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II. Nouveaux héritages

Commerce et bureaucratie dans la Chine des Song (xe-xiie siècle)

Christian Lamouroux
p. 183-213

Résumés

Résumé
L’article analyse le statut des intermédiaires commerciaux (yaren, shikuai) et le rôle qu’ils jouent dans les politiques d’encadrement du commerce définies par les autorités des Song durant la première moitié de la dynastie. La période est celle de l’émergence du premier État bureaucratique centralisé et d’un développement sans précédent des échanges marchands et des moyens de crédit, une dynamique qui associe et met en concurrence les deux seuls grands réseaux capables de couvrir l’ensemble du territoire de l’empire : les lettrés fonctionnaires et les marchands. Cette connivence et cette rivalité semblent avoir fixé pour longtemps les formes de l’encadrement public des échanges ainsi que la perception qu’ont eue les autorités, les producteurs et les intermédiaires des rapports imbriqués entre intérêt public et intérêt privé.

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Texte intégral

Je remercie Yves Chevrier et Claudine Salmon d’avoir pris le temps de discuter avec moi de certains aspects de cet article, et de m’avoir ainsi permis de préciser ma pensée sur plus d’un point.

  • 1 É. Balazs [1968 : 52] avait en son temps souligné cette caractéristique d’une histoire écrite par d (...)
  • 2 Le mot est de Wang Anshi. Cf. Li Tao [1978-1995 : 240/5827].

1Comment un spécialiste de la dynastie des Song (960-1276) pourrait-il prétendre redonner une quelconque profondeur historique à l’étude des marchés ruraux qui se développent en Chine depuis une vingtaine d’années ? Il est clair que la période est bien trop lointaine pour y retrouver quelque lien avec l’essor du commerce rural actuel. De plus, on l’a dit et il faut le répéter ici, les sources dont nous disposons pour reconstruire les activités économiques et commerciales de cette dynastie ne sont pas des textes de marchands : ce sont des textes de lettrés et de fonctionnaires1. Les mémoires au trône ou les édits qu’ils rédigent au nom du souverain illustrent leur désintéressement face à l’appât du gain, les textes réglementaires que préparent les bureaux parlent de l’intérêt du commerce pour la puissance publique ou encore des dangers qu’il fait peser sur elle, les argumentaires révèlent surtout qu’aux yeux des hommes d’État la gestion du commerce est « affaire de détails tracassiers »2.

  • 3 Ces réalités ont été mises en évidence à partir des années vingt par Katô Shigeshi dans plusieurs é (...)
  • 4 Les revenus de la taxe commerciale (shangshui) auraient atteint jusqu’à 54 % des recettes monétaire (...)

2Mais après tout, c’est aussi parce que ces textes ne traitent pas du commerce comme d’une activité économique qu’ils nous intéressent. Ils permettent, me semble-t-il, d’aborder l’histoire des échanges commerciaux du point de vue de la recomposition de la société au moment décisif de l’essor social et politique des lettrés fonctionnaires, et donc de la formation de l’État bureaucratique en Chine. On sait depuis longtemps en effet que l’essor d’une bureaucratie civile salariée, largement recrutée par la voie des examens – un objectif méthodiquement poursuivi par les Song –, a précisément coïncidé avec une forte croissance des échanges marchands et une multiplication des formes de financement3. Les progrès de la fiscalité indirecte et l’importance des taxes commerciales dans les recettes de l’État indiquent assez que l’administration était pleinement consciente de ces évolutions économiques et financières4 : elle a régulièrement mobilisé, contenu ou combattu les marchands. Il est tentant non seulement de retrouver dans ces politiques un exemple du rôle assigné au commerce par l’ordre bureaucratique, mais aussi de voir dans l’encadrement public des échanges une des facettes, un des éléments clefs de la formation de l’État et de la bureaucratisation de l’empire.

3Ce lien entre commerce et bureaucratie, dont nous dirons dans un instant pourquoi il est possible et légitime de s’y intéresser, nous voudrions l’explorer en nous interrogeant sur l’évolution d’une figure particulière et très présente dans les sources : celle des courtiers et autres intermédiaires commerciaux (yaren, shikuai). Au service patenté des autorités ou simplement légitimé par les pratiques, l’intermédiaire apparaît comme un maillon indispensable de la chaîne des échanges : il intervient dans le commerce local comme dans le négoce diversifié à long rayon ; il est nécessaire au producteur dès lors qu’il s’agit d’obtenir un crédit pour passer le dur moment de la soudure autant qu’à l’administration dès lors que celle-ci entend contrôler des normes, des coûts et des prix, ou encore effectuer un prélèvement fiscal.

4On tentera donc de mettre en évidence les évolutions et les choix historiques, l’environnement technique et administratif qui ont contribué à donner durablement à ces acteurs un rôle central dans l’échange et dans l’encadrement bureaucratique du commerce. C’est après ce tour d’horizon que l’on pourra discerner plus précisément le visage de l’entrepreneur commercial dans la société des Song.

Une histoire sociale du commerce

  • 5 On dispose d’une traduction abrégée de ce livre. Cf. M. Elvin [1970].

5Sans doute convient-il d’abord de nous demander dans quelle histoire replacer les courtiers et les intermédiaires commerciaux. Alors que les historiens chinois ont dû pendant près de deux décennies renoncer à étudier précisément l’histoire du commerce dans la Chine prémoderne, réduit par le dogme idéologique à des activités parasitaires et spéculatives, leurs collègues japonais continuaient à élargir avec patience et obstination ce chantier. Le livre que Shiba Yoshinobu [1968] a consacré il y a plus de trente ans à l’histoire du commerce sous les Song peut et doit servir de point de départ à notre enquête5. La force de ce travail monumental est incontestablement d’avoir mis l’érudition et la rigueur de la tradition sinologique japonaise au service d’un modèle que lui fournissaient les sciences sociales.

6Même s’il est difficile, voire injuste, de résumer un livre aussi foisonnant, aussi nourri de références textuelles, on peut dire que, pour Shiba, la dynastie des Song marque l’apparition d’un marché national dont l’intégration économique transparaît dans la division du travail entre les producteurs et la spécialisation des productions au niveau régional. Grâce au développement des transports fluviaux et à une croissance des outils de l’échange, notamment monétaires, les surplus dégagés par le monde rural circulent sur des marchés et entre des régions dont la production spécialisée s’est affirmée depuis l’éclatement politique de l’empire durant la première moitié du xe siècle. Les centres urbains se réorganisent ainsi en un réseau hiérarchisé de places de marché, que l’auteur reconstitue en prenant appui sur la théorie des lieux centraux.

  • 6 C’est autour de ces grands axes que sont regroupées les études de son Sôdai Kônan shakai keizai shi (...)

7L’histoire que propose Shiba atteste que la réunification de l’empire par les Song, les innovations institutionnelles et les évolutions sociales, qui ont assuré la pérennité de leur pouvoir malgré la menace constante de puissants États militaires, ont largement dépendu de la capacité des autorités à s’appuyer sur le dynamisme commercial. Le renforcement et la rationalisation de l’État sont indissociables de l’essor des marchés. Mais l’inverse n’est sans doute pas vrai pour Shiba : le dynamisme du commerce dépend fondamentalement de mécanismes démographiques, géographiques, économiques et culturels6, et non pas de l’action de l’État. Cette conviction lui permet de rattacher l’histoire commerciale de la Chine impériale à des processus historiques connus ailleurs, et de jeter les bases d’un authentique comparatisme.

  • 7 La revue Zhongguo shehui jingji shi yanjiu (Recherches sur l’histoire sociale et économique de la C (...)

8Confortés par la réhabilitation des notions de marché et d’initiative privée à partir des années quatre-vingt, la plupart des historiens chinois ont adopté des perspectives qui amplifient les résultats de Shiba, mais s’en distinguent sur un point important : pour eux, les rapports entre commerce et bureaucratie restent au centre de l’analyse7. Leurs études ont certes confirmé la spécialisation économique des régions et le dynamisme des marchés sous les Song, ou précisé les figures diverses des marchands. Mais, en soulignant régulièrement les multiples liens que ceux-ci ont entretenus avec les producteurs et surtout avec les fonctionnaires, ces travaux tendent à démontrer que la société chinoise a très tôt su profiter du dynamisme des échanges commerciaux en en reconnaissant certaines lois, mais que les marchands ont dû, très tôt aussi, compter avec le poids et les entraves d’une administration toujours soucieuse de contrôler ce dynamisme.

9Les descriptions des modes d’organisation des réseaux marchands, l’analyse de leur rôle dans les monopoles publics cherchent en particulier à illustrer la tentation permanente de ces milieux professionnels : acheter des privilèges plutôt que revendiquer des droits. L’État bureaucratique, phénomène historique propre à la Chine, est dès lors soupçonné d’avoir bloqué l’essor du capitalisme commercial, modèle de développement économique réputé universel. C’est ainsi qu’est reformulée la lancinante question des causes du retard pris par une Chine restée longtemps très en avance sur le plan institutionnel et économique. Le comparatisme est ici implicite ; il est envisagé à partir de la principale caractéristique sociopolitique de l’histoire chinoise : la bureaucratie.

  • 8 Li Bozhong propose une interprétation du modèle économique du Jiangnan sur la très longue durée dan (...)

10La multiplication de ces travaux a incité certains auteurs à réorienter leurs questions vers la nature même des marchés et vers le dynamisme commercial dans la Chine impériale. Historien, Li Bozhong a récemment proposé d’étudier l’évolution des dynamiques économiques à l’échelle régionale, telle que l’ont imposée des contextes sociaux précis. Comme il l’a démontré, c’est grâce à une adaptation économique permanente, fondée sur la combinaison de la riziculture intensive et des productions commerciales, que la société du delta du Yangzi a pu soutenir une forte croissance démographique depuis plus d’un millénaire8. Il est donc proprement impossible dans ce cas de considérer cette adaptation comme une stagnation, sous prétexte qu’elle n’a pas engendré un capitalisme marchand et, au-delà, une révolution industrielle. Au demeurant, remarque-t-il malicieusement, toutes les tentatives qui ont conduit, au nom de la modernisation et de l’industrialisation, à briser le lien particulier entre production et commercialisation que cette société rurale avait su elle-même générer, se sont traduites par la régression économique et sociale. Les marchés du Jiangnan sont ainsi traités comme un élément des relations sociales locales dont ils contribuent puissamment à assurer l’évolution sur la longue durée.

11En assumant le comparatisme non plus sur la base de mécanismes économiques réputés universels – la construction des marchés nationaux, interrégionaux et locaux – mais sur la base d’une histoire sociale localisée, Li Bozhong trouve, me semble-t-il, un compromis heureux. La problématique du dynamisme commercial et de son impact sur la société et l’État, qui constitue une part importante de l’héritage de Shiba, conforte tout naturellement l’attention portée aujourd’hui à l’organisation des échanges, processus dans lequel l’État et sa bureaucratie interviennent en permanence, pour le meilleur et pour le pire. Convaincu de la fécondité de cette approche, dont un autre avantage est de tenir compte de la nature des sources, nous aborderons le rôle des intermédiaires commerciaux sous les Song en nous interrogeant d’abord sur les désordres et la réorganisation des échanges au lendemain de la réunification de l’empire, entre la fin du xe siècle et le début du xie siècle.

Désordre des échanges et intermédiaires

  • 9 D’après Niida Noboru cité par Shiba [1968 : 392].

12Les intermédiaires, il est à peine besoin de le rappeler ici, ne naissent pas avec les Song. On a d’ailleurs remarqué que la fonction première de l’intermédiaire est la conciliation, l’intermédiation qui renvoie d’abord à un mode de sociabilité et d’échange social avant d’engager des partenaires commerciaux [Miyazawa 1998 : 207]. Le terme shikuai est attesté dans le sens d’intermédiaire commercial avant même la fondation de l’empire [Li Weiguo 1992 : 110] et, depuis au moins la dynastie des Jin (265-316), le personnage est mobilisé par l’administration dans l’établissement des contrats qui scellent obligatoirement les mutations relatives à la terre, les immeubles, les esclaves ou les gros animaux9. Les intermédiaires sont des garants officiels : ils assurent la perception des droits fiscaux calculés sur la valeur de chaque transaction, et ils sont eux-mêmes rémunérés pour cette tâche. Il n’est guère surprenant que les intermédiaires soient mentionnés plus souvent à partir du viiie siècle avec l’amplification des échanges commerciaux. Les autorités enregistrent à leur manière la croissance de leurs activités dans les circuits commerciaux : sous les Cinq dynasties (907-960), elles tentent de la limiter à l’enregistrement des contrats avec garants. En 926, un édit interdit en effet aux intermédiaires de la préfecture de Henan (l’actuel Luoyang), éphémère capitale de la dynastie des Hou-Tang (923-936), de s’immiscer dans les transactions commerciales ordinaires portant sur les soieries, les grains ou le charbon de bois [Wang Pu 1978 : 26/415]. Peu de temps après, cette fois à Kaifeng, capitale des Hou-Zhou (951-960) et future capitale impériale des Song qui vont leur succéder, les marchands et les « gens de toutes conditions » (zhuseren) dénoncent les courtiers et les intermédiaires privés comme les principaux perturbateurs des transactions locales :

Ils accusent des courtiers, des patrons de relais, des chefs de guilde ou des particuliers qui ont acheté des biens à crédit de ne pas tenir compte des délais de paiement et de ne pas rembourser. Certains, une fois que les marchandises ont été livrées, vont même jusqu’à concevoir avec l’intermédiaire un stratagème pour les faire disparaître. Les intermédiaires en charge des domaines et des immeubles (zhuangzhai yaren) sont très souvent aussi de mèche avec les détenteurs d’un bien ou d’un domaine. Ceux-ci cèdent en gage (dianmai) une deuxième fois ce bien en faisant établir un nouveau contrat, ou encore ils désignent indûment le domaine de quelqu’un d’autre, voire une bâtisse imaginaire dont ils prétendent qu’elle a été installée par quelque ancêtre. Il y a encore le cas de jeunes qui, sans rien demander au chef de famille, cèdent en gage [une propriété], en cachette et en toute sincérité, ou contractent un emprunt sur gage (yidang), ou encore le cas d’un parent qui n’a en propre aucune part sur la propriété mais est assez fort pour opprimer plus faible que lui, et la cède officiellement en gage. Les intermédiaires, les prêteurs sont également abusés et se retrouvent en procès.[ibid.]

13Dans ce mémoire que la préfecture adresse à la cour, les plaignants sont les marchands eux-mêmes : nombreux sont ceux qui les escroquent en ne payant pas les marchandises acquises à crédit. Plusieurs de ces escrocs sont en relation avec l’administration. On trouve bien sûr des courtiers qui interviennent officiellement autour des contrats écrits de mise en gage et de cession, mais aussi des patrons de relais (dianzhu) qui abritent et enregistrent les négociants et leurs marchandises, ou des chefs de guilde qui contrôlent les corporations et les représentent auprès des bureaux. Bref, dans ce monde urbain, courtiers et intermédiaires sont très présents et, aux dires des autorités, participent activement au dérèglement des échanges. Cette confusion, ouverte par la décomposition des Tang et l’instabilité des Cinq dynasties, semble encore caractériser la situation des premiers Song. Le désordre induit par les courtiers et les intermédiaires n’a toujours pas cessé à Kaifeng en 1030 :

Les gens des campagnes qui apportent en ville leurs chargements de bois et de fourrage pour les vendre sont très nombreux. La plupart sont accueillis par des intermédiaires commerciaux de la capitale, officiels ou privés, qui sortent de la ville acheter directement les marchandises. Ils négocient à l’avance, arrêtent des tarifs réglementaires, évaluent ce qui sera à peu près donné et fixent les montants des achats. Les intermédiaires forcent les propriétaires [des marchandises], même si ceux-ci n’ont pas encore donné leur parole, à tirer leurs voitures et leurs buffles. Après avoir vendu et revendu ici et là, en plus des tarifs initialement arrêtés, ils prélèvent de nouvelles sommes sur ce qui reste. Dès lors qu’une petite quantité de marchandise reste à vendre, ils affirment effrontément que les quantités de bois et de fourrage ou que les poids en livres et en onces étaient inférieurs aux mesures, et ils diminuent les prix. Pour le stationnement des gens, des voitures et des buffles, ils prélèvent encore arbitrairement des frais. Bien que l’administration préfectorale ait déjà publié des avis et réaffirmé son contrôle, on n’a pas mis un terme [à ces exactions]. […] Pour le bois et le fourrage, on laissera les gens libres de vendre à leur guise.[Xu Song 1976 : Shihuo (Denrées et monnaies), 37/12]

  • 10 Prudent, E. Kracke [1968 : 65] propose le chiffre de 500 000 habitants à l’intérieur de l’enceinte.

14Si la volonté de limiter les activités commerciales des intermédiaires est clairement exprimée, le ton est aussi désabusé sans doute un siècle après les injonctions de 926. Les intermédiaires commerciaux se mêlent de tout, quel que soit leur statut, privé ou public, et leurs malhonnêtetés quotidiennes pèsent directement sur l’activité des producteurs. Environ soixante ans après la fondation de la dynastie, ce désordre est donc, si l’on ose dire, une part de l’ordre nouveau. Aux côtés des intermédiaires privés, dont on ne sait pas grand-chose, on retrouve les partenaires que l’administration s’est choisis : les courtiers officiels. Il y a là des gens peu scrupuleux, qui profitent de leur position. Au-delà des connivences entre des individus ou des groupes, il faut bien admettre que cette situation est aussi le résultat du bouleversement du tissu urbain que Shiba a caractérisé, nous l’avons dit, par la formation d’un réseau hiérarchique de places de marché. Kaifeng est au sommet de cette hiérarchie. La capitale est en effet devenue une cité gigantesque dont on a pu affirmer qu’elle regroupait alors plusieurs centaines de milliers d’habitants au moins, avec ses troupes de fonctionnaires et de soldats10. Dans ces conditions, comme le remarque Miyazawa, il faut quotidiennement faire coïncider une offre toujours aléatoire avec la demande régulière d’une métropole de cette taille. C’est aussi cette réalité que reflètent cette activité débridée et ces plaintes récurrentes. Nombreux trafics en somme, mais de petite envergure. N’impliquent-ils que du menu fretin ? En 1039, treize hauts fonctionnaires sont rétrogradés ou mis à l’amende. Les sources détaillent pour chacun d’entre eux les faits qui leur sont reprochés :

Le préfet de Kaifeng, Zheng Ji, avait découvert à la suite d’une enquête que le chef du Bureau de la Cour des visas, Feng Shiyuan, avait touché des pots-de-vin et qu’il avait accumulé par-devers lui des édits et des documents officiels. Shiyuan avait, pour le compte de [Sheng] Du, accaparé de force une résidence voisine pour la louer comme bâtiment public. Jadis, la maison de Zhang Xun, vice-commissaire de la Cour des affaires militaires, se trouvait dans le quartier de Wucheng. Son arrière-petit-fils Kai, dont la mère était membre de la maison impériale, n’avait que sept ans, et ils étaient si pauvres qu’ils ne pouvaient subvenir à leurs propres besoins. Une nourrice s’empara de l’attestation de propriété pour vendre la maison. [Cheng] Lin incita Shiyuan à produire une déclaration selon laquelle il convenait que Kai, compte tenu de son jeune âge, fût autorisé à vendre, après avoir obtenu le sceau impérial, de façon à l’acheter [lui-même]. Comme il s’agissait d’une fille de la maison impériale, la nourrice put entrer au Palais, voir l’Impératrice douairière Zhuanghui, et se procurer le sceau impérial. Aussitôt Lin acquit [la maison]. Puis il avait ordonné à son jeune frère [Cheng] Yan de faire du commerce de bois avec Shiyuan. [Pang] Ji ainsi que [Lü] Gongchuo et [Lü] Gongbi avaient tous ordonné à Shiyuan de recruter des femmes serves. [Ma] Wen était impliqué pour avoir demandé à Shiyuan d’acheter du sel à crédit puis avoir fraudé sur les délais de remboursement, et [Zhang] Chun pour avoir demandé à Shiyuan de placer des membres de sa famille à des postes d’officiers des patrouilles, de gardiens de prison et d’agents du Bureau d’ordre de la préfecture. Quant à [Wang] Chou et [Ding] Feng, ils avaient négligé les arriérés de paiement dont Shiyuan était responsable. Shiyuan fut condamné à subir la grande bastonnade et à être exilé sur l’île de Shamen, mais [Li] Zongjian prit sur lui de publier un rapport officiel car il souhaitait entreprendre de le sauver.[Li Tao op. cit. : 125/2938]

15Il faut d’abord souligner que ces malversations sont perçues comme une seule et même affaire. Il s’agit de multiples opérations à but lucratif impliquant prévarication ou abus de pouvoir, menées par de « hauts fonctionnaires réunis en une faction partisane » (pengdang dachen), expression dont use l’empereur lui-même pour associer à la forfaiture un censeur tenté de minimiser les fautes de Cheng Lin [ibid. : 125/2939]. Au centre de ce réseau, le principal artisan de ces opérations n’est pas un fonctionnaire mais un simple employé, un « chef de bureau » (xingshou), Feng Shiyuan. Celui-ci intervient dans l’immobilier pour accaparer et louer des bâtiments privés à l’administration, dans le commerce des bois – essentiel dans le secteur de la construction urbaine –, dans le commerce des esclaves, du sel et du crédit. Il tient des comptes, trafique les échéances des remboursements. On retrouve des forfaits analogues à ceux que dénonçaient les textes que nous avons cités. Au fond, il n’y a sans doute pas mille façons de tricher pour s’enrichir, et Feng ressemble fort à un de ces courtiers indélicats dont l’activité désespérait la préfecture de Kaifeng. Il tient le rôle d’un agent capable d’intervenir dans différents secteurs pour le bénéfice de personnalités que la position n’autorise guère à agir directement. Autrement dit, il tient le rôle d’un intermédiaire.

16Est-il légitime de rapprocher des intermédiaires commerciaux qui se comportent en filous d’agents de l’administration qui se livrent à la prévarication et commettent de multiples abus de pouvoir ? Il semble, en tout état de cause, qu’on retrouve des intermédiaires, des courtiers et des agents subalternes de l’administration engagés dans des pratiques très proches, qu’il s’agisse de la location de bâtiments privés à l’administration ou de la fraude sur les délais de paiement ou de remboursement. Ces hommes forment-ils un milieu social homogène ? S’il est difficile de répondre puisque les sources ne parlent pas plus précisément d’eux, peut-être est-il possible de s’interroger sur les barrières qui séparent les statuts « privés » des statuts « publics ».

  • 11 Outre Shiba [1968 : 393], dont la liste s’appuie notamment sur le Zuoyi zizhen (Manuel personnel po (...)

17Essayons de distinguer ces statuts à partir des activités des courtiers et des intermédiaires. Les termes qui désignent les courtiers se multiplient et suggèrent diversification et spécialisation. Plusieurs auteurs ont dressé des inventaires de ces activités11, et la lecture de leurs travaux laisse d’abord penser qu’il n’y a pas de secteur commercial ou de niveau de transaction sans intermédiaire. Il est évidemment tentant d’opérer un premier classement en fonction de la présence ou non d’un contrat. Parmi les courtiers officiels censés établir tous les dix jours des rapports, on trouve aussi bien ceux qui sont en charge des domaines et des immeubles, dont ils attestent les ventes et les mises en gage en précisant les dates et les montants des contrats, que les courtiers spécialisés dans le commerce du bétail (chevaux, buffles, moutons ou porcs). Les contrats portant sur la location de main-d’œuvre doivent également être validés par des courtiers, garants du respect des règlements interdisant la servitude du « bon peuple » (liangmin). Le flou sur le statut des intermédiaires s’installe-t-il dès que la transaction ou le service n’exige pas de contrat ?

18Dans de nombreux cas, l’accréditation officielle se traduit par la remise d’une plaque (mupai) ou d’un sceau (yinzheng). Cette accréditation est censée assurer la fiabilité et la sécurité des transactions ; elle est aussi un moyen de concurrencer les intermédiaires privés dont les opérations sont susceptibles d’échapper au fisc. On serait donc tenté de déceler dans l’attribution de la plaque un net partage entre intermédiaire privé et courtier public (guanya), en particulier sur des marchés moyens ou petits, plus faciles à encadrer que ceux des grandes cités. Les ambiguïtés subsistent cependant. Les agents se confondent souvent avec les patrons des auberges ou des relais (dianzhu) situés sur les grands axes de circulation entre les cités administratives, dans les bourgs (zhen) ou sur les places de marché périodique (caoshi). C’est dans ces relais-entrepôts que les marchands se lient avec ceux qui sont capables de les aider à entrer dans les circuits du commerce local et que s’effectuent plusieurs formalités. Les hommes et les marchandises qui circulent y sont enregistrés pour le compte des autorités, et c’est là que sont acquittés les droits fiscaux. Dans les villages enfin, si l’on suit la hiérarchie fonctionnelle proposée par Shiba, ces entrepôts sont tout autant des boutiques de prêt sur gage que des maisons de location de buffles ou de bateaux. Il est donc important, remarque Miyazawa, de ne pas confondre la spécialisation progressive du rôle social des intermédiaires, éventuellement sanctionnée par des accréditations officielles, avec la spécialisation professionnelle des individus. L’intermédiaire, même accrédité, mène parallèlement plusieurs activités : aubergiste, boutiquier, voire, tout en bas de la hiérarchie, simple agriculteur.

19Les modes de rémunération confirment ces ambiguïtés. Deux exemples attestent clairement que des services comme la certification des papiers officiels sont confiés à des officines privées. D’une part, les courtiers connus et reconnus par les bureaux de l’administration de la capitale pour certifier les licences de thé ou de sel dans le cadre des monopoles publics se paient sur le commerce des licences. Ces papiers ne sont en fait négociés que grâce à l’entremise des « boutiques de licences » (jiaoyin pu), jalousées pour les « profits infinis » qu’elles réalisent :

À la capitale, des commerçants avaient ouvert des boutiques. Ils étaient rattachés nominalement au Bureau des monopoles (quehuowu), et les détenteurs de licences s’y rassemblaient. Si c’étaient des marchands itinérants, les commerçants des boutiques leur servaient de garants, et ils se rendaient au Bureau des monopoles de la capitale où on leur donnait leurs monnaies, ou alors ils y obtenaient en échange des bons contre lesquels on leur donnait du thé dans les préfectures du Sud. Si ce n’étaient pas des marchands itinérants, les commerçants des boutiques leur achetaient leurs licences pour les revendre aux marchands de thé.[Li Tao op. cit. : 60/1336]

  • 12 Les prêts sont attestés dans le lexique du xiiie siècle, le Chaoye leiyao. Cf. Zhao Sheng [1987 : 5 (...)

20D’autre part, les maisons d’enregistrement (shupu), chargées de la rédaction et de l’authentification des plaintes, des contrats fonciers ou des actes de mariage, ainsi que de formalités aussi sensibles que la constitution des dossiers destinés à l’inscription des promus des préfectures aux examens de la capitale, ou à l’enregistrement des postulants à une promotion dans la fonction publique, sont aussi des établissements privés. Elles font payer leurs services par des commissions ou des prêts qu’elles sont autorisées à faire aux candidats ou aux petits fonctionnaires désargentés [Dai Jianguo 1988]12.

21Il existe néanmoins une rémunération officielle : les droits de courtage (yaqian). Le terme désigne soit la rémunération de l’intermédiaire, soit, à partir du xie siècle, une commission officielle de régie dont le montant est intégralement versé au fisc, une partie seulement étant affectée à la rémunération du courtier. Dans ce cas, le régisseur et l’intermédiaire semblent être le plus souvent des agents administratifs. En comparant les quelques données disponibles sur les marchés des grains et les calculs précis et commentés d’un problème mathématique tiré des Écrits sur les nombres en neuf chapitres (Shushu jiuzhang) daté de 1247, Guo Zhengzhong a établi une échelle des commissions à l’époque des Song du Sud. Les écarts sont très importants, en particulier si l’on considère les seules rémunérations des intermédiaires : inférieures à 1 % pour les opérations d’achats publics et plus généralement des monopoles, elles passent à 20 % pour les transactions ordinaires – le vendeur et l’acheteur doivent acquitter chacun 10 % –, sans parler des taux qui atteignent 100 %, pratiqués par des fermiers-percepteurs (lanna ren) qui doublent parfois les tarifs des produits fiscaux dont ils assurent le transfert. En tout état de cause, il est clair que le statut des intermédiaires n’est qu’une variable dans l’échelle des rémunérations. On peut surtout penser que, même si la rétribution réglementaire paraît faible, tout intermédiaire qui en a la possibilité ne peut que s’intéresser aux opérations des monopoles, compte tenu des relations que sa position garantit. Aussi Guo conclut-il que « parmi ces commerçants intermédiaires, on trouve non seulement d’authentiques régisseurs mais aussi toutes sortes d’intermédiaires : du qiantou (intermédiaire) au jieyin ren (agent de courtage) ou au qianxian ren (commissionnaire) la liste est interminable. En général, les régisseurs officiellement accrédités (xiji guanya), forts de leur position sociale, se réservent les opérations d’importance et monopolisent les gros yaqian ; le menu fretin des intermédiaires intervient au passage dans ces affaires et se partage de menus profits » [1998 : 362]. Au demeurant, puisque les intermédiaires travaillent pour l’administration sur la base du volontariat, ces rémunérations sont manifestement l’objet d’ajustements réguliers : en 1136, la cour se résigne à faire passer le yaqian des bureaux chargés des achats des herbes médicinales à 2 % car, précise-t-on, au taux réglementaire initial de 0,5 % « personne n’a été recruté » [Xu Song op. cit. : SH 64/43] !

  • 13 Sur le rôle important des agents administratifs, cf. J.T.C. Liu [1967] pour la période des Song, et (...)

22Ni les fonctions ni le mode de rémunération des intermédiaires ne permettent donc d’établir clairement une distinction entre secteur public et secteur privé, et les conclusions de Guo Zhengzhong laissent même entrevoir une chaîne qui relie les plus gros aux plus petits, un milieu sans solution de continuité, depuis les courtiers que protègent et favorisent leurs relations avec les bureaux jusqu’aux intermédiaires indépendants. Ce milieu a une bien mauvaise réputation car rien ne ressemble plus aux commissions réglementaires que les pots-de-vin. Les rapports entre l’administration et le monde des comptes et du commerce ont d’ailleurs incité la postérité à dénoncer dans l’administration des Song un « gouvernement de commis », une façon sans doute de prendre ses distances avec des fonctionnements administratifs qui ont en fait perduré peu ou prou jusqu’à la fin de l’empire13. Ce gouvernement s’est constitué sur la base d’un héritage, mais aussi et surtout de choix sur lesquels il faut maintenant revenir.

Ordre bureaucratique et activisme commercial

23Voici comment l’histoire officielle résume la situation fiscale et financière qui prévaut à la veille de l’avènement de la dynastie des Song, alors que la Chine restait divisée et que l’autorité se retrouvait entre les mains tant de gouverneurs militaires que de dynastes éphémères :

Depuis l’ère Tianbao (742-756), l’empire avait connu de nombreux troubles : le nombre de foyers et de bouches avait diminué, les impôts et les taxes se faisaient de plus en plus écrasants, les ressources s’avéraient insuffisantes aussitôt les règlements modifiés. On promut donc ceux qui accroissaient les revenus, et les prélèvements devinrent excessifs. Tous les gouverneurs militaires qui contrôlaient d’importantes forces armées conservaient le produit des impôts pour leur propre usage, aussi les versements au titre du tribut étaient-ils devenus fort rares. Puis, sous les Cinq dynasties, le territoire s’était morcelé. Les gouverneurs s’étaient renforcés en imposant généralement les hommes de leur suite à la tête des comptoirs ou des bureaux publics ; ils firent également appointer de grands officiers pour diriger les administrations de la Commission des finances et en tirèrent ainsi, en plus des quotas fiscaux, des revenus personnels.[Tuotuo 1977 : 179/4347]

  • 14 La réforme fiscale de 780 met en place un « impôt double », c’est-à-dire un double versement annuel (...)

24Une expression mérite quelques explications. Qui sont « ceux qui accroissaient les revenus » (xinglizhe) ? Dans le traité économique des Mémoires historiques, la première histoire générale de l’empire datée du iie siècle avant l’ère chrétienne, Sima Qian emploie déjà cette expression – « les ministres qui accroissent les revenus » (xingli zhi chen) [1959 : 30/1421] – pour désigner les conseillers qui cherchent à développer les revenus du souverain sans aucune considération des conséquences économiques et sociales de leur politique. Depuis la dynastie des Tang, il s’agit de ceux que leurs adversaires accusent d’être des « fonctionnaires qui accumulent des revenus » (julian zhi chen), les « fiscalistes », selon le mot de R. Hartwell [1971 : 296], favorables au développement des gains tirés des monopoles publics ou réalisés dans des entreprises commerciales placées sous le contrôle de l’administration. Menacé par les pouvoirs militaires qui dépècent l’empire à partir du viiie siècle avant de provoquer son éclatement au xe, le pouvoir central cherche, grâce à eux, à accroître ses ressources : la fiscalité qu’ils mettent en œuvre fait la part belle aux calculs monétaires et aux revenus tirés d’activités commerciales14.

  • 15 Cette professionnalisation a été étudiée par R. Hartwell [op. cit.]. J’ai repris ce dossier en écla (...)

25Pour mettre fin à la situation de désordre des Cinq dynasties, les Song ont choisi de réformer en profondeur les finances publiques en conservant les revenus générés par cet activisme commercial. Leur politique, fort habile, a consisté à passer des compromis entre les régions et l’administration centrale des finances, la Commission des finances (Sansi), qui devenait l’ordonnateur des mouvements de ressources laissées en partie dans les préfectures. Sur le plan institutionnel, la Commission dépendait directement de l’empereur et non du pouvoir exécutif, le Secrétariat central (Zhongshu). Or, une des clefs de voûte de cette réorganisation voulue par l’empereur a été la valorisation d’agents subalternes dont la présence dans les bureaux assurait la standardisation et la professionnalisation des services financiers15 :

  • 16 Li Tao [op. cit. : 37/813] ; Tuotuo [op. cit. : 299/9938-9939] ; Huang Huai [1989 : 263/13b-14a].

Le 5e mois [de 995], l’empereur [Taizong] manda le chef du Bureau de la Commission des finances (Sansi kongmuguan), Li Pu, ainsi que vingt-sept personnes, et il les interrogea sur le travail financier au sein de la Commission. Les réponses de Pu et de ses collègues montrèrent qu’ils en connaissaient parfaitement les bons et les mauvais aspects (libing) mais, ne pouvant guère en faire une présentation orale, ils souhaitèrent avoir la possibilité de préparer une réponse détaillée. […] À la suite de cela, le souverain déclara à ses Grands conseillers : «Toute circulation des richesses dépend de la qualité de l’exécution. Nous avons considéré les observations consignées par les agents autour du préposé aux registres Li Pu : chacune d’elles présente des avantages. Nous avions dit à Chen Shu qu’il est certainement impossible à ces gens de se mesurer à vous dès qu’il s’agit d’une composition écrite examinant le passé, mais que, pour les bons et les mauvais aspects des finances, eux qui vivent et respirent depuis leur jeunesse dans cet univers en connaissent bien les fondements. Si seulement vous les incitez à établir des analyses détaillées en leur témoignant votre bienveillance, vous y gagnerez sans aucun doute. La faute de [Chen] Shu est d’être obstiné et rigide, et de refuser obstinément de condescendre à mener une enquête auprès d’eux. »16

  • 17 Son successeur à la tête de la Commission, Kou Zhun (961-1023), « fit l’inventaire des opérations q (...)
  • 18 Tuotuo [op. cit. : 183/4479, 267/9202], Wei Tai [1983 : 18/136], Shen Gua [op. cit. : 11/notule 190 (...)

26L’empereur témoigne ici de sa confiance dans les compétences de ces petits commis d’administration et de l’importance qu’il attache à les voir gérer les ressources, ou plutôt assurer leur « circulation ». Chen Shu (946-1004), dont il est fait mention, n’est pas n’importe qui. Il a dirigé durant près de dix-huit ans, sous les deux empereurs Taizong (règne 977-997) et Zhenzong (997-1022), l’administration des finances publiques dont il a repensé toute l’architecture. Aux yeux de ses successeurs, il passe pour un modèle inégalé17. Or Chen n’a pas hésité à associer régulièrement de grands marchands aux discussions des commissions de codification des monopoles publics du thé et du sel (Xiangding cha-yan suo). De cette manière, il a non seulement maintenu les liens de ces administrations avec un environnement commercial qui avait fait ses preuves, mais aussi contribué à mobiliser durablement ces réseaux marchands dans le cadre de l’approvisionnement de la capitale et des frontières18. Ce partenariat représente une des autres clés du succès de la réorganisation financière des Song.

  • 19 Les exactions de Li Pu sont de notoriété publique. Cf. Shen Gua [op. cit. : 22/notule 396].

27Il convient donc de replacer les délits que nous venons d’évoquer dans le contexte d’une porosité certaine entre l’administration et les milieux marchands. Cette porosité repose sur ces relations de partenariat, mais aussi sur l’activisme commercial des administrations elles-mêmes, en particulier depuis la période de division des Cinq dynasties. Ainsi, les « opérations commerciales (huiyi) », tolérées au tout début dans les préfectures frontalières dont l’éloignement favorisait l’indépendance des préfets et rendait difficiles les approvisionnements, ont été pratiquées régulièrement dans de nombreuses autres préfectures. Nous allons y revenir. Retenons simplement pour l’instant que les fonctionnaires s’adonnent plus ou moins légalement à des activités commerciales, et que l’administration s’efforce de les limiter. Li Pu, dont on a vu l’ascension, obtient ainsi en 1009 que les marchandises emportées par les soldats qui escortent les convois publics de céréales soient exemptées de taxes par les préfectures traversées, mais il se retrouvera condamné bientôt pour avoir imposé aux soldats et aux bateaux publics, dont il avait la charge en tant que Commissaire aux approvisionnements (fayunshi), de transporter et de vendre du bois pour son propre compte [Xu Song op. cit. : SH 17/15 ; Tuotuo op. cit. : 299/9940]19. En 1026, la Cour des audits judiciaires (Shenxing yuan), qui reprend un édit de 1001, interdit à tous les fonctionnaires de commercialiser des marchandises et des produits lorsqu’ils sont en poste ou qu’ils se déplacent pour prendre leur fonction [Yanagida 1986], mais l’habitude de vendre du sel quand ils gagnent leur poste est toujours attestée en 1028 [Xu Song op. cit. : SH 23/35]. Cette tentation de « disputer à la population ses profits (yu min jingli) » peut même prendre une autre envergure. Né dans une grande famille de négociants en thé, Ma Jiliang (dates inconnues), devenu haut fonctionnaire grâce à d’habiles alliances matrimoniales, n’hésite pas en 1031 à proposer à l’empereur d’installer à la capitale des bureaux capables de concurrencer les boutiques où se négocient à bas prix les licences officielles des monopoles du sel et du thé [Li Tao op. cit. : 110/2569].

28Les contemporains eux-mêmes sont convaincus que ces abus et ces délits économiques ne sont plus la conséquence des désordres des Cinq dynasties. Après plusieurs décennies au pouvoir, des voix s’élèvent pour accuser les marchands qui semblent profiter de cette imbrication entre administration et commerce. Xia Song (985-1051) n’hésite pas à stigmatiser leur richesse et leur pouvoir qui menacent, d’après lui, la puissance publique. Dans un essai bref et incisif, difficile à dater précisément, « Abaisser les marchands », Xia affirme que la dépréciation de leur statut constitue la seule réponse appropriée :

Notre dynastie couvre le territoire des Huaxia, l’empire est unifié sur 10 000 li, mais les institutions qui règlent les activités ne permettent pas d’engager encore de poursuite à l’encontre des marchands, si bien que certains d’entre eux stockent des grains et s’engraissent, que leurs voitures s’entrechoquent, que leurs demeures s’alignent, que leurs femmes et leurs bâtards se couvrent de perles et de jades, que leurs esclaves s’habillent de soie blanche. Le matin ils élaborent des stratagèmes pour amasser, et le soir ils imaginent des méthodes pour accaparer. Certains vont à cheval et en voiture dans les préfectures et les commanderies, et font injustement régner leur loi. Ils maintiennent les pauvres gens sous leur joug et attirent à eux les plus beaux profits de l’empire. Pour les contributions dues au titre des impôts et des corvées, on se montre plus conciliant et plus patient [avec eux] qu’avec les familles de paysans, et pour les prélèvements des octrois et des marchés, on se montre plus indulgent [avec eux] qu’avec le simple peuple. La multitude espère les imiter, elle méprise l’agriculture et privilégie une activité vagabonde. Tous veulent vendre leur charrue et leur soc pour acheter une voiture ou un bateau, délaisser leurs champs pour courir sur les marchés. Votre serviteur se demande si d’ici quelques années le quartier des marchands ne sera pas plus peuplé que les simples villages, si les agriculteurs ne seront pas plus rares que les agents du commerce.[1991 : 48]

  • 20 Sur la vie extravagante de Xia Song, un exemple dans Shen Gua [op. cit. : 9/notule 154].

29Prônant ouvertement l’imitation des lois somptuaires appliquées dans l’Antiquité par la dynastie des Han, Xia Song dit redouter le déséquilibre qui résulterait de l’abandon des activités productives au profit du commerce. Derrière ces propos convenus sur l’instabilité sociale inhérente au développement incontrôlé des activités commerciales, les critiques exprimées par Xia traduisent sans doute aussi les craintes de fonctionnaires inquiets de voir les marchands s’appuyer sur leur fortune et leurs connexions afin d’entrer dans la fonction publique. Pour ces fonctionnaires, seule une réglementation fixant les statuts permettra de rétablir l’ordre social et de garantir ainsi l’autorité de l’administration. On peut même soupçonner Xia d’avoir été d’autant plus sensible au problème qu’il fut accusé à plusieurs reprises de mener une vie dispendieuse et de dilapider des richesses pas toujours honnêtement acquises [Tuotuo op. cit. : 283/9577]20 ! La crise qui s’ouvre à la fin des années 1030, avec les menaces militaires que font peser les tribus tangut sur les frontières du Nord-Ouest, les futurs Xi-Xia, incitent les fonctionnaires à radicaliser leur position sur le rôle des marchands dans la mobilisation des ressources et, plus généralement, dans la société.

30À l’opposé de la sensibilité conservatrice exprimée par Xia Song, Ouyang Xiu (1007-1072) adresse un mémoire à la cour en 1040, dans lequel il met clairement en lumière ce que sont, à ses yeux, les termes de l’équation : en se replaçant dans une perspective de longue durée, il souligne que la puissance de l’État dépend de la croissance de ses revenus, et que les marchands doivent être dès lors considérés comme des partenaires de l’administration indispensables à cette extraction permanente des richesses. Ouyang considère donc comme illusoire toute politique qui, voyant uniquement en eux des rivaux, viserait à leur interdire de réaliser des profits :

Les gouvernants ont imaginé d’accroître les revenus avec toujours plus de complexité, et les accapareurs de rechercher des revenus avec toujours plus d’ingéniosité. La situation est extrême. Si les marchands, sans rien faire, pèsent sur l’autorité de l’État, il n’y a pas d’autre explication que l’accroissement étendu des revenus. Si les revenus connaissent un accroissement étendu, ceux qui sont en haut ont des difficultés à se les réserver. Il leur faut les partager avec ceux d’en bas, à la suite de quoi ces revenus circulent et ne sont pas bloqués. Or, aujourd’hui, les conseillers voudraient seulement que les revenus tirés des marchands reviennent au sommet de l’administration qui se les réserverait. Voilà pourquoi les plans destinés à tirer des revenus des marchands sont de plus en plus élaborés, alors que les revenus effectifs de l’État se réduisent de plus en plus. Naguère les autorités ont à plusieurs reprises modifié la réglementation, et à chaque modification de la réglementation les déficits annuels se sont chiffrés par millions. Les conseillers ignorent qu’il est impossible de se réserver exclusivement des revenus, et que vouloir s’en réserver l’exclusivité conduit a contrario à des déficits. […] On souhaite que les dix dixièmes des revenus reviennent en totalité à l’administration, et pour finir, même en cas de faibles pertes, on n’en obtient guère que les trois dixièmes. Mieux vaudrait partager avec les marchands et obtenir régulièrement les cinq dixièmes. […] Si les grands marchands sont capables de commercialiser leurs produits, est-ce parce qu’ils les vendent eux-mêmes sur les marchés en comptant jusqu’au dernier sou ? Il leur faut des agents et des petits marchands avec lesquels ils partagent. Sans bénéfice, ces agents et ces petits marchands ne feraient rien. Voilà pourquoi les grands marchands n’ont aucune réticence à partager les revenus avec eux : ils comptent sur l’abondance de leurs marchandises même si elles rapportent moins, et si les produits circulent vite, il en reste peu et leurs opérations sont nombreuses. […] La méthode dont usent avec habileté les grands marchands consiste à ne pas regarder sur les bénéfices pour attirer des agents commerciaux ; la méthode qu’une grande dynastie doit savoir mettre en œuvre consiste à ne pas regarder sur les bénéfices pour attirer les grands marchands. Partager les bénéfices avec les marchands, c’est l’art de prendre peu pour obtenir beaucoup.[Li Tao op. cit. : 129/3068]

31La métaphore est à peine forcée. Pour Ouyang, la structure des prélèvements de l’État l’oblige à organiser ses rapports avec les marchands sur le modèle d’un réseau commercial. Ce réseau est, selon lui, constitué par ceux qui, au sommet, contrôlent l’ensemble des activités grâce à la démultiplication d’opérations confiées à des agents et des courtiers. De ce fait, l’administration, si elle veut assurer ses revenus et son contrôle sur les ressources, n’a pas d’autre choix que de transformer les marchands en intermédiaires intéressés aux opérations. La formidable acuité du regard que porte Ouyang sur la puissance collective des marchands est celle d’un brillant historien qui entend dévoiler ainsi le fonctionnement d’institutions qu’il encourage l’empereur à réformer – c’est le propos général de son mémoire. Au fond, à la différence de Xia Song qui dénonce le pouvoir des marchands, Ouyang attire l’attention sur la froide et efficace lucidité de l’organisation commerciale. Ces conclusions ne sont pas simplement le fruit de la réflexion d’un grand lettré et d’un grand fonctionnaire. Elles sont aussi tirées de l’expérience commune de tous les serviteurs de l’État. Dans le long mémoire destiné à convaincre l’empereur de lancer en 1043 les réformes drastiques auxquelles Ouyang sera associé, son ami politique, Fan Zhongyan (989-1052), explique en effet que les lettrés fonctionnaires n’ont guère de choix pour échapper à la misère. En attendant d’entamer une carrière, entre deux postes, après une disgrâce, ils doivent compter avec les marchands, et les marchands ne manquent pas de le leur rappeler :

Depuis l’ère Xianping (998-1003), la population a commencé à connaître la prospérité et les prix ont progressivement augmenté, les carrières dans la fonction publique se sont multipliées et le nombre de fonctionnaires recrutés est si grand qu’ils peuvent prétendre prendre la succession d’un poste pour l’occuper pendant un ou deux ans, ou recevoir un titre et attendre une vacance pendant un ou deux ans. Dans la mesure où les prix sont élevés dans tout l’empire et où les émoluments ne sont pas réguliers, rares sont les familles de lettrés qui ne connaissent pas la misère et le dénuement : les hommes ne peuvent pas prendre femme, les femmes ne peuvent pas se marier, et ceux qui disparaissent sont privés de funérailles. Voilà quelle est la situation la plus fréquente. Pendant la période durant laquelle on est à nouveau retenu pour un poste et où on attend une vacance, on vit dans le dénuement, et on contracte des emprunts le matin pour le soir. Une fois parvenu à un poste, on est à coup sûr soumis à une grande pression. On en arrive à ce que certains, au mépris de la loi, touchent des pots-de-vin, que d’autres fassent du crédit pour gagner leur vie, ou que d’autres encore se lancent sans vergogne dans des activités commerciales en disputant des bénéfices à la population. Puisqu’on est devenu malhonnête, qu’on n’a plus ni réputation ni mesure, on n’ose plus dénoncer la prévarication parmi les employés, et on n’ose plus réprimer les manœuvres des puissants parmi le peuple. Les employés malhonnêtes et les puissants peuvent s’adonner à la fraude et à la violence.[ibid. : 143/3438]

  • 21 Cf. l’édit du 7e mois de 1041 : « Les hauts fonctionnaires de la cour et du cadre métropolitain, le (...)

32Ce texte jette une lumière plutôt crue sur la situation quotidienne des lettrés fonctionnaires en révélant à quel point le monde des affaires leur est désormais tout naturellement indispensable. Polémique, Fan met évidemment l’accent sur la faiblesse des émoluments, sur la difficulté qu’il y a à vivre honnêtement lorsqu’un fonctionnaire est prisonnier de ses créanciers, et sur les conséquences désastreuses qui en résultent pour son administration. Fiers de leurs origines roturières, revendiquant le dénuement dans lequel ils se sont élevés, ces lettrés fonctionnaires sont conscients de leur vulnérabilité face aux usuriers de la capitale dont il est difficile de les protéger réglementairement, face à des créanciers dont l’emprise durable pourrait menacer la liberté et la probité de leurs débiteurs21. Dans ces conditions, on comprend mieux que les fonctionnaires, et avec eux tout leur entourage, soient obsédés par le gain et aient souvent tendance à se transformer en marchands.

33Un siècle plus tard, le Zhou-xian tigang, un manuel qui vise à inculquer aux jeunes fonctionnaires les principes pratiques de gouvernement au niveau local, met toujours en garde contre la nuisance des réseaux qui se constituent dans l’entourage immédiat, souvent familial, des magistrats :

Lorsqu’un lettré est sans poste, il est assailli par ses parents et alliés qui lui témoignent leur affection et entrent dans son intimité. Une fois qu’il est en poste, beaucoup vendent des marchandises pour leur propre compte en alléguant faussement qu’elles sont exemptées des droits fiscaux. Ils vont jusque dans les bureaux de l’administration pour demander [l’autorisation] de vendre, et le fonctionnaire, à cause de ses sentiments, ne peut guère refuser. Certains s’installent dans la résidence, d’autres s’introduisent dans un monastère ou un temple. Ils répartissent leurs marchandises entre des commis d’administration qui sont employés comme des courtiers, en espérant décupler leurs bénéfices. Ils sont complètement libres de circuler à tous les octrois, et ils bénéficient d’accommodements tout au long du trajet. Si une plainte s’élève un jour, à qui imputer la faute ?[Anonyme 1936 : 5]

34Le ton est donné, si j’ose dire, pour des siècles. Ces descriptions de fonctionnaires et de familles avides de gains, entourés d’agents subalternes transformés en courtiers rapaces, sont censées mettre en lumière les dangers potentiels d’une alliance contre nature entre administration et commerce : celle-ci entraînerait à coup sûr un dysfonctionnement des services de l’État et conduirait le fonctionnaire à abandonner sa vocation de défenseur du bien public. Les dénonciations de plus en plus convenues d’une corruption toujours possible des fonctionnaires font cependant écran à une autre réalité, bien présente dans le texte de Fan : les difficultés, pour ne pas dire l’incapacité, de l’administration à entretenir ses agents. Or le problème est à deux étages. Il faut certes permettre aux fonctionnaires d’échapper à la pression de leurs créanciers, mais aussi assurer une rémunération aux agents subalternes, ceux-là même «qui sont employés comme des courtiers ». Accusé d’avoir utilisé à sa guise des soldats et des bateliers des convois officiels du tribut pour vendre des grains et du bois, Su Shi (1037-1101) aurait, d’après l’épitaphe rédigée par son frère, plaidé avec succès en faveur du rétablissement des convois mixtes qui autorisaient les marchandises privées à profiter des privilèges d’exemption accordés aux marchandises publiques :

  • 22 Le mémoire de Su Shi auquel il est fait allusion s’intitule « Lun gangshao qianshe lihai zhuang (Ra (...)

Le Commissariat aux transports qui administrait autrefois les convois du Sud-Est autorisait les équipages à transporter pour leur propre compte des marchandises qu’on ne pouvait pas bloquer au titre des prélèvements commerciaux, c’est pourquoi les équipages étaient riches. Ils considéraient les bateaux publics comme leur demeure, réparaient la moindre avarie, et secouraient la misère des bateliers de corvée, voilà pourquoi généralement il n’y avait guère de problème et le frêt arrivait rapidement à destination. Ces derniers temps, on n’a plus toléré le moindre défaut de perception pour la taxe commerciale, et tout a été interdit, voilà pourquoi les bateaux sont en mauvais état et les hommes dans le dénuement, beaucoup volent ce qu’ils transportent pour lutter contre la faim et le froid : le mal touche les particuliers comme l’administration. Sieur Su adressa un mémoire pour qu’on en revienne au passé et la cour accepta.[Su Che 1987 : 1419]22

35Le compromis que souhaite rétablir Su a manifestement une double implication : la tolérance des autorités leur permet de rémunérer sans bourse délier les agents qu’elles emploient, et surtout d’assurer ainsi le fonctionnement même du tribut. Tolérer l’imbrication d’activités privées au sein des opérations publiques peut sans doute déboucher sur la corruption, mais cette imbrication est tout simplement un des modes de rémunération que l’ordre bureaucratique peut retenir. Il n’est pas le seul. La condamnation de Su Shi pour corruption ou la requête qu’il présente ici « pour qu’on en revienne au passé » s’inscrivent en fait dans le contexte des divergences ouvertes par les réformes et les contre-réformes qui se succèdent entre les années 1070 et 1090. Ces politiques ont en particulier tenté de réorganiser les relations entre pouvoir bureaucratique et marchands sur des bases radicalement nouvelles. Or, leur mise en œuvre autant que leur échec ont profondément marqué le visage de l’intermédiaire et de l’entrepreneur commercial dans la Chine des Song.

Entreprise bureaucratique et entrepreneur privé

36Il est temps de revenir aux courtiers et aux intermédiaires dont on vient de voir, grâce à une approche institutionnelle, qu’ils sont capables en toutes circonstances de tirer parti des faiblesses des fonctionnaires ou des relations qu’entretient le service public avec les réseaux marchands. L’action de ces agents sera envisagée, pour finir, du point de vue des politiques publiques qui ont organisé ces relations.

  • 23 Les opérations commerciales de l’administration ont été étudiées dès les années trente par Quan Han (...)

37Il convient d’abord de rappeler le contenu des deux principaux modèles d’encadrement public : les « opérations de rapport (huiyi) », dont nous avons déjà dit qu’elles sont un héritage des Cinq dynasties23 ; et le système des transactions marchandes (shiyi fa), mis en place à partir des réformes inaugurées dans les années 1070. L’échec de la politique réformiste redonnera une nette primauté au premier modèle sous les Song du Sud.

  • 24 Li Tao [op. cit. : 17/384], cité par Wang Shengduo [op. cit. : 75] sur lequel se fonde en partie ma (...)
  • 25 L’interdiction est rappelée dans un mémoire de Bao Zheng daté de 1052. Cf. Li Tao [op. cit. : 172/4 (...)

38Au tout début des Song, la cour n’a apparemment pas d’autre choix que de tolérer les habitudes imposées par les chefs militaires sur les zones frontalières, en particulier dans le Nord-Ouest. Les potentats locaux que l’empereur souhaite se ménager peuvent ainsi continuer à financer des opérations commerciales sur les revenus des monopoles publics des préfectures et des sous-préfectures placées sous leur autorité, tout en bénéficiant d’une exemption des taxes commerciales24. Malgré quelques tentatives pour les interdire, ces pratiques se sont apparemment répandues durant la première moitié du xie siècle, au point qu’en 1047 un édit rappelle que seules les circonscriptions frontalières sont autorisées à placer à intérêt leurs fonds de service (gongyong qian) [Li Tao op. cit. : 161/3889]25. Ces fonds, destinés essentiellement au fonctionnement des administrations locales, étaient engagés par les fonctionnaires dans des opérations de prêt depuis la dynastie des Sui, au début du viie siècle, et surtout celle des Tang. D’après les exemples qu’a rassemblés Wang Shengduo, le volume des placements est bien plus important sous les Song : les administrations locales n’hésitent pas à investir alors une part des ressources des réserves préfectorales (junziku) ou des réserves des armées (suijunku), voire les fonds particuliers que la cour leur verse, pour mener des opérations ponctuelles comme en 1077 lorsque 200 000 ligatures destinées à des « achats harmonieux de grains » sont utilisées illégalement pour ces opérations de rapport [Li Tao op. cit. : 285/6973]. Les sommes investies ne cessent d’augmenter pour atteindre, sous les Song du Sud, jusqu’à 1 million de ligatures.

  • 26 On trouve plusieurs exemples de ces activités dans le rapport adressé en 1043 par Yin Shu [1991 : 3 (...)

39On peut parler de véritables investissements dans la mesure où ces activités commerciales se sont non seulement amplifiées mais aussi considérablement diversifiées : à côté des prêts monétaires à intérêt, qui représentaient l’activité principale sous les Tang, on trouve le négoce des soieries, des grains, du sel et des alcools, ou la vente d’articles d’écriture et de vaisselles, l’exploitation du charbon de bois, la location d’entrepôts et même, fréquemment, la spéculation sur les certificats de sel (yanchao) rachetés sous leur valeur d’achat. Ces activités sont organisées et gérées par les agents administratifs eux-mêmes. Ceux-ci sont censés inscrire dépenses et recettes sur les registres de compte propres aux fonds de service26. Bien évidemment, ces activités ne sont jamais très loin de l’illégalité. Obligé de passer aux aveux, un faux-monnayeur raconte comment il a été recruté par un préfet malhonnête pour produire de la fausse monnaie de papier dans le cadre de son travail de graveur du Magasin des fonds de service (Gongshi ku). Celui-ci fonctionne comme une véritable maison d’édition locale en publiant des ouvrages que vend tout aussi bien l’officine privée du préfet, heureux propriétaire par ailleurs d’un atelier de séchage de soieries (caibopu) ainsi que d’une fumerie de poissons (yuxiangpu) [Yang Lien-Sheng 1953].

40Quelle qu’ait été cependant la légalité des opérations commerciales, elles étaient régulièrement critiquées pour leurs effets négatifs sur les finances publiques. Aux dires des contemporains, elles perturbaient les circuits fiscaux en réduisant en particulier les recettes de la taxe commerciale et surtout les revenus des monopoles publics du sel, du thé et des alcools. En 1058, le censeur Bao Zheng écrit :

Depuis la promulgation de l’ordonnance autorisant à engager les fonds de service (gongshi qian) des préfectures et des préfectures militaires de l’empire dans les opérations de rapport, le Hebei est l’un des circuits les plus touchés. […] Dans la mesure où les circuits administratifs ont étendu l’ordre de développer ces entreprises commerciales sans tenir compte de l’éloignement [des préfectures], et où les marchandises sont réparties de force parmi la population, on a non seulement dépouillé le menu peuple, mais on fait aussi obstacle aux [activités des] marchands à tel point qu’on vend partout du sel et des alcools en infraction avec le monopole. Les recettes fiscales du sel et des alcools des circuits administratifs, cumulées sur plusieurs années, ont connu de ce fait des pertes importantes. Les extorsions sont telles qu’elles ont abouti à ce que les ressources manquent, ce qui se traduit inévitablement par un grave préjudice pour la cour. Le montant de l’argent public perdu par l’ensemble des préfectures est énorme. […] Des individus qui ne s’attachent qu’aux recettes rêvent de revenus importants, ils s’acoquinent et s’attirent les bonnes grâces des puissants, et considèrent que c’est là une façon de gagner leur vie.[1991 : 348-349]

  • 27 En 1055, la Commission des finances déplore ainsi que plusieurs préfectures « disputent des bénéfic (...)
  • 28 Les bureaux, dépendant d’une Cour générale du sel, achètent le sel lorsque le prix de la natte de 2 (...)

41Bao déplore la désorganisation et les pertes fiscales, mais il stigmatise aussi la concurrence faite aux marchands à une époque où plusieurs fonctionnaires croient comme lui qu’il est indispensable de respecter leurs intérêts27. Bao avait lui-même défendu après 1048 le système de certificats de sel destiné à permettre aux marchands de tirer profit du sel de Xiezhou dans le Shaanxi. Ce dispositif, d’abord contesté, devait trouver son équilibre précisément en 1058 lorsque l’administration décida de créer des bureaux de régulation du prix du sel, chargés de maintenir son cours à un niveau suffisamment attractif pour les détenteurs de certificats28. Au demeurant, le change de ces papiers à la capitale permettait aussi aux marchands d’utiliser les mauvaises monnaies de fer du Shaanxi en récupérant des monnaies de bronze dans les zones intérieures. En 1059, ce sont les marchands de thé qui voient disparaître le monopole du Sud-Est. Comme le recommandait Ouyang Xiu qui revient aux affaires entre 1061 et 1063, certains fonctionnaires se soucient manifestement d’alléger l’encadrement des activités commerciales en limitant aux seuls prélèvements fiscaux les profits publics tirés du commerce.

  • 29 L’historiographie est clairement partagée en deux camps : les partisans des réformes et ceux qui le (...)

42Or, aux yeux des réformateurs que dirige Wang Anshi (1021-1086), appelé à gouverner à partir de 1069 par le nouvel empereur Shenzong (r. 1068-1085), les marchands en sont arrivés à contrôler les grands marchés, à commencer par ceux de la capitale, sans que l’administration n’en tire d’avantage évident. C’est contre cet accaparement (jianbing) qu’est instauré à partir de 1072 le système du shiyi fa sur les transactions marchandes. Cette réglementation est un des éléments essentiels des réformes qui visent à régler les relations institutionnelles entre commerce et bureaucratie29.

43Wang Anshi se bat sur deux fronts : la réorganisation des marchés, d’une part, la rémunération de tous les agents de l’administration, d’autre part. Sur le premier point, il s’agit cette fois d’appliquer la lettre plus que l’esprit du schéma proposé par Ouyang Xiu qui refuse d’ailleurs, malgré l’insistance de Wang, de se rallier à cette politique : plutôt que de tenter en vain d’évincer des rivaux, les réformateurs essaient de mobiliser des partenaires dans une structure tentaculaire organisée par les règlements sur les transactions marchandes. En fait, grâce aux dispositions que nous allons détailler, cette organisation concurrence les marchands au point de les exclure de nombreux circuits commerciaux. Sur le second point, les réformateurs, dès lors qu’ils entendent réglementer les échanges, ne peuvent évidemment éluder la question des trafics plus ou moins licites auxquels s’adonnent les commis d’administration. Il est nécessaire d’assurer un salaire à tous les agents administratifs de l’empire car, affirment-ils, « les agents qui se verraient verser un salaire substantiel acquerraient le sens de la dignité et n’oseraient plus violer les règlements, ce qui permettrait de réduire les châtiments » [Tuotuo op. cit. : 179/4355].

44Bien connue et étudiée, la réglementation sur les marchés prévoit la mise en place en 1072 d’un Bureau des transactions marchandes (Shiyi wu) chargé de limiter la spéculation sur les prix de la capitale grâce à des achats massifs qui placent progressivement l’administration en situation de quasi-monopole. Les fonds destinés à ces achats – 1 million de ligatures – proviennent d’abord du Trésor impérial que l’empereur et son Palais sont seuls à contrôler, puis très vite de différentes administrations, dont la Cour de la taxe commerciale (Shangshui yuan) et le Bureau des monopoles (Quehuowu) qui passent, dès l’année 1072, sous le contrôle du Bureau des transactions marchandes. Les opérations commerciales proprement dites sont confiées à un groupe de courtiers et de membres des guildes de la communauté marchande de Kaifeng :

On autorise le recrutement de courtiers des différentes corporations de la capitale en tant qu’intermédiaires dudit Bureau. Ces intermédiaires internes [au Bureau] doivent déposer en garantie leur propre bien ou leur patrimoine foncier, de l’or ou de l’argent qu’ils auront emprunté, ou former un groupe de garants comprenant plus de cinq personnes.[Li Tao op. cit. : 231/5623]

Les patrimoines fonciers serviront de garantie aux monnaies qui seront prêtées par l’administration. On établira ainsi des prix équilibrés afin de récupérer les marchandises bloquées dans la population. L’intérêt annuel sera de 2 pour 10, et chacun ne prendra que ce qu’il veut.[Xu Song op. cit. : SH 37/15]

  • 30 C’est la somme prêtée à Liu Zuo qui offre pour garantie les revenus de ses immeubles et son patrimo (...)

45On sait que les sommes ainsi prêtées ont pu atteindre jusqu’à 180 000 ligatures d’argent public pour un seul de ces intermédiaires commerciaux30. L’institution étend rapidement ses activités puisqu’en 1073 le Bureau devient une Surintendance (Du tiju shiyisi) à laquelle sont rattachés des bureaux régionaux qui sont au nombre de sept dès 1074. À la fin des réformes, au milieu des années 1080, près d’une trentaine de bureaux régionaux seront en activité dans les circuits et les préfectures jugés stratégiques pour leurs échanges commerciaux. Très vite, comme le remarque Paul Smith, malgré la rhétorique de la lutte contre les monopoles et la redistribution des richesses, la Surintendance s’emploie surtout à générer de nouveaux revenus pour l’administration. Un exemple suffira à illustrer ce que sont devenues les pratiques commerciales à la capitale. Dans la logique des « fiscalistes » que nous avons caractérisée plus haut, la Surintendance monopolise le riz glutineux que les particuliers destinent à la fabrication de l’alcool :

  • 31 Bi Zhongyou, « Qijulang Bigong Zhongxing xingzhuang (Note biographique sur son Excellence le Greffi (...)

La Surintendance faisait l’acquisition du stock intégral de chaque marchand qui arrivait [à la capitale], et elle en augmentait le prix pour le revendre aux producteurs d’alcool. Ceux-ci achetaient un riz glutineux qui était souvent vieux et cher. La vente des alcools périclita, à la suite de quoi les ateliers furent ruinés et les recettes annuelles de la Commission des finances connurent de fortes pertes. Seule la Surintendance des transactions marchandes en tira pour elle des bénéfices, ce qui passa pour un résultat méritoire31.

  • 32 Li Tao [op. cit. : 242/5892]. Le sarcasme est de Wen Yanbo (1006-1097), Commissaire aux Affaires mi (...)

46L’élargissement géographique incite les autorités à développer les activités de la Surintendance : comme le suggère le passage précédent, non contente d’acheter les marchandises à la capitale ou dans les régions, elle se transforme en revendeur très actif. La vente au détail est un des objectifs explicites assignés aux fonctionnaires locaux en 1078 lorsque les stocks de l’agence sont devenus trop importants. Bref, « on ordonne aux fonctionnaires d’ouvrir boutique, et l’administration met la main sur les gains des courtiers »32.

  • 33 Il est frappant de constater que le texte emploie encore l’expression « effectuer des livraisons » (...)

47Cet activisme et ce monopole commercial reposent en fait sur l’autre volet des opérations de la Surintendance : un crédit monétaire qui assure la production d’intérêts sur les fonds publics. La Surintendance consent des prêts à ses propres agents, marchands et courtiers engagés dans les opérations d’achats publics, mais elle effectue également des opérations de crédit qui soutiennent en partie ses ventes. L’empereur Shenzong (r. 1068-1085) lui-même semble avoir été séduit par cette fièvre spéculative. Dès la fin de 1074, il accorde 2 millions de ligatures supplémentaires sur son Trésor pour racheter à bas prix les certificats de sel qui se dévaluent faute de preneurs [Li Tao op. cit. : 257/6280]33, et il supervise la mise en place de bureaux de prêts commerciaux en 1081 et 1082 dans la zone métropolitaine, puis dans chaque circuit administratif en 1083, afin de financer ses guerres contre les Tangut. Parmi les emprunteurs, on retrouve des membres de la famille impériale, des fonctionnaires et des agents publics, à qui on doit interdire de contracter ces emprunts au tout début de 1076, l’année précisément qui voit la Surintendance absorber le Bureau des prêts sur gage (Didangsuo) rattaché jusque-là à la préfecture de Kaifeng [Liu Qiugen 1990 : 273]. À partir de 1079, la Surintendance abolit les prêts cautionnés par un groupe de garants et ne consent plus que des prêts sur gage.

  • 34 Su Che [1987 : 39/868] cité par Wang Zengyu [op. cit. : 6].
  • 35 Li Tao [op. cit. : 506/12 063]. Une proposition de réhabilitation des transactions marchandes, « ut (...)

48L’ensemble du dispositif assure à l’administration le monopole du crédit commercial mais aussi du crédit à la consommation. Dès lors, en effet, la Surintendance contrôle les prêts à la consommation des couches urbaines, alors que les Greniers de maintien des prix (Chanping cang) accordent les prêts à la population rurale prévus par la réglementation sur les « pousses vertes » (qingmiao fa) mise en œuvre depuis 1069. Au nom de la lutte contre les accapareurs, l’État est devenu le premier des rentiers, et cette prééminence est double : il fixe le taux de l’intérêt, censé être plus bas et donc plus avantageux que le taux privé, tout en imposant une monétarisation du crédit grâce à la mise en circulation d’une masse considérable de monnaie. D’après les statistiques que Su Che présente au nouvel empereur Zhezong (1085-1100), après l’arrêt des réformes et l’amnistie des dettes et des pénalités proclamée en 1086 en faveur des marchands, il reste dans la cité de Kaifeng 27 155 foyers qui sont redevables de plus de 2 370 000 ligatures de monnaies. Or, les plus touchés sont les foyers moyens et modestes : 27 093 familles doivent au total un peu plus de 820 000 ligatures, et 23 553 d’entre elles ont une dette inférieure à 200 ligatures34. Selon Zeng Bu qui fournit d’autres statistiques à l’empereur tenté par cette politique à l’extrême fin du siècle, le principal de ces prêts, qui a représenté plus de 15 millions de ligatures, aurait permis de générer 9 millions d’intérêts, mais, précise Zeng, faute de rentrées, « les pertes se sont élevées à 7,8 millions de ligatures »35.

49Aux yeux des adversaires des réformes, ces pertes traduisent les effets dévastateurs du monopole exercé par l’administration sur le crédit monétaire. Ce monopole pèse non seulement sur le commerce privé, ce qui est après tout l’effet recherché, mais, à plus long terme, il perturbe gravement l’activité économique en paralysant les acteurs. Même si le système est enterré sous sa forme la plus extrême dès la mort de Shenzong en 1085, la ruine des familles aisées dans les campagnes est durable. L’administration renonce difficilement à cette politique de rentier : le Bureau des prêts sur gage est rétabli en 1096 et la réglementation sur les transactions marchandes est remise en vigueur par Huizong (r. 1100-1125) au cours de la première décennie du xiie siècle, avec l’instauration d’un Bureau chargé de la régulation des biens (Pingzhunwu) [Liu Qiugen op. cit. : 274]. Même durant la décennie qui voit la cour renoncer intégralement aux réformes, Su Shi, traversant le bassin de la Huai en 1092 pour rejoindre son poste de préfet à Yangzhou, explique ainsi la misère qu’il dit avoir vue dans tous les villages :

Les marchands commercent et vendent en règle générale sans avoir la moindre espèce monétaire : s’ils utilisaient des espèces, ils ne réaliseraient aucun profit. Ils exigent cette année [les intérêts sur] ce qu’ils ont vendu l’année dernière, et ils exigeront l’année prochaine [les intérêts de] ce qu’ils avancent (she) par leur vente cette année, à la suite de quoi leurs comptes peuvent être combinés et se compenser l’un l’autre. Aujourd’hui, les familles riches ont été les premières victimes de la faillite et de la ruine, les gens des couches moyennes sont grevés de dettes. Qui oserait vendre à crédit (shemai) le moindre produit ? Dans ces conditions, les marchands, bien évidemment, ne circulent pas, ce qui explique que les bénéfices tirés de la taxe sur les alcools se réduisent de jour en jour et que tous les jours on abandonne des maisons dans les villes.[1986 : 958]

  • 36 Il me semble que ce système d’avances sur marchandises est encore partiellement à l’œuvre dans les (...)

50Su constate, comme Bao Zheng avant lui, que l’absence d’activités commerciales implique nécessairement une baisse des recettes fiscales, mais surtout il pousse plus loin l’analyse du partage des profits que proposait en son temps Ouyang Xiu. D’après Su, la situation d’endettement des riches, qui sont en position de soutenir les échanges, est telle que les marchands ne peuvent plus prendre le risque de consentir des ventes par avance des marchandises. Les échanges sont en effet basés sur la confiance en la solvabilité de la collectivité et non pas sur des transactions monétaires : c’est moins le différentiel de prix qui rémunère l’activité des marchands que l’intérêt sur les avances d’une année sur l’autre36. Dès lors, les marchands se retrouvent eux aussi victimes de la pression exercée sur les acheteurs par les crédits consentis par les autorités, ce dont nous reparlerons.

51Su Shi donne ici une clef décisive pour distinguer entre eux les effets des deux modèles d’encadrement public du commerce que nous avons décrits. Remarquons d’abord que, quelle qu’ait été leur dimension, les « opérations de rapport » pratiquées par les préfectures et les sous-préfectures dépendent des conditions locales et que leurs résultats restent aléatoires, ce qui explique sans doute qu’un fonctionnaire aussi peu suspect de spéculation sur les fonds publics que Fan Zhongyan ait pu proposer un barême de récompense pour une bonne gestion de ces activités [1991 : 541]. En revanche, les activités des bureaux publics liées à la Surintendance des transactions marchandes se caractérisent par une centralisation institutionnelle, une systématisation des échanges et leur monétarisation. La centralisation du réseau depuis la capitale est claire. Les opérations sont dirigées par l’administration centrale qui mobilise ses moyens, en particulier monétaires. Les autorités locales privilégient les placements sous forme de prêts et procèdent à la vente de détail des stocks qui s’accumulent : par conséquent, les échanges résultent moins d’une situation locale de la production que du degré d’endettement des producteurs que les autorités ont encouragé afin de satisfaire leur hiérarchie. C’est bien ce que dénoncent les contemporains en décrivant le rôle des courtiers et agents de l’administration. Ceux-ci ne forment plus qu’un réseau de collecteurs-percepteurs :

J’ai interrogé tous [les anciens des villages] qui, mine affligée, expliquent : « Mieux vaut une mauvaise année qu’une bonne. Lorsque des calamités naturelles sévissent, même si les gens manquent de nourriture, ils raccourcissent leur habit et réduisent leur appétit et, néanmoins, ils peuvent survivre. Mais si l’année est bonne, et qu’est organisé le recouvrement des dettes accumulées, que les agents et commis s’abattent sur chaque porte, que les cangues et les gourdins s’abattent sur les gens, alors chaque personne, chaque famille n’a plus qu’à souhaiter la mort. » […] Dans la plupart des cités où je me suis rendu, il y avait des migrants. Tous les fonctionnaires affirmaient : « Dès qu’en été le blé est mûr, on organise le recouvrement des dettes accumulées, c’est pourquoi les migrants n’osent plus rentrer dans leur campagne. ».[Su Shi 1986 : 959]

  • 37 Je remercie Pierre-Étienne Will d’avoir mis à ma disposition cette thèse inédite. Gao Congming [200 (...)

52À l’origine de cet endettement endémique, on retrouve bel et bien le ressort même du système des crédits publics : la monétarisation des échanges. L’injection de fonds est quasiment infinie puisque la moyenne des fontes monétaires atteint précisément des sommets durant les réformes, avec près de 6 millions de ligatures par an [Liang-Oberst 1996 : 345-347]37. Cette monétarisation rend toute concurrence impossible les formidables moyens monétaires de l’administration supprimant tout simplement le caractère aléatoire des échanges entre marchands et producteurs. Si la production des foyers dépend de plus en plus des prêts accordés, les variations saisonnières et les aléas locaux auxquels sont soumis les producteurs n’empêchent pas l’administration de continuer à proposer ses avances. L’État ne court d’autre risque que de devoir mobiliser ses agents pour recouvrer son dû. La solidarité entre producteurs fait place à une solidarité entre victimes. En 1086, Su Che précisait à l’empereur que la cité de Kaifeng était ratissée par environ 1 millier d’huissiers chargés du recouvrement :

  • 38 Zou Hao, « Gu Guanwendian daxueshi Sugong xingzhuang zai (Notice biographique sur les actions de So (...)

[Su Song] fut choisi comme préfet de Hangzhou. Lors de sa première sortie, il rencontra une bonne centaine de personnes qui, attroupées sur la voie, pleuraient et accusaient : « Nous sommes poursuivis par l’Intendance fiscale pour les sommes dues au titre des transactions marchandes. Le jour nous sommes retenus dans la salle des audiences et la nuit nous sommes détenus dans les cours annexes de la préfecture. Il nous est impossible de rembourser, même au prix de notre vie. » Sieur Su dit : « Je vous amnistie aujourd’hui, de façon à ce que vous puissiez vivre de votre activité. Ce que vous aurez en plus du nécessaire, vous le verserez intégralement à l’administration, en espérant qu’au fil des mois cela suffise. Est-ce que ça vous va ? » Tous répondirent : « Nous promettons de ne prendre aucun retard !»38

53L’anecdote révèle aussi qu’un tel système ruine les activités économiques car produire n’a plus d’autre but que d’assurer des remboursements sous une forme quasi fiscale. Les marchands ne circulent plus et les producteurs fuient le fisc, dit Su Shi, parce que l’endettement a ruiné durablement la chaîne qui reliait les marchands à leur clientèle.

54Il devient plus facile pour nous de caractériser le commerce privé et de préciser la part qu’y prennent les courtiers et les intermédiaires. Dans le système évoqué par Su Shi, les avances non monétaires consenties par les marchands privés dépendent directement des résultats de la production d’une année sur l’autre. Si les revenus tirés des avances restent soumis aux aléas de la production, celle-ci est autant la condition des avances que l’inverse. Le marchand risque ses avances, et il doit combiner ses opérations pour pouvoir compenser pertes et profits, ce qu’affirme encore Su Shi pour qui le marchand est manifestement déjà un entrepreneur :

Les affaires des marchands sont sinueuses et difficiles à mener. Leurs achats supposent de remettre l’argent à l’avance, et leurs ventes d’être payées au prix après coup. Ils font en sorte que les différents facteurs se compensent et que les contraintes jouent entre elles. S’ils doublent leurs capitaux, c’est à cette condition qu’ils le peuvent.[1986 : 736]

55Par contraste avec l’encadrement public qui exige une caution pour les avances consenties, le commerce privé s’appuie donc davantage sur une chaîne d’opérateurs solidaires. On sait que, pour les prêts à la consommation accordés par les monastères, cette solidarité se marquait, avant même l’avènement des Song, par le maintien de la rémunération du crédit dans les limites des prix saisonniers des denrées, et par l’absence de caution, rendue apparemment inutile du fait de la puissance locale du prêteur [Trombert 1994 : 342/345]. Or, cette absence de caution semble se retrouver dans le cas du crédit commercial privé. Cette solidarité est le résultat d’un rapport de forces entre les maillons de la chaîne : les prêteurs entrepreneurs qui avancent les capitaux ne peuvent réaliser leurs opérations que grâce à des intermédiaires, seuls capables de les représenter et de mobiliser, dans les conditions locales, les capitaux avancés. Or, si cette chaîne est susceptible de conjurer les risques, la solidarité ne signifie pas pour autant que la domination et les rivalités, la fraude et les crimes, disparaissent. Les cruels aléas du métier de marchand trouvent une parfaite illustration dans le conte, célèbre et emblématique, du grand marchand du Jiangxi, Chen Tai. Ses plus solides combinaisons commerciales d’entrepreneur n’ont pu le protéger d’une fin tragique :

  • 39 Hong Mai [1981 : 1254], édité avec les corrections du Yongle dadian par Guo Zhengzhong [1985].

Un homme de Fuzhou, Chen Tai, fit fortune en vendant des toiles. Chaque année, il déboursait des fonds qu’il prêtait aux tisseurs de chanvre de Chongren, Lean, Jinxi (dans la préfecture de Fuzhou), et jusque dans les sous-préfectures de Ji (Ji’an au Jiangxi) où, dans chaque cité, un courtier (zang) dirigeait ses affaires. Au 6e mois il venait en personne pour le ramassage et s’en retournait en général à la fin de l’automne. Cela durait depuis des années. En 1178, il arriva seul, un peu en retard, et à la fin du 10e mois il n’était toujours pas de retour. Il habitait fréquemment les pensées de son épouse qui rêva une nuit que son mari, les cheveux au vent, couvert de sang, lui confessait : « Ce voyage m’a été fatal. Une fois arrivé chez les Zeng de Lean, j’ai été assassiné. Puisse-t-on au plus vite laver cette injustice pour moi ! » […] À la suite de ce rêve, elle porta plainte auprès du préfet […] Celui-ci suivit l’affaire avec la plus grande compassion, et le magistrat, Sieur Zhang Maolao, réunit tous les courtiers pour enquêter. Parmi eux, Zeng Petit Sixième rapporta ceci au magistrat : «Toute ma maison a bénéficié des faveurs de Monsieur Chen sans pouvoir les lui rendre. Comment oserait-on dès lors commettre un tel forfait ? Il a bel et bien quitté ma maison tel jour. » Zhang ne posa aucune question. Cinq jours plus tard, un chef de communauté rapporta qu’il y avait un cadavre gisant au bord de la route, au village de Yantuo. Le garde assermenté fit son constat, Zeng vint en tant que chef de quartier et déclara qu’il ne s’agissait pas de Chen. Après cinq jours encore, quelqu’un qui était en conflit avec Zeng affirma dans une déposition que c’était lui qui avait en fait tué Chen Tai et qu’il avait enterré le corps derrière sa maison dans une forêt de bambous. On l’appréhenda et on le mit en prison où il subit alors la question. Il reconnut les faits en expliquant : « J’avais dépensé pour 500 ligatures de son argent pour construire un entrepôt dans lequel on stocke aujourd’hui plusieurs milliers de coupons de toile. Comme il est venu seul, j’ai malgré moi senti disparaître tout scrupule. Après nous être enivrés, alors qu’un seul serviteur nous suivait, j’ai simulé avoir reçu des ordres du maître et je suis revenu d’abord dire à ma femme : “La collecte n’est pas terminée, il nous faut faire encore une petite pause.” J’ai rattrapé le serviteur qui était parti depuis peu et je l’ai tué au pied de la montagne. C’est son cadavre qu’on a examiné au bord de la route. Ensuite j’ai étranglé Chen et je l’ai enterré. Voilà toute la vérité. Il fut placé en détention avant d’être exécuté.»39

56L’histoire de Chen Tai est exemplaire et édifiante, comme une nouvelle écrite par un lettré fonctionnaire. Elle met en scène un grand marchand, des courtiers parmi lesquels se trouve un criminel, et des producteurs qui leur sont soumis. Les courtiers occupent une position essentielle : ils apparaissent comme le maillon indispensable entre les avances, consenties régulièrement par l’entrepreneur qu’est le marchand, et les producteurs auxquels ils achètent les marchandises commercialisables. Ils sont des représentants et des mandataires, des hommes de confiance pour les uns et des organisateurs du travail, des créanciers et des interlocuteurs pour les autres. Dans l’histoire du malheureux Chen Tai, l’administration n’apparaît que dans sa fonction judiciaire : elle n’intervient qu’à la suite d’un délit. Or, il semble pourtant bien difficile, on l’a vu, de concevoir le fonctionnement du commerce en dehors de ses relations avec la bureaucratie. Disons, pour finir, ce qui motive ce doute.

* * *

57On est d’abord tenté de penser que les intermédiaires et les courtiers, quand ils ne fournissent pas le personnel des bureaux publics, sont au moins en relation avec lui. Le courtier Zeng assiste d’ailleurs à une part de l’enquête sur la mort de Chen Tai en tant que « chef de quartier ». De tels hommes sont donc susceptibles de passer d’une activité publique à une activité privée, ce qu’ils font d’autant plus volontiers que leur crédit social dépend aussi bien de leur position officielle que de leurs connexions dans le monde des échanges. Ensuite, et dans la même logique, les fonctionnaires et leurs bureaux doivent tirer une partie non négligeable de leurs ressources des trafics, licites ou non, dans lesquels ces agents jouent un rôle central. On sait, par exemple, qu’à l’époque où vit Chen Tai, les droits indirects se sont sensiblement développés et leur perception dépend largement de ces intermédiaires. Pour le dire autrement, il est difficile de croire que l’action de la bureaucratie au niveau local ait uniquement visé à la régulation et à l’équilibre des échanges. L’existence des intermédiaires et des courtiers laisse entrevoir des rapports de connivence et de rivalité entre deux groupes, les fonctionnaires et les marchands, obligés de profiter les uns comme les autres des activités de production, essentiellement agricoles, et donc de partager ces ressources.

58Dès lors, on est amené à distinguer une tension entre les politiques du commerce et l’administration des échanges commerciaux. La politique bureaucratique, que définit la cour, oscille régulièrement entre deux pôles : un partenariat dont les deux associés peuvent tirer des profits durables ; l’éviction de rivaux dont une partie se voit encouragée à tirer avantage de positions officielles. L’administration bureaucratique des échanges marchands, dont sont en charge les fonctionnaires locaux, est, quant à elle, tenue de s’appuyer, quoi qu’il arrive, sur des intermédiaires commerciaux. C’est une nécessité si elle veut extraire les ressources indispensables au fonctionnement de l’État et à la rémunération de ses représentants, les fonctionnaires, mais c’est aussi le seul canal qui permet aux agents publics d’avoir une prise effective sur la vie économique locale. Dans ces conditions, si l’encadrement public des échanges a constitué une des facettes essentielles de la formation de l’État bureaucratique sous les Song, les intermédiaires ont, sans nul doute, représenté un des éléments clefs de la bureaucratisation de l’empire.

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Bibliographie

NB. Afin de distinguer clairement les textes classiques récemment édités ou réédités des études contemporaines, la bibliographie est divisée en deux rubriques : les « sources » renvoient aux textes anciens, les « travaux » présentent les études modernes.

Sources

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Notes

1 É. Balazs [1968 : 52] avait en son temps souligné cette caractéristique d’une histoire écrite par des fonctionnaires pour des fonctionnaires. On remarquera en outre qu’on ne dispose pour la dynastie des Song ni d’archives officielles comme pour les dynasties postérieures des Ming (1368-1644) et surtout des Qing (1644-1911), ni de manuscrits publics et privés, comparables à ceux de Dunhuang ou de Turfan, que peuvent mobiliser les historiens des Tang (618-907). Pour un exemple particulièrement réussi d’exploitation socioéconomique de ces manuscrits, cf. É. Trombert [1994, 1997].

2 Le mot est de Wang Anshi. Cf. Li Tao [1978-1995 : 240/5827].

3 Ces réalités ont été mises en évidence à partir des années vingt par Katô Shigeshi dans plusieurs études auxquelles l’école japonaise et des auteurs comme Quan Hansheng ou Balazs doivent beaucoup. Cf. Katô [1953].

4 Les revenus de la taxe commerciale (shangshui) auraient atteint jusqu’à 54 % des recettes monétaires au milieu du xie siècle (22 millions de ligatures pour un total de 39 millions). Cf. le tableau in Qi Xia [1988 : 1009].

5 On dispose d’une traduction abrégée de ce livre. Cf. M. Elvin [1970].

6 C’est autour de ces grands axes que sont regroupées les études de son Sôdai Kônan shakai keizai shi kenkyû (Recherches sur l’histoire sociale et économique du Jiangnan sous les Song) publié en 1986.

7 La revue Zhongguo shehui jingji shi yanjiu (Recherches sur l’histoire sociale et économique de la Chine) a été un des principaux canaux de cette réhabilitation historiographique au cours des deux dernières décennies. À ma connaissance, les animateurs de la revue ont publié, au tournant des années quatre-vingt, cinq volumes d’articles qui témoignent du dynamisme de ce champ d’étude, sous le titre Pingzhun xuekan (Revue de la «régulation des biens »). De nombreux ouvrages, dont des compilations locales, ont été consacrés à l’histoire des grands groupes régionaux de marchands, ceux de Huizhou ou les banquiers du Shanxi. On peut lire par ailleurs plusieurs communications du colloque organisé à Pékin en 1994 sur « Le marché traditionnel et l’économie de marché », parues dans le numéro 2/1995 (pp. 1-20) de la revue Zhongguo jingji shi yanjiu (Recherches sur l’histoire économique de la Chine).

8 Li Bozhong propose une interprétation du modèle économique du Jiangnan sur la très longue durée dans deux livres [1990, 1998]. Cf. également la note critique de M. Cartier [1991]. Li a en outre proposé quelques réflexions méthodologiques qui éclairent son approche [2000].

9 D’après Niida Noboru cité par Shiba [1968 : 392].

10 Prudent, E. Kracke [1968 : 65] propose le chiffre de 500 000 habitants à l’intérieur de l’enceinte.

11 Outre Shiba [1968 : 393], dont la liste s’appuie notamment sur le Zuoyi zizhen (Manuel personnel pour l’action dans une sous-préfecture), juan 3, cf. Li Weiguo [op. cit. : 110] et Guo Zhengzhong [1998 : 371].

12 Les prêts sont attestés dans le lexique du xiiie siècle, le Chaoye leiyao. Cf. Zhao Sheng [1987 : 57].

13 Sur le rôle important des agents administratifs, cf. J.T.C. Liu [1967] pour la période des Song, et, plus généralement, P.-É. Will [1998] qui consacre une part importante de ses recherches à ces fonctionnements réels de l’administration. Pour une approche de la situation contemporaine, cf. Y. Chevrier [1996] et J.-L. Rocca [1996].

14 La réforme fiscale de 780 met en place un « impôt double », c’est-à-dire un double versement annuel qui regroupe les différentes contributions antérieures : si l’impôt reste largement acquitté en grains et en soieries, il est désormais établi sur la base d’un calcul en monnaie. Cf. D. Twitchett [1963].

15 Cette professionnalisation a été étudiée par R. Hartwell [op. cit.]. J’ai repris ce dossier en éclairant la standardisation de l’administration des finances dans C. Lamouroux [2000].

16 Li Tao [op. cit. : 37/813] ; Tuotuo [op. cit. : 299/9938-9939] ; Huang Huai [1989 : 263/13b-14a].

17 Son successeur à la tête de la Commission, Kou Zhun (961-1023), « fit l’inventaire des opérations que Chen avait au fur et à mesure modifiées et élaborées pour en faire un recueil de prescriptions classées par rubriques », cf. Li Tao [op. cit. : 55/1205]. C’est encore vrai dans la seconde moitié du xie siècle lorsque Shen Gua, lui-même ancien Commissaire aux finances, écrit avec quelque agacement à propos de Chen : « Les éloges parviennent jusqu’à nous et donnent en général une réputation imméritée. » [1975 : 11/notule 189]

18 Tuotuo [op. cit. : 183/4479, 267/9202], Wei Tai [1983 : 18/136], Shen Gua [op. cit. : 11/notule 190]. J’ai abordé les liens financiers entre administration et marchands dans C. Lamouroux [1991, à paraître].

19 Les exactions de Li Pu sont de notoriété publique. Cf. Shen Gua [op. cit. : 22/notule 396].

20 Sur la vie extravagante de Xia Song, un exemple dans Shen Gua [op. cit. : 9/notule 154].

21 Cf. l’édit du 7e mois de 1041 : « Les hauts fonctionnaires de la cour et du cadre métropolitain, les officiers des troupes et les fonctionnaires nommés qui demeurent longtemps à la capitale en attente d’une affectation se sont vu interdire par un récent décret tout emprunt auprès des usuriers de la capitale (jingzhai), si bien que d’honnêtes fonctionnaires en sont réduits à la misère et ne peuvent subvenir à leurs besoins. Désormais ceux qui sont affectés à l’extérieur de la capitale pourront contracter à titre privé un emprunt de 50 ligatures. » [Li Tao op. cit. : 132/3145]

22 Le mémoire de Su Shi auquel il est fait allusion s’intitule « Lun gangshao qianshe lihai zhuang (Rapport sur les avantages et les inconvénients relatifs aux pertes des convois du tribut) ».

23 Les opérations commerciales de l’administration ont été étudiées dès les années trente par Quan Hansheng (repris in Quan [1991]). D’une littérature abondante, je retiens ici Song Shee [1988], Wang Shengduo [1981] et Yanagida [op. cit.].

24 Li Tao [op. cit. : 17/384], cité par Wang Shengduo [op. cit. : 75] sur lequel se fonde en partie ma présentation générale.

25 L’interdiction est rappelée dans un mémoire de Bao Zheng daté de 1052. Cf. Li Tao [op. cit. : 172/4137].

26 On trouve plusieurs exemples de ces activités dans le rapport adressé en 1043 par Yin Shu [1991 : 308].

27 En 1055, la Commission des finances déplore ainsi que plusieurs préfectures « disputent des bénéfices aux marchands » en menant des opérations commerciales sur le sel. Cf. Li Tao [op. cit. : 181/4376].

28 Les bureaux, dépendant d’une Cour générale du sel, achètent le sel lorsque le prix de la natte de 200 livres risque de tomber sous les 10 ligatures, alors que le prix des certificats reste à 6 ligatures. Cf. Tuotuo [op. cit. : 181/4419], Shen Gua [op. cit. : 11/notule 211].

29 L’historiographie est clairement partagée en deux camps : les partisans des réformes et ceux qui leur sont hostiles. Pour suivre les arguments des premiers, cf. Qi Xia [1959], et pour comprendre ceux des seconds, cf. Wang Zengyu [1992]. Voir également le manuscrit inédit de P. Smith [à paraître]. Je remercie ce dernier d’avoir mis généreusement à ma disposition cette synthèse sur laquelle je m’appuie.

30 C’est la somme prêtée à Liu Zuo qui offre pour garantie les revenus de ses immeubles et son patrimoine immobilier. Cf. Li Tao [op. cit. : 298/7251].

31 Bi Zhongyou, « Qijulang Bigong Zhongxing xingzhuang (Note biographique sur son Excellence le Greffier Bi Zhongxing) », Xitai ji, j. 16, cité par Wang Zengyu [op. cit. : 5].

32 Li Tao [op. cit. : 242/5892]. Le sarcasme est de Wen Yanbo (1006-1097), Commissaire aux Affaires militaires en 1073.

33 Il est frappant de constater que le texte emploie encore l’expression « effectuer des livraisons » alors que l’opération consiste à se procurer des licences avec les fonds du Trésor.

34 Su Che [1987 : 39/868] cité par Wang Zengyu [op. cit. : 6].

35 Li Tao [op. cit. : 506/12 063]. Une proposition de réhabilitation des transactions marchandes, « utiles aux marchands et [aptes à] brider l’accaparement », est formulée en 1097. Cf. Li Tao [op. cit. : 493/11 720].

36 Il me semble que ce système d’avances sur marchandises est encore partiellement à l’œuvre dans les échanges que décrit Fei Hsiao-Tung à la suite de sa fameuse enquête dans un village du Jiangsu en 1936 [1983 : 108-109].

37 Je remercie Pierre-Étienne Will d’avoir mis à ma disposition cette thèse inédite. Gao Congming [2000: 102-103] donne un chiffre supérieur à 5 millions de ligatures pour les seules monnaies de cuivre.

38 Zou Hao, « Gu Guanwendian daxueshi Sugong xingzhuang zai (Notice biographique sur les actions de Son Excellence Su, Grand Académicien de l’ancien Hall Guanwen) », Daoxiang xiansheng wenji, j. 39. Cité par Wang Zengyu [op. cit. : 6].

39 Hong Mai [1981 : 1254], édité avec les corrections du Yongle dadian par Guo Zhengzhong [1985].

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Lamouroux, « Commerce et bureaucratie dans la Chine des Song (xe-xiie siècle) »Études rurales, 161-162 | 2002, 183-213.

Référence électronique

Christian Lamouroux, « Commerce et bureaucratie dans la Chine des Song (xe-xiie siècle) »Études rurales [En ligne], 161-162 | 2002, mis en ligne le 01 janvier 2004, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/7950 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.7950

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Christian Lamouroux

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