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AccueilNuméros161-162I. Baigou  : une étude de casUn regard européen sur Baigou

I. Baigou  : une étude de cas

Un regard européen sur Baigou

Jean-Yves Grenier
p. 77-87

Résumés

Résumé
Ce commentaire des articles précédents consacrés au marché de Baigou est écrit d’un point de vue extérieur à la Chine, celui d’un historien de l’Europe. Il s’agit en effet de décrire et de comprendre les caractéristiques de ce marché en le confrontant à l’expérience historique européenne des xviiie et xixe siècles. Cette mise en perspective permet de souligner l’efficacité des concepts de la sociologie et de l’histoire économique pour identifier la rationalité propre au système de Baigou et rendre ainsi compte du remarquable essor actuel des foires marchandes dans la Chine du Nord.

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Texte intégral

1La place, la forme et le rôle des marchés sont des questions très classiques et souvent parcourues par l’historiographie. L’exemple des marchés de Baigou n’est cependant pas ordinaire car il est d’une certaine façon impensable dans la perspective occidentale. Il serait en effet difficile de trouver des cas similaires dans l’histoire du développement européen ou de distinguer des modèles théoriques capables d’en rendre compte. En bref, la configuration qui a donné naissance à des marchés (ou plus exactement à des « foires marchandes », pour reprendre la nomenclature officielle) comme ceux de Baigou n’a pas d’équivalent facilement mobilisable, ce qui exclut d’en proposer une explication simple par analogie.

2Ainsi, la tradition de l’histoire de la pensée économique occidentale privilégie une logique spatiale largement différente. Considérons le célèbre article « Foire » écrit par Turgot pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Son argumentation tourne autour de la distinction entre foires et marchés. « Une foire et un marché sont donc l’un et l’autre un concours de marchands et d’acheteurs dans des lieux et des temps marqués ; mais pour les marchés, c’est l’intérêt réciproque que les acheteurs et les vendeurs ont de se chercher qui les réunit, et pour les foires, c’est le désir de jouir de certains privilèges : d’où suit qu’il doit être bien plus nombreux et bien plus solennel dans les foires. » [1757 : 65] L’idée principale de Turgot, en plus de plaider pour une diminution de la fiscalité indirecte nuisible aux échanges, est d’opposer la logique du marché à celle de la foire. La première se caractérise par la multiplicité des lieux d’échange quand la seconde joue sur la concentration des acheteurs et des vendeurs, non seulement par l’attrait des avantages fiscaux, comme l’affirme Turgot, mais aussi par la variété plus grande des biens qui peuvent être achetés et vendus. La démonstration cherche à prouver que le volume global des échanges est supérieur avec une organisation libérale des marchés plutôt qu’avec le système fiscalisé et étatique de la foire. « Concluons que les grandes foires ne sont jamais aussi utiles que la gêne qu’elles supposent est nuisible, et que, bien loin d’être la preuve de l’état florissant du commerce, elles ne peuvent exister, au contraire, que dans les États où le commerce est gêné, surchargé de droits et, par conséquent, médiocre. » [Ibid. : 69] Les foires, comprises au sens de concentration spatiale des échanges au même titre que le sont les marchés de Baigou, sont ainsi pour Turgot incompatibles avec la croissance économique et le signe d’une ingérence indue de l’État. Le même type d’incompatibilité se retrouve dans les propositions d’Adam Smith. Si la dimension smithienne n’est pas absente du cas de Baigou puisque la spécialisation de ses marchés s’est accompagnée d’un élargissement de la distribution à la Chine entière, sa proposition canonique qui veut qu’il existe un lien entre essor économique, division du travail et élargissement du marché n’est en revanche pas vérifiée puisque l’augmentation de la production n’est en aucune manière en corrélation avec celle de la division du travail [1776].

  • 1 Sur cette distinction, voir S. Kaplan [1986].

3Ces affirmations fondatrices de la pensée économique libérale occidentale sont donc sans pertinence dans le cadre chinois puisque l’intense développement de marchés spatialement concentrés a eu lieu dans un contexte de croissance générale et sans intervention décisive de l’État. Si l’on s’intéresse non plus aux représentations mais à l’histoire des faits économiques, le même décalage est perceptible car, si la critique de Turgot anticipe sur le recul de la place des foires dans les échanges au xviiie siècle, il n’empêche que leur déclin s’observe dès la première moitié du xviiie siècle en Angleterre, un peu plus tard en France mais au prix d’un certain déclassement puisqu’elles ne doivent leur survie qu’à leur marginalisation, se spécialisant dans les stocks invendus des fabriques et les tissus locaux qui n’ont pas d’accès aux circuits de distribution ordinaires. Plus généralement, la révolution industrielle et commerciale entre 1750 et 1850 s’est faite grâce à la multiplication des flux d’échange – rendue possible par la rapide extension des transports qui facilite la construction des marchés au sens du market principle – au détriment des lieux fixes et concentrés comme les foires, c’est- à-dire les market places1.

4Il serait bien sûr possible d’envisager un parallèle avec les foires médiévales dont le rôle dans l’essor d’une économie d’échange est indéniable. La comparaison manquerait cependant de pertinence car, outre que la dimension fiscale et la protection princière y tiennent une place importante, et que les contextes économiques sont par trop dissemblables, une différence de taille distingue ces foires-marchés du Moyen Âge (ainsi d’ailleurs que celles de l’époque moderne) de celles de la Chine contemporaine : elles ne sont en aucune manière des lieux de production, alors que la majeure partie des articles vendus à Baigou est fabriquée dans la région. L’une des conséquences est également que ces foires médiévales, au moins pour les plus grandes, sont de nature universelle quand le marché de Baigou est au contraire étroitement spécialisé.

  • 2 Cf. en particulier G.W. Skinner [1977]. Cf. également l’analyse très pertinente que propose C. Lamo (...)
  • 3 Dans sa contribution, Liu Shiding propose des arguments très intéressants, que je ne reprendrai pas (...)

5Remarquons, dans le même ordre d’idées, que la construction de la région chinoise au xixe siècle proposée par Skinner est de peu d’utilité pour comprendre les marchés comme ceux de Baigou2. Dans ses études désormais classiques, il élabore ce concept de région à partir de la théorie des lieux centraux, accordant une valeur explicative privilégiée à la distance économique3 et à la hiérarchie des marchés locaux qui s’ordonnent autour des métropoles centrales, vrai centre de gravité des systèmes régionaux d’échange. Ces métropoles sont par ailleurs des lieux propices au prélèvement fiscal étatique, observation d’importance puisque cela contribue à rendre communes les hiérarchies administrative et économique, redoublement essentiel dans la représentation de Skinner. Or ces deux caractéristiques s’adaptent très mal aux structures d’échange qui nous intéressent ici. De fait, la distance économique semble sans effet sur la taille du marché, ses produits étant diffusés dans toute la Chine et même au-delà. Le rôle de la fiscalité y est très faible, indication de plus confortant l’idée que l’État n’occupe qu’un rôle secondaire dans l’organisation de ce type d’échange. Quant à la structure des marchés, elle est totalement différente puisque tout est concentré sur un espace d’échange unique, sans lien avec d’autres réseaux de redistribution.

6Ces divergences sont intéressantes car elles nous incitent à penser que ce n’est pas au niveau de l’échange mais de la production qu’il faut se situer pour comprendre la spécificité des marchés chinois, c’est-à-dire pour rendre compte des avantages comparés qu’il y a dans la concenration spatiale.

  • 4 Cet auteur définit la proto-industrialisation à l’aide des quatre critères suivants. Elle suppose l (...)

7Le trait essentiel de l’économie de Baigou est qu’il s’agit d’un lieu de production avant d’être un lieu d’échange. Si ce qui n’était au départ qu’un marché périodique, comme on en trouve tant en Chine, est devenu une structure d’échange de très grande taille, c’est d’abord parce qu’il y eut sur place une offre de marchandises susceptibles d’être largement diffusées. Or les caractéristiques de cet ensemble productif relèvent, pour un nombre non négligeable d’entre elles, de ce que les historiens appellent, à la suite de Franklin Mendels [1984], la proto-industrialisation4. Cette organisation a dominé une bonne partie de l’industrie textile aux xviiie et xixe siècles mais elle est également courante dans la clouterie, la petite métallurgie ou l’horlogerie [Verley 1997]. La Chine a pratiqué, elle aussi, à la même époque ce mode de développement industriel, en particulier dans la basse vallée du Yangzi [Pommeranz 2000]. Les arguments en faveur de cette analogie sont nombreux.

8Le premier est qu’il s’agit d’une activité de type rural. Le fait que Baigou soit situé au cœur d’une zone agricole dans les plaines de Chine du Nord, éloigné de tout centre urbain important, et que pendant les trois décennies qui ont suivi 1949 ce bourg ne s’est pas particulièrement distingué des régions rurales voisines, confirme cette dimension rurale d’une organisation productive qui n’est ni l’héritière, ni le complément d’une activité industrielle de type urbain. De même, l’absence de matières premières, de technologie, de moyens de transport performants ou de grandes entreprises capables de mobiliser des capitaux renforce cette impression que c’est une logique proto-industrielle qui est à l’œuvre.

9Le deuxième argument est que la production des articles de maroquinerie est essentiellement le fait de foyers qui cultivent par ailleurs de petites parcelles de terrain pour subvenir à leurs propres besoins et vendre à l’État une partie de leur récolte de grains afin de souscrire à leurs obligations. L’omniprésence des familles paysannes, phénomène le plus frappant au regard de l’historien, est tout à fait remarquable : Liu Shiding explique ainsi que tous les foyers ruraux des villages placés sous la juridiction de Baigou sont concernés par l’industrie de la maroquinerie, soit 50 000 familles, ce qui rapproche ce cas chinois des exemples historiques les plus proto-industrialisés. Cette dimension familiale – et l’autoexploitation qu’elle autorise, pour utiliser une expression marxiste – explique l’étonnante productivité en termes financiers de cette organisation. Les chefs de famille ne fixent en effet pas le prix de leurs marchandises en sommant les coûts puisque la main-d’œuvre est, au moins en partie, rémunérée non pas sur la base d’un temps de travail mais sur celle du salaire nécessaire à la subsistance ou l’entretien des membres de la famille (la situation de la main-d’œuvre salariée est différente même si des logiques apparentées sont observables).

10Le troisième argument concerne la nature du produit : la maroquinerie est un bien qui s’exporte en Chine et même au-delà. Ce produit s’adapte parfaitement à la logique proto-industrielle du fait que, comme le souligne Shen Yuan, la production de housses de vélo n’a pas exigé d’investissements importants, pas plus, toutes proportions gardées, que la fabrication des produits de maroquinerie qui s’est développée par la suite. Autrement dit, la question de la création d’un capital industriel ne s’est jamais posée.

11On constate ainsi que les trois premiers critères proposés par Mendels se trouvent à peu près vérifiés à Baigou. Le quatrième critère fait problème mais, précisément, c’est le seul qui a trait aux modalités de l’échange, secteur dans lequel le modèle proto-industriel et celui des marchés de Baigou connaissent des divergences.

12Soulignons par ailleurs qu’un autre parallèle existe à propos, cette fois, de la fiscalité. D’abord, dans les deux cas, il est difficile à l’administration d’établir un contrôle strict sur des entreprises qui, du fait de leur structure familiale et de leur organisation très élémentaire, n’éprouvent pas la nécessité d’une comptabilité précise. Ensuite, les processus proto-industriels, ancien et moderne, sont soumis au même type d’impôt de répartition. Un montant global est, dans un premier temps, négocié entre l’État et les villages ou les collectivités locales, et ce sont les responsables locaux qui, dans un second temps, répartissent la charge fiscale selon les capacités de chacun. Cette procédure est caractéristique des pays d’élection dans la France d’Ancien Régime mais elle est aussi assez proche, dans l’esprit, de ce que Liu Shiding décrit à propos du village de Wei. Il en résulte deux conséquences importantes dans notre perspective : d’abord, la charge fiscale de ces ateliers domestiques est sans doute moindre comparée à ce qu’elle serait pour une fabrique ou une entreprise intégrées ; ensuite, cette dimension fiscale confirme que les processus proto-industriels ne renvoient pas à des logiques individuelles mais collectives.

13Baigou suit donc avec succès un développement qui s’apparente par certains traits à la proto-industrialisation. La raison de cette réussite est assez facile à comprendre si l’on reprend, par exemple, le schéma explicatif proposé par R.H. Coase et O.E. Williamson quand ils cherchent à savoir si les fonctions économiques sont mieux remplies par des firmes hiérarchisées plutôt que par le biais de processus de marché, le critère pour mesurer l’efficience étant la réduction des coûts de transaction, selon les principes développés par la nouvelle économie institutionnelle [Coase 1937 ; Williamson 1975]. Il ne faut bien sûr pas se limiter à cette dualité organisation interne/marché, couple devenu canonique depuis les travaux de Coase, car elle ne permet pas de prendre en compte nombre de modèles productifs comme celui de Baigou et, plus généralement, beaucoup de situations historiques.

14Étant donné les conditions qui prévalent dans notre exemple chinois (situation, structure sociale, nature du produit fabriqué…), on peut affirmer que l’organisation proto-industrielle appuyée sur un fort réseau familial est plus efficiente que le marché d’un côté, ou que l’entreprise de l’autre. La raison principale tient à la densité des relations interpersonnelles qui favorise l’expression d’une économie morale propre à ce type d’organisation, fondée sur la connaissance et la surveillance mutuelles et sur des règles implicites que tous savent devoir respecter. À bien des égards, on peut penser que le niveau des coûts de transaction s’en trouve abaissé.

  • 5 Voir également dans le même ouvrage l’article de Sun Liping qui illustre d’une autre façon le même (...)

15Ce dont témoigne l’étude que Shen Yuan a faite par ailleurs du marché des hibiscus blancs, toujours à Baigou, dont on peut supposer que les caractéristiques ne sont pas très différentes de celles du marché de la maroquinerie. Il montre comment les marchands obéissent à une règle non écrite : la concurrence existe mais il est strictement interdit de s’en prendre à la clientèle d’un autre car ce serait comme dépouiller un paysan de sa terre, ce qui « reviendrait à le priver de son moyen le plus fondamental de travail et d’existence » [2001 : 224]5. Cet argument est intéressant car il est typique d’une économie morale qui considère qu’il existe des principes relevant d’un droit naturel (tel le principe de conservation ou de subsistance) qu’aucun comportement économique ne saurait transgresser. Cette affirmation n’est toutefois pas abstraite puisqu’elle influence les attitudes sur le marché, du côté des vendeurs comme de celui des acheteurs.

16Regardons en particulier les effets sur la diffusion de l’information, aspect fortement souligné par Liu Shiding et crucial dans la perspective retenue ici de la nouvelle économie institutionnelle. L’information technique et commerciale circule de façon assez large au cours de bavardages entre voisins et au travers des réseaux de liens personnalisés, ce qui explique à la fois la relative uniformité des techniques utilisées, favorisant la cohérence et la solidarité du groupe, et la rapide diffusion des nouveaux produits. Quant au marché concentré, en tant qu’il s’impose au marché éclaté et délocalisé à la Turgot, son rôle dans la fabrication de l’information est considérable car la confrontation en un même lieu d’une offre et d’une demande génère une information chiffrée (variation des prix, volumes échangés, ampleur des stocks…) disponible tant pour les acheteurs que pour les vendeurs. L’assignation stricte d’un temps et d’un lieu pour les foires et les marchés sous l’Ancien Régime et jusqu’au milieu du xixe siècle avait d’ailleurs pour but, selon les administrateurs de l’époque, de procurer ce type de renseignements impossibles à obtenir autrement [Margairaz 1988].

17En outre, le marché concentré de Baigou sert également à diffuser localement des informations indispensables en provenance de l’extérieur, que ce soit pour faire apparaître et connaître les nouveaux goûts des consommateurs ou pour signaler les zones susceptibles de pourvoir à la main-d’œuvre nécessaire. Le système proto-industriel offre ainsi, grâce à la concentration et à l’homogénéité des familles et du fait de la connaissance que chacun a des activités de l’autre, la possibilité d’élaborer ce « code interne » dont parle Williamson [op. cit. : 36], qui favorise la circulation de l’information dans le contexte – propre aux hypothèses de la nouvelle économie institutionnelle – de « rationalité limitée » des acteurs économiques mais décourage également les comportements opportunistes et évite les effets pervers d’une information asymétrique [ibid. : 72]. Il est intéressant de souligner qu’un système proto-industriel élaboré comme celui de Baigou présente des caractéristiques en termes de degrés de socialisation qui le situent à mi-chemin entre le marché et l’organisation interne, ce qui en fait d’une certaine manière l’idéal-type d’une approche à la Williamson qui avait été fortement et justement critiqué pour sa tendance à sous- socialiser le premier et à sur-socialiser la seconde [Granovetter 2000 : 93-109].

18Une même logique d’efficience économique due à la concentration des activités s’observe à propos de la commercialisation. Cependant, sur ce point, on s’éloigne de l’organisation proto- industrielle dans la mesure où cette dernière est née le plus souvent de ce que les marchands ont été intégrés à l’amont, contrôlant peu à peu les artisans ruraux devenus économiquement dépendants tout en restant juridiquement libres. Le système de Baigou est notoirement différent en ce sens que la fonction commerciale est d’abord assumée par les producteurs eux-mêmes, et qu’en conséquence la proto-industrialisation n’est pas ici associée, comme c’est fréquemment le cas, à une stagnation du niveau de vie. Cet écart suppose en revanche que le marché local soit suffisamment important pour absorber toute l’offre alors que le modèle proto-industriel traditionnel diffusait l’essentiel de la production par l’intermédiaire des réseaux marchands.

  • 6 La notion de manufacture doit être entendue ici non pas au sens d’établissement manufacturier regro (...)

19Certains aspects de la commercialisation à Baigou sont néanmoins étonnamment proches ou similaires de ceux attestés pour les manufactures du xviiie siècle6. Prenons la question des marques, étudiée dans l’article écrit par Shen Yuan et Liu Shiding. Les auteurs soulignent que, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, le gouvernement du bourg a créé deux marques, « Chien blanc » et « Lapin de jade », propres à la « manufacture » de Baigou. Chaque fabricant a cependant quelque réticence à se placer sous la bannière d’une marque, considérant que sa production n’est pas identique à celle des autres. Ces différences existent puisque, comme le précisent les auteurs, malgré une certaine uniformité d’ensemble de la production, cette dernière n’est pas standardisée. De même, au xviiie siècle, si les règlements des manufactures créent un cadre commun, leur application n’empêche pas des nuances et une individualisation des produits. On retrouve ainsi, dans les deux cas, une même notion de concurrence entre individus associée à une responsabilité collective – dont témoigne plus généralement l’attachement au principe de « stabilité du marché » [Shen Yuan 2001 : 222-223] –, la renommée de ces fabricants, avant d’être la leur, dépendant de celle de la collectivité. C’est ce qu’ont bien compris les autorités administratives du bourg qui veulent utiliser les deux marques locales afin d’asseoir la notoriété de Baigou dans le domaine de la maroquinerie. Le marché de Baigou fonctionne en effet comme une « grande enseigne publicitaire », pour reprendre l’expression de Liu Shiding, ce qui illustre ce caractère d’abord collectif d’une organisation à fondement individuel. Les acheteurs n’entretiennent d’ailleurs pas de relations exclusives avec un fabricant mais avec plusieurs, comme le montre l’exemple de l’une des universités de Pékin dont la commande est pour ainsi dire prise en charge collectivement par des fabricants de Baigou. Les remarques de Liu Shiding à propos de la confiance nécessaire vont dans ce sens.

20La concentration spatiale, à la différence du cas des marchands de la diaspora chinoise étudié par Mark Granovetter [1994] pour lequel prime au contraire le réseau dans toute son extension géographique, est un facteur essentiel pour que se manifeste ce sentiment de solidarité professionnelle liée à un destin partagé.

21La dimension « manufacturière » se manifeste également par l’unicité du prix des marchandises vendues. La raison en est simple et elle est donnée par Sun, cité par Liu Shiding : « Sur le marché, le prix d’un article est partout le même parce que la matière première, les pièces détachées et les petits accessoires ont été achetés au même endroit et au même prix. Or le prix de vente est fixé en fonction du prix de revient. »

22Pour que l’explication soit complète, il faut ajouter que règnent l’uniformité des techniques, due à leur simplicité et au fait qu’il s’agit d’une connaissance commune, et celle du taux de profit. Cette dernière est la double conséquence, d’un côté, de l’économie morale et de la « pression » exercée par toute la profession qui connaît les conditions exactes de production de chacun et, de l’autre, du régime concurrentiel prévalant sur le marché. La relative indifférenciation des biens vendus exclut la possibilité d’écarts durables entre les prix, d’autant que le principe du respect de la clientèle d’autrui limite les effets de la concurrence.

  • 7 Pour une définition plus complète, voir J.-Y. Grenier [1996, chap. 4].

23Si ces conditions sont propres aux marchés du type de celui de Baigou, la similitude avec les manufactures du xviiie siècle est pourtant forte. Dans celles-ci également, le processus de formation des prix conduit à des taux d’échange communs aux différentes marchandises, appelés « prix de référence », qui sont la somme de la valeur des diverses composantes (salaires, matières premières, profit…) déterminées collectivement dans le cadre d’une économie morale simple de production7. Et dans les deux cas, on observe que les seuls à pouvoir s’affranchir de cette uniformité des prix sont les fabricants d’articles nouveaux qui peuvent à court terme contrôler les prix et essayer d’augmenter leurs profits (Liu Shiding), selon une logique qui rencontre cependant assez vite ses limites, la simplicité des processus de fabrication et la relative uniformité des matières premières utilisées ne permettant pas de conserver longtemps ces rentes de situation.

24Cette unicité du prix contribue de surcroît à la réussite commerciale de Baigou car la faible variabilité du couple prix-qualité constitue à la fois une garantie pour l’acheteur et une économie sur les coûts de transaction puisque l’information à rassembler est très limitée. L’émulation se porte dès lors sur la qualité du service fourni au client, en particulier les délais de livraison et l’élasticité des quantités offertes, autre point fort de la « foire marchande » de Baigou. Cette concurrence ne fait, en fin de compte, qu’améliorer l’efficience d’ensemble du système qui combine ainsi les avantages du marché et ceux de l’organisation interne.

25Toutes ces remarques mènent au constat qu’une double logique proto-industrielle et manufacturière est à l’œuvre dans la région de Baigou. L’une des conséquences importantes est la concentration spatiale de la production comme de la distribution dans la mesure où ce regroupement favorise l’efficience du système, voire constitue une condition forte de son efficacité, à la différence de ce qu’affirment, pour un contexte autre il est vrai, les analyses de Turgot ou de Smith. Le passage du statut de commerçant itinérant à celui de commerçant fixe, tel qu’il est décrit par Shen Yuan, est une belle illustration de réversibilité qui contredit les propos des deux économistes du xviiie siècle. L’existence de ce type de marché répond donc à une rationalité bien identifiable, et on peut montrer pourquoi le « système Baigou » est plus efficient que le marché ou que l’organisation interne.

26Cette conclusion, par sa généralité, est intéressante car elle permet d’expliquer pourquoi dans la Chine du Nord les marchés spécialisés ont connu un développement exceptionnellement rapide depuis le début des années quatre-vingt. Reste à éclairer la réussite particulière de Baigou. Soulignons d’abord que le succès global de cette forme d’organisation des échanges par des marchés de gros laisse à penser que plusieurs caractéristiques du système de Baigou se retrouvent ailleurs dans l’espace chinois. Des facteurs contingents ont cependant certainement eu leur importance, telle la localisation du bourg à la frontière de trois districts, qui, Shen Yuan le montre fort bien, confère une certaine autonomie et comme un privilège d’extra-légalité aux acteurs économiques, replaçant le marché de Baigou dans l’histoire des différentes ruptures dont la Chine d’aujourd’hui hérite. Cet aspect rappelle l’opposition que faisait Quesnay entre le marché, fruit d’une organisation rationnelle et conforme aux lois de l’économie, relevant d’un ordre presque naturel de l’espace, et la foire, rassemblement favorisé historiquement par les multiples contraintes politiques dont souffrait le commerce, notamment l’octroi de privilèges.

27Un autre élément, peut-être plus déterminant et moins aléatoire, est que sa vocation économique ne sort pas du néant : la fonction initiale du bourg, avant 1949, était moins dans la production que dans l’échange – Baigou était alors le siège de l’un des plus grands marchés de la Chine du Nord – et la tradition commerciale s’est toujours maintenue, même à l’époque communiste. C’est dans cette tradition qu’il faut situer le comportement « entrepreneurial » qui caractérise les gens de Baigou. Ainsi, la discussion relatée par Shen Yuan, qui eut lieu en 1973, entre le chef d’équipe et le comptable pour décider du type de produit à fabriquer révèle une vraie capacité à analyser la place d’une marchandise sur le marché, ce qui fait du choix de ce produit qu’est la housse de vélo une décision qui ne procède pas tout à fait du hasard. En revanche, que cette marchandise soit au début d’une filière technique plus longue – avec les sacs et les valises – mais à la portée d’une fabrication de type proto-industriel est, semble-t-il, une conséquence heureuse moins prévisible. De même, la volonté inflexible de ces deux hommes de trouver une activité secondaire n’est pas casuelle et les singularise au moins pour partie. Ce sens de l’initiative n’est pas sans évoquer les animal spirits chers à Keynes qui voyait dans ces dispositions d’esprit et ce goût du risque calculé le facteur premier de l’essor d’une économie de marché. Dans cette perspective, le contraste est notable, et certainement explicatif, entre l’entreprise de Baigou et celle du canton de Yan.

28Dans le premier cas, l’initiative est le fait de particuliers obsédés par le désir de sortir de la misère économique. « À l’époque, on ne pensait qu’à ça tous les jours : quelle sorte d’activité pourrait nous faire gagner de l’argent », explique le comptable de l’équipe. Le capital initial est ainsi constitué grâce aux avances en argent faites à titre privé par le comptable et le chef d’équipe. L’augmentation des revenus des membres de la commune (et non de la commune elle-même) est donc une préoccupation à la fois individuelle (c’est l’enrichissement personnel qui est recherché) et collective (c’est une action collective qui est envisagée comme solution), dualité que l’on sait essentielle dans l’efficience du système de Baigou. La conséquence est la relative indépendance de cette entreprise par rapport au pouvoir politique ou administratif, ce qui a sans conteste renforcé la solidarité entre les fabricants. Cela n’a bien sûr pas empêché qu’ensuite le gouvernement du bourg manifeste un grand intérêt pour le développement du marché, procédant à divers investissements matériels motivés par l’importance des recettes fiscales attendues.

29Pour ce qui est de Yan, l’affaire est tout autre car l’initiative revient entièrement au gouvernement du canton qui applique une politique de portée nationale, et elle est plutôt contraignante, comme le souligne le slogan associé à ce processus : « Forcer le peuple à s’enrichir ! » L’objectif principal de ce mouvement est à l’opposé du précédent puisqu’il s’agit, Ma Mingjie et Sun Liping le montrent, de faire grossir les finances publiques. Les risques sont cependant assumés par les autorités contrairement à ce qui se passe à Baigou. Le contraste est donc net entre Baigou et Yan. Si, dans les deux cas, le mouvement économique se démarque clairement de la « mobilisation structurelle » (Ma Mingjie et Sun Liping) d’avant les réformes, il n’en a pas moins des fondements et une légitimité très différents. À Yan, il relève du pouvoir administratif – incarné par la figure paradoxale d’entrepreneur que revêt monsieur Su, secrétaire du comité du Parti du canton – qui se transforme en agent économique mais sans remettre en cause l’ancienne divergence d’intérêts entre les parties en présence. À Baigou il résulte d’une initiative de la société civile dont les membres eux-mêmes deviennent des agents économiques dans le cadre d’une convergence d’intérêts, après les antagonismes initiaux, l’administration locale trouvant son profit (en particulier fiscal) dans la réussite de la fabrication de sacs et de cartables.

30Ces deux exemples ne sont sans doute pas les plus représentatifs car, comme le suggère Wang Hansheng, la complémentarité entre les intérêts locaux est bien souvent la règle, gage de la réussite économique actuelle de nombre de ces marchés. Baigou et Yan sont pourtant très intéressants en ce qu’ils illustrent les deux modalités opposées du partage toujours délicat entre privé et public. Ils ont de ce fait le grand mérite de mettre en évidence la complexité des liens, au sein de l’action économique, entre bureaucratie et fonctionnaires d’un côté, entrepreneurs et marchands de l’autre, autant d’archétypes qui, dans la pratique, peuvent être disjoints ou confondus dans les mêmes personnes. En ce sens, les réflexions de Christian Lamouroux sur la Chine des Song ont comme un étrange parfum d’actualité.

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Bibliographie

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Notes

1 Sur cette distinction, voir S. Kaplan [1986].

2 Cf. en particulier G.W. Skinner [1977]. Cf. également l’analyse très pertinente que propose C. Lamouroux du modèle de Skinner [1993].

3 Dans sa contribution, Liu Shiding propose des arguments très intéressants, que je ne reprendrai pas ici, pour montrer ce qui distingue le marché tel qu’il apparaît dans les analyses de Skinner de celui de Baigou, quant à la question des voies de communication.

4 Cet auteur définit la proto-industrialisation à l’aide des quatre critères suivants. Elle suppose l’apparition et le développement d’une production industrielle destinée à l’exportation hors de la région. Elle implique essentiellement la participation de familles paysannes ; ces populations trouvent dans l’activité industrielle les ressources supplémentaires indispensables. Elle repose sur la complémentarité entre des producteurs de surplus agricoles commercialisés et de petits exploitants installés sur des parcelles trop petites ou trop peu fertiles pour qu’à elles seules elles puissent assurer leur survie. Elle fonctionne dans le cadre de régions constituées autour d’une ou plusieurs villes et unifiées par des moyens de transport et une unité juridique.

5 Voir également dans le même ouvrage l’article de Sun Liping qui illustre d’une autre façon le même principe d’économie morale à propos du comportement des agents de l’État : «Une action accomplie par ces agents doit, pour être considérée comme juste et raisonnable, démontrer une certaine conformité à la fois à la loi, aux principes sociaux partagés et aux sentiments et obligations existant entre les individus.» [Ibid. : 249]

6 La notion de manufacture doit être entendue ici non pas au sens d’établissement manufacturier regroupé mais au sens de zone géographique de production (manufactures d’Amiens, de Beauvais…) qui rassemble de nombreux petits producteurs indépendants fabriquant des produits de nature identique, identifiés à cette manufacture.

7 Pour une définition plus complète, voir J.-Y. Grenier [1996, chap. 4].

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Yves Grenier, « Un regard européen sur Baigou »Études rurales, 161-162 | 2002, 77-87.

Référence électronique

Jean-Yves Grenier, « Un regard européen sur Baigou »Études rurales [En ligne], 161-162 | 2002, mis en ligne le 01 janvier 2004, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/7941 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.7941

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