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La construction des différences chez les migrants à la frontière mexico-étasunienne

Constructing diffrences among migrants at the Mexican-American border
Françoise Lestage
p. 189-204

Résumés

Cet article s’attache à décrire l’évolution des catégories socioculturelles chez les migrants à la frontière mexico-étasunienne et souligne comment elles se construisent et se déconstruisent. S’appuyant sur des enquêtes ethnographiques réalisées dans une ville mexicaine située sur la frontière californienne, l’auteur prend pour sujet d’étude des migrants issus des campagnes du sud du Mexique, considérés jusque-là comme des indiens d’origine mixtèque – à cause de leur langue maternelle notamment. Loin d’être à jamais figés dans l’ethnicité, ces migrants dits mixtèques se classent et sont classés par les personnes, les institutions et les groupes avec lesquels ils entrent en relation, en fonction des lieux et des circonstances, selon des systèmes différents qui combinent le groupe ethnique, la classe sociale, la région et/ou la nation d’origine.

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Texte intégral

  • 1 . Dans l’État de Oaxaca dont il sera surtout question ici, cette ouverture des campagnes a eu lieu (...)
  • 2 . Le nombre de migrants originaires de l’État de Oaxaca est estimé, pour ce qui est de la migration (...)

1L’exode rural n’est pas un phénomène récent au Mexique. Il est toutefois plus marqué depuis la fin du xixe siècle quand des vagues successives de paysans mexicains gagnent les États-Unis, parfois illégalement en utilisant des réseaux familiaux ou villageois, parfois légalement en répondant à des programmes d’embauche de main-d’œuvre étrangère lancés par l’État fédéral, tel le programme Bracero – de brazo, bras – en vigueur de 1942 à 1964 [Durand 1998]. Dans le pays même, c’est la création de routes qui a désenclavé les campagnes [Grimes 1998]1, favorisant la circulation des biens et des personnes, et poussant les paysans à gagner les villes ou à se louer comme ouvriers agricoles dans des régions tout d’abord proches de chez eux [Méndez y Mercado 1985], puis de plus en plus éloignées [Klaver 1997]. Cependant, depuis le début des années soixante-dix, le nombre de personnes mobiles issues des zones rurales des états du sud du Mexique, en particulier celui de Oaxaca, est en nette augmentation2. Ces migrants se déplacent vers les villes et les zones d’agriculture industrielle de leur propre pays ou des États-Unis [Durand, Massey et Zenteno 2001] en fonction du marché du travail et des saisons agricoles et piscicoles.

  • 3 . Ce dernier ne correspondant pas à un groupe défini et précis d’individus, il devrait, à mon sens, (...)
  • 4 . C’est du reste sur ce critère qu’ils ont été recensés au cours du xxe siècle, excepté en l’an 200 (...)
  • 5 . Définition qui, dans le nord du pays, n’est pas valable pour les personnes parlant une langue ind (...)

2Or la plus grande partie de ces migrants est considérée comme « indienne » ou plutôt « indigène3 » (indígena), terme moins péjoratif, par opposition à la majorité des Mexicains, perçus comme « métis ». La « race » métisse, construite au début du xxe siècle, est supposée descendre à la fois des premiers habitants, les indiens, et des colons espagnols. Aux yeux des Mexicains, sont indiens ceux qui parlent des langues héritées de l’époque précolombienne4 et qui ont des pratiques religieuses, politiques, thérapeutiques, culinaires ou musicales particulières. Ceux qui sont ainsi désignés se prétendent pour la plupart membres d’une « communauté villageoise » constituée d’un groupe de personnes vivant des ressources que leur procure un territoire appartenant à tous et administré par des autorités choisies selon des règles distinctes de celles de l’État mexicain5. Une fois élues, ces autorités s’assurent que les membres respectent le droit coutumier (la costumbre), c’est-à-dire les lois propres à la communauté villageoise, qu’elles aient trait à la religion, à la répartition et l’utilisation du sol ou au règlement des conflits.

3Bien que polémique et essentialiste, la classification de la population en deux catégories influe sur la vie économique, sociale et politique du pays ainsi que sur les travaux en sciences sociales qui adoptent cette bipartition : la migration dite indienne est donc a priori envisagée comme distincte de la migration non indienne. Les études sur le sujet tendent à souligner qu’il existe effectivement une différence entre les deux. Celle-ci tiendrait aux rapports qu’entretiennent les indiens avec leur communauté villageoise ; ces relations perdurent chez les migrants avec une intensité qui s’explique tant par un attachement affectif et historique à leur communauté que par la pression et la coercition dont celle-ci fait preuve vis-à-vis de ses membres, même quand ils vivent au loin.

  • 6 . Notamment L. Arizpe [1978], S. Molinari Soriano [1979], M. Bartolome et A. Barabas [1986], M. Nol (...)

4Le phénomène constitue, pour nombre de chercheurs6, un trait spécifique du processus migratoire des indiens, qui conduirait ces derniers à préférer une migration temporaire et saisonnière leur permettant d’améliorer leur situation dans le village plutôt que leur position économique et sociale dans la société mexicaine (comme c’est le cas pour les non-indiens). Par ailleurs, ils tendraient à assurer la gestion économique et politique de leur communauté d’origine depuis leurs lieux de migration [Hirabayashi 1986 ; Hulshof 1991 ; Smith 1995], ce qui y créerait de nouveaux rapports de forces et perturberait les hiérarchies locales [Besserer 1998].

5Que l’on adhère ou pas à l’hypothèse de la différence entre deux formes de migration, force est de constater que la vie dans les villes ou dans les campements des zones d’agriculture industrielle met les paysans, indiens ou non, en contact avec des migrants issus de toutes les régions du Mexique, bouleversant les expériences individuelles et collectives de l’identité et de l’altérité, et modifiant les représentations de soi et des autres. Que se passe-t-il en effet hors des limites des villages et des États d’origine ? Ceux qui en émigrent peuvent-ils être regardés – et se regardent-ils – comme paysans ou ruraux puisqu’ils ne vivent plus directement des produits de la terre et n’habitent plus en permanence les régions dites rurales ? De même, peuvent-ils être considérés, – et se considèrent-ils – comme membres d’une communauté villageoise alors qu’ils résident à des milliers de kilomètres de celle-ci et sont engagés dans la vie sociale, économique et politique tant de leur lieu d’accueil que de leur village ? Sont-ils vus comme des indiens par leurs nouveaux voisins et collègues ? Et revendiquent-ils cette appartenance ? En d’autres termes, comment se classent-ils eux-mêmes et sont-ils classés par les autres dans les lieux de migration, et sur quelles catégories ces classifications se fondent-elles ?

  • 7 . Le recensement de 2000 comptabilise près de 450 000 Mixtèques (444 498) dans l’ensemble du pays. (...)
  • 8 . Une résidence stable en Basse-Californie facilite une migration saisonnière en Californie ; une r (...)

6Les réponses à ces questions ne sont pas uniformes : elles dépendent des contextes géographiques, historiques, démographiques, économiques et politiques. Dans cet article, on s’interrogera sur les classifications que l’on rencontre aujourd’hui dans un environnement spécifique, celui d’une ville de la frontière mexico-étasunienne, Tijuana, située au Mexique dans l’État de Basse-Californie. On s’appuiera sur les résultats d’enquêtes ethnographiques réalisées avec des Mixtèques, originaires de l’État de Oaxaca, ainsi nommés en référence à leur langue maternelle et faisant partie des populations que l’on qualifie d’indiennes. Seront considérés comme Mixtèques tous ceux qui s’estiment membres d’une communauté villageoise où est parlé le mixtèque7, c’est-à-dire ceux qui y possèdent des biens immobiliers et participent financièrement aux dépenses laïques et religieuses du village. Depuis les années soixante, les Mixtèques – et d’autres paysans originaires du même État qu’eux mais parlant d’autres langues indigènes, tels les Zapotèques ou les Triquis – migrent en masse dans des zones d’agriculture industrielle au Mexique (Sinaloa, Baja California) et aux États-Unis (Californie, Oregon, Floride). Ils s’établissent aussi dans les grandes villes de ces deux pays. Par ailleurs, ils font preuve d’une extrême mobilité, certaines familles vivant hors de leur État d’origine dans des résidences-tremplins où les hommes séjournent quelques mois avant de partir pour une autre migration saisonnière dans une région relativement peu éloignée8.

Ruralité et indianité

7Qu’entend-on par « paysan » ou « rural » ? Comme le souligne Mendras qui en fait des termes synonymes, « c’est le fait d’appartenir à une société paysanne qui identifie le paysan et rien d’autre » [1976 : 12], une société dont il ébauche un modèle idéal où dominent une certaine autonomie et une certaine autarcie par rapport au reste de la société, ainsi qu’une grande importance accordée au groupe domestique. Pour Mendras toujours, « c’est par opposition au citadin qu’il faut définir le paysan » [1959 : 11]. Selon lui, la catégorie de paysan est apparue en même temps que la ville. Mais plutôt que d’opposer paysan et citadin, campagne et ville, Mendras préfère distinguer le « milieu naturel » du « milieu technique ». Dans le premier, seul « l’outil », « prolongement direct du corps et de l’habileté professionnelle » se trouve entre l’homme et la nature, alors que, dans le second, les techniques et les « machines » enserrent l’homme dans un réseau qui l’éloigne du milieu naturel.

8Néanmoins, on ne passe pas d’un état à l’autre sans franchir des paliers intermédiaires. Les migrants mixtèques, originaires d’une société campagnarde, d’après les termes de Mendras, évoluent dans un milieu technique tout en conservant l’espoir de retourner dans leur campagne d’origine ou en y retournant effectivement entre deux saisons de cueillette.

9Chez quelques-uns demeure une incertitude quant à leur statut de ruraux ou d’urbains. Ce que révèle la rubrique relative à la profession dans les actes de mariages de migrants mixtèques enregistrés entre 1977 et 1996 dans un quartier de Tijuana où un petit nombre continue de se définir comme paysans.

10Dans ces déclarations, au cours des vingt ans considérés, les pourcentages de toutes les professions évoluent, que ce soit à la hausse pour les nouveaux emplois urbains (jardiniers, emplois qualifiés), ou à la baisse pour les anciens (manœuvres). C’est là une conséquence du changement de situation économique et sociale des migrants. Alors que plus de 5 fiancés sur 10 affirment être péons dans les dix premières années, moins d’1 sur 10 le revendique dans les dix suivantes ; à l’inverse, on trouve moins d’1 « employé » sur 10 dans la première période et plus de 3 sur 10 dans la seconde. Seul reste stable le taux de ceux qui continuent à se dire « paysans ». En effet 2 fiancés sur 10 utilisent ce qualificatif pour désigner leur profession de 1977 à 1996 [Lestage 1998a].

11Ceux qui se disent « paysans » ne sont pas nécessairement de nouveaux arrivants. Une partie des migrants de longue date et même des jeunes gens nés sur place s’attribuent cette qualification professionnelle ou acceptent d’être désignés comme tels par les employés du registre civil alors qu’ils demeurent en ville et ne travaillent pas dans les champs. On voit que la catégorie de paysan ne disparaît pas subitement du simple fait d’un déplacement géographique mais continue d’exister dans la représentation que les migrants donnent d’eux-mêmes et dans leur système de classification. Elle ne correspond plus ni à une forme de résidence ni à un type de ressource. Elle se justifie uniquement par l’appartenance à une communauté villageoise rurale qui ne fait du membre de la communauté un paysan que s’il privilégie cette identification à celles relatives à l’emploi, au quartier, à la région, à la nation.

  • 9 . Quelques articles et ouvrages célèbres sur ce thème au xxe siècle : M. Gamio [1948] ; G. Aguirre (...)

12Car être membre d’une communauté villageoise fait aussi du paysan un indien. On a dit que la société mexicaine était composée d’indiens et de métis, une catégorie qui inclut tous les autres. Pourtant ces deux notions n’ont pas de contenu spécifique ; elles changent selon le lieu et l’époque. Comment parler d’un concept d’« indien » alors que son contenu varie ? Cette question a suscité des publications nombreuses, au Mexique et en Amérique latine9. Le propos de cet article n’est pas de dresser l’historique des polémiques autour des notions de métis ou d’indien, mais d’en proposer une définition opératoire.

13Celle d’indien – qui nous intéresse ici – est « le produit de rapports sociaux de dépendance » [Lavaud 1998 : 354]. C’est une « relation particulière entre [les groupes concernés] et les autres secteurs du système social global dont font partie les indiens » [Bonfil Batalla op. cit. : 30]. Le concept d’indien peut aussi figurer « une catégorie analytique qui nous permet de comprendre la position qu’occupe le secteur de la population ainsi désignée dans le système social dont elle fait partie » [ibid. : 42]. Cette notion serait « issue de la situation coloniale » constituée par les colonisés, dominés politiquement et idéologiquement et exploités économiquement [ibid.]. Pour certains, elle serait encore le signe de la permanence d’une structure coloniale [Favre op. cit.]. Retenons pour notre démonstration qu’elle n’est pas liée à des marqueurs culturels (langue, vêtements, coutumes), contrairement à ce que laissent souvent croire les discours politiques ou l’opinion publique, mais qu’elle se construit ou se « déconstruit » dans l’interaction avec les autres parties de la société, processus que l’on voit à l’œuvre dans le cas des Mixtèques migrants établis à Tijuana.

Les Mixtèques à Tijuana : appartenances et représentations

14Dans ce lieu de migration, les migrants mixtèques sont engagés dans la vie économique, sociale et politique locale tout en continuant d’être solidaires de celle de leur village d’origine. Selon les événements et les circonstances, c’est soit leur insertion dans la société locale qui est favorisée, soit leur rattachement à un groupe d’appartenance qui est renforcé. Ainsi s’associent et s’articulent deux systèmes de classification. Le premier tient à la similitude d’une situation sociale partagée, qu’il s’agisse des conditions de travail et de vie ou des discriminations subies : le Mixtèque est « ouvrier », « habitant du quartier », « migrant ». Le second tient à la similitude d’origine fondée sur le partage d’un sentiment d’appartenance, qu’elle soit villageoise, régionale ou nationale : le Mixtèque est alors « indien », mais il est aussi parfois « oaxaqueño » (terme régional) ou « mexicain » quand il se trouve aux États-Unis.

15On analysera le jeu entre ces deux modes de représentation et ces deux formes d’appartenance dans trois milieux : le lieu de travail, le quartier, les associations.

Sur le lieu de travail

16Comme la plupart des migrants, les Mixtèques arrivés de fraîche date à Tijuana trouvent d’abord à s’employer dans le secteur informel : la construction et le jardinage pour les hommes, la vente ambulante et la domesticité pour les femmes. L’insertion dans la société locale par le biais du travail se fait plus ou moins rapidement et aisément selon la connotation « ethnique » de l’emploi exercé, c’est-à-dire l’utilisation de marqueurs culturels pour le mener à bien. Fréquente dans certains secteurs, l’ethnicisation peut être volontaire ou non, comme le montrent les exemples qui suivent. En différenciant les emplois, elle freine l’intégration et maintient à l’écart les travailleurs concernés.

17Les vendeuses ambulantes qui disposent leurs étalages d’artisanat et de curiosités dans les rues les plus passantes, aux abords de la ligne-frontière et dans le centre-ville, ont une activité qui les rend très visibles [Clark Alfaro 1991], tant pour les médias (à l’affût de nouveautés et de scandales) que pour les administrations (pointilleuses quand il s’agit de commerce et surtout d’indiens « donnant une mauvaise image aux touristes », selon elles) ou les habitants (informés par les médias et se rendant compte par eux-mêmes de cette visibilité). Beaucoup d’entre elles sont vêtues et coiffées différemment des autres femmes de classe populaire, ce qui entraîne une classification immédiate comme indiennes sans que cette appartenance soit revendiquée par elles.

18Dans le cas des instituteurs des écoles bilingues (espagnol-langue indigène), la visibilité est plus maîtrisée et plus politisée que celle des vendeuses : ce ne sont plus les détails vestimentaires qui les font désigner comme indiens, mais l’accent mis consciemment sur leur spécificité ethnique à travers l’usage et l’enseignement de leur langue maternelle.

19Les uns comme les autres sont fréquemment victimes de discrimination dans les médias ou dans leur quotidien.

20On pourrait croire que les migrants mixtèques qui ont des emplois à connotation ethnique s’identifient – et sont identifiés – à des indiens sans autre forme de procès. Or la réalité est plus complexe. Prenons les vendeuses des rues : là où les habitants, les touristes, les policiers et les journalistes voient un groupe homogène d’indiennes, les vendeuses elles-mêmes perçoivent une grande diversité et se montrent sur bien des points plus semblables aux autres vendeuses des rues de classe populaire qu’à leurs payses des campagnes. En effet, si leur mode d’occupation de l’espace relève d’une prééminence de la similitude d’origine familiale, villageoise et ethnique – puisqu’elles installent leurs étalages dans les rues en fonction de leurs liens familiaux et villageois [Lestage 1998b] –, leur aspect et leur comportement indiquent le souci de s’insérer dans la société locale, en se pliant à la mode par exemple.

21Dans les dix dernières années, l’apparence et l’attitude des vendeuses a changé. Les plus jeunes ressemblent aux autres jeunes filles de classe populaire de Tijuana : pantalons et chemisiers moulants, cheveux longs attachés en queue de cheval avec une frange crêpée, elles interpellent les touristes sans timidité, en anglais et en espagnol. D’autres, notamment les plus âgées, ont conservé le vêtement dit traditionnel (jupe bouffante et tablier, longues tresses), mais lui ont donné une touche tijuanense : elles portent des pantalons sous la jupe, et les motifs, comme la forme des tabliers, sont différents.

22Toutes les vendeuses de rue reconnaissent leur appartenance à une communauté villageoise (elles disent être du village N ou L) et utilisent leur étiquette indienne pour défendre leurs intérêts : une centaine d’entre elles sont regroupées dans une organisation destinée à obtenir des permis de travail dans un premier temps et à les protéger des policiers et des administrations malintentionnées ensuite. Elles participent à des manifestations réunissant plusieurs organisations qui se disent indiennes [Velasco 1999]. Remarquons que, personnellement et dans leur vie quotidienne, chacune tend à adopter l’aspect et les valeurs de la classe populaire locale, donc à revendiquer la similitude de situation, alors que, collectivement et ponctuellement, elles se servent de leur indianité et privilégient par conséquent la similitude d’origine.

23Cependant, un nombre de plus en plus important de migrants mixtèques exercent des emplois neutres. Sans être nécessairement plus qualifiés, ils passent inaperçus et ne sont pas stigmatisés : employés de la municipalité ou ouvrières des usines d’assemblage attirent peu les regards de leurs concitoyens, ne font jamais l’objet de tracasseries policières et n’apparaissent pas non plus en première page des journaux. Ils se fondent dans la classe populaire.

  • 10 . Entretien, juillet 2000.

24Francisca, mixtèque, 40 ans, vivant à Tijuana depuis 1991, contremaître dans une usine d’assemblage, signale que beaucoup de jeunes femmes qui travaillent sous sa surveillance sont indiennes. Pourtant, selon son témoignage10, si celles-ci ne subissent aucun rejet de la part de leurs collègues de travail, elles ne s’identifient pas non plus comme indiennes : elles choisissent d’être, à l’usine au moins, des jeunes femmes mexicaines sans passé et sans stigmates. Puisque leur indianité n’est jamais mentionnée, puisqu’elles se gardent de donner des signes qui pourraient renseigner leurs collègues sur leurs origines (langue parlée, vêtements, coiffure), elles ne donnent aucune prise à une éventuelle discrimination. Aux yeux de tous, c’est alors l’origine régionale – et non plus indienne – qui prime.

25Le métier exercé constitue ainsi un élément de classification. Il concourt soit à enfermer le migrant mixtèque dans la catégorie d’indien, soit à lui donner au contraire la possibilité de passer pour un mexicain, donc un métis. Il en est de même pour les relations qui vont s’établir au sein du quartier de résidence.

Dans le quartier

26Comme les autres migrants, les Mixtèques s’installent dans la ville en fonction de deux facteurs. D’une part, leur origine géographique et familiale car les arrivants rejoignent des membres de leur famille ou de leur communauté villageoise ; d’autre part, leur date d’arrivée car les nouveaux venus se fixent presque toujours aux confins de la ville en pleine expansion : la population double quasiment tous les dix ans depuis les années cinquante et les limites ne cessent de changer. Les migrants mixtèques s’implantent donc dans des quartiers hétérogènes, si l’on considère leur composition ethnique ou régionale – puisque les habitants viennent de tous les États de la république mexicaine et parlent toutes les langues ou presque – et homogènes, si l’on se réfère à leur composition sociale et à l’époque d’arrivée des résidents. Ils y reproduisent ou recréent quelques aspects de la vie dans leurs régions d’origine : ils y organisent des fêtes religieuses en hommage à un saint ou à une vierge auxquelles participent voisins mixtèques et non mixtèques ; ils y donnent des cours de langue mixtèque, suivis surtout par les enfants des métis [Lopez Mejía 1999].

27Au début, les nouveaux migrants maintiennent leurs distances. Progressivement, le voisinage, le partage d’un même mode de vie, d’un statut social similaire, les réunions de parents dans les écoles créent des liens de solidarité, d’amitié, voire de parenté. Celle-ci est soit symbolique – ils se choisissent mutuellement comme parrains de baptême, de confirmation, de mariage – soit réelle – ils marient leurs enfants. Comme je l’ai indiqué ailleurs [Lestage 1999 : 430-431], ces unions suivent un principe traditionnel qui est celui de l’alliance de deux familles autant que celle de deux individus. Dans ce cas, les familles se connaissent bien et s’estiment parce qu’elles sont voisines ou parce que les pères des fiancés sont des collègues. Le mariage renforce des liens préexistants entre des familles et des individus sans que soit considérée la différence ethnique qui devient un détail de l’histoire de chacun. La priorité est ainsi donnée à la similitude de situation (le voisinage, le travail en commun), et la séparation indien/non-indien passe au second plan ou disparaît.

28À l’inverse, dans le même quartier, d’autres mariages se fondent sur la similitude d’origine, en particulier villageoise. Ce faisant, ils reproduisent et renforcent les liens au sein du village de départ. En juillet 1997, j’assistais, dans un quartier de Tijuana, à un mariage de jeunes gens « du même village », aux dires des invités. Or les fiancés, âgés de 20 et 22 ans, étaient nés à Tijuana. On peut voir, je le soulignais alors, que « le modèle endogamique persiste, mais que l’endogamie se redéfinit en se fondant sur une nouvelle conception d’appartenance à la communauté qui n’exige pas d’être né dans le village, ni d’y être inscrit sur les registres civils, ni de parler la langue maternelle, mais d’être le descendant de parents nés dans le village, qui font toujours partie du système économique et politicoreligieux » [ibid. : 428].

29Les causes profondes de ces choix ou de ces stratégies tiennent aux trajectoires individuelles, familiales et villageoises : par exemple, les trajectoires migratoires villageoises influent sur les relations entre migrants dans la mesure où plus il y a de personnes d’un même village dans le lieu de migration, plus les liens intracommunautaires sont forts et les liens extracommunautaires faibles. Quoi qu’il en soit, les relations que les migrants mixtèques établissent dans le quartier utilisent également les deux registres de la similitude de situation et d’origine (villageoise et régionale, en priorité).

Dans les associations

30Au sein des associations se joue l’engagement dans la vie locale. Les actions que décident les migrants naissent généralement du désir d’améliorer leur quotidien. Les mobilisations se font par quartiers ou par secteurs, avec les voisins ou les collègues de travail, mais également avec les habitants du village ou de l’État d’origine.

31Dans les associations de quartiers, les Mixtèques se considèrent comme des résidents du nord du pays. Ils se mobilisent, afin d’obtenir la création d’écoles, un branchement électrique ou l’eau potable, auprès des administrations et des politiques dont la gestion a pris du retard sur la croissance de la ville. Ils se retrouvent avec les autres migrants sur un front commun touchant leurs conditions de vie. Ils sont souvent à l’origine de ces associations.

32Dans un quartier de Tijuana où les migrants mixtèques commencent à s’établir dans les années soixante-dix, une première association, Race Unie, est créée en 1983. Elle disparaît rapidement et, en 1984, une autre prend sa place : l’Association de Mixtèques résidents à Tijuana. Destinée à améliorer l’école primaire, elle va contribuer aussi à obtenir l’éclairage de la rue principale. En 1986, elle se divise en plusieurs groupes qui se spécialisent, soit dans la défense du commerce ambulant, soit dans la transformation du quartier. L’une comme l’autre de ces associations sont constituées de Mixtèques, mais acceptent par la suite que des non-Mixtèques s’y rallient.

33On retrouve ici une des valeurs fondamentales des communautés villageoises indiennes : une grande capacité à s’organiser et à s’entraider, que l’on peut considérer comme un « capital culturel » dans la mesure où elle provient de la socialisation familiale et villageoise et se transmet de génération en génération. Chez les migrants, cette solidarité dynamique facilite l’adaptation à un nouvel environnement.

34Outre les efforts réalisés pour s’impliquer dans le fontionnement de leur nouveau contexte social, les migrants mixtèques s’engagent dans trois types d’associations exclusivement indiennes.

35Les plus nombreuses réunissent les individus par secteurs pour défendre les droits des travailleurs. Dans les zones agricoles, elles visent à « défendre les droits des ouvriers agricoles, soutenir l’établissement des migrants dans les vallées » [Velasco op. cit. : 173] ; en ville, elles servent, on l’a vu, à « obtenir des licences, défendre les vendeuses des abus des policiers » [ibid. : 171-172].

36D’autres associations, également pléthoriques, regroupent les individus par communautés afin d’apporter une aide économique à leur village. Elles ont des objectifs culturels et sociaux très larges, comme l’atteste l’association des Mixtèques de l’État de Puebla établis à New York, au nom évocateur de « Les Absents toujours présents » (Los Ausentes siempre presentes), que R. Smith prend pour objet d’étude [op. cit.]. Cette association a notamment financé et organisé l’installation de l’eau potable dans le village ainsi que l’illumination de l’église. Les mêmes formes d’association existent à Tijuana. Cependant, vu la situation frontalière de la ville, elles incluent souvent des personnes établies dans une région vaste au point d’englober les zones d’agriculture du sud de l’État de Basse-Californie (Mexique) et la Californie (États-Unis).

  • 11 . Au sens webérien du terme, à savoir un groupe humain, non fondé sur la parenté, qui nourrit « une (...)

37Des associations, plus rares, regroupent exclusivement des indiens et se proposent de défendre les droits des migrants au Mexique et aux États-Unis. Elles s’attachent également à définir leur image en diffusant sur les lieux de migration certaines de leurs traditions. Leurs membres s’y reconnaissent par-delà les divisions de villages ou de culture (langue, vêtements, mythes, saints, etc.) et s’identifient à un groupe ethnique11.

  • 12 . Selon la Déclaration des principes, programme d’action et statuts du FIOB (partie IV, article 27, (...)

38Dans les années quatre-vingt-dix, cinq organisations de migrants indiens originaires de l’État de Oaxaca et vivant en Californie se sont fédérées en un Front devenu en 1994 le Front indien binational de [l’État de] Oaxaca (Frente Indígena Oaxaqueño Binacional). Elles organisent à travers lui des manifestations simultanées au Mexique et aux États-Unis. Leurs revendications portent sur l’amélioration des conditions de vie dans la région d’origine et dans celle de migration ainsi que sur la défense des droits des migrants indiens, nationaux et internationaux. Bien que cela ne soit pas toujours dit explicitement, le FIOB soutient en outre les droits des migrants mexicains aux États-Unis parce qu’il considère que les indiens ont une double appartenance – indienne et mexicaine12 –, chacune d’entre elles leur conférant des droits spécifiques.

39L’action de ces organisations s’inscrit dans un nouveau contexte. Au niveau national, elles sont contemporaines d’autres mobilisations apparues récemment, comme les Zapatistes au Chiapas, sortis de la clandestinité en 1994 également, dont on peut supposer l’influence sur les autres mouvements indiens mexicains. Au niveau international, elles correspondent à une logique d’ethnicisation des conflits et des acteurs.

40Par le biais des actions collectives qu’elles mènent ainsi que des événements culturels qu’elles organisent, ces organisations politiques ont contribué à construire un nouvel acteur social, le « migrant indien binational », qui passe d’un côté à l’autre de la frontière en fonction de l’état du marché du travail. Elles soulignent ses caractéristiques d’indien ou de migrant national ou international selon les circonstances ; il est à la fois moderne (il utilise la technologie – internet, le portable) et traditionnel (il vénère ses saints, parle une langue précolombienne, se soigne en se fiant aux savoirs de ses ancêtres sur les plantes médicinales).

41Toutes ces formes d’associations sont soumises à des conflits et des scissions fréquentes. Le sentiment d’homogénéité que l’on pourrait retirer d’une vision superficielle des plus fédératives masque des dissensions. Celles-ci tiennent tant au niveau hiérarchique des leaders dans leurs communautés villageoises d’origine et à la situation de ces dernières entre elles – certaines étant plus importantes numériquement que d’autres ou ayant un pouvoir de décision plus grand – qu’aux positions des leaders vis-à-vis des actions à poursuivre : faut-il privilégier les revendications de classe ou celles qui relèvent de l’ethnicité ? Doit-on procéder à l’amélioration des lieux de migration ou à celle des communautés d’origine ? [Velasco op. cit. : 320-321]. On voit que les interrogations des intellectuels indiens rejoignent l’opposition soulignée dans cet article : en déterminant l’orientation des actions des migrants indiens, ils les présentent soit comme des migrants de classe populaire soit comme des indiens doublés de paysans.

42Suivant l’association dont il se dit membre et ses revendications du moment, un même migrant mixtèque met l’accent sur la similitude de situation ou sur celle d’origine, tout comme il le fait sur son lieu de travail ou dans son quartier. On n’étudiera pas ici les raisons de ces choix, mais leurs répercussions sur les catégories qu’utilise la société locale, en particulier celle d’indien.

Le contexte frontalier californien :
la situation démographique et géographique

  • 13 . Les indiens, qui n’atteignaient pas 10 % de la population globale au dernier recensement, ne sont (...)

43Au Mexique, les indiens sont considérés par leurs concitoyens comme des Mexicains de second rang dont on tolère l’aspect folklorique, autrement dit l’image jolie et inoffensive d’une population dont les taux de pauvreté, d’analphabétisme et de mortalité précoce sont parmi les plus élevés du pays13. On pourrait alors supposer que cette attitude s’est transposée à Tijuana. Pourtant les relations entre migrants mixtèques et non mixtèques sont plus complexes qu’un simple rapport de domination qui s’établirait toujours dans le même sens, du métis sur l’indien, parce qu’elles prennent place dans une ville (Tijuana) et un État (la Basse-Californie) qui diffèrent des autres pour des raisons démographiques et géographiques.

44La situation démographique influe sur la représentation des Mixtèques, Zapotèques et autres, et sur leur classification comme indiens ou comme migrants de classe populaire, parce que Tijuana et la Basse-Californie sont peuplées de migrants, générant de ce fait une forme particulière de comportement face à la population indienne, elle aussi migrante. Quelques chiffres suffisent à prendre conscience de l’accroissement vertigineux de la ville dans les cinquante dernières années : 60 000 personnes vivaient à Tijuana dans les années cinquante, 1 200 000 en 2000 [INEGI 2001]. À la même date, pour l’ensemble de la Basse-Californie, 46,2 % des hommes et 47,1 % des femmes sont nés dans un autre État [ibid.]. Ajoutons que la moyenne nationale est de 18,2 % pour les hommes et 18,9 % pour les femmes et que seul l’État de Quintana Roo, à l’extrême sud du pays, connaît des pourcentages aussi élevés [ibid.]. Ainsi, près de la moitié des habitants sont des migrants en l’an 2000. Par conséquent tous ont souffert du déracinement et de l’éclatement de la famille, et ont eu à reconstruire leur vie. Mixtèques et non-Mixtèques sont passés par des étapes similaires, et la relation qui prévaut entre eux dans le reste du Mexique perd son sens. En effet, celle-ci se fonde plutôt sur les différences économiques (les indiens appartiennent aux classes sociales les plus défavorisées), géographiques ou sociales (les indiens vivent dans les campagnes et sont des paysans). La hiérarchie qui se construit à Tijuana dépend, elle, de facteurs relatifs à la migration. On peut l’observer dans les quartiers qui se créent au fur et à mesure qu’arrivent les nouveaux migrants : c’est le migrant le plus ancien et avec le réseau le meilleur qui détient la situation économique et sociale la plus enviable.

45Dans un quartier fondé dans les années soixante-dix où vivent des migrants d’origine mixtèque et non mixtèque, quelques maisons de deux étages, en briques, très soignées, dans des jardins impeccables côtoient des baraques en carton d’une pièce ou deux, soulignant les différences que l’on peut trouver chez des migrants originaires d’une même région, parfois d’un même village.

  • 14 . C’étaient, pour la plupart, des peuples de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs qui se déplaçaient et n’ (...)

46La situation démographique a également ceci de spécifique que très peu d’indiens habitent la Basse-Californie : ils représentent environ 3 % de la population globale de l’État d’après le recensement de 2000 (37 685 personnes). La plupart sont des migrants venus du centre ou du sud du pays au cours des trente dernières années : dans le recensement de 1970, la proportion de la population de l’État parlant une langue indienne atteignait à peine 0,3 % ; dans le recensement de 2000, la langue indienne la plus parlée est le mixtèque (plus d’1 locuteur de langue indienne recensé sur 3 en parle une variante) alors que les langues des natifs de l’État sont parlées par très peu d’individus (560 au total) – les Kiliwas, Paipais, Kumiais, Cochimies et Cucapás. En outre, migrants et natifs ont des formes d’organisation sociale et politique et des valeurs très différentes. Ceux qui viennent du Sud vivent en communautés alors que ceux du Nord vivent en familles élargies ; les premiers basent leur vie sociale sur l’entraide, pas les seconds. Sédentarisés tardivement14, ces derniers ne connaissent pas le système communautaire que l’on associe généralement aux indiens et qui est propre à la Méso-Amérique.

47Quant à l’emplacement géographique de Tijuana et de la Basse-Californie, c’est-à-dire leur proximité des États-Unis et leur éloignement des centres de décision du Mexique, il favorise la formation d’un pôle spécifique, économique, politique et culturel, qui se développe selon une dynamique distincte de celle d’autres États. Pôle économique grâce aux usines d’assemblage établies dans le nord du pays. Politique aussi puisqu’il fut l’un des premiers États à être gouvernés par le Parti d’action nationale aujourd’hui au pouvoir. Culturel enfin parce que les caractères des migrants de toutes les régions font naître une culture plus hybride qu’ailleurs [García Canclini 1989] et que le voisinage avec les États-Unis entraîne un renforcement de la mexicanité.

Migrant de classe populaire ou indien ?

  • 15 . Ce sont les pratiques, les croyances et les rituels auxquels les individus, les organisations, le (...)

48La présence des indiens joue un rôle fondamental dans cette élaboration culturelle, tant par leur apport de « traditions »15 qu’en ce qu’ils constituent un élément-clé nécessaire pour penser la mexicanité. De quelles traditions s’agit-il et comment contribuent-elles à construire une culture frontalière ?

  • 16 . Diffusé sur Canal 12 le 2 novembre 1997.

49Avec l’aide des institutions de recherche ou culturelles, celle des politiques et des fonctionnaires, les traditions indiennes s’exhibent et se valorisent : le 1er novembre attire les journalistes qui filment pour le journal du soir les autels que les familles mixtèques ont élevés à leurs morts16. Les organisations mixtèques participent à cette mise en scène et renforcent le sentiment qu’ont les migrants indiens d’appartenir à une catégorie distincte : le jour des morts, le FIOB programme une cérémonie sur la « ligne » (la limite entre les deux pays) en hommage aux migrants oaxaqueños disparus en traversant cette frontière.

50Cette folklorisation de certains aspects de la tradition se pratique aussi dans le reste du pays, mais à Tijuana elle donne des repères aux frontaliers en rétablissant l’opposition catégorielle à laquelle ils sont accoutumés : là où il y a des Mexicains, il y a des indiens. Il est intéressant de noter comment les éléments folkloriques présentés sur une chaîne de télévision à une heure de grande écoute (la fête des morts évoquée plus haut) actualisent cette « évidence », encore plus fondamentale sur la frontière où elle sert à renforcer la différence entre Mexicains et Étasuniens. Une différence que les nombreux touristes étasuniens sont, eux aussi, tout prêts à accepter : la présence indienne leur procure une image du Mexique qui correspond à leurs fantasmes d’un lieu « du passé, un lieu sauvage » [ibid. : 300].

51En dehors des moments d’exaltation des traditions indiennes, qui reviennent périodiquement, les migrants mixtèques ont leur place dans le système de classification qui fonctionne au Mexique « sur le critère de la région pour rendre compte des attitudes et des comportements » [Vila 1999 : 87]. À Tijuana, ce n’est donc pas l’identification ethnique ou villageoise qui domine mais celle de l’État d’où vient le migrant. Les Mixtèques – mais aussi les commerçants zapotèques, les ouvriers agricoles triquis et mixes originaires du même État – s’assimilent et sont assimilés à des oaxaqueños (de l’État de Oaxaca). Cette classification les situe sur un même plan que les autres migrants en effaçant l’ethnique au profit du régional.

52On pourrait alors croire, d’une part, que les indiens ne sont plus discriminés puisqu’ils permettent à leurs concitoyens métis de se reconnaître comme Mexicains face aux Étasuniens et, d’autre part, que la catégorie d’indien elle-même tend à disparaître devant la prégnance du système de classification régional. Pourtant, la discrimination subsiste en détournant ce dernier. En effet, la population locale stigmatise à sa façon les indiens oaxaqueños en les appelant oaxacas ou oaxaquitas, contraction et diminutif régionaux qui se veulent très péjoratifs et que l’on peut lire dans les journaux ou entendre à la radio et dans la rue.

53On a vu que les traditions mixtèques retrouvent une nouvelle vitalité hors du territoire auquel elles sont attachées. Celle-ci contribue à renforcer l’indianité, parfois même à créer une unité identitaire entre des migrants qui ne se reconnaissaient aucun trait commun dans leurs régions d’origine où le territoire des alliances matrimoniales et des solidarités s’étendait à quelques villages environnants. Dans la zone frontalière, le groupe « ethnique », « mixtèque » ou oaxaqueño prend un sens qu’il n’avait pas il y a vingt ans. Cette vitalité indienne est avant tout politique – ou, du moins, elle est structurée par le politique – comme on l’a remarqué à propos du FIOB.

54La notion d’indien évolue ici de façon paradoxale : l’indianité connaît un regain de dynamisme grâce à l’émergence de l’unité identitaire bâtie par les organisations politiques, mais elle est accompagnée d’un abandon progressif de ce qui, jusque-là, caractérisait les indiens aux yeux des autres. Il s’agit autant de modifications superficielles – comme les changements dans l’habillement ou dans la coiffure – que de transformations plus profondes qui bouleversent l’ordre interne des familles et des communautés, telles les relations entre les sexes ou au sein du couple.

55Les jeunes femmes qui assistent aux fêtes familiales vêtues de mini-robes moulantes découvrant leurs jambes et leur dos ne se contentent pas de suivre une mode qui est encore inconcevable, ou difficilement acceptable, dans les villages d’origine. Elles vivent différemment : elles ne voient plus le mariage – ou l’union libre qui y conduit – comme une nécessité ; elles travaillent et représentent un apport financier important pour leur propre famille, un poids économique qui permet aux plus indépendantes de rester célibataires sans que les parents y trouvent à redire.

56C’est là le résultat d’un mode de vie urbain, de ressources économiques en augmentation et de la confrontation avec l’altérité dans toutes ses dimensions : de la plus extrême (le client étasunien des vendeuses ambulantes) à la moins extrême (le migrant indien mixtèque originaire d’une autre région).

57La disparition des marqueurs culturels attribués aux indiens sonne-t-elle pour autant le glas de l’indianité ? Ne met-elle pas plutôt fin à une forme d’indianité liée à une situation politique et économique ? Les Mixtèques, Zapotèques et autres indiens émigrés dans le nord du pays ou, à plus forte raison, aux États-Unis, sont à la fois très actifs (socialement et politiquement) et très éloignés de l’image folklorique de l’indien en costume. En effet, leur niveau économique, individuel ou familial, leur garantit l’accès aux mêmes ressources que les non-indiens et leur évite d’être marginalisés. Ils ont intégré des réseaux familiaux ou professionnels, ou des organisations de quartier mêlant des personnes de toutes origines géographiques et ethniques. Ils conçoivent leur rattachement à l’indianité comme l’un des aspects d’une identité complexe et évolutive. Celle-ci s’exprime avant tout à travers les organisations politiques, lieu de l’expression ethnique par excellence, qui prennent le relais, parfois la place, des communautés villageoises des régions d’origine.

  • 17 . En Californie, 76 988 personnes se sont déclarées Hispanic Indians dans le recensement de 2000, s (...)
  • 18 . Dans la terminologie du bureau du recensement étasunien, « Indien » est une « race » (comme Blanc (...)

58Les migrants mixtèques se comportent selon des schémas divers : ils agissent soit en tant que résidents sur la frontière nord, impliqués dans les luttes sociales et politiques de leurs concitoyens, voisins ou collègues ; soit en tant que membres de leurs communautés d’origine qui participent à la gestion et à la vie quotidienne de leur village grâce aux vidéos qui circulent d’un bout à l’autre du réseau migratoire ou au financement des fêtes et des bâtiments publics ; soit ils s’identifient à des « indiens binationaux » en proie à des luttes politiques et culturelles qualifiées, par les dirigeants, d’ethniques ou panethnique. Récemment, dans le recensement de 2000, nombre des Mixtèques émigrés en Californie se sont déclarés « Hispanic Indians »17, se reconnaissant ainsi comme une catégorie ethnique18.

59Ces attitudes s’appuient sur des systèmes qui combinent plusieurs formes de classification : la première – celle du résident frontalier – se base sur la classe sociale et la région d’origine. Les deux autres se fondent sur une division ethnique, que l’on aurait, il y a peu, nommée indienne ; l’une, traditionnelle, allie l’ethnicité à la ruralité (le membre de la communauté villageoise), l’autre, récente, associe l’ethnicité à la nation (le migrant indien binational).

60Ici, les dissemblances entre les individus se construisent à partir d’une situation a priori semblable pour tous, à savoir l’installation dans la périphérie d’une ville industrielle de migrants ruraux pauvres, soucieux d’améliorer leurs conditions de vie. Pourtant, cette similitude ne suffit pas à bâtir des relations sur une base égalitaire. Soit les différences reprennent les divisions existantes à l’échelle nationale et visent à conforter, par exemple, le mythe de l’identité mexicaine, soit elles en créent de nouvelles, en subdivisant la catégorie ethnique (panethnique, ethnique binational). Cependant, cette élaboration de différences s’accompagne d’une construction de ressemblances (la classe sociale, la situation de migration), qui ménage malgré tout un espace aux individus pour établir des relations interpersonnelles, enjambant en quelque sorte les catégories discriminantes. L’étendue de cet espace de brassage dépend d’un ensemble de facteurs comme la situation professionnelle, la durée de la migration ou la présence de la famille et des habitants du village d’origine.

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Notes

1 . Dans l’État de Oaxaca dont il sera surtout question ici, cette ouverture des campagnes a eu lieu dans les années cinquante.

2 . Le nombre de migrants originaires de l’État de Oaxaca est estimé, pour ce qui est de la migration interne, à environ 79 000 personnes dans les années 1960-1970, 125 000 en 1970-1980 et 110 000 en 1980-1990 ; s’agissant de la migration externe, globalement dirigée vers les États-Unis, elle concerne respectivement 19 000, 56 000 et 161 000 personnes (cf. La migración nacional e internacional de los Oaxaqueños, 1995).

3 . Ce dernier ne correspondant pas à un groupe défini et précis d’individus, il devrait, à mon sens, apparaître entre guillemets. Pour des facilités de lecture, je ne les ai pas reproduits, de même que pour le terme « métis » qui renvoie aussi à une catégorie mouvante. En français, le terme « indigène » a une connotation différente ; je conserverai donc plutôt celui d’« indien » tout au long du texte.

4 . C’est du reste sur ce critère qu’ils ont été recensés au cours du xxe siècle, excepté en l’an 2000 où la question de l’autoidentification a été posée pour la première fois.

5 . Définition qui, dans le nord du pays, n’est pas valable pour les personnes parlant une langue indigène, comme on le verra plus loin.

6 . Notamment L. Arizpe [1978], S. Molinari Soriano [1979], M. Bartolome et A. Barabas [1986], M. Nolasco [1992] et J. Klaver [op. cit.].

7 . Le recensement de 2000 comptabilise près de 450 000 Mixtèques (444 498) dans l’ensemble du pays. Un peu plus de la moitié d’entre eux résident dans leur État d’origine (244 029) et 3 % (14 184) vivent en Basse-Californie.

8 . Une résidence stable en Basse-Californie facilite une migration saisonnière en Californie ; une résidence stable en Californie facilite une migration saisonnière en Alaska, etc.

9 . Quelques articles et ouvrages célèbres sur ce thème au xxe siècle : M. Gamio [1948] ; G. Aguirre Beltrán [1967] ; A. Caso [1968] ; R. Stavenhagen [1969] ; R. et I. Pozas [1971] ; H. Favre [1971] ; G. Bonfil Batalla [1992], etc.

10 . Entretien, juillet 2000.

11 . Au sens webérien du terme, à savoir un groupe humain, non fondé sur la parenté, qui nourrit « une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration… » [Weber 1971 : 416].

12 . Selon la Déclaration des principes, programme d’action et statuts du FIOB (partie IV, article 27, 3 septembre 1994), « les indiens migrants oaxaqueños font partie de ce grand courant de travailleurs de migrants mexicains qui, dans les dernières décennies, se sont multipliés à l’intérieur de notre pays et à l’extérieur, en particulier aux États-Unis où ils ont constitué des établissements humains… ».

13 . Les indiens, qui n’atteignaient pas 10 % de la population globale au dernier recensement, ne sont pas les seuls laissés-pour-compte du pays, mais les États à forte présence d’indiens sont ceux où l’on trouve par exemple les taux les plus élevés d’analphabétisme : l’école primaire incomplète concerne 27,7 % de la population globale du Mexique, mais 44 % de celle de Oaxaca ou 48,4 % de celle du Chiapas [INEGI 2001].

14 . C’étaient, pour la plupart, des peuples de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs qui se déplaçaient et n’avaient pas de résidence permanente [Pinera Ramirez ed. 1994].

15 . Ce sont les pratiques, les croyances et les rituels auxquels les individus, les organisations, les médias, les institutions prêtent un ancrage dans le passé.

16 . Diffusé sur Canal 12 le 2 novembre 1997.

17 . En Californie, 76 988 personnes se sont déclarées Hispanic Indians dans le recensement de 2000, soit les deux tiers des American Indians de l’État, le dernier tiers étant constitué des Native Americans (revue Lexis-Nexis, 30 mars 2000).

18 . Dans la terminologie du bureau du recensement étasunien, « Indien » est une « race » (comme Blanc, Noir, etc.) alors qu’« hispanique » ou « latino » est un « groupe ethnique » qui désigne en fait l’origine géographique ou nationale des individus (mexicains, portoricains, etc.).

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Pour citer cet article

Référence papier

Françoise Lestage, « La construction des différences chez les migrants à la frontière mexico-étasunienne »Études rurales, 159-160 | 2001, 189-204.

Référence électronique

Françoise Lestage, « La construction des différences chez les migrants à la frontière mexico-étasunienne »Études rurales [En ligne], 159-160 | 2001, mis en ligne le 03 janvier 2017, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/76 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.76

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Auteur

Françoise Lestage

Université Lille-I, Villeneuve d’Ascq

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