toutefois, la Grèce (1822), suivie de la Serbie (1830 et 1878), de la Roumanie (1859 et 1878) et de la Bulgarie (1878 et 1908) parviennent à obtenir de la « Sublime Porte » leur complète indépendance après être passées par une phase transitoire de grande autonomie [Castellan 1991]. Mais au même moment l’empire autrichien montre un signe avant-coureur de fractionnement, symptomatique même s’il n’est qu’isolé, quand, entre 1859 et 1866, il perd le royaume lombard-vénitien (avec Milan et Venise) au profit du nouvel État unitaire italien.
23Entre 1912 et 1918, on assiste en Europe, comme le dirait l’historien suisse Jakob Burckhardt, à une impressionnante accélération de l’histoire, accompagnée de bouleversements de l’ordre territorial et d’importantes redéfinitions des frontières [1978 : 116]. C’est là l’époque qui voit s’écrouler quatre empires : l’empire ottoman (affecté par une crise désormais séculaire), l’empire austro-hongrois, l’empire russe (avec la révolution d’octobre 1917) et l’empire germanique. De ce paysage obscur et inquiétant naîtra le noyau dur de ce qui n’aura été qu’un espoir éphémère et deviendra un facteur permanent d’instabilité politique : l’Europe centre-orientale des Nations. De fait, entre 1912 et 1914, est créée l’Albanie, et immédiatement après la fin de la Première Guerre mondiale on voit se former et se reconstituer une véritable légion d’États nouveaux ou préexistants. Il s’agit de la Tchécoslovaquie, des trois républiques baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (rebaptisé plus tard Yougoslavie), de la Pologne réunifiée et de la Hongrie alors définitivement séparée d’une Autriche encore indépendante mais réduite à un simple lambeau de terre.
24Jusqu’à la chute du mur de Berlin, cet ordre politique et territorial de l’Europe semble immuable, malgré la brève expérience du révisionnisme hitlérien et mussolinien, qui, entre la fin des années trente et la défaite de 1945, désignait, en Europe centrale et orientale surtout, un ordre nouveau (qui ne s’est d’ailleurs jamais vraiment réalisé). Cette certitude était corroborée par le théorème généralement admis selon lequel, pour prétendre à son propre État, comme l’a souligné l’historien britannique Eric J. Hobsbawm, une nation devait posséder ce qu’aujourd’hui on appelle une « masse critique », tant du point de vue démographique que du point de vue territorial [1992]. Ce qui impliquait qu’on puisse compter 1) sur une quantité donnée de population capable de défendre efficacement le pays contre des attaques extérieures et 2) sur un territoire suffisamment étendu et fertile, capable de nourrir ses habitants.
25Ces critères auraient dû garantir une stabilité politique intérieure majeure et éviter une interminable série de conflits faisant intervenir des sujets politiques de très petite dimension.
26Ces nations, donc, qui se considéraient comme telles mais ne répondaient pas aux critères que nous venons d’exposer, n’obtinrent pas le droit d’avoir leur propre État. Telles, par exemple, la Slovénie, la Croatie et la Slovaquie, qui, de façon plus ou moins délibérée, s’associèrent à leurs « grandes sœurs », comme la Serbie et la Bohême, avec lesquelles elles pensaient avoir de fortes affinités ethniques et culturelles. Des États désormais dissous comme la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie furent la preuve la plus évidente de cette mésalliance entre peuples frères.
27Quand, en 1989, la chute du communisme soviétique met fin à la division du monde en blocs opposés pour donner lieu à un large espace pacifié dans la sphère de l’Union européenne, les frontières rigides qui existaient au sein du Vieux Continent deviennent plus perméables, rendant de plus en plus obsolètes les critères des années 1900 concernant la masse critique d’une nation. On assiste alors en Europe centrale et orientale à une fragmentation, inattendue certes, du territoire et à la naissance simultanée et/ou à la restauration de sujets politiques particulièrement petits tant par la population que par la superficie : ainsi de la République tchèque, la Slovaquie, la Moldavie, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie et l’Herzégovine, la Serbie et le Monténégro (Yougoslavie résiduelle), la Macédoine (FYROM, Former Yugoslav Republic of Macedonia) et les trois républiques baltes reconstituées. Mais, pour donner une idée de ce morcellement territorial en Europe centrale et orientale, il convient de rappeler qu’avant 1989, les États comme la Hollande, la Belgique et la Suisse étaient considérés comme petits pour ce qui est de la population et, au moins pour partie, de l’étendue territoriale, alors qu’aujourd’hui, après les changements survenus au cours des années quatre-vingt-dix, on les trouve de taille moyenne. De cette présentation schématique on peut déduire que l’ensemble du processus de liquidation des empires multiculturels a facilement couvert plus de cent cinquante ans. Malgré cette durée relativement longue, une caractéristique essentielle lie les diverses phases de cette période : c’est le type d’État qu’on va choisir. En effet, les élites des pays d’Europe centrale et orientale, de la Grèce à l’Estonie, décident à l’unanimité – manifestement avec l’accord tacite, voire avec la complicité des grandes puissances d’alors et d’aujourd’hui – d’opter pour la forme de l’État national. Il s’agit maintenant de voir quelle version de cette organisation politique aura la préférence.
28L’une des préoccupations majeures qui inquiétaient et inquiètent encore les élites d’Europe centrale et orientale après l’indépendance de leurs États était et demeure le fait qu’elles tiennent pour arriérées en matière socioéconomique et culturelle les sociétés auxquelles elles appartiennent. Plus concrètement, la question peut être formulée en ces termes : comment est-il possible que ces pays où vivent les « peuples vraiment les plus doués » n’aient pas réussi à combler le fossé qui les en séparait et à rattraper les nations européennes socialement et culturellement plus évoluées et économiquement plus avancées, comme la France et l’Allemagne ? Les réponses apportées par les élites d’Europe centrale et orientale ne nous intéressent pas pour le moment. Ce que nous voulons c’est souligner ici le fait que cette interrogation a conditionné les orientations et les choix spécifiques des gouvernants, des intellectuels ainsi que, partiellement, ceux des hauts gradés de l’armée et du clergé de cette partie du vieux continent, qui, malgré leurs contradictions, leurs révisions et des élaborations nouvelles, se sont efforcés de mettre en pratique les modèles politiques, culturels, sociaux et économiques de l’Occident européen.
29De fait, en Europe centrale et orientale, la classe dirigeante et les érudits ont toujours comparé leurs propres sociétés à celles des grandes puissances de « l’autre Europe », celle qui se trouve à l’ouest du continent. Pour commencer, l’espace linguistique (et plus que l’anglophone) a exercé et continue d’exercer, en partie du moins, une fascination inégalée et quelque peu ambivalente, si bien que, pour ce qui est de la France et de l’Allemagne, on peut légitimement parler de sociétés de référence au sens où l’entend le sociologue américain Reinhard Bendix [1980, vol. 2 : 77]. C’est pourquoi il ne faut pas nous étonner si les modèles français et allemand d’État national ont joué un tel rôle dans la construction des entités étatiques d’Europe centrale et orientale. Il est possible que Belgrade, Bucarest et Varsovie se soient tournées vers Paris tandis que Sofia, Prague, Budapest et Riga auraient davantage regardé du côté de Berlin et Vienne mais, ce qui est crucial, c’est le fait que toutes les élites de ces pays ont envisagé et réalisé des États nationaux qui représentent, avec chacun leurs spécificités, une combinaison des deux modèles. Concrètement, cela signifie que le principe centraliste et républicain de l’État français qui, par définition, est « un et indivisible », a été associé à l’idée de Volk d’origine germanique [Sundhaussen op. cit. : 80]. L’union paradoxale de ces deux modèles, qui génère des formes très centralisées d’État national à connotation ouvertement ethnique, aura, nous le verrons, un impact notable sur l’organisation de l’ordre territorial de tous les pays d’Europe centrale et orientale.
30Quand on voit les États nationaux (re)naître des cendres des empires multiculturels, ce qui est le plus apparent est sans aucun doute le manque quasi total d’un quelconque projet fédéraliste et l’absence des formes d’autonomie locale et de régionalisation territoriale qui devraient s’ensuivre. Divers fédéralismes furent certes introduits en Yougoslavie après 1945 et en Tchécoslovaquie après le « Printemps de Prague » de 1968, mais on sait bien que ces derniers, promus au sein dudit centralisme démocratique communiste, restèrent des « escamotages » politiques de pure forme et vides de contenu. Par conséquent il suffit de regarder une carte politique de la région, même contemporaine, pour constater l’organisation monolithique du territoire. Dans le meilleur des cas on peut y voir un système de départements à la française, encore ce système est-il dépourvu des efforts réformateurs auxquels la France, malgré une certaine réticence, s’est appliquée ces vingt dernières années.
31L’exemple le plus significatif à cet égard est probablement celui de la Yougoslavie entre les deux guerres après l’instauration de la « dictature royale » par Alexandre Karadjordjević en 1929, lorsque l’introduction d’une réforme institutionnelle et territoriale subdivisa le pays en neuf banovines très proches des départements français. Les banovines, pour la plupart baptisées en fonction de critères hydrographiques qui s’appuyaient sur la présence de grands fleuves tels le Danube, la Drave, la Save ou le Vardar, négligeaient les régions ethnoculturelles bien connues qu’étaient la Serbie, la Croatie et la Slovénie. L’objectif de cette opération était de redimensionner les différences internes et d’exalter l’existence d’une nation ethnique seule et unique (la Yougoslavie s’entend). Ce processus de réforme centraliste de l’État se fondait sur l’idéologie « yougoslaviste » issue des théories du Serbe Jovan Cvijić, chercheur en géographie humaine et en ethnologie. Cet auteur, reconnu même hors de ses frontières et qui avait inventé et popularisé avec succès l’idée de « complexe dinarique », considérait le territoire yougoslave comme un espace monoethnique, c’est-à-dire comme une unité ethnique et géopolitique homogène. De fait, il soutenait que les divers peuples slaves de la région, en particulier serbe, croate et slovène, auraient, au cours des siècles et à cause de nombreux mouvements migratoires, vécu une fusion culturelle et physiologique telle qu’elle pouvait aller jusqu’à former une indissoluble communauté dinarique par l’origine et la culture [Bataković 1994 : 124 ; Cvijić 1918].
32Le centralisme rigide lié à une vision ethnique de la nation semble être la base la meilleure pour pratiquer une politique d’homogénéisation ethnique, donc d’exclusion et de discrimination de « l’autre », ce qu’illustre l’histoire de la société d’Europe centrale et orientale des cent cinquante dernières années. Nous ne nous emploierons ici ni à produire des exemples spécifiques, qui sont pourtant très nombreux, ni à reconstruire les diverses phases de ces processus de nationalisation du territoire puisque nous l’avons déjà fait dans un article publié dans cette revue [Giordano 2000, 2001]. Nous tenons toutefois à souligner qu’au cours des cent cinquante dernières années, on a assisté, en Europe centrale et orientale, malgré les diverses lois portant sur la protection des minorités et garanties aussi par la communauté internationale (Société des Nations, ONU, etc.), à un effort immense et continu de la part des États nationaux pour rendre le territoire ethniquement et culturellement homogène en utilisant différents instruments (légaux ou non) au nombre desquels figurent en particulier l’assimilation forcée et l’échange de populations.
33Par assimilation forcée on entend une « politique ethnique intérieure » spécifique par le biais de laquelle on peut obliger les minorités d’un État, en allant jusqu’à la contrainte physique, à adopter les modèles culturels de la nation titulaire, voire l’identité de la majorité.
34À l’inverse, par échange de populations on entend des mesures de « politique ethnique internationale » grâce auxquelles des groupes entiers de minorités de deux États nationaux ou davantage devront permuter pour s’établir sur le territoire de la nation titulaire concernée et ainsi s’agréger à cette dernière. L’objectif principal de l’échange de populations est ce que Rogers Brubaker a baptisé unmixing, une stratégie d’homogénéisation qui s’effectue par la séparation des divers groupes et vise des frontières univoques et stables, réduisant alors (c’est du moins ce que l’on envisageait) tant la complexité ethnique de régions entières que le potentiel des conflits et tensions [1996 : 10 et 148-178].
35À ces formes de politiques ethniques on pourrait en ajouter d’autres bien plus dramatiques et tragiques, comme certaines séparations politiques douloureuses, accompagnées de déportations, de génocides, de purifications et de guerres ethniques, qui ont ensanglanté l’Europe centrale et orientale et continuent de le faire. Le résultat de ces politiques ethniques est facile à observer puisque, incontestablement, les pays et les sociétés d’Europe centrale et orientale sont pour la plupart plus homogènes aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a soixante ou cent ans. Certains États nationaux, telle la Pologne, ont vraiment réussi à devenir (quelques infimes minorités mises à part) monoethniques.
- 1 Région imaginée par les leghisti (mouvement des ligues) et située dans la plaine du Pô.
36L’analyse des politiques ethniques en Europe centrale et orientale nous enseigne également une autre chose, à savoir qu’il existe un lien étroit entre appartenance ethnique et dimension territoriale, lien que jusqu’à présent ont délaissé une grande partie des chercheurs. En effet, on sait que, depuis les années soixante, dans les pays anglo-saxons et plus spécialement aux États-Unis, le débat sur l’ethnicité s’est développé avec les revendications identitaires des minorités immigrées (afro-américaines, italo-américaines, hispaniques, etc.) qui, vu leur degré relativement élevé d’intégration dans la société des États-Unis, n’exprimaient jamais ou presque de revendications territoriales véritables. Cette expérience spécifique a empêché les chercheurs, qu’ils soient d’origine « primordialiste » ou à tendance « constructiviste », de penser la territorialité comme élément essentiel de l’ethnicité d’un groupe, pour les premiers, ou, pour les seconds, comme critère significatif de la fabrication collective des appartenances ethniques. Depuis la deuxième moitié des années soixante, la discussion relative aux identités ethniques a envahi l’Europe occidentale là où, dans le même temps, on voyait s’articuler de façon toujours plus insistante des instances régionalistes, autonomistes et séparatistes à caractère ethnicisant. Même alors, les revendications territoriales, si tant est qu’ il y en eut, ne sont jamais devenues de première importance, exception faite peut-être, et soulignons le « peut-être », de la Corse. Mais ce qui est bien plus parlant et efficace que la territorialité, ce sont les arguments et les critères linguistiques (Catalogne, Galicie, Occitanie, Sardaigne, Trentin-Haut-Adige, Val d’Aoste, Frioul, Flandres, etc.), religieux (Irlande du Nord) ou historiques (Sicile, « Padanie1 »). C’est probablement à ces caractéristiques de la construction identitaire que revient le fait que le débat scientifique qui s’est développé en Europe occidentale ait pris un ton typiquement culturaliste lors même que le lien entre ethnicité et territorialité était quasi oublié.
37Contrairement aux États-Unis et à l’Europe occidentale, même après la chute du mur de Berlin, la construction de l’ethnicité dans la partie centrale et orientale du Vieux Continent ne peut être détachée d’une orientation territoriale nette et souvent proclamée. La territorialité, en tant que droit à un espace exclusivement réservé à la communauté ethnique proprement dite, devient ainsi un critère fondamental de la fabrication des identités collectives. C’est précisément cet argument territorial qui justifie et légitime la création d’espaces monoethniques définis par des frontières univoques et inviolables. Ce qui a été bien observé et souligné par l’historien hongrois Istvan Bibó qui, il y a cinquante ans déjà, écrivait que dans les petits États d’Europe centrale et orientale, la renaissance, la force, la puissance et le bien-être de la nation s’exprimaient surtout en termes de cartographie, c’est-à-dire selon de rigoureux concepts territoriaux [1993 : 171].
38Cette vision territoriale des appartenances ethniques figure en Europe centrale et orientale dans une quantité impressionnante de témoignages socioculturels et juridiques. À cet égard, il est intéressant de noter que dans presque toutes les langues slaves la notion de citoyen et de citoyenneté est davantage liée à la vision territoriale de « résidence » qu’au sentiment d’appartenance à une communauté politique abstraite. L’anthropologue polonaise Zofia Sokolewicz a révélé que le terme obywatel, que l’on peut traduire par citoyen, correspondait à l’origine à la notion latine de habitator [1996 : 93]. Aux xve et xvie siècles, obywatel désignait le propriétaire d’un bien rural ou l’habitant d’un lotissement urbain. Ce n’est qu’à la fin du xviie siècle quand, pour la première fois, on associa le concept de citoyenneté à l’idée de patriotisme, donc à celle d’amour pour sa nation propre, que l’on commença à utiliser le mot obywatel pour définir la relation de loyauté envers « son » État. Dans cet exemple, ce qui nous paraît révélateur c’est comment la relation État-citoyen qui, notons-le, détermine aussi l’appartenance et l’identité d’une personne, s’exprime aujourd’hui encore au travers de vocables empreints d’une connotation territoriale, ancienne certes, mais toujours présente.
39L’exemple suivant, qui nous montre combien la correspondance entre territoire et ethnicité est encore d’actualité en Europe centrale et orientale, nous vient de certains nouveaux États nés après la chute du mur de Berlin et, plus précisément, sur les cendres de l’Union soviétique. La nouvelle constitution de la Lituanie créée en 1992 est un cas assurément symptomatique où le principe de territorialité s’unit à celui d’ethnicité. De fait, dans le préambule de la charte fondamentale de ce pays est déclaré explicitement qu’il est du devoir du peuple lituanien de préserver l’héritage spirituel, linguistique et folklorique ainsi que le « droit inné » de vivre et d’agir librement sur le territoire de ses ancêtres. On peut observer des propos ethnoterritoriaux similaires dans la constitution de la nouvelle Estonie.
40Là, l’anthropologue doit se demander comment la relation étroite qui lie ethnicité et territoire maintient en Europe centrale et orientale un tel pouvoir de fascination et comment elle conserve pareille vivacité et pareille permanence.
41Le géographe Steven Grosby a récemment soutenu avec force la thèse de la territorialité comme caractéristique « transcendantale et primordiale » des sociétés modernes [1995]. De ce point de vue, la territorialité représente une constante structurale et culturelle, ce qui revient à dire une sorte d’« état de nature » de la modernité. La perspective géopsychologique que propose cet auteur nous semble toutefois trop schématique et simpliste pour être vraiment convaincante. Bien qu’il soit incontestable que la territorialité joue un rôle central dans la construction des sociétés modernes, il serait hasardeux de la considérer comme un trait universel de la modernité. En outre il ne nous sert pas à grand-chose de savoir que la territorialité est un phénomène universel quand nous voyons qu’elle est plus ou moins importante selon les sociétés. Au-delà de certains arguments transcendantaux et primordiaux assurément fascinants, ce qui nous intéresse c’est de définir les motifs idéologiques produits par les sociétés elles-mêmes, motifs qui avaient et continuent d’avoir un très grand pouvoir d’attraction en Europe centrale et orientale. Nous tenterons donc de montrer que dans cette partie du vieux continent, l’idée de territorialité et celle d’ethnicité, déjà si étroitement connectées l’une à l’autre, ont aussi beaucoup à voir avec certaines représentations culturelles de la ruralité, faisant ainsi naître un lien indéfectible entre terre et territoire.
42L’anthropologue américain Lawrence Krader a mis en évidence le fait qu’en aucune région d’Europe la ruralité n’a été (et elle ne l’est pas davantage aujourd’hui) une composante qui permette de structurer la société de façon aussi essentielle que dans les aires centre-orientales. Soulignant cette réalité, il écrit à propos de la différence entre l’Est et l’Ouest :
In Eastern Europe, the peasant prepondrates in the life of the society and imposes a stamp on all facets of national life ; the entire society is peasant in character, with its component peasant communities. In Western Europe the peasant lives in small communities, enclaved in a larger society, whose fundamental impress is urban and industrial.[1960 : 77]
43Cette observation très pertinente appelle toutefois quelques précisions. L’influence des styles de vie et des systèmes de valeurs ruraux ne concerne pas seulement, comme l’argumentation matérialiste utilisée par Krader pourrait le laisser croire à première vue, la dimension objective et par conséquent structurale des sociétés d’Europe centrale et orientale. Si les pays de cette région sont ruraux et pour une grande part paysans, ce n’est pas seulement parce que le secteur agricole est aujourd’hui encore très étendu et important. Le communisme, à travers l’industrialisation forcée (celle de l’agriculture également) et l’urbanisation accélérée, a presque partout redimensionné de façon significative, pour ne pas dire détruit de façon irrémédiable, les communautés villageoises et la culture paysanne qui leur était liée [Conte et Giordano 1995 : 28 sq. ; Giordano et Kostova 1995]. Le poids de la ruralité se concentre en premier lieu, autrefois comme maintenant, dans la sphère intellectuelle du symbolique, de l’imaginaire et de l’idéologique. On ne peut donc pas la considérer comme n’étant qu’un important élément structurant de la société, mais on doit aussi l’envisager comme une construction effectuée par les élites des États d’Europe centrale et orientale qui, depuis les luttes pour l’indépendance de leurs pays, sont à la recherche des spécificités qui permettront de légitimer l’existence de l’identité nationale. Plus encore qu’à une « ruralité » réellement « vécue » par les paysans, on a affaire à une « ruralité pensée » produite dans la sphère urbaine surtout par des hommes politiques, juristes, historiens, folkloristes, philologues, linguistes, mais aussi par d’éminents représentants du monde artistique, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, musiciens, etc. Les membres des élites nationales développèrent de véritables idéologies rustiques fondées sur la mythisation et sur la présentation idyllique de tout ce qui est associé à la terre. Ces producteurs typiques des identités nationales d’Europe centrale et orientale, aux formations et positions politiques des plus diverses, s’efforcèrent de valoriser et de revitaliser la ruralité d’une manière si flagrante et souvent si grossière que même aux yeux d’un observateur peu initié ces opérations intellectuelles peuvent sembler des inventions pures et simples de la tradition [Hobsbawm et Ranger eds. 1983 : 1 sq.]. Nous pensons tout particulièrement à la glorification de la communauté paysanne russe – le mir et l’obščina – opérée par les narodniki en Russie dans la seconde moitié du xviiie siècle, et à l’exaltation de la communauté domestique et familiale – la zadruga – dans les pays slaves (Bulgarie et Yougoslavie) des Balkans [Shanin 1972 : 32 sq. ; Todorova 1990]. On retrouve des glorifications similaires en Roumanie également où l’idéal de la gospodarie, noyau paysan primordial (traduit en français à tort ou à raison par les termes de « maisnie » et maisonnée) [Hirschhausen 1997 : 225], et l’exemplarité du village en tant qu’organisation sociale représentent une constante désormais séculaire de la haute culture nationale. N’oublions pas que l’un des hommes de lettres les plus éminents du pays, le poète Lucian Blaga, écrivit en 1936 L’éloge du village, célèbre texte au titre emblématique, que l’on continue de citer et dans lequel il soulignait avec passion et véhémence les grandes qualités du style de vie champêtre roumain. Pour finir, rappelons aussi qu’en Albanie on assiste à une valorisation enthousiaste du rôle d’institutions sociales comme fis (tribu), fara (terme d’origine lombarde qui veut dire groupe gentilice) et shepti ou shpi (synonymes de communauté domestique) [Stahl 1986 : 88 sq.], qui évoquent la suprématie sociale et morale de l’ordre agropastoral.
44À ce propos, nous ne devons pas perdre de vue que l’exaltation de la ruralité en Europe centrale n’est jamais une fin en soi puisque dans ces pays l’identité nationale s’est presque toujours construite autour de l’image mythique et sacralisée du paysan, du village et de la terre. Parallèlement aux tentatives de modernisation liée à l’étiquette d’européanisation dont nous avons parlé plus haut, on peut constater un recours massif aux représentations et aux comportements à caractère nativiste qui permettent de mettre en scène les vertus collectives et les admirables capacités dont font preuve et le peuple et la nation. À l’instar du sociologue allemand Wilhelm Emil Mühlmann, on peut ajouter que les divers nativismes nationalistes d’Europe centrale et orientale se fondent sur le désir et sur la volonté de manifester et de traduire publiquement le sentiment d’être aussi quelqu’un [1964 : 12], peut-être supérieur aux autres justement, surtout si ces derniers sont ses propres voisins. C’est la raison pour laquelle il s’agit d’afficher ce que les différents producteurs d’identité nationale – c’est-à-dire les élites politiques et intellectuelles d’un pays donné – voient comme la contribution de la nation proprement dite. Le nativisme implique généralement une nouvelle élaboration et une réinterprétation des traditions considérées comme étant les plus naturelles à un peuple, lesquelles, en Europe centrale et orientale, ne peuvent être que d’origine paysanne. La production de la ruralité pensée représente de ce fait et sans l’ombre d’un doute la composante fondamentale du nativisme conçu par les élites de ces sociétés.
45Si, en tant que complexe de mythisation et de sacralisation nativistes, la production de la ruralité pensée est, avant la Première Guerre mondiale, une activité intellectuelle simple quoique importante, elle revêt après 1918 une valeur politique grandissante. À cette époque, ce sont surtout les politiques qui commencent à exalter les styles de vie rustiques, à instrumentaliser les traditions rurales et à promouvoir les héritages matériels et spirituels du monde paysan. C’est entre les deux guerres mondiales surtout que s’articulent et s’organisent les importants mouvements et partis qui diffusent avec succès, au sein des masses paysannes d’Europe centrale et orientale, les idéologies nationalistes combinées avec des programmes au caractère ruralo-populiste, à l’évidence. C’est la période des grands partis agraires qui, dans la vie politique de ces sociétés tinrent une place majeure. Ce sont précisément ces sujets politiques qui, plus que tous les autres, feront la relation entre ruralité et nation, donc entre terre et territoire. Parmi les leaders les plus significatifs de ces partis agraires, nous trouvons des personnalités de premier plan, tels Ion Michalache, cofondateur du Parti national paysan de Roumanie et ministre de l’Intérieur et de l’Agriculture dans plusieurs gouvernements à coloration ruraliste, Aleksander Stamboliiski, chef incontesté de l’Union agraire nationale bulgare et Premier ministre entre octobre 1919 et juin 1923, et enfin Ante et Stjepan Radić, les deux personnages les plus populaires et influents du Parti paysan de Croatie. Toutes ces icônes des partis agraires de l’époque, qui se distinguèrent non seulement par leur carrière politique mais aussi par leur rôle d’idéologues efficaces, se comportaient avec un mysticisme tourné vers la ruralité envisagée comme la « partie la plus saine et non contaminée du peuple et le berceau des vertus nationales ». Celui qui travaille la terre est par conséquent le meilleur représentant de la nation et le plus fiable défenseur du territoire national.
46Dans cette atmosphère de sacralisation de la ruralité, nombre de leaders ruralistes formulèrent, sur un ton empreint de nationalisme, une « utopie politique paysanne » [Giordano 2000 ; Jackson 1974]. Ion Michalache, à l’origine maître d’école d’extraction paysanne, promulgua, avec la collaboration du médecin de campagne Nicolae Lupu, du philosophe et écrivain Constantin Stere et de l’économiste Virgil Madgearu, la doctrine du taranismul qui postulait l’introduction d’une « démocratie agraire » spécifiquement roumaine [Roberts 1969 : 144]. Les initiateurs de ce projet ruralo-populiste se proposaient de réaliser une économie nationale paysanne dans laquelle le secteur industriel serait au service de celui qui travaille la terre et non l’inverse [ibid. : 145 sq.]. Pour échapper au Golgotha du capitalisme [ibid. : 147 et 150] la nation roumaine aurait dû s’organiser en créant de petites entreprises quasi artisanales qui concentreraient la production au cours des mois d’hiver pour employer au mieux la force de travail dans le secteur agricole [ibid. : 145 sq.].
47Aleksander Stamboliiski, dont le programme est plus radical et précède de quelques années ceux que nous venons d’exposer et qui furent imaginés en Roumanie, s’appuie sur une vision bipolaire de la société. Pour le leader de l’Union agraire nationale bulgare, le pays est divisé en deux ordres sociaux opposés : l’urbain et le rural. Selon lui il est sûr et certain que la communauté villageoise est vertueuse en soi et qu’elle l’emporte, d’un point de vue moral et social, sur la communauté urbaine qui, à l’inverse, se compose d’éléments dégénérés et représente la part corrompue de la nation. Son aversion envers tout ce qui est urbain et sa sympathie illimitée et quasi mystique envers le mode rural, « noyau intègre de la nation », transparaît dans cette déclaration :
The town and village are the centres of two different world views, two different cultures… In the villages live a people who work, fight and earn their living at the caprice of nature. In towns live a people who earn their living by exploiting nature, but exploiting the labour of others… The way of life in the village is uniform, its members hold the same ideas in common. The account for the superiority of the village. The city people live by deceit, by idleness, by parasitism, by perversion.[Petkov 1930 : 226, cité in Jackson 1974 : 289]
48De la même manière que les ruralo-populistes roumains, Stamboliiski – qui, s’il n’avait été assassiné en 1923, y serait peut-être parvenu – projetait de créer, en Bulgarie, un ordre nouveau fondé sur la prééminence de l’agriculture et des paysans qu’il considérait comme un état (et, entendons-nous bien, non comme une classe) dont la cohésion sociale était le produit d’une activité commune : le travail de la terre. Il préconisait donc l’instauration d’une « république paysanne » qui, d’un côté, offrirait une alternative au capitalisme et au socialisme et, de l’autre, serait en mesure, en employant peut-être des moyens autoritaires, pour ne pas dire dictatoriaux, de protéger de la menace que sont les parasites venus de la ville les intérêts les plus authentiques de la nation, soit les intérêts ruraux [Jackson op. cit. : 290 sq.]. Sa formule, « les temps de l’imbécillité sont terminés. Généraux, professeurs et avocats sont exclus du pouvoir », demeure probablement le témoignage le plus coloré de son programme [Groueff 1987 : 75].
49Ante et Stjepan Radić partageaient avec Stamboliiski la conviction que ville et campagne étaient deux formes de société différentes et opposées. En outre, la souche paysanne constituait pour les deux frères croates, influencés qu’ils étaient par les narodniki russes [Jackson op. cit. : 286], l’unique véritable élément de stabilité au sein d’un ordre social dont les communautés villageoises étaient seules dépositaires des vertus collectives d’un peuple. Les villageois constituaient donc la part la meilleure et la plus authentique de la nation et la plus pure aussi. Dans l’appareil idéologique de Ante et Stjepan Radić, c’est à eux qu’il revenait de guider l’avenir de la Croatie. Si, en Europe occidentale, le tiers état, c’est-à-dire la bourgeoisie urbaine, était élevé au rang de groupe dominant et si, en Union soviétique, cette position revenait au « quatrième état », c’est-à-dire le prolétariat industriel, l’Europe centrale et orientale était la région du Vieux Continent au sein de laquelle le « cinquième état » devait prendre en main le destin de la nation. La conséquence de cette analyse sociale fut le projet nativiste imaginé par Ante et Stjepan Radić, auxquels s’était associé Rudolf Herceg, le plus subtile des idéologues du Parti paysan croate, d’un État rural fondé sur la traditionnelle économie domestique familiale, la coopérative agricole et la démocratie collégiale directe. Cette utopie politique fut plus tard déclarée objectif principal du Parti paysan croate.
50Les « trois utopies paysannes » que nous avons présentées sont restées en l’état parce qu’elles n’ont pu se réaliser dans la pratique politique. Et, si nous les avons un peu trop détaillées, c’est que l’identité liant vertus nationales et vertus paysannes, suivie de la correspondance terre-territoire, y est particulièrement visible.
51L’attitude mystique envers la campagne et la terre qu’entretiennent les mouvements et les partis ruralo-populistes d’Europe centrale et orientale est de plus en plus souvent instrumentalisée par les dictatures royales et les organisations à tendance fasciste en pleine croissance depuis 1930. À cet égard, il n’est pas surprenant de voir qu’en Roumanie Corneliu Codreanu, fondateur de l’organisation paramilitaire, Légion de l’archange Michel, qui plus tard deviendra tristement célèbre sous le nom de Garde de fer, a utilisé l’argument de la supériorité morale et sociale des modes de vie rurale empreint d’antisémitisme [Castellan op. cit. : 422]. Mais presque dans le même temps, un an environ avant d’asseoir sa propre dictature (1938), le roi Carol II de Roumanie soutenait la création, à Bucarest, du Muzeul Satului, à savoir le Musée du Village. Son fondateur, le célèbre sociologue Dimitrie Gusti, disait dans son discours d’ouverture que cette institution vraiment très spectaculaire devait devenir « une école de connaissance et d’amour du village et de notre paysan » [cité in Godea 1993 : 43] et documenter « la richesse et la variété de la vie du paysan, les idées profondes du style d’architecture paysanne, la grande sagesse de l’adaptation au milieu et de l’adaptation du milieu, la sûreté instinctive ou réflexive de l’utilisation supérieure de l’espace pour les gens, les animaux et les objets » [cité in Cosma et Işfanoni 1991 : 1].
52Dimitrie Gusti était un représentant illustre et intègre de l’intelligentsia roumaine qui avait sincèrement à cœur le sort de son peuple. Il s’était proposé de fonder une idéologie qui serait une « science de la nation » que l’on ne pourrait taxer de sympathies totalitaires, voire fascistes. Mais, même pour ce savant réputé, la part la plus vertueuse de la nation roumaine revenait aux communautés paysannes qu’avec ses disciples il étudia en profondeur par le biais d’une méthode monographique et holistique. En définitive, les idées de Gusti – ruralité et nation d’une part, terre et territoire de l’autre forment une unité indissociable – se révélèrent propices à la dictature naissante de Carol II, antichambre du fascisme roumain, qui, à dessein, s’en appropria les pouvoirs.
53Les représentations ruralo-populistes de la nation et ses composantes vertueuses (les communautés et les classes paysannes) si caractéristiques des partis agraires entre les deux guerres mondiales furent, à l’instar du cas roumain que nous venons de citer, instrumentalisées par le fascisme croate de Ante Pavelić. Le même poglavnik et son État indépendant (la Nezavina Država Hrvatska, figurant aussi sous l’acronyme NHD) qui s’étaient constitués sous l’égide du national-socialisme présent dans le pays cherchèrent, et un temps obtinrent, le soutien du Parti paysan croate des frères Radić [Goldstein 1999 : 138]. Mais les sympathies de Ante Pavelić et de son entourage politique envers les nativismes ruralo-populistes furent manifestes jusque dans le choix des symboles nationaux. En effet, la nouvelle monnaie nationale fut appelée kuna et subdivisée en cent lipa. Kuna signifie martre (peut-être renard à l’origine) ou désigne sa peau, lipa est le tilleul. Ces deux termes évoquent clairement l’économie paysanne des communautés rurales slaves fondée sur la subsistance et le troc.
54Ce que montrent les exemples de la Roumanie et de la Croatie, c’est que les partis agricoles d’Europe centrale et orientale ne réussirent pas à concrétiser leur vision nativiste d’un État national basé sur la relation entre terre et territoire ou à ouvrir, comme alternative au communisme bolchevique et au capitalisme libéral, une troisième voie vers la modernité. L’utilisation de la mystique paysanne par les régimes totalitaires de droite et les mouvements fascistes marqua une apothéose mais, paradoxalement, elle marqua aussi la fin momentanée de la « légende dorée » du ruralisme, devenue « légende noire » après l’instauration du communisme en Europe centrale et orientale. De fait, les nouveaux gouvernements plus ou moins imposés par Moscou se mirent à prêcher une nouvelle doctrine internationaliste fondée sur le mythe du prolétariat international pour remplacer le mythe du monde rural, pilier de la nation. Les paysans se virent ainsi brusquement mis à l’écart du panthéon politique et idéologique pendant que dans la vie réelle on cherchait à les détruire par le biais de la collectivisation. Il ne leur fut plus confié qu’un rôle marginal et abstrait dans le cadre du folklore d’État uniquement [Conte et Giordano op. cit. : 22 sq.].
55Après l’intermède socialiste, on voit poindre en Europe centrale et orientale une volonté renouvelée de « retourner en Europe » pour ne pas risquer de reproduire une expérience analogue à celle qui avait dominé lors de l’hégémonie soviétique, et une vision plus rétrospective et nostalgique consistant à « rendre l’histoire réversible », ou plutôt à revenir au statu quo ante. Les cinquante années de socialisme sont considérées comme une impasse dans laquelle l’histoire s’est fourvoyée, si bien qu’il faut revenir sur ses pas et tout reprendre depuis le début [ibid. : 24 sq.]. Après 1989, on assiste dans divers pays d’Europe centrale et orientale à une revitalisation nativiste et nationaliste du mythe rural fondé sur la correspondance entre communauté paysanne et nation, et entre terre et territoire. La terre est redevenue un symbole politique de première importance et un instrument au service de certaines appartenances ethnonationales [Kaneff 1998]. Cette caractéristique se lit aisément dans les réformes agricoles postsocialistes (surtout en Roumanie, en Bulgarie et dans les pays baltes) qui envisageaient de restaurer le statu quo ante, voulant par la même occasion reconstruire, au-delà d’un acte de justice lié à la restitution de la propriété rurale, le « berceau de la nation », c’est-à-dire la société paysanne détruite par les politiques socialistes de collectivisation et de planification agroindustrielle [Giordano et Kostova op. cit. : 160 sq.].
56Dans son célèbre livre Nations and Nationalism Ernest Gellner décrivit le processus spécifique de formation des nations d’Europe centrale et orientale, en construisant un type idéal wéberien [1983 : 58 sq.]. L’auteur développa, grâce à l’itération de la réalité, un modèle abstrait de nation que, symptomatiquement, il baptisa « Ruritanie ». Comme on peut facilement s’en douter, le nom de Ruritanie ne masque pas son intention d’évoquer de manière phonétique et sémantique le caractère rural de cette entité nationale imaginaire. En effet, par le biais du modèle Ruritanie, Gellner mettait en évidence le rôle central tenu par la ruralité en tant que complexe de ressources symboliques et politiques pour l’édification, en Europe centrale et orientale, des nations avec leurs appartenances ethniques. Le présent article vise à rendre moins abstrait le modèle Ruritanie en l’illustrant de données concrètes.
57Nous tenions donc à souligner que la Ruritanie de Gellner est bien plus qu’une fort brillante fiction.
58Enfin, nous avons voulu montrer ce qu’a impliqué, pour les diverses Ruritanies d’Europe centrale et orientale, l’instrumentalisation politique de la ruralité en fonction des appartenances ethnonationales. En analysant ce qu’on pourrait appeler « l’idéologie ruritane » et ses diverses applications, on a pu voir qu’elle se fondait sur quatre notions clés – ethnicité (et/ou nation), ruralité, territoire et terre – étroitement liées les unes aux autres. Ce lien peut se résumer dans le schéma suivant :
59En somme, on peut noter une construction politique dans laquelle la correspondance entre ethnicité (et/ou nation) et ruralité induit, en vertu aussi de relations évidentes entre ethnicité et territoire d’une part, et entre ruralité et terre de l’autre, un lien indissoluble entre terre et territoire. C’est la raison pour laquelle la propriété foncière n’est pas un seul bien économique ou une seule ressource sociale mais elle est aussi et surtout un capital symbolique doté d’une forte valeur politique dans la gestion des rapports interethniques. Par conséquent, si dans les diverses Ruritanies prises en considération on constate au niveau de l’idéologie politique qu’un rapport intime lie ethnicité et ruralité, on peut, avec une quasi-certitude, ajouter que la terre et, partant, la ferme, le village, etc. sont perçus dans le monde politique et par les citoyens comme un fragment sacré du territoire national.
60Traduit de l’italien par Éva Kempinski