- 1 Des fragments de ce texte ont été publiés dans mon livre [2001a].
- 2 La bibliographie sur le nationalisme est énorme. Je m’attacherai en particulier à deux ouvrages cla (...)
1Selon Anthony D. Smith, une nation peut être définie comme « une population humaine déterminée qui partage un territoire historique, des mythes et une mémoire, ainsi que des obligations et des droits communs à tous ses membres » [1991: 14]1. Ce terme fait donc référence à un espace social défini et limité avec lequel la collectivité s’identifie. La nation est à la fois « le plus foulé et le plus impénétrable des territoires de la société moderne » [Bartra 1996 : 15]2. Or, comme l’affirmait Ernest Renan, il n’y a rien de naturel ni de primordial dans cette construction symbolique.
- 3 N.d.T. : bien que, d’un point de vue géographique, ce terme englobe le Mexique et le Canada, nous l (...)
- 4 Plusieurs des anthropologues qui participèrent au procès en tant qu’experts en faveur des plaidants (...)
2Dans une étude fascinante, l’anthropologue James Clifford illustre la dynamique identitaire [1988]. En 1976 un groupe portant le nom de « Conseil tribal mashpee, SA » entreprit une action juridique (Mashpee Tribe versus New Seabury et al.) pour récupérer les terres des Indiens Mashpee qui faisaient partie de Cape Cod, dans l’État nord-américain3 du Massachussets. L’affaire attira l’attention publique parce qu’une des questions centrales qu’il fallait trancher était de savoir si les plaignants représentaient bel et bien une tribu indienne authentique. L’enjeu n’était pas seulement l’identité des demandeurs mais leur légitimité originelle. Car, pour que la requête fut recevable, il fallait que la tribu historique de référence, dépouillée pourtant de ses terres au xixe siècle, n’eût pas disparu en tant qu’entité collective4. Pour qu’elles soient respectables, les nations doivent se situer dans une lignée qui les rattache à des ancêtres clairement reconnus.
3Avec le temps, la majorité des membres de la collectivité s’était mélangée avec des non-Indiens, et le christianisme avait remplacé la religion ancienne. Les institutions politiques mashpee avaient disparu, et depuis des siècles personne ne parlait plus la langue autochtone. Beaucoup de gens s’étaient établis ailleurs, mais retournaient régulièrement dans leur pays d’origine. Chez les Mashpee contemporains, très peu de signes révèlent une origine ethnique commune. Cependant les plaignants croyaient fermement que la tribu continuait d’exister et exigeaient la réparation des préjudices subis par le passé. Pour eux, comme pour leurs conseillers anthropologues d’ailleurs, toutes ces transformations ne signifiaient pas que la tribu avait disparu. Le sang indien s’était dilué, mais la communauté indienne s’était maintenue en absorbant les étrangers. Malgré les apparences, disaient-ils, les Mashpee ne s’étaient pas assimilés à la société nord-américaine ; pendant de longues années ils avaient continué à pratiquer secrètement des rites et des célébrations loin des regards hostiles. Les récits traditionnels et les mythes étaient racontés dans les cuisines [ibid. : 309]. Les Indiens ne s’étaient donc pas pliés aux stéréotypes des Blancs et avaient conservé leurs formes religieuses syncrétiques. Les structures politiques existaient toujours, mais de manière informelle. La tribu se réunissait dans des maisons pour prendre des décisions consensuelles, bien que les réunions ne furent pas consignées par écrit. En tout cas les Mashpee s’étaient acculturés sans s’assimiler. D’après les plaignants, l’adoption de la religion chrétienne, de l’économie de marché et de l’anglais ne signifiait pas pour autant qu’ils avaient embrassé le « système de croyances de la société dominante ».
4En dépit de toutes ces raisons et arguments, le tribunal ne fut pas convaincu et, après avoir délibéré, se prononça contre les querelleurs. À la question précise « est-ce que la tribu mashpee a existé de façon continue pendant la période en question ? », la réponse fut « non ».
- 5 C’est moi qui souligne. La relation ambiguë entre les anthropologues et les mouvements nationaliste (...)
- 6 Comme l’ont montré T. Ranger et E. Hobsbawm [1992]. Dans une exposition virtuelle organisée par le (...)
5Il est possible d’interpréter l’affaire de plusieurs façons. Nous pouvons, avec Clifford, conclure que « puisque la capacité des Indiens à agir collectivement est actuellement liée au statut tribal, les Indiens qui vivent à Mashpee et ceux qui y retournent régulièrement doivent être reconnus comme étant une tribu » [ibid. : 336]5. Dans ce sens, le procès montra que l’identité peut exister malgré l’absence de textes écrits et, d’une manière générale, d’ancrage objectif dans la réalité historique. Après tout, à Mexico, d’aucuns pensent que les Aztèques pouvaient continuer à « être des Aztèques même sans la langue nahuatl, sans les couronnes de plumes ni les sacrifices humains » [Blanco 2000 : 97]. On peut à nouveau voir dans ce cas l’exposé magistral et détaillé des impostures dont se sert la sensibilité nationaliste pour « inventer » des traditions, des histoires et des identités6.
- 7 Voir par exemple le numéro intitulé Bosnia, USA (juin 1993) de la revue conservatrice Chronicles, p (...)
6Il se peut aussi que les nations se « désinventent ». Le mythe perd son efficacité et le symbole se vide. Aucune nation n’a d’existence éternelle, n’en déplaise aux idéologues du nationalisme. Les crises d’identité nationale obéissent à des causes sociales, économiques et politiques. Généralement elles sont le produit d’une combinaison de plusieurs facteurs à un moment déterminé. Au début du xxie siècle, un spectre hante le Mexique et les États-Unis : le fantôme du multiculturalisme. Cette notion apparaît maintes fois dans les débats sur l’avenir de l’identité nationale, et son ombre sinistre plane sur les rêves d’unité ; la balkanisation est synonyme de désagrégation, une arme dans l’arsenal rhétorique des deux pays cités. Dans cette surenchère de démesure, les expressions « balkanisation » ainsi que « guerre d’extermination contre les peuples indiens » sont monnaie courante7.
7En 1992, l’historien américain Arthur M. Schlesinger Jr mettait en garde contre les dangers provoqués par la « désunion » des États-Unis [1992 : 138]. « Les liens de cohésion dans notre société, prévenait-il, sont suffisamment fragiles pour qu’il paraisse insensé de créer des tensions extrêmes en encourageant et en exaltant l’apartheid culturel et linguistique. » Au Mexique le gouvernement a souvent agité l’épouvantail de la balkanisation pour justifier son refus de constituer des régions ethniques autonomes, comme l’exige l’Armée zapatiste de libération nationale, le EZLN (Ejército zapatista de liberación nacional). Bien que le Mexique soit proche d’une guerre civile à connotation ethnique, due au conflit du Chiapas, cette réalité-là est très éloignée des rébellions indiennes en Équateur, pour ne pas mentionner le nettoyage ethnique au Kosovo. Les risques et les opportunités de la diversité culturelle ont été exagérés et amplifiés. Les véritables dangers et avantages des lois et des institutions d’un État multiculturel sont rarement discutés sur la scène publique. La caricature, utile pour la propagande mais inutile pour l’analyse, a dominé le débat [Aguilar Rivera 2001b : 7-14].
8Et pourtant, la peur de la balkanisation est révélatrice de l’existence d’un malaise profond dans ces deux pays. C’est un symptôme de l’instabilité dont souffrent les identités nationales mexicaine et nord-américaine. Ces crises peuvent être envisagées comme un déséquilibre entre la mémoire et l’oubli, éléments qui tous deux composent l’imaginaire de la nation. Dans un récent article, James Booth [1999 : 259] reconnaît qu’« un excès d’oubli ferait de nous des feuilles emportées par le vent, de simples voisins qui se croisent, mus par quelques intérêts communs. Un excès de mémoire nous plomberait les ailes ; cela nous éloignerait de l’avenir et nous empêcherait de nous ouvrir à des horizons étrangers à notre mémoire commune. Tout compte fait, il est préférable peut-être d’oublier ou, du moins, de permettre l’érosion de la prégnance du passé ». Le souvenir du passé comme source identitaire « ne peut jamais être complètement à l’abri de l’étroitesse d’esprit, de l’exclusion ou de choses bien pires ».
9Une situation comparable a prévalu au Mexique et aux États-Unis. Dans les années quatre-vingt-dix, l’identité nationale mexicaine a traversé une crise aiguë ; on peut observer les signes de cette instabilité à travers les emblèmes nationaux : la constitution, le drapeau et l’hymne. Vers la même époque, aux États-Unis, l’apparition du multiculturalisme sur la scène publique a été consécutive aux changements démographiques et économiques qu’a connus ce pays.
- 8 N.d.T. : vers de l’hymne national mexicain, traduit littéralement. Suite du vers : « que la patrie (...)
10Au début de 1992 on réforma l’article 4 de la constitution mexicaine. Il en résulta le texte suivant : « La nation mexicaine a une composante multiculturelle enracinée dans ses populations indigènes. La loi protégera et favorisera le développement de leurs langues, de leurs cultures, de leurs usages, coutumes, ressources et formes spécifiques d’organisation sociale ; elle garantira à leurs membres l’accès effectif à la juridiction de l’État. Dans les procès et autres recours concernant les questions agraires, on prendra en considération les pratiques et les coutumes juridiques, selon les termes établis par la loi. » [Rabasa et Caballero eds. 1994 : 45]
- 9 Diario oficial, 28 janvier 1992.
11La logique de ce que j’appelle les « réparations symboliques » était le fondement de l’amendement constitutionnel. Le Président de l’époque, Salinas de Gortari, justifia l’initiative de la réforme en rappelant que les communautés indigènes vivaient dans des « conditions éloignées » du bien-être et de l’équité, valeurs que la révolution mexicaine avait élevées au rang des « postulats constitutionnels ». Au moins 9 % des Mexicains avaient pour langue maternelle une des cinquante-six langues indigènes parlées dans le pays. Le pouvoir exécutif reconnaissait que « l’analphabétisme, la mortalité infantile et la malnutrition étaient deux fois plus élévés dans les communautés indigènes que la moyenne nationale. En raison de leur marginalisation sociale, culturelle et économique, ainsi que de leur ignorance de l’espagnol, les Indiens étaient lésés devant la justice. C’est ainsi que, après une large consultation publique, on arriva à la conclusion qu’une réforme constitutionnelle s’imposait »9.
12L’invraisemblance de toute l’argumentation est remarquable. En réalité la réforme ne répondait qu’à l’un des motifs invoqués : les obstacles linguistiques à l’administration de la justice. La reconnaissance de pratiques culturelles fut justifiée explicitement par le gouvernement lui-même comme étant une forme de compensation aux offenses matérielles qui avaient été infligées aux Indiens par le passé. Cependant il n’était pas du tout précisé de quelle façon cette reconnaissance apporterait une solution à l’analphabétisme, la mortalité infantile et la malnutrition. En outre, le texte de l’amendement introduisait subrepticement dans la constitution un nouveau sujet collectif de droit : les « communautés indigènes ».
13Une telle réforme aurait été cohérente dans les années trente, en plein essor de l’indigénisme officiel, mais à la fin du xxe siècle, ce paradigme s’était effondré. L’expression selon laquelle la nation mexicaine avait été constituée originellement par les peuples indiens renvoyait directement aux postulats indigénistes ; toutefois, ni en 1917 ni durant les années où l’indigénisme fut la doctrine officielle de l’État mexicain, on ne réussit à mener à bien une réforme constitutionnelle comme celle de 1992. Comment expliquer ce paradoxe ? La réponse se trouve en partie dans le fait que, devant les craintes de désintégration sociale, on avait préféré au pluralisme ambigu une image d’unité fournie par l’affirmation du métissage, et capable de catalyser l’énergie sociale dans le processus de construction nationale. Après tout, la reconnaissance du pluralisme culturel est le privilège des nations constituées ; pour celles qui sont encore en formation, l’hétérogénéité est plutôt un problème qu’il faut résoudre.
- 10 La première vague eut lieu au xvie siècle, la deuxième durant les réformes des Bourbons à la fin du (...)
- 11 Monsiváis célébrait la disparition de l’imaginaire métis : « Le culte du métissage, soutenu et divi (...)
14Face à la quatrième vague de mobilisations indigènes10 qui déferla sur plusieurs pays latino-américains, ceux-ci entreprirent des réformes constitutionnelles pour établir différents types de compromis ethniques. L’initiative du Président Salinas de Gortari suivait timidement le modèle international, et traduisait également l’ébranlement des fondations de l’identité nationale mexicaine. Le glas du Mexique métis avait sonné. L’échec du projet historique d’assimilation et la persistance d’injustices ancestrales paraissaient trouver un palliatif dans la reconnaissance symbolique de la différence. Pour Carlos Monsiváis [Sánchez Rebolledo 1992 : 49], ce n’est pas un hasard si l’on aborda pour la première fois la question de la diversité culturelle en 1982, au cours de la campagne présidentielle de Miguel de la Madrid. Cette année-là fut catastrophique pour l’économie du pays et suscita une crise de confiance dans le progrès. On s’employa alors à revendiquer l’existence d’un Mexique pluriel face à l’image qui avait prévalu jusque-là d’un pays homogène quant à la langue, la religion, les coutumes, l’histoire et l’idéologie ou la culture de la Révolution mexicaine11. Pour désamorcer la contestation sociale, les gouvernements postrévolutionnaires récupérèrent les programmes de l’opposition. C’est ainsi que De la Madrid emprunta aux anthropologues et aux écrivains la rhétorique multiculturelle et en fit son cheval de bataille. Le rêve d’un « Mexique semblable à une peinture murale de Diego Rivera où chacun de nous avait sa place » commença à se diluer. La réforme de 1992 ne fit que poursuivre un modèle mis en place par le précédent gouvernement. Comme bien d’autres réformes constitutionnelles entreprises alors, elle parut inoffensive. Ses artisans ignoraient que deux ans plus tard, le pays serait secoué par une rébellion d’indigènes qui demanderaient beaucoup plus que la simple reconnaissance symbolique d’avoir été les habitants originels du Mexique.
15À partir de 1995, les manifestations bruyantes de ferveur nationaliste, généralement à l’occasion des rencontres sportives, coexistèrent avec un questionnement profond de l’identité nationale. Cette tension amena probablement le gouvernement mexicain à arborer d’énormes drapeaux dans les villes frontalières, notamment celles qui étaient situées en face des États-Unis. Les pavillons surdimensionnés, plus que le patriotisme hypertrophié, révélaient une angoisse à peine dissimulée et répondaient à la dilution des identités et de la souveraineté nationales. Ces démonstrations excessives ne passèrent pas inaperçues aux États-Unis. L’arrogance mexicaine touchait une fibre sensible, puisque l’identité américaine était en crise. Quelques citoyens d’El Paso, se sentant offensés, exigèrent que de l’autre côté de la frontière furent dressés des drapeaux encore plus imposants [La Franchi 1999]. D’après un observateur indépendant, au Mexique « il semblerait que l’âme même de la nation [fût] en danger ». Certains Mexicains reconnurent que la taille des étendards était inversement proportionnelle à un nationalisme qui se rétrécissait comme une peau de chagrin. C’était une forme d’hommage à l’échelle de la crise de la nationalité [Córdoba 1998].
16Dans la dernière décennie du siècle, le nationalisme continua à se vider de sa substance. Bien que 35 % des habitants de la ville de Mexico se déclaraient fiers d’être mexicains et s’identifiaient avec les couleurs de la patrie, à peine la moitié pouvait les décrire [Cárdenas et Valor 1999 : 12]. La perte de repères symboliques apparaît également dans les critiques à l’encontre de l’hymne national. Chanté pourtant dans toutes les écoles primaires, en 1999 seuls 50 % des habitants du District fédéral le connaissaient en entier et 9 % pouvaient dire combien de strophes il comprenait. Quand bien même 90 % des personnes interrogées refusèrent l’éventualité d’une modification des paroles, seulement 7 individus sur 10 se montrèrent capables de comprendre la signification du texte. Par ailleurs, des écrivains, des musiciens et des critiques pensaient que « l’inspiration poétique » de l’hymne était obsolète et devait être revue. Par exemple, le mot « guerre » revient huit fois, on décrit six types d’armes, le terme de « sang » apparaît à quatre reprises, et quatre fois il est question de prouesses militaires. Un écrivain affirme : « Maintenant les guerres sont très différentes et la menace de cet ennemi étranger a disparu. Donc cette guerre, qui mobilise des cavaliers, est anachronique. » De la même façon, un compositeur exprime son désaccord à l’égard du contenu belliciste : « Si l’hymne national prétend me représenter en tant que Mexicain, il se trompe car je n’approuve pas cette surenchère guerrière. »
17Dans les années quatre-vingt, le gouvernement mexicain modifia la loi relative à l’écusson, au drapeau et à l’hymne national, pour régler de façon plus stricte l’usage des symboles de la patrie. Cette nécessité de légiférer et d’encadrer la reproduction symbolique trahissait encore une fois chez les censeurs une profonde insécurité concernant l’identité nationale. La volonté de conserver la pureté et l’essence patriotiques montrait bien que ces symboles étaient vides. Congeler dans le temps la ferveur nationaliste est une tâche aussi inutile que défendre les langues contre la « contamination » étrangère. C’est une faiblesse déguisée en bravade. On peut néanmoins se demander comment et pourquoi l’identité nationale mexicaine s’était érodée de la sorte.
18La crise de la nation coïncide avec la fin d’une ère de consensus idéologique. Selon l’historien Charles Hale [1997], l’histoire mexicaine dans les deux derniers siècles fut dominée par deux mythes politiques unificateurs : le libéralisme et la révolution. Leur origine remonte à « des temps marqués par le consensus idéologique, après des conflits civils, des rébellions sociales et des résistances héroïques à l’intervention étrangère ». La première ère de consensus suivit, au xixe siècle, la victoire des forces libérales sur l’empire de Maximilien. La seconde apparut dans les années quarante, époque de consolidation des gouvernements postrévolutionnaires. Comme cela avait déjà été le cas dans les dernières années du gouvernement de Porfirio Díaz, la réconciliation devint un objectif politique primordial. On honora Villa, Zapata et Cárdenas de pair avec Madero, Carranza et Calles. Il fut alors possible de commémorer ensemble des adversaires.
19Pour Hale, les mythes politiques eurent quelques effets positifs dans la vie publique mexicaine. Ils consolidèrent l’idée selon laquelle la société mexicaine était métisse, et le nationalisme recouvrit la tradition libérale pour laquelle une identité nationale écartelée représentait un danger. Alors qu’en Argentine l’identité nationale était submergée par les turbulences politiques, au Mexique, grâce au pouvoir fédérateur des mythes libéral et révolutionnaire, de tels troubles avaient heureusement été évités. Encore plein d’espoir, Hale précisait que le débat politique depuis les années quarante avait été vigoureux et souvent polémique, mais mené à l’intérieur d’un consensus idéologique large, c’est-à-dire au sein d’une institution « révolutionnaire » [ibid. : 824]. Personne ne soupçonnait qu’une telle affirmation deviendrait rapidement dépassée. Ce qui avait été vrai pendant longtemps avait cessé de l’être. Le consensus idéologique révolutionnaire avait pris fin.
20L’épopée du métis, figure emblématique de la nationalité, est peut-être l’une des utopies les plus bénignes, ou les moins nocives, qui sont apparues dans l’histoire, même si, en fin de compte, il s’agit d’une conception raciale et, par conséquent, très peu libérale. Le nationalisme révolutionnaire emprunta quelques éléments au libéralisme, tout en bâtissant un état corporatiste et autoritaire [Turner 1971]. Il lia le nationalisme à une race et à une culture, celle du métissage. Le résultat fut chèrement payé, car il engendra dans la société mexicaine un racisme souterrain et honteux. Malgré les efforts d’innombrables partisans de l’intégration, cette doctrine laissa dans un limbe symbolique des pans entiers de la population, comme les indigènes, les juifs ou d’autres. La supériorité de la race blanche ne fut jamais contestée ; simplement elle s’exprima sous une forme couverte et domestiquée. Au Mexique il a toujours été très clair que certains étaient plus métis que d’autres.
- 12 En 1989, au seuil d’une véritable démocratisation du régime politique mexicain, J. A. Ortiz Pinchet (...)
21La mauvaise conscience est une fille bâtarde du métissage12. Celui-ci incarne l’incapacité de dépasser les frontières ethniques pour surmonter le péché originel de la nation mexicaine. Ce n’est pas seulement en raison de leur nature pathologique que les mythes unificateurs mexicains tombèrent en désuétude. Dans les dernières années du xxe siècle, d’importants changements dans la structure matérielle et symbolique du Mexique eurent lieu ; les réajustements institutionnels, économiques et politiques furent d’une ampleur insoupçonnée. Nous sommes encore trop près de la chrysalide pour pouvoir la voir avec netteté. Nous ne percevons que le cocon brisé.
- 13 N.d.T. : l’ejido est un terrain attribué à la communauté.
- 14 Pour une interprétation récente de la crise de l’identité nationale, on peut voir S. Morris [1999].
- 15 L’enquête nationale fut menée le 28 octobre 2000 et concerna 1 047 adultes. À la question « croyez- (...)
- 16 N.d.T. : terme méprisant pour désigner les Espagnols.
22Au début des années quatre-vingt-dix, la Révolution mexicaine était une créature en voie d’extinction. Non sans raison José López Portillo s’autoproclama le « dernier Président de la Révolution ». En fait le mythe agonisait depuis plusieurs décennies. Déjà en 1947, Cosío Villegas l’avait déclaré in articulo mortis, toutefois la rhétorique gouvernementale y puisait encore son inspiration. Les réformes de Salinas eurent raison de son héritage symbolique, c’est-à-dire de la distribution de la terre, du caractère inaliénable de l’ejido13, et de l’ostracisme frappant l’Église catholique [Meyer 1992]. Un autre trait significatif de ce revirement doctrinal fut le rapprochement avec les États-Unis au moyen de relations commerciales plus étroites. S’ajoute à cela l’établissement de la double nationalité au cours de la seconde moitié de la décennie14. C’est ainsi que la révision de quelques articles centraux de la constitution déplaça pratiquement tout le référentiel révolutionnaire. Une enquête réalisée à la fin de 2000 par le journal Reforma révéla que, pour 56 % des personnes interviewées, les principes de la Révolution n’étaient plus en vigueur ; 45 % considéraient que les élections du 2 juillet 2000 étaient au moins aussi importantes, sinon plus, que la Révolution [Juárez 2000]15. Paradoxalement, la popularité inaltérée de quelques héros révolutionnaires comme Zapata survécut à la perte de prestige de la Révolution. Ce phénomène d’« émancipation symbolique » n’est pas étonnant. Les idéaux de beaucoup de personnages du panthéon patriotique sont devenus aujourd’hui flous ou ambigus. Le cas d’Hidalgo est paradigmatique. Le « Père de la Patrie » n’a jamais crié, comme on le croit couramment, « Vive le Mexique, à bas les gachupines16 ! », mais « Vive Ferdinand VII, à mort le mauvais gouvernement ! ». De même pour la devise célèbre « Terre et Liberté » de Zapata. En d’autres termes, Zapata reste vivant, mais non son héritage idéologique [Meyer 1995].
- 17 N.d.T. : en Amérique latine le libéralisme du xixe siècle était un courant politique qui incarnait (...)
23Le libéralisme17, comme élément constitutif du mythe nationaliste, releva lui aussi plusieurs défis, jusqu’à atteindre le point de rupture sous le gouvernement de Salinas. Élément unificateur au départ, il acquit ensuite une connotation négative dont personne ne voulait se réclamer. Une réaction antilibérale importante, aussi bien politique, économique qu’intellectuelle, se développa. Elle avait des racines multiples dans l’histoire mexicaine : dans le monde colonial antérieur aux dynasties des Bourbons, dans la tradition corporatiste du xixe siècle, et dans le mépris révolutionnaire pour l’individu. Cette désaffection n’était pas seulement le résultat des méfaits de la rhétorique officielle mais correspondait à la réaction générale face aux coûts des réformes structurelles supportés par la population. Le « néolibéralisme », terme polémique, cristallisa le refus des idées et des pratiques économiques inspirées par le libre marché. Si au début des années quatre-vingt-dix on parlait de la mort de la Révolution, cinq ans plus tard on évoquait une nouvelle entité : le libéralisme autoritaire [ibid.].
24Selon Claudio Lomnitz, alors que dans la période qui suivit la Révolution il n’y avait qu’une seule forme dominante de nationalisme, incarnée par l’État et le Président de la république, aujourd’hui il y en a deux. L’une considère que l’acte patriotique le plus élevé consiste à réussir enfin la modernisation conformément aux critères internationaux. L’autre met l’accent sur la supériorité intrinsèque des traditions et des produits locaux et soutient que l’État néolibéral a vendu son héritage patriotique contre un plat de lentilles made in USA [Lomnitz 1992 et 1999].
- 18 L’enquête réunit 1 535 interviews. Les déclarations les plus nationalistes proviennent des personne (...)
25Le soulèvement de l’ EZLN ne fut pas simplement une révolte paysanne de plus. Essentiellement, le conflit lança un défi à l’image d’un Mexique uniformément métis. Les demandes de reconnaissance d’autonomies, d’usages et de coutumes ethniques étaient en opposition radicale aux bases normatives et historiques de la constitution du pays. La sédition montra également que l’indigénisme révolutionnaire avait échoué dans son objectif d’assimilation. Les Indiens rebelles voulaient être reconnus comme des Mexicains non métis. Ils n’exigeaient pas d’être traités à égalité et ne revendiquaient pas non plus le strict respect des lois ; ils réclamaient un statut différent au sein de la communauté nationale. Ces requêtes, qui allaient à l’encontre des mythes unificateurs, furent reçues de manière favorable par une grande partie de la société mexicaine. Cela fut possible parce qu’en 1994, le consensus idéologique avait volé en éclats et le pays subissait depuis des années une crise économique ininterrompue. Le régime postrévolutionnaire, ainsi que son appareil symbolique et idéologique, n’apportait plus de solutions aux divers problèmes des Mexicains. Car il ne faut pas oublier que l’idéologie du métissage fut impulsée par l’État. Les sondages d’opinion enregistrent cette crise identitaire [López et Moreno 2000 : 10-A]. Une enquête réalisée pour le journal Reforma au début de l’an 2000 fait état de ce que l’orgueil mexicain jouit toujours d’une bonne santé, même s’il a été vidé de son contenu initial18. Malgré la doctrine officielle du métissage, seulement 7 % de l’échantillon se définit comme métis. À la question « quels sont parmi les groupes ethniques suivants celui qui vous décrit le mieux ? », 8 % répondit « latino », 4 % espagnol et 10 % indigène. La grande majorité se reconnut dans une catégorie générale sans connotation ethnique : « mexicain d’abord ».
26Depuis quelque temps, des voix dissidentes s’étaient élevées contre les présupposés d’un imaginaire qui était en plein déclin. En 1987, l’anthropologue Guillermo Bonfil Batalla signalait que « l’histoire récente du Mexique, celle des cinq derniers siècles, est l’histoire de l’affrontement permanent entre ceux qui prétendent orienter le pays vers un projet de civilisation occidentale et ceux qui résistent, attachés à leurs racines mésoaméricaines ». Le projet occidental du Mexique « imaginé » a exclu et nié la civilisation mésoaméricaine ; il n’y a pas eu de convergence de civilisations dont la fusion aurait donné lieu à un nouveau projet [Bonfil Batalla 1989 : 10]. Ces idées, bien évidemment, n’étaient pas nouvelles. Une fois que l’illusion qui maintenait en équilibre instable l’idéalisation indigène et l’émergence métisse fut dissipée, l’un de ces mythes acquit une vie propre : le paradis perdu du Mexique profond, comme source de nationalité. Comme Roger Bartra l’a fait remarquer, le mythe de l’Éden subverti est « une source inépuisable à laquelle s’abreuve la culture mexicaine. Il s’agit de l’ancienne conception dualiste du Mexique, une véritable obsession nationale » [op. cit.].
27Le nouvel indigénisme, nourri des outrages passés et présents faits aux Indiens, est l’une des parties prenantes les mieux articulées dans la dispute pour redéfinir l’identité nationale mexicaine. Cependant, ce personnage protéiforme qu’est l’indigéniste n’est plus un agent du futur. La rébellion du Chiapas lui a donné un second souffle mais fondamentalement il reste le même. Les anthropologues, les romanciers, les philosophes et les hommes politiques ont repris les stéréotypes de ce programme idéologique déjà vieux. Sur l’indigéniste du xxe siècle on peut dire beaucoup de choses hormis qu’il est « un instrument intelligent et pratique pour résoudre les problèmes des communautés indigènes » [Tenorio 1995]. Bien au contraire, c’est un fervent partisan du pluralisme comme principe philosophique abstrait ainsi que des réformes qui cherchent à intégrer les coutumes dans la constitution. L’indigéniste est quelqu’un qui est convaincu de l’authenticité des communautés indiennes et du pouvoir magique des lois pour résoudre des problèmes ancestraux. Il croit fermement en la justice pour protéger le Mexique profond de la globalisation et des perversions de cette autre partie du pays, celle qui incarne la superficialité et l’artifice. Il ne cherche pas à gagner des citoyens, sans doute parce que le souhait indigéniste est à l’opposé de l’esprit civique, l’indigénisme civique étant un pur contresens.
- 19 Citons notamment L. Villoro [1998], H. Díaz Polanco [1997], P. González Casanova et M. Roitman eds. (...)
28Le multiculturalisme mexicain puise à plusieurs sources : la culpabilité, l’indigénisme historique, le relativisme philosophique, le désenchantement du marxisme et la saine indignation morale. Ce n’est pas une idéologie qui émane de l’État ; elle n’a pas pour dessein l’intégration des Indiens dans le Mexique majoritaire. Le nouvel indigénisme tente de se démarquer de l’ancien en renonçant à son objectif intégrationniste. Aujourd’hui, comme à l’époque de Manuel Gamio, l’anthropologue est redevenu prophète. Quand bien même certains récusent la dichotomie entre le Mexique imaginé et le Mexique profond, ils considèrent les communautés indiennes comme des « noyaux d’identités vivantes » et préconisent leur autonomie et leur autodétermination19. L’idée que le Mexique est un pays avec un passé indien, un présent métis et un avenir civilisé ne tient plus.
- 20 N.d.T. : vers de l’hymne national mexicain dont la suite est : « profaner le sol de la patrie ».
29Dans l’actualité, un sentiment de culpabilité, profond et répandu, caractérise aussi bien le Mexique que les États-Unis. « Inévitablement, écrit l’historien Enrique Florescano, le recueil de l’histoire indigène impose à ses rapporteurs la responsabilité morale de rendre compte des préjudices causés à ce peuple. » [1997 : 23] Dans le récit, la culpabilité et l’esprit de justice s’entremêlent jusqu’à devenir indissociables. « Depuis la seconde moitié du xixe siècle, le nationalisme proclamé dans les sphères gouvernementales et dans les institutions de l’État a acquis une tonalité intolérante et répressive. Les classes dirigeantes, en épousant le modèle européen de nation, ont exigé que les groupes ethniques, les communautés et les collectivités traditionnelles, qui coexistaient dans le pays, s’y ajustassent. Quand les indigènes ou les paysans ne se plièrent pas à ces demandes, le gouvernement sévit au point d’anéantir des peuples qui s’opposaient au projet centralisateur. » [Ibid. : 18] Aux États-Unis, la mémoire de l’esclavage, du dépouillement des Indiens et des offenses innombrables commises à l’encontre de différentes minorités (chicanos, Japonais) a resurgi pour remettre en question l’essence de l’identité nationale nord-américaine.
30Au Mexique on crut pendant longtemps que le métissage rachetait le péché originel de la nation. Revendiquer l’Indien et l’assimiler : telle était la maxime de l’indigénisme postrévolutionnaire. À terme les signes raciaux de l’offense originelle devaient disparaître dans le mélange rédempteur. Cette solution, à l’opposé du racisme nord-américain, remplissait les Mexicains d’orgueil. En 1916, Gamio se demandait s’il n’était pas préférable d’être libre avec les vices de l’Espagne plutôt que d’être esclave avec les vertus anglaises [1916 : 155]. Les Mexicains crurent avoir trouvé dans le métissage le chemin du retour au paradis. Il n’en fut pas ainsi. La rébellion du Chiapas dissipa ces rêves apaisants.
31De leur côté, les Nord-Américains ne nourrirent jamais trop d’espoir dans la possibilité de purger leurs péchés originels. Bien que dans ce pays on invoque à tout propos l’autorité prophétique de Tocqueville, ses opinions sur le futur multiracial des États-Unis ne furent pas très populaires. D’ailleurs il considérait que le plus formidable des malheurs qui menaçaient ce pays était la présence sur son territoire de Noirs [1986 : 500-502]. Tocqueville tenait pour improbable la disparition d’une aristocratie fondée sur des signes raciaux indélébiles : « Ceux qui espèrent que les Européens se confondront un jour avec les nègres me paraissent donc caresser une chimère. » Il pensait que l’avenir qui attendait les descendants d’Africains dans la nouvelle république n’augurait rien de réjouissant. Noyés par la vague migratoire européenne, « les nègres ne forment plus que de malheureux débris, une petite tribu pauvre et nomade, perdue au milieu d’un peuple immense et maître du sol ; et l’on ne s’aperçoit plus de leur présence que par les injustices et les rigueurs dont ils sont l’objet » [ibid. : 514]. Seuls quelques observateurs ont reconnu que sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Tocqueville ne s’était pas trompé [Glazer 2000].
32Au Mexique et aux États-Unis, les métaphores de l’assimilation n’ont plus cours. Les mythes du métis et du creuset des races, qui furent respectivement l’épine dorsale des identités nationales, ont fait leur temps. Todd Gitlin [1995 : 81] reconnaissait que dans tous les aspects de la culture nord-américaine surgissent le manque de confiance, l’anxiété et même l’incohérence au sujet de ce qu’est ou que devrait être l’identité nationale, ou même sur la nécessité de son existence. Nous, les Américains, qui sommes-nous, se demande N. Glazer ? Comment devons-nous vivre ensemble ? Le dilemme de la nationalité nord-américaine, comme nous l’avons dit, est qu’elle est dépourvue, en théorie du moins, de référents ethniques ou culturels. Cela est une anomalie. Les États-Unis, affirme David Hollinger, sont pourvus d’une idéologie nationale non ethnique et ils se trouvent happés par une histoire qui est surtout ethnique. Seraient-ils maintenant en train de manquer l’opportunité de se forger un avenir postethnique [1995 : 19] ?
- 21 La littérature sur le multiculturalisme est énorme et s’accroît de jour en jour. Voir par exemple A (...)
33La turbulence nord-américaine est prisonnière d’un terme : le multiculturalisme. L’ambiguïté est intrinsèque à ce concept qui, pour beaucoup, est une formule sacrée et, pour d’autres, un simple substantif. L’impossibilité de le définir, sa capacité d’incorporer à un ensemble des thèmes divers et vaguement reliés entre eux, a été la clé de son succès. Le multiculturalisme, pour les éditeurs d’un ouvrage récent [Gordon et Newfield eds. 1996 : 1], s’est transformé en un cadre général pour analyser les relations entre les groupes aux États-Unis, à un moment où il est plus évident que jamais que nous ne pourrions plus avancer d’un pouce en tant que société ni même demeurer dans la situation actuelle sans qu’il y ait des changements importants dans les relations sociales à tous les niveaux et sans de nouvelles confrontations avec le racisme. Cependant, ajoutent-ils, au fur et à mesure que le terme s’est répandu dans les débats de société et de culture, les significations en sont devenues de moins en moins claires21. Pour un observateur extérieur, la discussion sur le multiculturalisme paraît être intimement liée à l’éducation. Toutefois, ses implications sont plus larges et plus profondes.
34Selon ses partisans, le multiculturalisme se réfère à une prise de position sur la question raciale et ethnique aux États-Unis. Il s’agit de refuser l’assimilation et l’image du « melting-pot » comme étant imposées par la culture anglo-saxonne dominante et de préférer des métaphores telles que le « saladier » ou la « mosaïque glorieuse », qui conservent la singularité des composantes raciales de la population [Glazer 1997 : 10]. D’après Glazer, le multiculturalisme renvoie à ses adeptes l’image d’un pays meilleur, sans préjugés ni discrimination, dans lequel aucun thème culturel attaché à un groupe ethnique ou racial quelconque ne prend le pas sur les autres. Pendant longtemps la culture hégémonique fut dominée par la pensée d’« hommes, blancs et défunts ». Par conséquent les contributions de femmes, et surtout non blanches, furent méprisées. Ainsi, la culture nord-américaine se considère comme le produit d’une combinaison complexe d’éléments propres à toutes les minorités ethniques et de groupes raciaux issus du monde entier. Pour ses détracteurs, le multiculturalisme est devenu synonyme de tout ce qui a échoué dans l’éducation nord-américaine. C’est une épithète appliquée à ceux qui n’apprécient pas à sa juste valeur tout ce qu’il y a de bien et de décent aux États-Unis et, par extension, dans la « civilisation occidentale ». Le terme évoque également la crainte de la fragmentation. Les guerres culturelles qui ont ravagé les États-Unis dans la dernière décennie sont le résultat de l’affrontement de ces deux points de vue.
- 22 N.d.T. : H.M. Kallen défendit le pluralisme dans Cultural Pluralism and the American Idea, publié e (...)
35Comment et quand s’est effectuée la fracture identitaire nationale aux États-Unis ? Bien que ce vaste sujet ne puisse être traité ici en profondeur, de même que pour le cas mexicain, on peut en donner un rapide aperçu. En réalité, l’image du melting-pot n’a jamais dominé complètement le discours sur l’identité et, pendant tout le xxe siècle, les références aux groupes « non assimilables » furent récurrentes [Glazer et Moynihan 1963 ; Novak 1971]. Néanmoins, il existait une croyance très répandue – et socialement acceptée – selon laquelle l’assimilation était souhaitable aussi bien pour la société majoritaire que pour les immigrants. Durant plus d’un demi-siècle, les écrits de Kallen, Bourne et Du Bois furent ignorés22. On pensait que les groupes d’immigration disparaissaient tout simplement dans le grand brassage de la société américaine. Au début du xxe siècle, l’américanisation était une cause parfaitement légitime. D’une manière générale, les idées pluralistes furent « étouffées par la certitude que les distinctions ethniques étaient inexorablement en voie d’extinction » [Levine 1996 : 118]. Lawrence Levine affirme que les Americains du Nord ne peuvent pas « nier ce mouvement historique ; bien au contraire, ils doivent l’admettre et essayer de comprendre comment il opère, comment nous avons réussi à devenir forts malgré, ou peut-être à cause, des profondes divisions et divergences, qui ne sont pas toutes raciales ni ethniques, et qui nous définissent ». Précisément, ce qui fait la force des États-Unis, c’est-à-dire leurs dimensions et leur diversité, inhibe, voire « empêche d’atteindre une unité conventionnelle que certains parmi nous peuvent regretter et même inventer historiquement, de telle façon que le présent nous paraît aberrant et même suspect de nourrir les germes du séparatisme et de l’aliénation, alors que de fait ces germes ont été présents et ont donné des fruits tout au long de notre histoire » [ibid. : 119]. Une telle perspective autorise à l’optimisme fondé sur la continuité puisque la diversité, le multiculturalisme, le pluralisme ont toujours été là, non seulement comme causes de frictions et de divisions, mais aussi comme ferment singulier de la culture et de l’identité nord-américaines. Toutes les générations passées, composées des enfants d’immigrants, se sont vues elles-mêmes « comme les gardiennes natives de l’Amérique Pure et Originelle. Et toutes les générations antérieures se sont trompées quant à leurs craintes et leurs certitudes parce que chacune d’elles, et c’est vrai aussi pour la nôtre, a compris de manière imparfaite le phénomène de l’immigration et de l’assimilation » [ibid. : 131].
36Il n’y a rien d’exceptionnel dans tout cela. L’identité nationale mexicaine a aussi traversé des crises récurrentes dans son histoire. Ce qui est remarquable c’est qu’une même inquiétude concernant la diversité culturelle et sociale ait dominé les représentations forgées dans ces deux pays. Comment doit-on aborder la diversité ? Comment doit-on l’intégrer dans le processus de construction nationale ? C’est dans les périodes d’incertitude que deviennent visibles les malfaçons de l’édifice idéologique. Toujours est-il que beaucoup de Nord-Américains éprouvent un profond malaise culturel. Maigre consolation que de dire que le phénomène n’est pas nouveau ! À quoi doit-on attribuer ce malaise ?
37Pendant longtemps les États-Unis se sont perçus comme une nation qui attirait des individus et les fusionnait en un seul peuple. Deux paramètres ont contribué à mitiger la crise permanente de la culture nord-américaine après 1945 : la guerre froide et une croissance économique extraordinaire [Gitlin 1995 : 61]. Le conflit idéologique servit de catalyseur puissant. Les Nord-Américains s’identifièrent par opposition à l’URSS. Ils se voyaient comme la négation de ce qu’ils combattaient farouchement. L’anticommunisme fut le ciment de la construction symbolique. Grâce à cette idéologie, les différences passaient au second plan car tous s’accordaient dans leur refus du bolchévisme. Comme l’affirme Gitlin, « le communisme fut un cadeau pour les Nord-Américains car, sans lui, ils auraient manqué d’une cause à laquelle adhérer » [ibid.]. La seconde force d’attraction était économique. L’identité nord-américaine resta liée de façon inextricable à l’idée d’une amélioration continue du niveau de vie. Pendant les vingt-cinq années qui suivirent la fin de la guerre, les habitants des États-Unis se définirent en fonction du « rêve américain ». La télévision fut aussi un facteur décisif d’uniformisation car elle aida les Nord-Américains à s’imaginer comme une nation de classe moyenne, avec des goûts assortis à cette position. La combinaison du boom économique et de la guerre froide jeta les bases de l’unité nationale. Cependant, même à l’apogée de la puissance idéologique et matérielle des États-Unis, ce binôme ne chassa pas tous les doutes que les Nord-Américains nourrissaient quant à ce qu’ils avaient exactement en commun. La question raciale continua à être une force centrifuge.
38Tant qu’elle suivit le bon chemin, la guerre froide constitua un facteur d’unité. En revanche, l’échec militaire du Vietnam ouvrit une brèche dans l’homogénéité consensuelle [ibid. : 67]. L’honneur de la nation était en jeu et, pour cette raison, les opposants furent accusés d’être ses ennemis. Avec le Vietnam, le rêve d’innocence de nombreux Nord-Américains s’évanouit. Les symboles du patriotisme, selon Gitlin, se trouvaient dans le camp de Richard Nixon. Même si dans les années quatre-vingt Ronald Reagan réussit, un moment, à ranimer le nationalisme américain malmené, l’efficacité du remède fut de courte durée. En 1989, l’« empire du mal » prit fin. Toutefois les conditions économiques des classes moyennes et populaires continuèrent à s’aggraver. Vers le milieu des années soixante-dix, l’économie américaine, tout en restant la plus puissante du monde, avait perdu la première place dans plusieurs domaines ; le premier déficit commercial des États-Unis date de 1971. État créditeur jusque-là, il devint débiteur. La consommation des Américains commença à être financée par l’épargne d’autres nations. Le cycle ininterrompu d’expansion économique dont ce pays avait bénéficié n’avait pas réussi à corriger des tendances séculaires. Vers les années quatre-vingt-dix, les conditions sociales de beaucoup de ressortisants s’étaient fortement détériorées. L’inégalité augmenta de façon sensible dès les années quatre-vingt. Les perspectives économiques de ceux qui n’ont pas atteint un niveau supérieur d’éducation empirent constamment. L’enseignement public dans maintes villes se trouve dans un état lamentable, et les États-Unis ont aujourd’hui des taux de pauvreté et de mortalité infantile très élevés par rapport à ceux des pays développés, ainsi qu’une criminalité, une indigence et un analphabétisme considérables. Aucune autre nation industrialisée ne possède autant de concitoyens en prison. Des villes entières se sont transformées en ilôts du tiers-monde livrés à la violence et à la pauvreté. Comme nous l’avons vu, le miracle économique mexicain fut aussi un facteur critique dans le maintien de l’unité postrévolutionnaire. Les crises qui, pendant vingt ans, ont ravagé le pays à partir du milieu des années soixante-dix, ont favorisé la fracture de l’identité nationale à la fin du xxe siècle. La croissance économique fonctionna là aussi comme un ciment puissant.
39Ainsi, la fin de la guerre froide et de l’hégémonie économique américaine éroda le consensus idéologique sur lequel reposait l’identité nationale nord-américaine. « Nous sommes tombés de notre piédestal, affirme Gitlin, pour retomber sur les guerres culturelles. » [Ibid.] Il faut réinventer le communautarisme nord-américain. En l’absence de l’Union soviétique, aussi bien la droite que la gauche doivent trouver d’abord le moyen de souder leurs propres coalitions politiques, puis un discours structuré sur ce qui les unit. Les conservateurs ont la nostalgie des certitudes et de la clarté morale des années de la guerre froide. Ils essayent de trouver des substituts domestiques dans la « presse libérale », les universités et l’élite culturelle. La gauche, pour sa part, n’est qu’un agrégat de groupes sans projet commun au-delà de l’exaltation de la diversité culturelle. Les démocrates sont « moins que la somme de leurs parties » [ibid. : 82-83]. L’Amérique a perdu l’URSS, et nous, Mexicains, nous avons perdu notre voisin du Nord. Tous les deux, nous avons égaré le miroir dans lequel nous nous regardions.
- 23 La synthèse de ces idées a été tentée par G.W. Streich dans une communication (1998) présentée lors (...)
40De vieilles idées refont leur apparition dans le débat sur l’avenir de l’identité nationale nord-américaine. Il est bien évident que, face à la crise, on repense le bagage conceptuel du politique. La discussion ne peut pas surgir du néant, et les référents théoriques, philosophiques et symboliques du passé servent de repères pour s’engager sur un sentier incertain. Au Mexique, l’indigénisme renaît des cendres encore tièdes du métissage, tandis qu’aux États-Unis les notions de pluralisme et de cosmopolitisme s’échappent des fissures du melting-pot. Les programmes culturels de Kallen et de Bourne sont de retour et constituent des « recours » symboliques, des points de départ (ou d’arrivée) dans les débats nationaux23.
41Deux voies s’ouvrent aux États-Unis. L’une consiste à revitaliser la notion pluraliste de Kallen : concevoir une nation comme étant « une communauté démocratique de peuples », une fédération de minorités. L’autre cherche à établir, à la manière de Bourne, « la première nation internationale ». Les cosmopolites comme Hollinger, Gitlin et Nussbaum ont pris parti pour la dernière option. Pour eux, l’identité des États-Unis doit être postnationale, et ils considèrent avec méfiance, voire avec déplaisir, les réclamations prioritaires d’autonomie culturelle des minorités [Nussbaum 1996 et 1999 ; Nussbaum, Rorty, Rusconi et al. 1997]. Ces auteurs refusent la vieille identité anglo-centrée, mais ils ne sont pas prêts à la remplacer par une pléïade de petits chauvinismes. Clairement, leur option est le monde. Par quelle alchimie, se demande Nussbaum, transforme-t-on un peuple qui nous laisse indifférents et pour lequel nous ne sentons guère de curiosité en un ensemble de personnes à qui nous devons le respect ? Car, dans la mesure où, dans l’enseignement, le respect étendu à l’échelle du monde n’est pas une priorité, les possibilités d’apprendre le respect multiculturel au sein d’une même nation sont réduites. Les cosmopolites auront-ils gain de cause ? On ne voit pas encore laquelle de ces deux visions l’emportera.
42Une différence sépare l’identité mexicaine de l’identité nord-américaine. Pour la première, le passé indien est loué, alors que, pour la seconde, il n’y a pas d’identité ethnique définie. Et pourtant, le racisme a été plus évident aux États-Unis qu’au Mexique. Les Mexicains étaient fiers de leur métissage, solution raciale au problème de l’identité nationale. Cela n’a plus cours, pour le meilleur ou pour le pire. Le dossier de la redéfinition des identités nationales a été rouvert.
- 24 N.d.T. : selon l’expression consacrée par José de Vasconcelos, philosophe et homme politique mexica (...)
43À la vérité, les parcours ne sont pas tout à fait parallèles, car le Mexique et les États-Unis partagent une histoire commune. Les mythes traversent les frontières pour se faire naturaliser sur des terres étrangères. C’est une ironie que l’imaginaire de la « race cosmique »24 ait pris racine chez la minorité chicana alors qu’elle était en déclin dans son pays d’origine. Un imaginaire ethnique désuet a captivé l’imagination des hispanophones. Dans un pays traqué par ses fantasmes raciaux cela ne doit pas surprendre. L’arsenal symbolique de la race cosmique sert là le même dessein que jadis, dans le Mexique de Vasconcelos : contrecarrer le racisme anglo-saxon par une variante hétérodoxe du racisme comme le métissage. Il semblerait que les Américains d’origine hispanique souhaitent désespérément conserver les icônes de Rivera et d’Orozco que les Mexicains considèrent comme étant de plus en plus anachroniques. Dans leur combat identitaire, les militants et les intellectuels chicanos ont fait du métissage un drapeau qui revendique aussi bien la race que le genre [Anzaldúa 1987 et 1990].
- 25 Sur cette question de la culpabilité et de son traitement dans diverses sociétés, on peut consulter (...)
44Les deux nations ont en commun un sentiment de culpabilité. La mauvaise conscience flotte invincible du Suchiate jusqu’en Alaska. Cette culpabilité est le point névralgique de la crise identitaire nationale. Mexicains et Américains du Nord font montre de la même incapacité politique à surmonter cette question. La culpabilité a animé un type singulier de « réparation symbolique »25. La déférence à l’égard des pratiques culturelles apaise les mauvaises consciences parce que cette orientation exige très peu des majorités dominantes et fait diversion aux véritables problèmes, économiques, sociaux et politiques. La vraie cause de l’oppression n’est pas le manque de reconnaissance culturelle mais la pauvreté et la marginalisation dont souffrent, de part et d’autre de la frontière et depuis des siècles, les Indiens, les Noirs et les minorités en général.
45Une lutte permanente pour tracer les nouveaux contours politiques, symboliques et culturels de la nation est menée au Mexique. La longue domination du Parti révolutionnaire institutionnel a cessé depuis les élections présidentielles de 2000. Avec la fin de ces soixante et onze années d’hégémonie politique, nous, Mexicains, devons abandonner définitivement l’exaltation du métissage. Ni les Indiens ni les Mexicains de deuxième zone ne furent jamais réellement incorporés à la nation. Pour tenir compte de la diversité culturelle il faut élargir la reconnaissance d’une dignité humaine à tous les membres de la communauté nationale, sans distinction de race, d’ethnie, de religion ou de sexe. Le défi qui se présente à nous est l’abandon de toutes les définitions raciales de la nation mexicaine, l’extension de la citoyenneté et la démocratisation de la société.
- 26 La rédaction de ce texte s’inspire d’un manuel standard pour les écoles de Californie, History-Soci (...)
46Quelle définition de l’identité nationale donneront les manuels scolaires du xxie siècle ? J’aimerais penser qu’ils diront quelque chose comme : « Pour comprendre l’identité nationale, les élèves devront admettre que celle des Mexicains est et a toujours été plurielle et multiculturelle. Depuis la première rencontre entre Indiens et Européens, les habitants du Mexique ont représenté une variété de races, de religions, de langues et de groupes ethniques. Avec le temps, cette diversité s’est accrue. Cependant, nous avons la certitude de constituer un seul peuple. Quelles que soient nos origines ethniques, nous sommes tous des Mexicains. »26 Paradoxalement, cette définition pourrait aussi être utile pour les Nord-Américains parce qu’elle ne privilégie aucune origine ethnique. Elle se dépouille de ses racines millénaires et n’alimente pas le racisme essentialiste. Elle ne part pas du relativisme culturel mais, au contraire, a une filiation philosophique bien définie. La tolérance, l’égalité juridique des individus, les droits de l’homme, le respect des minorités et la démocratie, qui rendent possible la cohabitation pacifique et fructueuse des différents groupes, sont des idées propres à la démocratie libérale qui s’est développée en Occident. Se tourner vers cette tradition, à contre-courant de tous les autoritarismes autochtones et importés que nous avons subis, n’implique pas de revenir à l’hispanisme réactionnaire du xixe siècle, mais de réaliser un souhait qui jamais n’a été accompli de façon juste au Mexique. L’opportunité nous est donnée aujourd’hui. Saisirons-nous notre chance ?
47Walter Benjamin, dans ses travaux sur la philosophie de l’histoire, raconte un incident survenu en 1830 durant la révolution de juillet [1968]. Le premier après-midi des combats, toutes les horloges des tours de Paris furent la cible des franc-tireurs qui, sans se concerter, tirèrent en même temps. La volonté d’arrêter le temps à l’heure de la reddition correspond à une conscience politique exceptionnelle bien qu’inhabituelle. Il est plus fréquent que nous nous réveillions de nos rêves petit à petit. Les images si vivantes du temps passé deviennent floues et s’effacent progressivement. Quand nous nous éveillons enfin, il ne reste que la mémoire de ce que nous avons été, mais pas davantage. Il est temps de nous réinventer.
48Traduit de l’espagnol par Carmen Bernand