1L’agriculture était et demeure un métier patrimonial. Elle tire cette caractéristique de son mode d’accès spécifique résultant très majoritairement d’un héritage familial. La compétence professionnelle provient d’un processus de désignation qui habilite un des membres de la fratrie des enfants à « être » professionnel. Le lien de sang constitue alors ce qui légitime la transmission du patrimoine familial à un héritier-successeur.
- 1 . Le PRI a été lancé afin de combler le vide créé par l’absence de successeurs familiaux sur des ex (...)
2Mais depuis quelques années apparaissent de nouveaux successeurs s’installant « hors cadre familial » (HCF). Instituée en Franche-Comté dans le cadre du PRI (Programme régional Installation) mis en place en 1989 par le Conseil régional de cette région, l’État et les organisations professionnelles agricoles (OPA)1, cette expression désigne effectivement une forme d’installation et de transmission qui s’oppose à celle s’effectuant dans le cadre familial. Le caractère hors cadre familial est apprécié par le degré de parenté qui lie le candidat à l’installation et l’agriculteur qui cède son exploitation, mais il l’est par la négative : sont exclues toutes transmissions familiales jusqu’au troisième degré inclus (grands-parents/petits-enfants, parents/enfants, oncles/neveux). Ainsi, le lien de sang qui représentait la condition d’exercice de l’activité dans les modalités traditionnelles de reproduction professionnelle devient un interdit dans le cas de transmission et d’installation hors cadre familial. Nés hors de la famille, ces successeurs troublent de fait les frontières de la famille et de la profession, et nous conduisent à réinterroger ce métier patrimonial.
3Cet article se propose de comprendre si la rupture du lien de sang dans la transmission des patrimoines agricoles met fin ou non à la dimension patrimoniale du métier.
4L’agriculture, et plus encore l’élevage, activité sur laquelle porte notre observation, est un métier patrimonial. Deux éléments théoriques viennent étayer cette affirmation. Le premier concerne l’opposition construite par les sociologues entre capital et patrimoine : « On distingue le capital du patrimoine en ce que ce dernier dépend d’une autre logique, celle de la transmission des biens familiaux de génération en génération ; il est donc soumis à des règles où le poids des affects et de la tradition peut empêcher son utilisation optimale. » [Panoff et al. 1990] Le métier d’éleveur est un métier qui se reproduit par le biais de la transmission de biens familiaux, biens qui de ce fait s’apparentent à des biens patrimoniaux. Notre second élément a trait à l’étymologie du terme patrimoine : « bien que l’on tient en héritage de ses ascendants ». Cette notion renvoie systématiquement au père et, d’une façon générale, aux ancêtres. Par l’héritage au sein de la famille, le patrimoine rattache les successeurs à ceux qui les précèdent dans une chaîne généalogique qui ne s’interrompt qu’avec la fin d’une lignée. Ce terme contient ainsi celui qui donne comme celui qui reçoit, donataire comme donateur, l’un à l’autre reliés pour durer.
- 2 . Enquête Formation qualification professionnelle (FQP) 85, 93.
5Empiriquement, nous constatons qu’en agriculture, donateur comme donataire sont encore, très majoritairement, liés par le sang. Autrement dit, l’agriculture reste un métier à forte reproduction sociale : en 1969, 92 % des agriculteurs âgés de 21 à 34 ans sont eux-mêmes fils d’agriculteurs ; vingt-cinq ans après, ils sont encore 87,1 %, marquant une tendance très lourde à l’hérédité sociale2. Cela s’explique en partie par la socialisation d’un successeur familial qui passe, entre autres modalités, par une participation importante et précoce de ce dernier aux travaux agricoles. Les données du Service des études économiques et statistiques (SCEES) de 1986 font apparaître que 85 % du travail agricole est effectué dans le cadre familial alors que 7,7 % seulement des exploitations emploient des salariés agricoles. La mobilisation du travail familial n’est pas la seule explication à cette forte hérédité sociale puisque, comparativement, dans des métiers qui supposent aussi une forte mobilisation familiale, on ne constate pas une transmission familiale aussi importante [Bertaux-Wiame 1982].
6Le mode d’accès aux facteurs de production, en particulier au foncier, est une variable décisive de cette hérédité familiale : « La production agricole présentant la caractéristique de reposer sur un bien non reproductible approprié privativement : la terre […], l’accès au foncier est en large partie contrôlé par les familles agricoles, soit parce qu’elles sont propriétaires des terres, soit parce qu’elles les louent avec un bail transmissible à la génération suivante. » [Blanc et Perrier-Cornet 1993] La terre est présentée là comme un moyen de production qui crée un lien indéfectible entre les générations au sein d’une même famille. La circulation du patrimoine économique soumet donc le patrimoine professionnel à sa loi. En effet, hériter du métier du père et des savoirs professionnels qui le constituent comme tel, suppose inévitablement d’hériter du patrimoine économique que représente la terre. Le métier se transmet comme un bien de famille, circule dans la famille. Celle-ci présente cependant la particularité d’être une unité mêlant sphère domestique et sphère professionnelle. Dans ses travaux, A. Barthez [1982] nous propose de considérer l’unité de production comme une famille dans laquelle ne s’expriment pas que des rapports affectifs mais aussi des rapports d’exploitation. C’est au sein de ces « rapports familiaux de production » que le métier se transmet, accompagnant la transmission des biens économiques. Cette expression nous semble intéressante pour souligner l’aspect confondu, certes des espaces professionnels et domestiques, mais surtout des rôles de chacun dans ces espaces. Le père est en même temps le patron, le fils est en même temps aide familial et successeur potentiel ; sans parler de la mère qui, avec ou sans statut professionnel, est la femme du chef d’exploitation et la mère du successeur. À partir de là, hériter des terres et du troupeau concerne bien sûr le chef d’exploitation et son successeur, mais cet héritage s’inscrit aussi dans des relations microfamiliales auxquelles collatéraux et mère de famille ne sont pas étrangers.
- 3 . Groupement agricole d’exploitation en commun.
7La famille, en tant qu’ensemble d’individus liés par le sang, dessine ainsi le cadre au sein duquel l’héritier-successeur peut être désigné. Une des conditions premières d’accès au métier est d’attester d’un lien de parenté avec le cédant. Toutefois cette condition n’est pas suffisante puisque tous les enfants d’une même fratrie n’héritent pas du métier exercé par le père. Un seul, quelquefois deux – dans les cas de GAEC3 frère-frère – sont désignés comme successeurs, et cette désignation s’opère selon une logique familiale de reproduction [Girard 1964]. Celle-ci tend à diminuer la phase de collaboration père-fils au travail qui s’avère être une période de fragilité pour le patrimoine agricole. La désignation d’un successeur résulte de stratégies microfamiliales qui n’aboutissent pas toujours, et la recherche d’un successeur HCF témoigne de l’échec de ces stratégies qui éloignent le fils de la reprise alors même qu’il avait sa place de successeur du père.
8Nous avons montré par ailleurs que la liberté d’être ou non paysan est, comme celle de choisir son conjoint, « plus apparente que réelle » [Jacques Jouvenot 1997]. En effet, un certain nombre de déterminants sociaux attestent de l’existence d’une logique sociale qui organise le choix du successeur au sein de fratries de familles d’éleveurs.
9Tout d’abord, nous l’avons dit et les chiffres le confirment : être né dans une famille agricole, « être né dedans », s’impose. La transmission des biens économiques et du métier ne s’envisageait pas, jusqu’à il y a encore très peu de temps, hors de la famille. Cependant ce premier déterminant ne suffit pas à décider de qui succède ; un second vient préciser la désignation de l’élu : « les garçons d’abord ». Si quelques successions féminines existent, les femmes succèdent plus fréquemment à un frère ou à un conjoint qu’à leurs parents, « ne semblant ainsi pouvoir prétendre qu’à la direction d’exploitations délaissées par les hommes » [Blanc et Perrier-Cornet 1989]. Elles succèdent dans les fratries sans garçon et dans les cas très rares de refus de succession d’un garçon.
10Le troisième élément pertinent dans le choix du successeur est sa place dans la fratrie. Qu’en est-il de la supériorité de l’aîné sur le cadet et s’agit-il d’un mythe ou d’une réalité ?
11L’histoire et l’évolution de la paysannerie expliquent en partie le passage de successeur aîné à successeur cadet de fratrie. Jusqu’aux années cinquante, l’autorité du père sur l’exploitation agricole est incontestée. Il est le chef de famille et le chef d’exploitation, deux rôles relativement confondus qui soumettent femme et enfants à une loi paternello-professionnelle. De quoi le père a-t-il besoin dans ce contexte ? De main-d’œuvre. Or, le fils aîné, après sa mère, est, par définition, celui qui, le premier, peut travailler avec son père, sous ses ordres. Parallèlement, le partage et la succession de l’exploitation ne sont ouverts qu’avec le décès du père puisque, jusqu’en 1952, la retraite des chefs d’exploitation n’existe pas. Les parents âgés doivent subvenir à leurs besoins aussi longtemps qu’ils le peuvent. Le travail ne s’arrête en général qu’à leur mort, c’est-à-dire tardivement au regard du cycle de vie de l’exploitation agricole. Les rapports familiaux et l’organisation de la succession procèdent donc en grande partie de l’absence de régime de retraite : les parents ont besoin d’un fils successeur pour que perdure le patrimoine familial. Ils en ont besoin le plus tôt possible comme main-d’œuvre, et ils doivent le garder le plus tard possible pour que celui-ci aide à subvenir aux besoins en cas de décès prématuré d’un des deux. À cet égard l’aîné est le mieux placé dans la fratrie pour succéder. Cette logique n’est possible que si les fils « acceptent les servitudes et les sacrifices d’un état de minorité prolongée au nom de gratifications lointaines attachées au majorat » [Bourdieu 1980].
12Les années soixante mettent en question la primauté du rang dans la fratrie, face à la succession. En effet, la concentration et la modernisation des exploitations agricoles supposent une qualification de plus en plus grande des exploitants et de leurs fils successeurs. La formation professionnelle devient quasi obligatoire pour les nouveaux venus, et avec elle, les revendications des fils à diriger les exploitations se font de plus en plus insistantes. La soumission à la loi des pères ne s’impose plus de manière aussi évidente, et pourtant leur objectif reste le même : pérenniser le patrimoine, donc choisir un successeur. Par conséquent les pères vont tenter d’établir des stratégies de reproduction qui leur permettent de rester maîtres chez eux tout en laissant les fils prendre des responsabilités sur l’exploitation. L’accession au régime de retraite en 1952 pour les exploitants agricoles raccourcit la période de travail obligatoire. La carrière professionnelle peut cesser à 65 ans et plus rapidement encore avec les lois sur l’indemnité viagère de départ (IVD) à 60 ans. Dans cette nouvelle configuration, l’aîné est-il toujours le mieux placé pour assurer la succession ? Certes non, puisque le père souhaite partager son autorité le plus tard possible et qu’une des manières de le faire est de transmettre à celui des enfants qui accède le plus tard possible à la profession, c’est-à-dire non plus l’aîné mais le cadet. Ce qui importe alors dans le choix du successeur, c’est la distance (en âge) qui sépare le fils de son père, puisqu’il s’agit pour le père de raccourcir au maximum la période de transition qui suppose un partage du pouvoir entre lui et son fils.
13La nature ne choisit pas le successeur, comme tendent à le dire nos interviewés. C’est dans une logique familiale qui construit des stratégies de reproduction que peut se comprendre le passage du choix de l’aîné à celui du cadet comme élu désigné. Dans la transmission, l’objectif ne concerne pas tant les individus que le patrimoine ; les êtres sont à son service, et non l’inverse. La culture patrimoniale des successeurs et des cédants est sans doute une des raisons qui expliquent la négation de la volonté de transmettre à laquelle nous avons été confrontés dans nos interviews. Les pères, en niant leur volonté de transmettre leur métier et leurs biens, nient aussi leur rôle actif dans le choix du successeur. Ils se protègent ainsi de l’accusation d’avoir privilégié un fils plutôt qu’un autre. La logique du patrimoine fait loi.
14Avec l’acte inaugural du choix du successeur s’amorce le processus de socialisation professionnelle de l’élu. Mais lorsqu’elle se limite à questionner l’acquisition de qualification, l’analyse reste insatisfaisante. Par la désignation, le successeur est construit comme héritier d’une totalité patrimoniale en devenir faite de biens matériels et immatériels mêlant les dimensions familiale et professionnelle du métier. Cet héritage patrimonial a un prix et se comprend mieux dans le contexte de l’économie du don. Il relève de logiques familiales de reproduction plus que de compétence professionnelle [Jacques-Jouvenot op. cit.]. L’appartenance familiale est la condition qui ouvre l’accès au métier.
15Nous savons depuis les travaux des sociologues des professions que la compétence fonctionne comme un critère identitaire. Aussi la réflexion fréquente, « il a ça dans le sang », des parents interviewés à propos du choix d’un enfant comme successeur plutôt qu’un autre, interroge les modalités de construction de la compétence professionnelle agricole. En effet, que signifie « avoir ça dans le sang » ? Le successeur a dans le sang non seulement l’amour du métier mais aussi la compétence pour l’exercer : le professionnel en herbe n’est pas placé devant des compétences à acquérir ; il est considéré a priori comme détenteur de compétences [ibid.]. Autant de discours renvoyant du côté de la naturalisation des savoirs. Le métier, le goût seraient-ils inscrits dans les gènes ? Ainsi le successeur aurait le métier dans la peau, dans le sang, comme une prédisposition. Cette inscription génétique, au sens de la genèse, fait « naturellement » de lui un héritier-successeur. Dans ce sens, le patrimoine génétique hérité naturalise le processus de transmission. La marque du père de la mère est là, dès l’origine. Dans cette logique généalogique, le père prend la place occupée par Dieu dans la logique du « don du ciel » rencontrée par R. Lioger auprès des sourciers [1993].
16Si l’on suit le modèle de la profession tel que P. Tripier [1991] nous l’enseigne, « avoir ça dans le sang » peut s’interpréter comme une manière pour les éleveurs de fermer l’élevage aux profanes. Pour avoir ça dans le sang, il faut en effet être né dans l’élevage puisqu’il faut nécessairement avoir eu des parents qui, eux aussi, l’avaient dans le sang pour le transmettre. Plus encore que le patrimoine économique, le patrimoine génétique représente ici la condition sine qua non d’entrée dans la profession. Cela explique le taux élevé d’endoreproduction professionnelle. Avant d’être un privilège dû au rang occupé dans la fratrie, l’héritage de la compétence professionnelle, donc de la place du père, apparaît comme un privilège de naissance : « il faut être né dedans ». Le lien de parenté désigne l’héritier-successeur, définit sa compétence au travail et son professionnalisme.
- 4 . Toutes les terres ne sont souvent pas exploitées et les friches gagnant alors l’espace rural modi (...)
- 5 . L’inquiétude des OPA, en particulier du CRJA (Centre régional des jeunes agriculteurs), a précisé (...)
17Depuis le milieu des années quatre-vingt, le mode traditionnel de reproduction du métier d’agriculteur présenté ci-dessus suscite des inquiétudes, l’agriculture française se trouvant confrontée au déficit en successeurs familiaux. Le problème n’est pas nouveau – les statistiques attestent de la diminution constante des exploitations agricoles depuis les années cinquante – ; il l’est toutefois en ce qu’il touche en nombre des exploitations agricoles viables pouvant permettre l’installation d’agriculteurs et non plus seulement des petites exploitations servant à l’agrandissement des structures voisines. La déprise agricole qui résulte de cette situation4 ne laisse pas indifférents les pouvoirs publics et les OPA5. C’est dans ce contexte de crise du mode de reproduction du métier qu’est apparu le terme « hors cadre familial ».
18Installation et transmission « hors cadre familial » en agriculture, l’expression en elle-même interpelle. Trois mots. Trois mots unis pour faire sens. Union de mots, certes, mais dans la désunion : l’introduction de la préposition « hors » rompt l’unité constituée par le « cadre familial », engageant dans le champ de l’opposition. Le « hors » s’impose en s’opposant à l’implicite du « dedans » – le cadre familial. Avant même d’être instituée, cette expression ainsi constituée invite à lire une catégorie d’installation naissant dans une relation d’opposition à celle s’effectuant dans le « cadre familial ». Non contente de s’opposer, elle semble se définir par la négative : l’installation « hors cadre familial » serait celle qui n’est pas dans le « cadre familial ».
19Que faut-il en déduire au regard de la spécificité patrimoniale du métier d’agriculteur présentée plus haut ? Est-il toujours pertinent d’user du terme de patrimoine lorsque la transmission de l’exploitation s’effectue en dehors des liens de sang ? La non-transmission du père à son fils annule-t-elle la dimension patrimoniale du métier ? Le capital se substitue-t-il au patrimoine ? Autrement dit, pour reprendre les termes de Marcel Mauss, passe-t-on d’« une économie et une morale du don » à « une économie et une morale de marché et de profit » [1978] ?
- 6 . L’analyse que nous proposons vaut pour la région enquêtée.
- 7 . Le terme de « cédants », même s’il peut être employé au singulier, désigne le couple d’agriculteu (...)
20Ces questions sont nées au cours de l’enquête menée auprès des populations concernées par le PRI, et les réponses apportées ici s’appuient sur l’analyse des données recueillies par questionnaires et par entretiens approfondis6. Ces derniers ont été réalisés auprès de jeunes agriculteurs installés hors cadre familial (18) – les installés ou les repreneurs – et d’agriculteurs retraités ou préretraités ayant cédé leur exploitation (13) – les cédants7. Au total, nous nous sommes rendues sur 22 exploitations situées majoritairement dans la zone des plateaux du Massif du Jura, dans les départements du Doubs et du Jura (13), les autres se trouvant dans la zone du vignoble du Jura (2), dans la zone de plaines et basses vallées des départements du Doubs, du Jura et de la Haute-Saône (4), et enfin dans la région des plateaux de Haute-Saône (2).
21Transmettre son exploitation hors cadre familial n’est possible que si trois conditions sont réunies : l’absence de successeurs familiaux, la viabilité économique de l’exploitation et une candidature à la reprise. Toutefois la présence de ces trois conditions ne débouche pas nécessairement sur la transmission hors cadre familial et, lorsque se profile la fin de leur vie professionnelle, les agriculteurs sans successeurs familiaux se trouvent confrontés à un choix. Les cédants ont tous eu des propositions de reprises partielles de leur exploitation par un ou plusieurs voisins. Pour peu qu’ils aient accepté le démantèlement de leur unité, tous auraient pu réaliser leur capital de manière beaucoup plus avantageuse : « On aurait eu avantage, oh ben oui. Parce qu’on loue plus cher à louer à plusieurs. Oh pis, on a décidé comme ça de conserver la ferme entière ; on est parti comme ça. On ne peut pas faire de deux façons. »
22En transmettant hors cadre familial, en refusant le démantèlement de leur exploitation, les cédants font un choix qui ne s’inscrit pas dans « une économie et une morale de marché et de profit ». Se situe-t-il pour autant dans « une économie et une morale du don » ? Il n’est pas possible de répondre par l’affirmative. Néanmoins, le choix de transmettre hors cadre familial révèle la primauté de la dimension patrimoniale sur la valeur écomique de l’exploitation. Mais que signifie cette dimension patrimoniale ? Elle recouvre des enjeux à la fois familiaux et professionnels.
23Parmi les trois conditions nécessaires à la transmission hors cadre familial, deux doivent être abordées ici : celle de l’absence de successeurs familiaux et celle de la viabilité économique de l’exploitation. Bien que cette dernière soit l’expression d’une volonté politique, ces deux conditions doivent être considérées sous l’angle d’une double histoire, celle de la famille et de l’exploitation.
24La viabilité économique de l’exploitation est à référer au projet de transmission à un successeur familial potentiel dont la défection recouvre des situations diverses. Appréhender ces cas de rupture de la transmission familiale est important pour saisir, non seulement ce qui conduit à la transmission hors cadre familial, mais aussi la façon dont cette dernière va se construire. La compréhension de la rupture passe par celle du processus de désignation du successeur du père sur l’exploitation familiale et nécessite de s’intéresser aux fratries des enfants des cédants. Nous pouvons distinguer les fratries mixtes ou exclusivement masculines, et celles exclusivement féminines.
- 8 . Sur le rôle de lien joué par les femmes sur les exploitations agricoles, cf. D. Jacques-Jouvenot (...)
25Nous avons vu que les filles sont rarement désignées comme successeurs sur l’exploitation familiale, excepté les cas où elles viennent pallier la déficience d’un frère ou de leur conjoint. Lorsque les fratries ne comprennent que des filles, la transmission est conçue dans le même ordre d’idées. Si les filles sont décrites comme sachant « conduire le tracteur mieux qu’un homme même… », les cédants n’envisagent pas la succession directe à l’une d’elles et attendent le gendre intéressé par la reprise de l’exploitation : « On a des beaux-fils qui connaissaient déjà rien… à la culture […]. Si, parce qu’elle aurait pu se marier avec un cultivateur. Bon, ben elles se sont mariées avec les autres… » Le départ de la dernière fille déçoit cette attente et ouvre sur la transmission hors cadre familial. Ce constat renforce celui de la différence sexuée de la succession où la place de la femme n’est envisagée qu’en tant que sœur, épouse, et non comme fille. La position de successeur acquise par le gendre est obtenue grâce à sa femme, mais celle-ci a été détournée de cet héritage8.
- 9 . Lorsque le fils n’a pas suivi une formation agricole, nous en déduisons qu’il a été détourné du m (...)
26Dans les familles où la descendance est masculine ou mixte, la stratégie de transmission s’appuie sur la désignation d’un successeur. Comme décrit plus haut, ce dernier est le garçon dont l’âge correspond le mieux au départ à la retraite des parents. Nous avons rencontré trois situations différentes. Dans la première, si le fils unique a été détourné du métier9, les parents n’en ont pas moins adopté une stratégie de développement de l’exploitation dans l’éventualité d’une reprise par celui-ci : « On ne l’avait pas mis à l’école pour ça. On l’avait mis à l’école à l’Horlo à Besançon […]. Il a fait son bac… il a fait son BTS, pis après il a voulu s’arrêter. Il aurait voulu revenir, en point de temps il repassait l’examen agricole. Alors… moi je trouvais mieux de l’envoyer pour avoir un métier, pis s’il voulait revenir après, refaire six mois d’école rapide. Hein, c’est… y a pas de problème. » Les deux autres situations rendent compte différemment de la fragilité de la phase de transmission intergénérationnelle. Dans certaines familles, les parents ont adopté une stratégie de développement de l’exploitation ayant entraîné la création d’un GAEC père-fils. Dans d’autres, cette forme de collaboration n’a pas été possible et le détour professionnel du fils s’est imposé avant son installation effective sur l’exploitation. Les fils des uns sont partis quand ceux des autres ne sont jamais revenus. Dans un GAEC, pour expliquer le départ du fils, les cédants mettent en cause la belle-fille : « Pis alors lui, il était vraiment paysan, il travaillait bien, et puis… Après il a connu une copine… après il s’est marié… qui n’aimait pas la culture. Pis elle l’a fait partir. Au bout de presque six ans qu’on était en GAEC. » Le départ du fils a été un moment extrêmement difficile à vivre, et le reste toujours d’ailleurs. Les cédants comptaient sur ce fils, choisi pour assurer la continuité de l’exploitation, à qui avait été confié le patrimoine familial. Et d’un seul coup, l’histoire s’arrête : celle de la famille et de l’exploitation. L’amertume du ton au cours de l’entretien, la violence des propos accusant la belle-fille témoignent de cette rupture douloureuse : « Il a fallu qu’il marie cette bonne femme pour que… ça foute tout en l’air. Oh vous savez, on est réalistes… » Si cette mise en cause peut être vraie, enquêter auprès du jeune couple permettrait de mieux comprendre les choses. Le départ des fils peut être lié aux conflits nés des enjeux de pouvoir inhérents à la cohabitation professionnelle des deux générations : ce sont les relations père/fils, mais aussi la place de la belle-fille sur l’exploitation familiale et les relations mère/fils, belle-mère/belle-fille, qui sont en jeu. Aussi pouvons-nous faire l’hypothèse que la rupture de la transmission familiale de l’exploitation est difficile à assumer et que l’accusation de la belle-fille soulage les cédants d’une partie du poids de la responsabilité. Dans les cas de non-retour des fils, à la marge d’incertitude qu’introduit tout détour professionnel dans le processus de transmission, il faut ajouter, parfois, un mauvais choix de successeur, certains cédants mentionnant un fils plus attiré par le métier que le successeur désigné.
27Ainsi, quelles que soient les situations, l’existence d’un successeur familial désigné ou attendu – qu’il ait été installé ou que les parents aient espéré son installation – fait que, pour les cédants, tout était prêt pour la transmission. Ces situations de rupture, si elles ne l’expliquent pas, apportent des éléments de compréhension au refus des cédants d’envisager le démantèlement de l’exploitation. Ils insistent sur la nécessaire continuité de l’activité dans cet espace, et c’est d’ailleurs en ces termes qu’ils le disent : « il fallait que ça continue », « on est contents que ça continue ». Il faut que ce qui était perdure. Par là les cédants s’inscrivent dans une temporalité qui peut dépasser celle de leur simple génération, une temporalité qui engage ce qui doit suivre dans ce qui précède. Pour eux, l’exploitation agricole représente une entité qui doit être maintenue comme telle. Le démantèlement n’est pas concevable parce qu’il remet en question le travail qu’ils ont effectué ainsi que celui de leurs ancêtres : « C’est une petite affaire qu’on a montée à la force de nos poignets, pis on y tient quoi. Y avait 20 hectares de terrain quand on est arrivés. Maintenant y en a 50, c’est quand même intéressant. » Maintenir l’exploitation en l’état, c’est assurer la pérennité du patrimoine familial : ils ne peuvent accepter que soit éparpillé le travail d’acquisition des générations successives. L’« effacement » de l’exploitation, sa « disparition » sont des termes forts qui expriment la suppression de la famille, de sa mémoire [Muxel 1996]. Ne pouvant transmettre ce dont ils ont en partie hérité, les cédants se trouvent contraints à la position de donataires. Un bâtiment vide qu’on verrait depuis la fenêtre de la cuisine serait le constant rappel d’une forme de dilapidation de l’héritage [Gotman 1988] – même involontaire – de cette dette intergénérationnelle dont on resterait à jamais redevable. Ainsi, quoi qu’ils disent, ils seraient seuls à assumer la responsabilité de cette fin.
28Porteuse de l’histoire familiale, l’exploitation constitue un patrimoine qui, s’il fait référence au passé plus ou moins lointain, ne peut exister que dans l’avenir. Transmettre, même hors de la famille, c’est permettre à ce patrimoine familial de durer, d’une autre façon, certes, mais de durer.
29Si le patrimoine familial représente un enjeu important dans la détermination du choix de transmettre hors cadre familial plutôt que de démanteler l’exploitation, un autre enjeu intervient, que nous avons qualifié de patrimoine professionnel. Maintenir l’exploitation en l’état, c’est l’assurance future d’une activité agricole au village, c’est l’assurance de la vie du village parce que « l’exploitation, c’est un élément de la vie du village ». La non-transmission de l’exploitation correspondrait là encore à une forme de dilapidation du patrimoine professionnel.
30Autrefois majoritaire dans les villages, la population agricole se trouve aujourd’hui considérablement réduite. Ne pas avoir de successeur c’est participer à ce mouvement. Au regard de l’histoire professionnelle, l’espace rural était avant tout un espace agricole. Est-il possible de penser l’avenir de ce même espace sans la présence des agriculteurs ? Dans le contexte de notre recherche, cette modalité de transmission recouvre aussi un autre élément du patrimoine professionnel spécifique à la région : celui de la coopérative fromagère. Certains cédants posent en effet comme condition de reprise l’affiliation du successeur à la coopérative, laquelle s’inscrit dans la culture du métier de l’éleveur franc-comtois, membre d’une communauté d’hommes avec lesquels il partage des normes et des valeurs [Jacques 1989].
31Ainsi, le choix de transmettre hors cadre familial est sous-tendu par une logique patrimoniale et non par une logique du profit. Mais l’existence de cette logique laisse entière la question de la permanence de la dimension patrimoniale du métier. La rupture du lien de sang dans la transmission semble suffire pour y répondre négativement. Pourtant, les similitudes relevées dans le processus de transmission hors cadre familial et dans celui de la transmission traditionnelle invitent à plus de nuance. L’acte de transmettre et le patrimoine ne peuvent de fait revêtir le même sens, et il convient de saisir ce que chacun signifie. La façon dont s’effectue le choix du successeur permet déjà d’apporter des éléments de réponse.
32La troisième condition nécessaire à la transmission hors cadre familial concerne l’existence d’un candidat à la reprise. Lorsque le successeur n’est ni le fils ni le gendre, qui est-il ? Dans cette profession fermée où, comme nous l’avons écrit, l’appartenance familiale constitue la condition d’accès au métier, on peut se demander qui va quitter le monde des profanes et être habilité à entrer dans celui de ces professionnels ? C’est par ces questions que nous avons engagé la recherche sur l’installation hors cadre familial. La population de jeunes agriculteurs étudiée a bénéficié d’une aide dans le cadre du PRI.
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- 11 . La production laitière est dominante en Franche-Comté.
- 12 . Sur quarante et un jeunes installés en production laitière, vingt-six sont enfants d’agriculteurs (...)
- 13 . Précisons que dans le cadre du PRI, les formes d’installation principales portent sur la reprise (...)
33L’analyse du profil des installés hors cadre familial10 a conduit à scinder cette population en deux groupes : ceux qui, quels que soient leur niveau d’études et leur trajectoire avant l’installation (agricole, para-agricole, sans lien avec le secteur agricole), reprennent une exploitation – laitière pour la plupart11 – et s’avèrent majoritairement d’origine agricole12; et ceux qui créent leur activité et qui ont, sur l’échelle des générations, une origine agricole plus éloignée voire inexistante13.
34Dans la mesure où la création d’une activité ne nécessite pas la mise en relation d’un cédant et d’un successeur hors cadre familial, la population concernée par ce type d’installation n’a pas été prise en compte pour la suite de notre enquête. Elle a toutefois permis de révéler que le métier d’agriculteur n’est pas accessible à tous de la même manière, l’origine agricole semblant jouer un rôle déterminant lorsque l’installation s’effectue dans le cadre d’une reprise. Comment l’expliquer ? Est-ce que seuls les candidats d’origine agricole sont intéressés pour succéder à un exploitant qui parvient à l’âge de la retraite ou de la préretraite ? Ou alors ces mêmes candidats sont-ils les seuls à pouvoir s’installer ainsi ? Pour répondre à cette alternative, nous nous sommes centrées sur les cédants parce que le pouvoir de décision leur revient.
35Comme dans les situations de transmission familiale, les cédants choisissent leur successeur hors cadre familial. Si certains le connaissent de longue date – un jeune du village ou d’un village voisin qui venait souvent donner un coup de main sur l’exploitation – ce cas de figure ne représente qu’une minorité. La plupart ont dû choisir entre plusieurs candidats inconnus qui se sont présentés à eux.
- 14 . Nous verrons, lorsque nous traiterons du patrimoine transmis, que la transmission hors cadre fami (...)
- 15 . Et celui du cédant.
36À cette connaissance ou non-connaissance du successeur se superpose la durée variable de la recherche. Pour certains, elle a pris plusieurs années (de deux à cinq ans), et les cédants expriment alors la difficulté qu’ils ont eue à vivre cette période d’incertitude dans la transmission de leur exploitation. Pour d’autres, la recherche n’a pas été aussi longue. Parmi ceux qui ont trouvé rapidement un candidat, quelques-uns expliquent qu’ils n’ont pas eu le choix. Comment faut-il le comprendre ? Ont-ils effectué un choix par défaut ou ont-ils arrêté leur choix à ce moment-là parce qu’ils ont, plus vite que les autres, trouvé le candidat qui leur convenait ? De plus, la durée de la recherche d’un successeur hors cadre familial ne serait-elle pas à référer à la situation de rupture de la transmission familiale et à l’acceptation de la fin de la lignée professionnelle dans la famille ? Autrement dit, trouver un tel successeur imposerait d’avoir en partie14 fait le deuil de la succession familiale, et la période de recherche serait un indicateur de cette acceptation. Il ne nous est pas possible d’aller au-delà de ces formulations. De ce défilé de candidats, il ressort que la première interaction entre cédant et successeur constitue un moment clé de la transmission de l’exploitation agricole. C’est à cette occasion que s’opère le choix du successeur15, les rencontres suivantes ne faisant que le confirmer.
37Le choix de transmission hors cadre familial, nous l’avons vu, ne repose pas sur une logique du profit ; il en est de même pour le choix du successeur. Le coût de la reprise est toujours abordé lors de la première rencontre. Mais l’argent ne joue pas un rôle déterminant – même s’il demeure important – dans le choix du successeur. En effet, l’exploitation n’est pas forcément cédée à celui qui peut la reprendre aux conditions fixées par le cédant, ou au plus offrant.
38Fondée sur une forme de reconnaissance, la sélection s’effectue hors des strictes considérations d’ordre économique, sans connaissance préalable du successeur. Les cédants classent les prétendants en deux groupes : d’un côté apparaissent les « n’importe quoi », « ceux qui ne valaient vraiment pas » ; de l’autre se dresse le profil du successeur « sérieux », « motivé », « capable ». À l’inaptitude professionnelle s’oppose l’aptitude. La reconnaissance a donc trait à la compétence. Pourtant, les cédants n’ont pas eu la possibilité de l’évaluer, et il semble alors plus juste de définir leur jugement comme relevant de la présomption de compétence professionnelle [Boltanski 1990]. Celle-ci repose essentiellement sur l’origine agricole du candidat à l’installation, les cédants mentionnant le fait que l’élu est paysan (par ses parents ou d’autres liens familiaux…) comme eux, « des gens comme nous, des paysans… ». À travers cette présumée compétence, il faut lire la reconnaissance de la légitimité à occuper la place de successeur.
39Ce processus de désignation et la rhétorique qui l’accompagne ne sont pas sans rappeler ce qui se passe dans le cadre familial. Nous avons donc affaire à une construction sociale du successeur hors cadre familial, qui compose avec le modèle du successeur dans le cadre familial et amène les acteurs à redéfinir les frontières de la famille : les liens du sang qui scellaient la transmission se distendent mais demeurent en s’inscrivant dans le cadre de la famille professionnelle. Le successeur hors cadre familial est habilité à succéder parce que ses liens familiaux le définissent comme héritier du métier. Le métier est donc reconnu comme un patrimoine dont on hérite familialement.
40Ainsi, reconnaître cet héritage familial du métier légitime cette désignation d’un successeur n’appartenant pas à sa famille biologique, et qui va permettre au patrimoine familial de durer. C’est aussi reconnaître ses pairs et maintenir le pouvoir des pères dans la transmission des savoirs professionnels. Les cédants manifestent leur pouvoir dans le processus d’habilitation professionnelle en valorisant les savoirs transmis dans la famille – savoirs innés (avoir ça dans le sang) – au détriment de ceux transmis à l’école. Si cette dernière est reconnue par eux, en aucun cas elle n’a de pouvoir d’habilitation des futurs professionnels. Lors des transmissions hors cadre familial, les cédants maintiennent le pouvoir de la famille dans le contrôle des frontières du métier ; la famille garde sa place dans la reproduction professionnelle.
41À ce premier critère déterminant s’en ajoutent deux autres : l’un concerne la situation matrimoniale des successeurs hors cadre familial ; l’autre est directement lié à ce qui se joue au cours de cette première rencontre. S’agissant de la situation matrimoniale, les cédants insistent sur l’importance qu’ils attachent à voir un couple prendre leur succession, et ce, pour plusieurs raisons. La rupture de la transmission familiale de l’exploitation est, nous l’avons vu, imputée à l’épouse ou compagne de leur fils. Choisir un couple signifie alors s’assurer que la jeune femme est partie prenante dans l’activité de l’exploitation. Au cours des entretiens, les femmes des successeurs hors cadre familial sont présentées comme à l’opposé de celles des fils : autant les unes sont valorisées, autant les autres sont discréditées. Choisir un couple c’est aussi reconnaître la place de la femme cédant l’exploitation, qu’elle ait eu ou non un statut reconnu : elle a fait sa part, et un célibataire ne saurait s’en sortir seul sur l’exploitation. Choisir un couple, c’est enfin penser la transmission dans une continuité qui dépasse les deux générations en présence ; c’est s’offrir davantage de garanties quant au devenir de l’exploitation : « Quand on les a vus pour la première fois, y avait déjà un enfant en route, hein. Même s’ils n’étaient pas mariés, y avait un enfant en route. »
- 16 . Nous retrouvons le même type de discours chez les repreneurs. Voilà ce que dit une interviewée au (...)
42Le dernier critère a trait à l’importance que les cédants accordent à la première visite de leur exploitation et à la façon dont se comportent les prétendants à la succession. Il ne s’agit plus ici de disqualifier ceux qui n’ont pas « ça dans le sang ». Ce dont il s’agit, ce sont les jugements portés par les candidats au cours de la visite : s’ils dévalorisent l’exploitation, ils se verront fermer définitivement les portes de la succession. Même s’ils ne sont pas dupes du jeu de la négociation qui peut passer par le dénigrement de l’outil de travail pour faire baisser le coût de la reprise, les cédants ne l’acceptent pas. Le registre de la négociation s’appuie sur la reconnaissance de leur travail attestant que ce qui se joue là ne participe pas seulement d’une logique économique : « Y en a qui sont venus, mais ils sont venus pour se promener, ils sont pas venus pour reprendre l’exploitation à mon avis […]. Autrement, il est venu deux Alsaciens soi-disant. Alors ils ont commencé par critiquer le cheptel, le matériel… s’ils venaient, qu’ils ne reprenaient pas le matériel… » Les cédants attendent autre chose de cette rencontre : ils ne recherchent pas un acheteur, mais bien un successeur16.
- 17 . Si nous privilégions dans cet article l’acte de la transmission, notre analyse intègre l’installa (...)
43La transmission hors cadre familial s’apparente à celle qui s’effectue dans le cadre familial. Il est en effet question de choix de successeur, d’identification d’une compétence innée. Le glissement de la famille biologique vers la famille professionnelle évoque une situation d’adoption. Les cédants trouvent un successeur dans la famille professionnelle pour occuper une place laissée vacante ; les jeunes successeurs hors cadre familial trouvent une place qu’ils n’avaient pas dans leur famille biologique17. Cependant cette substitution de la famille professionnelle à la famille biologique suffit-elle pour conclure à la permanence de la dimension patrimoniale du métier ? Pour répondre à cette question, il convient de pénétrer plus précisément dans l’entité patrimoniale.
44Le glissement du lien de sang au lien professionnel permet la circulation continue du patrimoine. Mais parle-t-on du même patrimoine ? Évoque-t-on les mêmes réalités derrière des processus similaires et des termes semblables ? Pour ce qui est des transmissions dans le cadre familial, l’exploitation agricole est un tout transmis comme tel. Pour ce qui est des transmissions hors cadre familial, le patrimoine matériel qui constitue l’exploitation est parcellisé : certaines choses se vendent, d’autres se louent, d’autres se prêtent ou encore se donnent.
45Ces pratiques amènent à reconsidérer le sens univoque de patrimoine accordé à l’exploitation agricole familiale. Cette dernière serait composée de patrimoines matériels porteurs de sens différents, ce que la transmission hors cadre familial permet de révéler. Toutefois ce découpage met aussi en évidence des différences entre transmission hors cadre familial et transmission familiale. L’une d’elles concerne le décalage qui s’opère entre transmission des biens et transmission du statut de successeur lequel, s’il appartient à la famille professionnelle, n’appartient tout de même pas à la famille biologique. À ce premier décalage se superposent les notions de propriété et d’exploitation, d’héritage et de succession professionnelle. Nous avons découpé la notion de patrimoine matériel en distinguant le patrimoine individuel, le patrimoine familial et le patrimoine professionnel. L’exploitation agricole comprend des terres, des bâtiments, du cheptel et du matériel. À quelle(s) catégorie(s) de patrimoine appartiennent-ils ?
- 18 . En Franche-Comté, le mode de faire-valoir régresse au profit du fermage, ce dernier étant passé d (...)
46Les terres figurent un enjeu patrimonial fort, quel que soit le mode de faire-valoir18. À un premier niveau d’analyse, la notion de patrimoine doit être comprise comme s’étendant au-delà de la propriété. Puis il faut faire la distinction entre ce qui relève de la propriété et de la location : les terres possédées sont toujours louées, excepté un cas où la faillite a contraint à la vente. Elles procèdent du patrimoine familial. Elles représentent ce qui doit rester dans la famille biologique, ce qu’on laisse à ses enfants : « C’est pas pour faire de l’argent, à la limite. C’est bien beau d’avoir 40 hectares, le bâtiment, tout, y en a pour 50 millions. Vous foutez ça dans une banque à 4,5-5 %, ça fait pas beaucoup. Alors que là, les terres, ça suit plus ou moins la vie quand même, quoi. C’est plus régulier. Des terres, ça peut monter, ça peut redescendre, mais c’est pas l’argent. C’est pas l’argent. Pis ça reste quand même un patrimoine que les enfants pourront avoir. S’ils nous avaient donné de l’argent, on aurait tout mangé, et nos enfants, ils n’auraient rien eu. »
47Les successeurs hors cadre familial héritent de la place du successeur familial, mais pas totalement des attributs liés à cette place. Les enfants des cédants, s’ils ne succèdent pas, n’en demeurent pas moins des héritiers futurs de ces attributs. Il sera intéressant d’étudier, dans quelques années, la façon dont s’effectuera la répartition du patrimoine entre eux. Les terres possédées seront-elles réparties équitablement ? Reviendront-elles à un seul et, auquel cas, est-il le successeur familial désigné ?
- 19 . Précisons que la reconduction des baux, inscrite dans le code rural dans le cas des transmissions (...)
48Ces mêmes terres s’apparentent aussi au patrimoine professionnel puisqu’elles constituent la condition d’exercice du métier. Les terres louées, comprises dans l’exploitation, représentent un patrimoine familial, quoique dans un sens différent que les terres possédées : elles sont inscrites dans cet espace de travail marqué par les générations successives de la famille du cédant. Elles peuvent, dans certains cas, assurer la pérennité de l’activité. Comme les terres possédées, elles relèvent également du patrimoine professionnel19.
49Les bâtiments recouvrent des enjeux patrimoniaux variés suivant qu’ils sont loués, vendus ou prêtés. De plus, la location peut, elle aussi, revêtir des sens différents selon qu’elle est effectuée dans la perspective d’une vente future au successeur hors cadre familial ou d’une installation ultérieure d’un petit-fils. Même si cette éventualité est peu probable dans la mesure où il serait légalement difficile de faire partir le successeur hors cadre familial, la transmission est alors pensée comme une période de transition, d’attente d’un successeur dans sa famille biologique. Les bâtiments appartiennent dans ce cas au patrimoine familial et renvoient au difficile deuil de la non-transmission familiale.
50Le cheptel et le matériel, la plupart du temps vendus, le petit matériel, parfois donné, entrent dans la catégorie du patrimoine individuel.
51Cette identification de patrimoines porteurs de sens différents rend compte de la nécessité de s’inscrire dans une temporalité longue pour comprendre ce qu’ils recouvrent. Ces patrimoines matériels ont un passé mais aussi un avenir.
- 20 . Ce constat souligne aussi la similitude entre la transmission hors cadre familial et la transmiss (...)
- 21 . Les enfants des cédants ont eux aussi leur place à trouver dans ce processus de transmission.
52La transmission hors cadre familial n’est pas une simple transaction, le cédant n’étant pas qu’un vendeur, le successeur qu’un acheteur20. Elle ne se situe ni du côté de l’échange marchand et de l’économie du profit, ni de celui de l’échange familial et de l’économie du don. Pour qu’il y ait continuité de l’exploitation, il faut trouver les modalités de circulation des biens et créer les conditions de leur circulation : chacun doit trouver sa place21.
- 22 . Quelle que soit la relation, le choix du successeur n’est jamais remis en question.
- 23 . Pour être comprises, l’acceptation et la reconnaissance des places doivent être rapportées à l’hi (...)
53Si la négociation de la transmission hors cadre familial permet de dévoiler la nature des patrimoines voilée derrière le mono-bloc patrimonial-exploitation-agricole, elle constitue une situation d’interaction entre cédant et repreneur qui se révèle soit conflictuelle, soit harmonieuse. La forme qu’elle revêt détermine la nature des relations futures entre les acteurs concernés et donne déjà des indications sur la place reconnue à chacun22 et acceptée par chacun23. Une négociation conflictuelle correspond à un désaccord sur les prix, au sentiment de « s’être fait avoir » (exprimé d’un côté comme de l’autre), et entraîne une rupture dans la relation entre cédant et successeur. Une négociation harmonieuse, c’est par exemple quand les cédants ont fait des concessions et que le prix de la reprise équivaut au montant maximum que peut engager le successeur : « On a discuté du prix total, et après, on a réparti : le bâtiment tant, les vaches tant… pour arriver à 700 000 francs. Y avait eu avant des… comment ça s’appelle… des estimations. Nous on ne pouvait pas s’aligner. Alors c’est un choix qu’ils ont fait aussi, de vendre moins cher et tout reste là, et que tout continue. » Les cédants acceptent parfois des délais de paiement – ou de non-paiement d’ailleurs : « Mais on ne peut pas l’assommer, qu’est-ce que vous voulez ? Si on lui met le couteau sous la gorge… ben il y passe quoi […]. Oh pis c’est des jeunes, ils sont bien gentils : on va là-bas comme si on était chez nous… peut-être mieux que si c’était la famille. » Une négociation harmonieuse se traduit souvent par un mode d’organisation de la vie sur l’exploitation qui rappelle les situations de transmission familiale. Les cédants hommes continuent de travailler, au moins à la période des foins. Si la plupart d’entre eux passent tous les jours sur l’exploitation, ils précisent qu’ils ne vont aider que quand leur successeur le leur demande. Les femmes, quant à elles, s’occupent des enfants des successeurs si nécessaire. L’espace professionnel et l’espace familial se confondent par moments et par endroits : « [Lui] : on n’a pas à se plaindre. Pis ils sont vraiment gentils. Ils sont un peu comme de la famille maintenant si on veut… on peut le dire. D’ailleurs… j’vois nos congélateurs en dessous… les congélateurs au sous-sol : y a autant de bazar à Claire qu’à nous. Quand on s’en va, comme ça, je donne les clés du sous-sol, du garage… Au garage, ils ont leurs huiles, ils ont tout un tas de bazar… [Elle] : ils ont les clés de chez nous, on a les clés de chez eux […] c’est moi qui fais le repassage parce que Claire n’a pas le temps de le faire. [Lui] : pour le loyer… normalement le loyer, c’est indexé sur le coût de la construction. Je les ai jamais augmentés. On prend le lait… ils disent pas… » La figure de l’adoption se renforce dans ces situations de négociation harmonieuse et ne se réduit pas aux cas de transmission dans lesquels cédant et successeur hors cadre familial se connaissaient déjà. Si la connaissance préalable entre les deux protagonistes débouche toujours sur une relation « adoptive », elle n’est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante, mais qu’un indicateur de la reconnaissance dont nous avons parlé plus haut.
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55Ainsi, transmission hors cadre familial et transmission dans le cadre familial ne se recouvrent pas tout à fait, mais ne sont cependant pas toujours très éloignées. Le passage de la famille biologique à la famille professionnelle permet de lire et de découper ce qui, dans le cadre familial, constitue une totalité patrimoniale et, par là, de mieux comprendre ce que revêt un métier patrimonial.
56L’analyse de la transmission hors cadre familial révèle par ailleurs l’impossibilité pour les acteurs de transmettre un patrimoine dans des modalités qui échappent au fonds culturel que représente la famille. Penser patrimoine sans penser famille s’avère impossible, d’où les références permanentes à la famille, y compris quand le successeur désigné n’est pas du même sang.