1Selon l’interprétation la plus couramment admise aujourd’hui, au moins parmi les africanistes [Kopytoff et Miers 1977 : 8 ; Lallemand et Dacher 1992 : 40 sq.], le versement du prix de la fiancée permet au mari d’acquérir un certain nombre de droits sur la personne de la femme (droit de rattacher l’enfant au lignage du mari, droit sur le travail de l’épouse, droit de toucher des amendes pour séduction). Comme ces droits appartenaient au père de la jeune fille avant le mariage (ou à son oncle maternel en régime matrilinéaire), il s’agit de véritables paiements de mariage assurant le transfert de ces droits du père (ou de l’oncle maternel) vers le mari. Le fait de détenir des droits sur une personne et, à plus forte raison, la possibilité de les transférer contre paiement sont totalement étrangers à la société occidentale moderne. L’institution du prix de la fiancée s’inscrit donc dans une tout autre conception du droit que la nôtre [Kopytoff et Miers op. cit. : 7-11 ; Testart 1996-1997 (34) : 105-107]. Elle est le fait de sociétés dans lesquelles il est légitime de posséder des droits qui touchent à la personne des autres, généralement appelés rigths-in-persons dans l’anthropologie d’expression anglo-saxonne. Le rapprochement avec l’esclavage s’impose d’autant plus que, dans les deux cas, les droits que l’un détient sur l’autre peuvent être transférés contre paiement.
2Cependant, il ne s’agit pas de penser que, par le prix de la fiancée, le mari « achèterait » la femme : tous les peuples qui ont recours à cette pratique contestent explicitement le fait que l’épouse puisse être assimilée à une esclave et font parfaitement la distinction entre le paiement pour une épouse et l’achat d’une concubine-esclave. Au moins pour l’Afrique, il est clair que l’épouse possède, en dehors de droits acquis par le mari lors du paiement du prix de la fiancée, un certain nombre de droits inaliénables dans le mariage (rattachement lignager, qui implique protection contre son mari). Ce point doit être gardé en tête : dans l’achat d’un esclave, c’est la personne toute entière (et la totalité des droits afférents) qui est transférée au nouveau maître ; dans le prix de la fiancée, ce sont seulement certains droits sur la personne de la femme. Néanmoins, entre les deux institutions, il existe une certaine analogie.
3Dans un travail précédent [Testart, Govoroff et Lécrivain 2002], nous relevions que la distribution mondiale de l’esclavage aux époques précoloniales suivait d’assez près celle du prix de la fiancée. Nous notions toutefois quelques décalages importants entre ces deux distributions. De plus, il n’y a pas forcément de rapport entre le traitement des prisonniers de guerre (qui fournissent le gros des esclaves) et la situation de la femme dans une société. Nous suggérons donc de laisser de côté l’esclavage que nous pouvons appeler « externe » (dont la source ultime est la guerre) pour ne considérer que l’esclavage « interne », qui concerne les membres de la communauté.
4Nous nous appuierons sur deux bases de données. La première sur les prestations matrimoniales (prix de la fiancée, dot, etc.) vient d’être publiée [ibid.] et nous n’en mobiliserons que les détails significatifs pour la problématique de cet article. La seconde, relative à l’esclavage précolonial, sera présentée ici pour la première fois. Nous montrerons ensuite qu’il existe une loi stricte entre prix de la fiancée et esclavage pour dettes et en donnerons une interprétation.
- 1 . Les limites de cet article ne permettent pas de discuter de la définition de Meillassoux [1986], (...)
5Pour être sociologiquement pertinent, le terme d’esclave doit être réservé à une forme spécifique de dépendance qu’il convient de distinguer soigneusement de multiples autres formes de dépendance connues en histoire (l’hilotisme spartiate, le servage médiéval, etc.) ou en ethnographie (personnes gagées [pawns] ou tout ce que l’anglais appelle bondsmen). La condition matérielle des esclaves est extrêmement variable : à côté des hommes exploités pour leur travail, selon des formes d’ailleurs différentes selon les cas, l’Islam, l’Empire romain ou les royaumes africains ont connu des corps de police ou d’armée serviles, des esclaves fonctionnaires. Une des plus vieilles utilisations des esclaves, dans toutes les sociétés, est, depuis l’Iliade, de servir le plaisir de leur maître. Une autre coutume, moins connue mais tout aussi répandue, en Afrique ou chez les Indiens de la Côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, veut qu’ils suivent leur maître dans la tombe au moment de sa mort [MacLeod 1929 : 106-111 ; Memel-Fote 1988 : 273, 576-600]. Il est certain que ni l’occupation, ni la fonction, ni le mode de vie ne suffisent à définir l’esclave. Seule la notion de statut juridique permet de dire ce qu’ont en commun les esclaves d’une société par-delà la variabilité de leur condition matérielle. Aucune approche sociologique du phénomène de l’esclavage ne peut faire l’économie d’une étude de ce statut. Mais il est lui-même extrêmement variable d’une société à l’autre [Testart 1998a]. Aussi, le point de vue juridique, une fois reconnu, doit être rapporté à une caractérisation sociologique plus large.
6L’esclave antique est exclu de la Cité (au sens des antiquisants). L’esclave des sociétés africaines est exclu de la parenté ; il est sans nom et hors lignage (« unkinned », selon la belle formule de Bohannan [1963 : 180]). L’esclave privé des anciens royaumes asiatiques n’est l’esclave que de son maître, ne doit rien au roi, ni impôts ni service militaire, n’est pas son sujet et se trouve donc exclu du rapport au roi, etc. D’une façon ou d’une autre, l’esclave est un dépendant exclu d’une des dimensions sociales essentielles de la société : exclu de la Cité dans le régime antique, exclu de la parenté dans les sociétés lignagères où la parenté joue un rôle fondamental, exclu du rapport au roi dans les royautés, etc. La définition complète que nous avons adoptée est la suivante : un esclave est « un dépendant dont 1) le statut juridique est marqué par l’exclusion d’une dimension considérée comme fondamentale par la société et dont 2) on peut, d’une façon ou d’une autre, tirer profit » [Testart 1998a : 39, 2000a : passim].
- 2 . D’une façon générale, la méthode suivie a été la même que celle adoptée dans la confection de not (...)
7Notre projet se voulait au départ une simple révision des codes que Murdock a publiés en 1967 dans son Ethnographic Atlas. Nos résultats en diffèrent significativement, pour plusieurs raisons.
8La première est que nous nous sommes appuyés sur une définition explicite du concept d’esclavage. Nous avons relu de façon critique toutes les sources (ethnographiques et/ou historiques) relatives à chaque société retenue pour nous demander s’il convenait ou non de parler d’esclavage au sens de cette définition, nous réservant ainsi le droit de conclure autrement que les observateurs sur la base de leurs propres observations.
- 3 . En ce qui concerne l’ethnographie, il ne faut pas confondre date du terrain et période de référen (...)
9En second lieu, Murdock a mélangé des données précoloniales et des données postcoloniales, ce qui nous paraît injustifiable en ce qui concerne l’esclavage. Comme on sait, l’Occident a eu un effet à double sens sur cette pratique : dans un premier temps (xvie et siècles suivants) il l’a développée à un niveau international sans précédent, dans un second temps (à partir du xixe siècle) il l’a abolie. Compte tenu de notre intérêt et de notre problématique qui portent sur les sociétés traditionnelles, nous avons laissé de côté toute forme d’esclavage directement liée au colonialisme. Le développement des études ethnohistoriques permet la plupart du temps de remonter au xviiie siècle (quelquefois seulement au xixe) qui constitue ainsi notre « horizon historique de référence »3. Pour la Méso-Amérique, la région intermédiaire et les Andes, nous n’avons en principe noté que des cas du xvie siècle, à l’époque de la Conquête.
10Étant donné notre option méthodologique qui consiste à explorer toute la documentation pour chaque société retenue, les 853 sociétés de l’Ethnographic Atlas de Murdock représentaient un effectif trop lourd. Il était, de plus, fortement déséquilibré (Amérique du Nord surreprésentée, etc.). Nous avons pris comme ensemble de base celui des Human Relation Area Files et avons ajouté un certain nombre de sociétés pour lesquelles l’esclavage est bien documenté grâce à des études récentes.
- 4 . Selon une méthode que nous avions inaugurée il y a quelques années [Testart 1996-1997 (32) : cart (...)
11Nous considérons qu’une manière simple et synthétique de présenter les données est de les reporter sur une carte4. La carte 1 montre, pour les 334 sociétés retenues, celles qui connaissent l’institution de l’esclavage, tout à fait indépendamment de l’importance numérique des esclaves. Suivant une proposition de Finley [1981 : 103], nous distinguons « société à esclaves » (société où l’esclavage existe) et « société esclavagiste » (société où les esclaves sont nombreux et pour laquelle on peut parler de mode de production esclavagiste). La carte 1 indique donc seulement la répartition des sociétés à esclaves et des sociétés sans esclaves. La carte 2 consiste en une sorte d’extrapolation, à partir des données vérifiées et enregistrées sur la carte 1, permettant de visualiser aisément cette répartition à travers le monde. Elle a été faite en prenant également en considération des connaissances autres que celles figurant dans la base de données : en procédant à des tests sur des sociétés géographiquement situées entre celles de la base, en tenant compte de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité des aires culturelles. Toutefois, des exceptions nous ont certainement échappé et la carte 2 doit être accueillie pour ce qu’elle est, une tentative, bonne surtout à titre didactique.
- 5 . Meillassoux ed. [1975], Miers et Kopytoff, eds. [1977], Watson ed. [1980], Reid ed. [1983], Condo (...)
12Concernant l’Afrique noire et l’Asie du Sud-Est, qui ont donné lieu à de nombreux travaux d’excellente qualité5, les résultats sont, à très peu de chose près, conformes à ceux que l’on attendait. Quelques incertitudes persistent du côté de l’Afrique méridionale et c’est avec beaucoup d’hésitation que nous avons noté, par exemple, les Tswana comme société à esclaves parce que certains dépendants étaient exclus de la communauté politique [Tlou 1977 : 384]. L’Indonésie de l’Est reste la partie la plus mal documentée de l’ensemble asiatique en raison de l’incertitude qui règne sur le statut exact des dépendants. Nous avons accordé un soin tout particulier à la Mélanésie [Lécrivain 1999 ; Panoff 1987] : il ne fait finalement pas de doute qu’il s’agit là d’un grand ensemble sans esclave, avec fort peu d’exceptions. En Polynésie, les sources sont très peu sûres en dehors du cas des Maori.
13L’essentiel de notre commentaire portera sur l’Amérique. L’anthropologie classique (en dehors de Kroeber) a eu tendance à sous-estimer l’importance de l’esclavage chez les Amérindiens du Nord. C’est pourquoi nous avons salué le livre de Donald [1997 : compte rendu Testart 1998c] sur la Côte nord-ouest comme un ouvrage majeur. Dans la même veine, le travail de Viau [1997 : compte rendu Testart 1999b] vient mettre un point final à plus d’une décennie de controverses sur l’esclavage iroquois en montrant qu’il y avait des captifs qui n’étaient ni torturés à mort, ni adoptés, mais destinés à servir leurs maîtres tout en restant en dehors de la parenté. Perdue [1979 : 8-9, 12] a montré plusieurs années auparavant qu’il en allait de même chez les Cherokee. Les Illinois étaient au xviie siècle de très importants trafiquants d’esclaves [Callendar 1978 : 676]. Finalement l’esclavage semble avoir été assez répandu parmi les populations autochtones d’Amérique du Nord. Celui pratiqué par les Aléoutes prolonge celui de la Côte nord-ouest. Au sud de cette aire, les Yurok faisaient des esclaves de guerre, selon le témoignage de l’autobiographie d’une indienne de cette tribu [Thompson 1916 : 142, 183 ; contra Kroeber 1939 : 32]. Les sources historiques révèlent que les Yuman faisaient des captifs et les vendaient [Dobyns et al. 1957 : 48-49]. L’ensemble de ces données ne rend que plus surprenante l’absence totale de toute référence (ethnographique ou historique) à un esclavage indien en Californie centrale. Cette zone est la seule qui en soit totalement exempte avec le Grand Bassin et le Subarctic canadien, aires de chasseurs-cueilleurs nomades.
14L’esclavage est attesté par les chroniqueurs chez les Maya ou chez les Tarasques du Michoacán, au Mexique. Chez les Aztèques il est permis d’en douter. Nous pensons que des prisonniers de guerre destinés au sacrifice ne constituent en aucun cas des esclaves : il n’ont pas le statut de dépendants et leurs détenteurs n’en tirent pas profit (en les faisant travailler, en les vendant). La question de savoir si tous les prisonniers finissaient par être sacrifiés reste controversée. Quoi qu’il en soit, des gens se vendaient ou étaient vendus encore enfants par leurs parents et nous avons admis que cette catégorie relevait bien de l’esclavage sur la base d’une information fournie par Soustelle [1955 : 105] selon laquelle ils étaient déchargés des impôts et du service militaire. Si cette donnée est exacte, ils étaient exclus de la communauté politique.
15Les sources relatives à l’Amérique centrale, aux Antilles ou à la Colombie sont toutes imprécises. Concernant les yana, chez les Incas, il nous a paru impossible de décider, compte tenu de l’état de la documentation et de nos critères, si l’on devait ou non les ranger dans la catégorie de l’esclavage. L’Amazonie pose en revanche deux problèmes intéressants. Le premier est celui de ces captifs qui vont faire l’objet, des années après, d’un festin cannibale. Ces gens sont dotés d’une épouse, ont des enfants, vivent au sein du village apparemment comme les autres, quoiqu’une certaine subordination soit décelable de leur part. Les premiers observateurs, au moins pour les Tupinamba, les désignent souvent comme « esclaves ». Cette appellation nous semble erronée. D’abord, la mort qui les attend est bien celle d’un guerrier, non d’un esclave [Combès 1992]. Dans la lutte mimée qui s’engage entre le prisonnier entravé et ses maîtres, juste avant le coup fatal et le festin, il clame haut l’appartenance aux siens ; il ajoute même qu’ils viendront le venger [Staden 1979], preuve s’il en est qu’il n’est pas coupé de sa parenté. C’est en tant que guerrier qu’il meurt et il est significatif qu’on lui ait donné une épouse, car ceux à qui on fait la guerre sont aussi ceux à qui on prend les femmes. Même s’il est resté parmi ses vainqueurs pendant des années, il n’a jamais été esclave : son destin de vaincu qui le désigne comme devant être mis à mort a seulement été différé.
16Un autre phénomène devrait conduire à réexaminer de plus près la question de l’esclavage en Amazonie, du moins sur les contreforts andins. Karadimas [2000] a montré, à partir de sources historiques du xviiie siècle, que le maître de la maloca chez les Miraña (Amazonie colombienne) pouvait vendre ses propres gens, non pas ceux de son lignage, mais certains de ceux qui s’étaient placés sous sa protection. Cette donnée s’accorde mal avec l’idée que l’esclavage n’aurait été introduit qu’à la faveur de la pénétration européenne : les sociétés amazoniennes du Nord-Ouest étaient travaillées par des phénomènes de dépendance particulièrement marqués. Chez ces mêmes Miraña [ibid. : 96-97], il y avait une catégorie de serviteurs analogue à celle des Makú chez les Tukano orientaux [Goldman 1963 : 107] que l’anthropologie a toujours hésité à qualifier d’« esclaves ». Ils sont pourtant exclus de quelques-unes des manifestations les plus significatives de la vie communautaire : sans nom de lignage, pour les premiers ; ou exclus des danses, sans ornements et transférables à volonté (par don, par vente), pour les seconds. Du côté du delta de l’Orénoque, les conquistadores signalent, dès avant 1516, des raids esclavagistes de la part des Caribes ; d’autres rapports font état de troc d’esclaves à large échelle contre des produits [Langebaek 1996 : 126].
17Pour l’Europe, nous nous sommes contentés de noter quelques repères. La France et l’Angleterre admettent au cours du xviiie siècle que tout esclave mettant le pied sur leur sol devient libre. D’un autre côté, un esclavage important persiste dans le sud de l’Espagne, bien documenté à l’heure actuelle [Stella 1996] ; les lois russes du xviie siècle qui établissent définitivement le servage le distinguent explicitement de l’esclavage [Eck 1937 : 260]. Pour le restant de l’Europe à ces époques, en l’absence de travaux historiques spécialisés sur la question, nous avons admis que l’esclavage était en déclin. À souligner un phénomène similaire à l’autre bout de l’Eurasie, puisque l’esclavage au Japon et au Vietnam ne subsiste plus au xixe siècle qu’à titre pénal.
18Enfin, nous avons relevé un phénomène bien attesté dans certaines sociétés : la restriction aux basses classes de la réduction en esclavage. C’était le cas chez les Lolo, importante ethnie du sud de la Chine et célèbre pour sa pratique esclavagiste encore vivante au xxe siècle : les membres de la classe supérieure ne pouvaient être réduits en esclavage [Lu Hui 1998 : 238, 244] tandis que les anciens captifs affranchis pouvaient y retomber pour cause de dettes [ibid. : 243, 253] ; ainsi, esclavage de guerre et esclavage pour dettes étaient limités aux basses classes. Cette situation est similaire à celle des Yurok du nord de la Californie qui, dans les guerres, « faisaient des esclaves parmi les Hupa tout comme leurs ennemis en prenaient parmi eux, mais il s’agissait toujours d’individus de basse extraction ou de personnes déjà esclaves, jamais de représentants de la classe aisée » [Thompson op. cit. : 142]. C’était probablement aussi le cas chez les Touareg puisque certaines données suggèrent que les hommes libres pouvaient être emmenés en captivité pendant un temps limité mais pas réduits en esclavage [Bernus et Bernus 1975 : 31 ; Bourgeot, communication personnelle]. Ce phénomène est sans aucun doute beaucoup plus général.
19Après avoir traité de l’esclavage en général, interne et externe, nous nous concentrerons maintenant exclusivement sur l’esclavage interne.
20L’insolvabilité des dettes (dont les dettes de jeu) n’est pas la seule cause qui conduit à un asservissement interne à la communauté. La vente de soi-même, la vente des enfants par les parents et la vente de l’épouse par le mari, conduisent à un pareil asservissement de certaines personnes. Dans toutes ces situations, un être humain, présumé libre, troque pour quelque raison que ce soit – la plus commune étant évidemment la pauvreté – sa liberté contre des ressources, nourriture ou argent. Ce sont des asservissements pour raisons financières.
21Au sein du phénomène général de l’asservissement, maintenant, nous distinguons trois modes, selon que la personne se retrouve esclave, gagée (pawn) ou contrainte à travailler pour rembourser sa dette.
22Il ne peut résulter que d’une réduction en esclavage pour cause de dettes ou d’une vente en esclavage. Un exemple particulièrement net d’une vente en esclavage est donné par Rattray [1929 : 53] à propos des Ashanti chez lesquels il était légitime pour un oncle maternel de vendre son neveu s’il avait besoin d’argent. Cette vente, qualifiée d’« outright » par l’auteur, concerne une personne préalablement mise en gage contre une somme d’argent et donne lieu à un paiement supplémentaire. Il s’agit bien d’une vente en esclavage puisque les membres du lignage qui effectuent cette vente devant témoins renoncent publiquement à celui qu’ils vendent, disant : « Untel n’est plus membre de tel abusua [matrilignage]. » Un autre exemple remarquablement dramatique de vente de soi-même en esclavage est fourni par Barton [1938 : 160-162] qui décrit en détail les modalités de la vente, les motivations de la femme ifugao qui se vend ainsi que les implications de certains de ses parents dans cette affaire. Le fait que la femme soit livrée à des trafiquants qui iront la revendre au-delà de la plaine, dans une autre localité, montre que c’est une vente ferme, sans espoir de retour.
- 6 . Nous résumons ici les principales conclusions de l’article « La mise en gage des personnes » [Tes (...)
23Les africanistes ont depuis longtemps mis en évidence un phénomène appelé « mise en gage » (pawning), qui consiste à placer quelqu’un auprès d’un créancier en garantie d’une dette (ou comme sécurité d’un emprunt). Le « gagé » (pawn) est au service du créancier et lui doit tout son temps de travail ou presque. C’est là une forme d’asservissement qui a souvent été confondue avec l’esclavage pour dettes, d’autant plus facilement que le gagé risquait à terme d’être réduit en esclavage (et l’était effectivement dans la plupart des cas) si la dette n’était pas remboursée. Or, mise en gage et esclavage sont deux institutions tout à fait différentes.
24Le gagé, en effet, ne possède pas cette qualité douteuse qui est un des critères décisifs de l’esclave : il n’est pas exclu de sa parenté, appartient toujours à son lignage, garde son nom, peut participer au conseil de son lignage, à la gestion des affaires lignagères ainsi qu’aux rituels, peut se marier et avoir des enfants légitimes. Celui chez qui le gagé est placé et qui a sur lui tant de droits – droit à son travail, droit bien souvent d’avoir des relations sexuelles lorsqu’il s’agit d’une femme – n’a pourtant pas, à la différence de ce qui vaut le plus couramment pour l’esclave, de droit de vie et de mort sur son dépendant, et ne dispose que d’un droit de correction limitée.
25Toute personne gagée, enfin, sera immédiatement libérée par le remboursement de la dette. Cela représente une autre différence avec la situation de l’esclave lequel peut bien sûr être racheté, mais seulement si le maître y consent ; tandis que le gagé est libéré par le remboursement de la dette, même si celui chez qui il est placé ne le veut pas.
26Et pourtant la mise en gage représente une forme d’asservissement particulièrement lourde. Un de ses principes fondamentaux veut en effet que le travail, les services et les prestations en tout genre que fournit le gagé ne viennent pas en remboursement de la dette pour laquelle il a été gagé. La dette, en d’autres termes, ne s’éteint ni ne s’amenuise par le travail du gagé ; il arrive même assez souvent qu’elle s’accroisse des intérêts qui continuent à courir si elle n’est pas remboursée et sans que le travail vienne en déduction de ces intérêts. La conséquence est évidente : le gagé ne pourra généralement pas se libérer et devra travailler toute sa vie pour une dette qui, à l’origine, pouvait être fort légère.
27La complexité de la situation du gagé pour dette ressort donc :
- 7 . En particulier il n’y a pas, à la différence de ce qui vaut pour l’esclave, de statut – au sens j (...)
28• d’une part, de ce qu’il reste en droit un être libre7 (membre de sa parenté, avec toutes les prérogatives que cette appartenance implique) et, toujours en droit, capable de se libérer en remboursant le montant de sa dette ;
- 8 . Ce qui provient de ce que le créancier gagiste ne peut pas adopter le gagé, destin courant des es (...)
29• d’autre part, de ce qu’il est en fait un asservi, le plus souvent sans espoir de jamais pouvoir se libérer et vivant dans des conditions matérielles et sociales analogues ou même pires8 que celles de l’esclave.
30Pour ajouter à cette complexité, signalons dès à présent que les législations relatives au gagé sont, d’une société à l’autre, aussi variées que celles relatives à l’esclave : certaines admettent que le gagé tombe automatiquement en esclavage au bout d’un certain temps ; d’autres protègent le gagé et empêchent cette assimilation.
31Dans le phénomène du gage des personnes, leur travail bénéficiait au créancier sans qu’il vienne en déduction de leur dette ; il n’avait pour ainsi dire pas de valeur, ou du moins n’était-il pas comptabilisé. À ce principe s’oppose celui selon lequel les services rendus par le débiteur au créancier solderont la dette. C’est ce que traduit le bon sens populaire – lequel, comme tout bon sens, est informé par les conditions sociales – lorsqu’il évoque la possibilité pour un consommateur indélicat, et sans le sou, de payer sa consommation « en faisant la plonge ». C’est une norme évidente dans notre société où le travail a de la valeur et pourrait donc solder une dette. Enfin, le débiteur peut être contraint à travailler pour le créancier et nous avons là une sorte de travail forcé, mais entièrement distinct de celui du gagé.
32Le travail forcé pour rembourser la dette prend des formes contournées et souvent difficiles à mettre en évidence dans les exemples ethnographiques et historiques. Cette possibilité est néanmoins clairement représentée à chaque fois qu’un homme est contraint à travailler pour rembourser sa dette, cette dette étant (sauf si elle est exorbitante) normalement soldée au bout d’un certain temps et l’homme se retrouvant finalement libre de toute contrainte.
33On ne peut pas théoriquement parler d’asservissement dans ce cas, bien qu’il y ait travail contraint. Le remboursement d’une dette par le travail est un processus qui, normalement, n’aliène pas la liberté. Il faut toutefois insister sur l’importante réserve qu’implique notre qualificatif « normalement ». Tout est question de degré, de la rapidité avec laquelle le travail rembourse la dette, de la valeur qui est attribuée au temps de travail. Si cette valeur est trop dérisoire, si l’endetté en prend pour vingt ans ou, pire, si la dette est transmise aux héritiers, le principe selon lequel le travail rembourse la dette peut n’être que supercherie. Il n’a de valeur libératoire que s’il est assorti de dispositions coutumières ou légales qui limitent le temps pendant lequel le créancier pourra exercer une contrainte sur l’endetté ou bien instituent un prix équitable du travail.
34Notre méthode a été la même que pour l’esclavage en général et nous avons travaillé sur le même échantillon. La codification toutefois a été nettement plus compliquée puisqu’il a fallu dans chaque cas se demander s’il s’agissait d’esclave ou de gagé ; dans cette dernière éventualité nous avons distingué selon que la coutume admet que le gagé devient automatiquement esclave au bout d’un certain temps, ou par l’effet de l’accroissement du poids de la dette, etc. Nous avons répertorié à part l’esclavage suite à une dette et les différents cas de vente en esclavage. Nous avons enfin distingué les cas selon qu’ils étaient tenus ou non pour légitimes (ou légaux) par la coutume (ou la loi) de la société considérée. Il est très difficile de représenter cette variété (en tout 7 variables, chacune susceptible de 4 valeurs) sur une simple carte en noir et blanc. Nous avons donc choisi de ne faire figurer qu’une donnée synthétique qui résume tous les cas dans lesquels un membre de la communauté peut légitimement être réduit en esclavage pour simple raison financière, que ce soit pour dette ou par vente. La carte 3 montre la distribution de ce phénomène selon qu’il est 1) pratiqué et tenu pour légitime, 2) pratiqué et tenu pour légitime seulement pour les basses classes, 3) pratiqué en dépit de son illégalité.
35Comme l’un de nous a déjà publié deux articles sur la question de l’esclavage pour dettes [Testart 2000b, 2000c] et que la distribution de cette institution a été esquissée dans un de ces articles, nos commentaires se limiteront à l’essentiel.
36En Afrique noire (en dehors du monde islamique), l’institution du gagé est très largement attestée ainsi que sa transformation en esclave au bout d’un certain temps, à l’exception notable de quelques grands royaumes (la transformation en esclavage n’est pas automatique en Ashanti ; elle est interdite en Abomey).
37En Asie, l’esclavage pour dettes ou tout au moins la vente en esclavage de soi-même ou de ses dépendants (enfants ou épouse) fut chose légale au Siam et probablement dans les autres royaumes situés dans l’orbite d’influence indienne. En Inde même, ces formes d’asservissement furent légales mais réservées de droit aux basses castes, celle des brahmanes en étant seule exemptée. Il en alla tout différemment en Chine où, depuis l’Antiquité, le pouvoir semble avoir combattu toute forme d’asservissement de ses sujets à titre privé, quoique avec un succès mitigé puisque la vente des filles (et parfois des épouses) perdura en pratique jusqu’au xxe siècle, notamment dans le Sud. Le Japon et le Vietnam adoptèrent des politiques semblables, apparemment avec plus de fermeté, en particulier le second qui instaura une réglementation permettant le contrôle du remboursement échelonné de la dette par le travail. La Corée adopta un système original au xvie siècle en légalisant exclusivement l’asservissement des femmes pour cause de pauvreté. Les sultanats malais appliquèrent à la lettre la loi islamique en bannissant tout esclavage pour dettes, tout en pratiquant une forme légale et très dure de mise en gage. Pour ce qui est des sociétés non étatiques, qu’il s’agisse des hill tribes de l’anthropologie britannique (Naga de l’Assam, Kachin de haute Birmanie, etc.), de certains groupes notoirement esclavagistes comme les célèbres Lolo du sud de la Chine, des « montagnards proto-indochinois » de l’ethnologie française (Bahnar, etc.), des populations faiblement islamisées ou païennes de Sumatra ou du reste de l’Indonésie, ou encore des Ifugao aux Philippines, il est frappant que partout où nous disposons d’une bonne documentation et partout où l’esclavage est pratiqué (ce qui exclut les petites ethnies plus ou moins dominées subsistant aux marges des États), l’institution de l’esclavage pour dettes ou celle de la vente de soi en esclavage se rencontre aussi.
38En Amérique du Nord, nos données sont plus fragiles. Les sources rassemblées par MacLeod [1925] semblent montrer que l’endetté (généralement par le jeu) se mettait au service de son créancier pour un temps déterminé, au bout duquel la dette était considérée comme soldée. Nous pensons donc que la forme prédominante d’asservissement était celle où l’endetté remboursait sa dette par son travail (cas 3 ci-dessus). Nous maintenons [Testart 1999a : 20-25] qu’en Côte nord-ouest, il n’existait pas d’esclavage pour dettes, avec l’exception possible des Bella Coola. Les Yurok, qui à notre connaissance constituent un cas unique en Amérique du Nord, méritent une mention à part. Il y a les « half married », qui n’avaient pu fournir que la moitié du prix de la fiancée et vivaient avec leur beau-père sans jouir des droits normaux ni de mari ni de père, et qui représentaient 25 % de la population dans la seconde moitié du xixe siècle [Waterman et Kroeber 1934]. C’est assez dire que la dépendance y était plus marquée que chez les autres peuples d’Amérique du Nord. Kroeber [1925 : 32-33], par ailleurs, soutient qu’il y avait un esclavage pour dettes. Cependant les données de Driver [1939 : 413-414] sont incompatibles avec cette caractérisation (le maître qui tuait son dépendant devait payer une compensation à sa famille) ; si celles-ci sont exactes et sont bien aborigènes (c’est-à-dire ne reflètent pas, à l’époque où elles ont été recueillies, l’influence de la civilisation américaine), elles s’interprètent mieux selon l’hypothèse qu’il s’agit d’un gagé. Nous n’en avons pas d’autres exemples en Amérique du Nord, mais on retrouve peut-être cette institution chez les Goajiro [Bolinder 1957 : 61 sq. ; Gutierrez de Pineda 1950 : 147 sq.] : la dépendance des endettés y était très forte mais les sources ne précisent pas nettement si le travail remboursait la dette ou non.
39Dans les pays islamiques, la vente des enfants ou de soi-même, attestée dans plusieurs régions, est illégale, la loi de l’islam interdisant de réduire en esclavage un croyant. En Occident (en dehors de la Russie et des pays sous influence ottomane), après le Moyen Âge pendant lequel on relève encore quelques très rares cas d’asservissement pour cause de dettes (le statut de l’asservi étant loin d’être clair), ces phénomènes sont absents. Mais ils sont massivement attestés dans le Caucase [Allen 1932 : 283 ; Kovalewsky 1893 : 189 ; Luzbetak 1951 : 183-184].
40Parmi les sociétés qui pratiquent le prix de la fiancée, il est extrêmement courant qu’une partie des biens reçus à ce titre soit retournée au mari par le père de la femme. Chez les Gusii, le prix de la fiancée, extrêmement variable, comprend au moins 1 taureau et un nombre quelconque de vaches et de génisses (jusqu’à 20), plus des chèvres ; or, seule 1 génisse est retournée au gendre [Mayer 1950 : 15-16, 33 sq.]. Chez les Kachin, la famille du fiancé donne de 2 à 10 têtes de bétail (selon le rang de la fille à marier) ainsi qu’un certain nombre de gongs, des manteaux chinois, des jupes birmanes, des étoffes brodées, des roupies, etc. ; la famille de la fiancée offre aussi des gongs, des jupes, etc., dont la valeur totale passe pour être égale à celle des biens reçus autres que le bétail, mais ne retourne aucune tête de bétail [Leach 1972 : 180]. Dans de tels cas, pour lesquels le transfert en sens inverse est nettement inférieur en valeur au prix de la fiancée (moins de 50 %), nous parlerons de « prix de la fiancée sans retour ».
- 9 . Goody [1973 : 2, 20, 1990 : passim] a été le premier à mettre en évidence ce phénomène, mais nous (...)
- 10 . Pour les questions de terminologie, nous renvoyons au « Glossaire de la parenté » [Barry et al. 2 (...)
41Il n’en va pas toujours ainsi. À vrai dire, de très nombreux exemples, et certains fort bien décrits, font état de retours qui sont de même ordre de grandeur ou même nettement plus importants que le prix de la fiancée9. Chez les Cheyennes, les Omaha et autres tribus des Plaines et des Prairies, le gendre apporte des chevaux qu’il attache à la tente du beau-père ; le lendemain au plus tard, le beau-père, s’il approuve le mariage, enverra sa fille avec un nombre de chevaux égal ou supérieur [Dorsey 1884 : 259-260 ; Grinnell 1923 : 137-138]. La Chine de l’époque des Tang et des Song a donné lieu à la belle étude d’Ebrey [1991] qui montre que les biens fournis par le beau-père au gendre étaient sensiblement de même valeur que ceux qu’il avait reçus de lui. Chez les Kwakiutl, les Bella Coola et autres tribus de la Côte nord-ouest, la coutume du « rachat de l’épouse » conduit le beau-père à fournir au gendre deux types de prestations : lors du mariage d’abord, puis des années après, lors d’un potlatch, il remet des biens, tels les fameux cuivres, dont la valeur globale est estimée au double de celle de ceux reçus au titre de prix de la fiancée [Boas 1966 : 53-54 ; McIlwraith 1948 I : 382-396, 406-416]. Lorsque des biens de valeur sensiblement égale (retour entre 50 et 150 %) sont retournés au gendre par le beau-père, nous parlons de « prix de la fiancée avec retour » (ou « combinaison10 prix de la fiancée-dot »). Lorsque ces biens sont de valeur nettement supérieure (à 150 %), l’aspect dotal l’emporte largement.
42Notre base de données sur les prestations matrimoniales [Testart et al. 2002] distingue le prix de la fiancée avec retour et le prix de la fiancée sans retour. C’est d’ailleurs un des points sur lesquels nous avons été le plus attentifs, même si les sources ne permettent pas toujours d’estimer de façon quantitative la valeur des biens reçus par chacun des partis. Cette même base tient compte de la multiplicité des modes de mariage à l’intérieur d’une société. Nous avons appelé « mode dominant » celui qui était considéré comme préférable, en général pratiqué par les hautes classes quand la société est stratifiée. Sur les 406 sociétés que compte cette base, 130 ont comme mode dominant le prix de la fiancée sans retour. Parmi celles-ci, certaines (c’est par exemple le cas des Chin sur lequel nous reviendrons) ont aussi comme mode possible le prix de la fiancée avec retour, lequel n’est alors qu’un mode secondaire, le prix de la fiancée sans retour restant préférable. Pour fixer les idées, précisons que notre base comptait 52 sociétés avec le prix de la fiancée avec retour (combinaison prix de la fiancée-dot) comme mode dominant et 31 avec la dot comme mode dominant.
43La base de données sur l’esclavage indique que 44 sociétés considèrent comme légitime l’esclavage pour dettes et/ou la vente en esclavage de soi, de ses enfants ou d’une épouse. Parmi elles, 31 figurent dans la base sur les prestations matrimoniales avec des données sûres. Il se trouve que 1) aucune de ces 31 sociétés n’affiche comme mode dominant le prix de la fiancée avec retour (combinaison prix de la fiancée-dot) ou la dot ; 2) sur ces 31 sociétés, 24 ont comme mode dominant le prix de la fiancée sans retour et 4 autres sont des combinaisons de prix de la fiancée avec d’autres prestations.
44La première constatation révèle qu’il existe une totale antinomie entre la mise en esclavage pour raisons financières et la dot ; la seconde, qu’il existe un lien très fort entre cette mise en esclavage et le prix de la fiancée sans retour. On pourrait poursuivre en calculant des pourcentages et des taux de corrélation qui, comme d’habitude, seraient plus ou moins convaincants. En fait, nous pensons que ce n’est pas la bonne méthode et qu’il ne convient pas de raisonner cas par cas dans un problème général d’anthropologie comparative. Une société, en effet, n’est jamais un être isolé ; elle subit des influences de toutes parts et s’inscrit dans le contexte d’une aire culturelle toujours marquée par un certain nombre de traits dominants. Par exemple, les Tiv du Nigeria ont beau préférer l’échange des sœurs au prix de la fiancée qui n’est pratiqué qu’à titre secondaire [Bohannan et Bohannan 1969], ils font figure d’exception dans le contexte global de l’Afrique qui reste caractérisé par une nette préférence pour le prix de la fiancée. De même, l’absence de prestations matrimoniales chez les Yao, dans l’est de la ceinture matrilinéaire africaine, s’explique par la résidence uxorilocale permanente : les prestations en travail du gendre tiennent lieu de prestations matrimoniales [Richards 1950]. Même si ces peuples n’ont pas le prix de la fiancée comme mode normal, ils ne peuvent manquer d’être influencés par cette pratique qui, tout autour d’eux, est dominante. C’est pourquoi nous proposons de procéder par grandes aires culturelles.
45Il y a quatre grandes régions où s’affirme une préférence pour le prix de la fiancée sans retour.
46L’une correspond à l’Afrique noire, en dehors de toute influence islamique et en dehors des chasseurs-cueilleurs khoi-san, dorobo et mbuti : sur 47 cas, 37 ont comme mode dominant le prix de la fiancée sans retour, 2 le prix de la fiancée avec retour.
47Une deuxième région est le Caucase que nous étendons jusqu’aux Kalmyk de la Volga : 4 sociétés préfèrent le prix de la fiancée sans retour contre 1 seule qui favorise la dot.
48La troisième région comprend une grande Asie du Sud-Est, de l’Assam jusqu’aux confins de l’Indonésie de l’Est, à l’exception des sociétés très fortement marquées par des emprunts extérieurs, tels le Vietnam (société sinisée qui, comme la Chine, préfère le prix de la fiancée avec retour), Java (très islamisée) et Bali (notoire comme conservatoire d’une ancienne influence hindoue) : sur 39 cas, 27 ont comme mode dominant le prix de la fiancée sans retour, 2 le prix de la fiancée avec retour. Cette région est plus complexe que les autres dans la mesure où elle fait apparaître des modes rares que l’on pourrait, à notre avis, assimiler à un prix de la fiancée sans retour. Tel est, par exemple, le cas du prix du fiancé (mode dominant chez les Rhadé et les Minangkabau, matrilinéaires et matrilocaux), image inversée du prix de la fiancée ; là, c’est le matrilignage qui paye pour l’époux et acquiert en conséquence des droits sur lui [Testart 1996 : 259-261]. Ou encore le phénomène de double dot (du père de la fiancée et du père du fiancé) qui se combine avec le prix de la fiancée (mode dominant chez les Angami Naga et les Ifugao), parce que, dans le phénomène de double dot, les débours de chaque parti se compensent et s’annulent pour ne laisser comme solde significatif que le prix de la fiancée. Le prix de la fiancée sans retour prend donc des formes particulières mais la préférence pour ce mode est si nette dans la région qu’on le retrouve même là où on ne l’attendait pas, chez des chasseurs-cueilleurs (les Batek de la péninsule malaise) ou des peuples réputés musulmans (Malais de la Péninsule ou Jawi, au sud de la Thaïlande).
49Une quatrième région est repérable en Mélanésie, le long d’un grand arc de cercle qui va de l’archipel Bismarck jusqu’au sud du Vanuatu (en laissant de côté Fiji et Ontong-Java d’influence polynésienne) : sur 17 sociétés, 11 pratiquent exclusivement le prix de la fiancée sans retour et toutes les autres des combinaisons du prix de la fiancée avec d’autres prestations, mais jamais avec la dot. Ces quatre régions se situent toutes dans l’Ancien Monde : nulle part en Amérique, on ne peut trouver une préférence aussi prononcée pour le prix de la fiancée sans retour.
- 11 . En nous inspirant des travaux du géographe et cartographe Bertin [1998]. Cet auteur propose une t (...)
50Nous avons reporté sur la carte 4 les régions marquées par une préférence pour le prix de la fiancée sans retour (les contours de ces régions sont ceux-là mêmes que nous avions esquissés dans notre article sur les prestations matrimoniales, Testart et al. 2002 : carte 2). Si maintenant nous reportons les 44 points de la carte 3, correspondant aux sociétés qui tiennent pour légitimes l’esclavage pour dettes et/ou la vente en esclavage de soi, de ses enfants ou de son épouse, nous constatons qu’ils s’inscrivent tous dans ces régions, à une exception près, celle des Aztèques pour lesquels nous considérons notre information sur les prestations matrimoniales comme insuffisante. Ce que nous tenons pour une démonstration graphique11 de la loi suivante :
51Les sociétés qui admettent la légitimité de la réduction en esclavage d’un de leurs membres pour des raisons uniquement financières (esclavage pour dettes et/ou vente de soi, de ses enfants ou d’une épouse) sont situées dans des régions marquées par une nette préférence pour le prix de la fiancée sans retour.
52Ou, dit autrement :
53C’est seulement dans les régions qui marquent une nette préférence pour le prix de la fiancée sans retour que se rencontrent les sociétés qui admettent la légitimité de la réduction en esclavage d’un de leurs membres pour des raisons uniquement financières.
54Cet énoncé peut être complété par trois observations qui vont dans le même sens :
- 12 . Le cas des Lolo, signalé plus haut pour leur esclavage limité aux basses classes, est également t (...)
551. Les sociétés qui admettent la légitimité de la réduction en esclavage d’un de leurs membres pour des raisons financières (esclavage pour dettes ou vente) seulement pour les basses classes sont aussi celles qui tolèrent le prix de la fiancée sans retour pour ces mêmes basses classes alors que les classes supérieures pratiquent la dot ou une combinaison prix de la fiancée-dot. C’est, de façon exemplaire, le cas de l’Inde hindoue : l’esclavage pour dettes ou par vente de soi était limité aux castes inférieures et impensable pour les brahmanes (voir supra) lesquels étaient les seuls à pratiquer le mariage avec dot comme unique prestation tandis que le reste de la population pratiquait le prix de la fiancée avant le xxe siècle (selon les témoignages convergents des observateurs historiques tel Dubois [1985 : 173-174], qui écrit en 1825, ou de maints ethnographes de la période coloniale)12.
562. Les sociétés qui tiennent pour illégitime cette réduction en esclavage tout en la pratiquant de façon importante sont aussi celles qui tiennent pour illégitime le prix de la fiancée sans retour bien qu’elles le pratiquent de façon tout aussi importante. La référence ici reste la Chine prérévolutionnaire, notoire pour son marché aux filles, décrit comme le plus grand trafic d’êtres humains au début du xxe siècle par Watson [1980 : 223] et qui a suscité le mouvement abolitionniste dit anti-mui-tsai des années trente. Or, ce qui est beaucoup moins connu, mais que montrent les rapports des observateurs de la première moitié du xxe siècle, est que ces mêmes paysans qui vendaient leurs filles pratiquaient aussi le prix de la fiancée sans retour [Levy 1949 : 95-96].
573. Les sociétés qui condamnent l’esclavage pour dettes et la vente des enfants ou de soi et ne les pratiquent pas sont aussi celles qui condamnent le prix de la fiancée et ne le pratiquent pas. L’Occident constitue le meilleur exemple de ce cas de figure car, même si on a pu évoquer l’éventualité d’une vente en esclavage des citoyens pendant l’Empire romain [Veyne 1991], rien ne ressemble à ces milliers d’enfants chinois qui en 1930 erraient dans les rues de Lishan à la recherche de quelqu’un pour les acheter [Lamson 1934 : 562-563]. Quant au prix de la fiancée, en dehors des traces dans les coutumes des peuples barbares au temps des invasions, en dehors aussi des Albanais et des Slaves du Sud qui ont vécu si longtemps sous le joug ottoman et des Hongrois qui se rattachent au rameau finno-ougrien, il est manifestement absent de l’Europe occidentale. Il faut enfin relever cette concordance historique remarquable : les Grecs de l’âge classique sont les premiers à avoir adopté exclusivement la dot et Solon, un des grands réformateurs quasi légendaires qui marquèrent l’établissement de la démocratie athénienne, passe pour avoir aboli l’esclavage pour dettes.
58On enregistre donc bien à travers le monde une sorte de variation concomitante entre prix de la fiancée et esclavage pour dettes : les deux institutions vont de pair.
59Nos dernières remarques auront trait aux cas ambigus, lesquels se rencontrent surtout en Amérique. Si l’on devait tenir les asservis pour dettes chez les Guajiro comme de véritables esclaves, cela n’irait pas à l’encontre de notre loi, puisque les Guajiro pratiquent le prix de la fiancée sans retour. Quant aux Yurok, si l’on devait pareillement admettre que les asservis pour dettes étaient de véritables esclaves, cet esclavage serait (conformément à la remarque de Thompson supra) très certainement limité aux basses classes : or, ce ne sont que les gens riches qui fournissent une dot importante contre un prix de la fiancée déjà assez lourd tandis que la très large majorité de la population ne le fait pas [Kroeber 1925 : 29]. Ce cas serait identique à celui de l’Inde. Une telle interprétation serait en harmonie avec le caractère très hiérarchisé des sociétés de la Côte nord-ouest, qui se reflète, à la fois, dans le traitement du meurtre (la vie du meurtrier exigée seulement s’il est de basse extraction et si la victime est de haut rang) et dans les pratiques matrimoniales (combinaison prix de la fiancée, dot typique des gens de haut rang). Il subsiste un doute pour la Côte nord-ouest en ce qui concerne les Bella Coola, mais pour ce qui est de la vente en esclavage des épouses, McIlwraith [op. cit. I : 401-402] nous fournit cette indication précieuse selon laquelle elle n’aurait été le fait que des basses classes : « Parmi les esclaves et les gens de peu [persons of no influence], on considère qu’un mari peut vendre sa femme comme esclave. »
60Nous avons déjà mis en évidence l’analogie entre l’esclavage et le prix de la fiancée : ces deux institutions sont le fait d’une société qui admet qu’on puisse avoir des droits sur la personne d’autrui. C’est le fondement général de la loi énoncée ci-dessus. Mais ce fondement rend compte seulement du lien entre l’esclavage en général (quelle que soit son origine) et le prix de la fiancée en général (avec ou sans retour). Pour expliquer le lien beaucoup plus précis qui existe entre le prix de la fiancée sans retour et la légitimité de l’esclavage interne pour raisons financières, il faut nécessairement recourir à d’autres facteurs explicatifs. Il nous paraît presque évident, par raison de symétrie entre les deux termes de la comparaison, que 1) de même que nous avons envisagé l’esclavage interne du point de vue de sa légitimité, il faut envisager le prix de la fiancée sans retour du point de vue de sa légitimité et 2) comme cet esclavage interne n’a d’autre cause que des raisons financières, il convient d’examiner également le prix de la fiancée sans retour sous son aspect financier.
- 13 . Une motivation identique et tout à fait explicite se retrouve dans les raisons affichées en Inde (...)
61La Chine sera le point de départ de notre réflexion. Le prix de la fiancée, toujours désigné par des euphémismes que l’on traduit par « cadeaux de fiançailles », y est toujours obligatoire parce qu’imposé par les rites. Depuis le ve siècle, il fait l’objet de critiques de la part de moralistes qui dénoncent l’appât du gain des beaux-pères exigeant des « cadeaux » excessifs, condamnent les négociations matrimoniales et comparent ouvertement les mariages à des opérations commerciales [Ebrey op. cit. : 98-100]. En 657, l’empereur Kao-tsung édicte plusieurs lois dont l’une oblige le beau-père à restituer à sa fille, sous forme de dot, ce qu’il a reçu au titre de prix de la fiancée, ce que Ebrey [ibid.] commente ainsi : « La famille de la fiancée n’a pas à faire de profit en la mariant. » L’idée implicite est que les pères n’ont pas à s’enrichir aux dépens de leurs filles ; cela explique que le seul mode de mariage décent soit le prix de la fiancée avec retour (combinaison prix de la fiancée-dot). L’exemple chinois illustre ainsi la condamnation du prix de la fiancée sans retour car l’accepter impliquerait que le père tire profit de sa parenté, en l’occurrence de sa fille13. Cela n’empêche pourtant pas les paysans de le faire. Cette différenciation des pratiques matrimoniales selon les classes consolide les jugements de valeur : le prix de la fiancée sans retour est à la fois moralement répréhensible, illégal et déshonorant, et il est significatif qu’il soit l’apanage des basses classes ; le prix de la fiancée assorti d’une dot équivalente est tout le contraire. Pour autant que nous ayons pu le vérifier, les minorités du Sud de la Chine se conforment à ce modèle. Mais, au fur et à mesure que l’on descend vers l’Asie du Sud-Est, toutes les données s’inversent.
62
Chin centraux : importance comparée du prix de la fiancée et du retour
(d’après H.N.C. Stevenson 1943 : 123-128).
Le mari a le choix entre différentes formules de mariage, les plus prestigieuses étant les plus chères. L’unité de base est le mithan (Bos frontalis), espèce de bovidé propre à l’Asie du Sud-Est. Les formules sont ordonnées en fonction du nombre de mithan donnés par le mari (1/2 pour un jeune mithan, 1 pour un adulte, 1 et 1/2 pour une vache et son petit, etc.). Ce choix entraîne toutes les autres prestations selon un code coutumier extrêmement précis et détaillé.
63
64Voici le cas des Chin centraux de Birmanie, merveilleusement documenté par l’observateur génial que fut Stevenson [1943 : 123-128]. Les Chin ont minutieusement réglementé les diverses transactions matrimoniales, y compris les options possibles, lesquelles sont au nombre de 9 suivant le type et le nombre de bovins mis en jeu. C’est le parti de l’époux qui décide de l’option et fournit les bovins. Selon l’option retenue, sont définies les valeurs (en porcelets) de 12 transactions annexes qui vont chacune à des ayants droit différents et consistent apparemment en remises de biens spécifiques (couvertures, cannes, lances, etc.). En vertu des mêmes principes, enfin, les parents du côté de l’épouse effectuent des contre-prestations – 5 dans l’ethnographie de Stevenson (mais il y en a peut-être plus) – au profit des parents de l’époux et leur fournissent de plus des paniers de grain dont le nombre varie en fonction de l’option retenue. Ces règles sont inscrites dans une suite de tableaux permettant de calculer les débours de chaque parti selon l’option choisie. Tout calcul fait (les résultats sont consignés sur la figure ci-après), il s’avère que si le gendre choisit une formule peu chère de mariage, il se voit retourner une valeur presque équivalente de biens de la part de la famille de la mariée ; au contraire, s’il choisit une formule chère, les biens retournés sont très nettement inférieurs à ceux qu’il a fournis. Ce sont uniquement les gens bien nés, riches ou ambitieux, qui optent pour les formules chères, et le rang dans cette société est largement fonction de la hauteur du prix que l’on a payé pour son épouse. Ce qui est donc socialement valorisé est un prix de la fiancée sans retour ou presque, tandis que le prix de la fiancée avec retour équivalent reste le fait des classes pauvres.
65À la différence des Chinois, les Chin tiennent ainsi le prix de la fiancée sans retour pour nettement préférable à un prix de la fiancée avec retour ; parce que celui-ci est socialement valorisé, ils le tiennent aussi pour légitime. Comme le prix de la fiancée sans retour implique la possibilité pour un père de tirer profit de ses filles, ils considèrent également cette possibilité comme légitime. Or cette condition – qu’il soit légitime pour un père de tirer profit de ses filles – nous apparaît comme nécessaire (mais non suffisante) pour, plus généralement, justifier que l’on réduise en esclavage un des membres de la société pour des raisons uniquement financières (esclavage pour dettes ou vente). La raison nous semble bien simple : la femme est partout (en dehors de la société moderne) un être infériorisé, une dépendante, en particulier de son père avant de l’être de son mari, et les dépendants sont ceux que l’on exploite le plus facilement. Pour admettre que l’on puisse vendre sa fille en esclavage, il faut d’abord admettre qu’on puisse la vendre en quelque sorte à son mari. Pour admettre que l’on puisse vendre son fils, il faut d’abord admettre que l’on puisse vendre sa fille. Pour admettre qu’un père puisse se vendre en esclavage, il faut déjà admettre qu’il puisse vendre ses enfants. Et pour admettre que l’on puisse réduire en esclavage un membre libre de sa communauté et l’exploiter comme esclave, il faut d’abord admettre qu’on puisse le faire pour le plus démuni et le plus fragile d’entre eux.
66De chacune de ces propositions on trouve sans peine au moins une illustration. Les Chinois vendirent massivement leurs filles, mais fort peu, leurs fils. Les Coréens admirent la réduction en esclavage des femmes mais prohibèrent celle des hommes. L’Ancien Testament défendit aux Hébreux d’asservir leur prochain (« ton frère… tu ne l’asserviras point », Lévitique 25, 39-48), et n’admit d’un père qu’il pût vendre ses enfants que lorsqu’il s’agissait d’une fille. La vente des enfants fut toujours beaucoup plus courante dans le monde que la réduction en esclavage des adultes pour cause de dettes. Entre ces différents types d’asservissement il y a comme une aggravation progressive, et les formes les plus extrêmes constituent des petits ensembles qui se trouvent comme emboîtés dans des ensembles plus vastes qui concernent toujours la femme.