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Comptes rendus

Nicole Belmont, Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale. Paris, NRF/Gallimard, 1999.

Jean Derive

Texte intégral

Le projet de cet ouvrage, comme le dit Nicole Belmont dans son introduction, est double : d'une part faire découvrir au lecteur l'intérêt d'un répertoire souvent méconnu, voire occulté, en France notamment, par le recueil de Perrault qui, du fait de sa réussite littéraire exceptionnelle, lui fait écran ; d'autre part aider à éclairer le processus de création et de transmission de ce genre, ainsi que ses grandes fonctions culturelles, en tant qu'il est le produit spécifique d'une culture orale relevant d'une « poétique » particulière. Ce sont ces traits propres à l'oralité du conte -- mimesis, variabilité due à la recréation (plus ou moins consciente) de l'interprète à l'occasion de chaque exécution, contrainte canonique -- que l'auteur, s'appuyant sur les travaux de Jolles, Benjamin, Souvestre, Propp, Lévi-Strauss et d'autres, expose et définit dans une introduction substantielle. Ce premier stade de la réflexion lui permet d'établir la double fonction, individuelle et collective, du conte. Individuelle dans la mesure où elle parle à chaque individu des pulsions fondamentales de son développement psychique (oralité, génitalité¤), et collective dans la mesure où les résolutions proposées sont socialement normatives.

La suite de l'essai ne fera que développer, terme à terme, certains des aspects qui ont été mis en place dans cette introduction. Dans le premier chapitre, intitulé « L'invention des contes », le mot « invention » est à prendre dans le sens de découverte, « comme l'on parle, nous dit l'auteur, de l'invention d'un trésor ». Il s'agit, dans cette section, de montrer comment, à travers les oeuvres de Boccace, de Marguerite de Navarre, de Staparole, puis, plus tard, celles de Basile et de Perrault, et, enfin, des frères Grimm (pour ne citer que les principaux repères), le conte, objet de culture populaire orale, s'est progressivement révélé à l'univers littéraire écrit, plus savant. C'est à partir des frères Grimm que se développe en Europe une frénésie de collecte qui fait découvrir la forte parenté transculturelle des contes. De là commencent à se faire ressentir et le besoin de théoriser sur le genre et sa fonction culturelle par rapport au mythe et celui de bâtir un système de classification générale qui aboutira d'un côté aux travaux de l'école finnoise, de l'autre aux modèles formalistes et structuralistes (Propp, Greimas¤). Le conte est inventé comme genre et peut devenir un véritable objet d'étude.

Bien que les stratégies de ces différents auteurs ne soient pas les mêmes -- certains, comme les frères Grimm, manifestant plus de respect que d'autres à l'égard de leur matériau d'origine --, N. Belmont s'attache à mettre en évidence un paradoxe fondamental tenant au fait que, à mesure qu'il se révèle dans l'écriture, le conte trahit sa nature et sa fonction essentielle. Celles-ci deviennent alors closes et réduites, ce que l'auteur tend à démontrer, par exemple en analysant de façon détaillée le cas de Barbe bleue dont on compare la version de Perrault à plusieurs versions folkloriques connues. Ce malentendu fondamental est dû, selon elle, à l'incapacité, jusqu'à une époque très récente, de tous ceux qui ont produit des recueils de contes écrits, à penser la relation oralité/écriture et leur radicale opposition. Les tentatives de réécrire les contes, que ce soit pour leur conférer un caractère littéraire (Perrault) ou pour recréer une fiction d'oralité (par le cadre narratif aussi bien que par le style), sont, de son point de vue, toutes vouées à l'échec puisque l'écriture fige absolument un processus en perpétuelle évolution dans la culture orale. Même les transcriptions les plus fidèles sont, avant l'utilisation du magnétophone en tout cas, suspectes à ses yeux dans la mesure où la nécessité de transcrire modifie les conditions d'énonciation du conteur.

Les autres chapitres du livre sont nourris des travaux des grands folkloristes français collecteurs de contes tels Luzel, Sébillot, Delarue, Seignolle, Pourrat, Marie-Louise Tenèze, Geneviève Massignon, Ariane de Félice, quelquefois complétés par l'incursion dans d'autres aires en Europe (Mac Donald, Écosse ; Vivian Labrie, Canada). Ils sont tous conçus pour traiter de la poétique du conte, en privilégiant une ou plusieurs illustrations qui permettent de donner un support concret à la réflexion.

C'est ainsi que le chapitre 2 s'intitule « La belle aux cheveux d'or » car c'est, entre autres, à partir de plusieurs versions bretonnes recueillies par Luzel de ce conte type (AT 531) -- à une époque où la notion même de conte type n'existait pas encore -- qu'est étudié le processus de création du conte en oralité, depuis son origine problématique, souvent plus ou moins mythifiée par les conteurs et leur public, jusqu'aux dernières interprétations collectées. Reprenant les idées de Bogatyrev et Jakobson dans un célèbre article1, N. Belmont analyse la variabilité, entre stabilité et changement, pour, d'une part mettre en évidence l'importance du public qui sanctionne et oriente l'oeuvre en fonction de ses besoins ; d'autre part faire apparaître le processus de mémorisation chez les conteurs qui privilégient, comme le montre Vivian Labrie, la mémoire visuelle, s'appuyant sur l'itinéraire du héros dans l'espace et dans le temps pour fixer la trame narrative du conte. Cette section aborde aussi la question du statut du conte comme genre, notamment par rapport au mythe : donné comme mensonge (« Il faut bien mentir puisque c'est pas la vérité », dit l'exergue du chapitre, rapportant la formule d'un conteur) alors que le mythe est présenté comme vérité originelle, le conte opère ce passage du monde réel à celui de l'imaginaire par des formules d'ouverture (qui font entrer dans l'univers de la fiction) et de clôture (qui renvoient l'auditoire à la réalité). À la suite de ces réflexions, l'auteur conclut cette partie en insistant sur le paradoxe qu'il y a à vouloir étudier un conte à partir du texte écrit, défendant la thèse qu'une analyse valable ne peut se faire qu'en se fondant sur une multiplicité de versions.

Le chapitre 3, dont le titre reprend aussi l'expression d'un conteur recueillie par Ariane de Félice (« Les contes, il faut avoir le temps de les rêver »), explore les relations entre le rêve et le conte d'après les théories de Freud et les réflexions de quelques autres psychanalystes ou critiques se référant à la psychanalyse (Rank et Sachs, Bellemin-Noël, Kaës, Roheim, Bachelard¤). Reprenant les grands critères selon lesquels Freud définit l'activité onirique (condensation, figuration, élaboration secondaire, déplacement), N. Belmont montre, en s'appuyant essentiellement sur l'analyse de quelques versions du conte de La soeur qui cherche ses frères, qu'on les retrouve effectivement dans le conte, avec toutefois une place de choix accordée à l'élaboration secondaire. Le conte, comme le rêve, est toujours un trajet vers un autre monde, celui du « il était une fois » et du mensonge annoncé. Mais prévenir qu'on va dire un mensonge, remarque l'auteur, « c'est annoncer d'une certaine façon qu'on va dire de la vérité, sinon la vérité. Le mensonge annoncé fait appel à une vérité cachée. Le mécanisme est le même lorsqu'on raconte un rêve et qu'on assure que telle figure du rêve n'est pas telle personne. Pourquoi le dire si ce n'est pas le cas ? ». Le conte procède sans doute du rêve et c'est ce qui rend si importante la figuration à l'oeuvre dans le récit, qui est bien loin de se limiter à une fonction ornementale. Il ne doit toutefois pas se confondre avec le rêve, car il est fondamentalement un objet de « communicabilité ».

Sur la base de ces acquis psychanalytiques du chapitre 3, l'auteur peut, dans la section suivante, poser la question des « Sources d'enfance du conte ». Dans quelle mesure peut-on dire que le conte est un genre pour enfants ? À ce propos, elle fait valoir qu'il y a souvent une confusion entre « enfantin » et « infantile », partiellement sans doute à cause de Perrault et des frères Grimm. Pour elle, le conte n'est pas un genre « enfantin », même si elle concède qu'il existe un répertoire plus spécifiquement enfantin, plutôt dit par les femmes, dont Tom Pouce et ses multiples variantes pourrait constituer l'un des modèles significatifs. Elle montre que ce qui caractérise ce type de conte, c'est qu'il fait appel au stade oral, anal et phallique sans atteindre le stade génital. Alors que d'autres contes, destinés à un public moins ciblé, déroulent les différentes phases du développement psychique jusqu'au stade génital adulte. Les contes ne sont donc pas destinés aux enfants parce qu'ils seraient « naïfs », mais on peut leur reconnaître une « qualité d'enfance » du fait qu'ils intéressent la traversée des phases libidinales jusqu'à la constitution du Moi.

Le chapitre 5, « Le héros et son Odyssée », s'intéresse, quant à lui, à la typologie et à la structure du parcours du héros, en mettant en exergue, à la lumière de quelques types de contes, tels Persillette, Raiponce, Jean le sot, La bête à sept têtes, et selon une double approche psychanalytique et anthropologique, que l'un des enjeux privilégiés du genre est de faire accomplir au héros un itinéraire qui va des liens de consanguinité aux liens d'alliance, ce qui sera aussi confirmé à propos des contes étudiés dans les développements ultérieurs. Ce n'est certes pas une découverte et la chose a déjà été aperçue par bien des chercheurs, notamment à propos du corpus africain (cf. par exemple V. Görög-Karady, L'univers familial dans les contes africains ; liens de sang, liens d'alliance, L'Harmattan, 1997, ou encore Le mariage dans les contes africains, Karthala, 1994), mais sans doute n'était-il pas inutile de le redire à propos du corpus européen. Cet itinéraire obéit à la structure fondamentale mise au jour par Greimas ; il est constitué de trois types d'épreuves successives : qualifiante, principale et identificatoire, terme que N. Belmont, à juste titre, préfère à celui d'épreuve « glorifiante » utilisé par Greimas. Généralement présenté au départ comme le plus défavorisé, le héros évolue, en dépit de son apparence modeste, vers un univers de « toute-puissance inconditionnelle », suivant l'expression de Ferenczi, disant ainsi « l'extrême fragilité du petit d'homme et sa mégalomanie compensatrice ».

Dans sa dernière partie enfin, l'auteur revient sur « la teneur mythique des contes ». Bien que mythe et conte s'opposent comme vérité et mensonge et que plusieurs chercheurs, tels Meletinski et Lévi-Strauss, se soient attachés à les différencier, les deux genres offrent de multiples points de convergence autour de la relation au surnaturel, surtout pour ce qui concerne le conte « merveilleux ». Après une analyse du conte type de Cendrillon, en qui elle voit une figure mythique, et de celui de La fille du diable, qui correspond, selon elle, à une structure narrative mythique qu'on peut mettre en relation avec le mythe d'Orphée car les parallélismes et les oppositions sont patents, N. Belmont définit le voyage relaté par les contes comme la métaphore du « Grand Voyage » que tout humain doit accomplir au terme de sa vie. Elle conclut que le conte, certes, banalise le mythe et, substituant souvent une fin heureuse à une fin dramatique ou effaçant le tragique, réduit son enjeu, mais que, toutefois, l'une des relations fondamentales entre les deux genres est le déni de la mort et de l'irréversibilité du temps humain (on peut revenir du Grand Voyage). Passant de Cendrillon à Peau d'âne, elle montre que mythe et phantasme s'entrelacent pour former la structure du conte ; ainsi le conte serait-il un retournement du mythe en phantasme.

Dans sa conclusion générale, N. Belmont récapitule les acquis des grands points traités dans l'étude et définit ses thèses personnelles dans l'ordre inverse de celui selon lequel les questions ont été abordées :

-- à propos de la relation entre conte et mythe, elle soutient que le conte n'est pas, contrairement à une idée répandue, l'enfant posthume et dégradé du mythe. S'accordant aux vues de Benjamin, elle le pense plutôt comme un complément nécessaire. Alors que le mythe serait l'expression de la détresse humaine, le conte, plus optimiste, serait une réponse à cette détresse ;

-- à propos de la figuration, elle revient sur le fait que celle-ci, dans le conte, loin d'être ornementale, représente la substance même du récit, essentielle à son sens ;

-- à propos de l'enjeu des contes, elle rappelle que le genre traite électivement de la séparation inéluctable entre l'enfant et ses parents ;

-- à propos de ses modalités de création, elle insiste une nouvelle fois sur le remodelage perpétuel des oeuvres du genre dans la culture orale, ce qui fait qu'elles restent toujours ouvertes.

Elle termine par un plaidoyer pour une « écologie du conte » qu'il faut respecter tel qu'il est, sans tenter de l'adapter à notre monde contemporain, ce qui ne saurait manquer de le trahir, le rôle du conte n'étant pas de tenir un discours sur une époque mais de parler de la condition humaine dans son intemporalité.

Certes, toutes les thèses défendues ne sont pas, au même degré, des nouveautés et plusieurs points mériteraient sans doute d'être également discutés. Cette étude a cependant le mérite d'être très documentée et de déboucher à plusieurs reprises sur des critiques et des thèses clairement affirmées, ce qui la rend à la fois séduisante et stimulante, qu'on soit ou non d'accord avec l'auteur dans le détail. Il me semble que c'est notamment à propos de l'analyse de la fonction psychanalytique des contes, selon une position résolument freudienne, que la contribution même de N. Belmont, par rapport aux travaux antérieurs consacrés à ce thème particulier (spécialement Bettelheim), est la plus convaincante et la plus originale, car elle apporte des éclairages véritablement nouveaux. Un petit regret néanmoins : si elle a le droit, bien sûr, d'avoir sur la question un point de vue freudien orthodoxe, droit que je lui conteste d'autant moins que je me sens proche de ses positions, il est toutefois dommage qu'elle ait choisi d'ignorer -- un peu trop superbement peut-être -- le point de vue jungien. Sans tenter de faire une synthèse entre des conceptions sans doute peu conciliables, elle aurait pu tout de même situer ses propres thèses psychanalytiques au regard de celles d'autres chercheurs comme Luda Schnitzer (Ce que disent les contes) ou Marie-Louise von Franz (L'interprétation des contes de fées) qu'on peut s'étonner de ne pas voir citées dans cette étude, ne serait-ce éventuellement que pour les contester.

Compte tenu du titre général de l'ouvrage, Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale, qui laisse entendre une approche largement universelle, on peut aussi se sentir quelque peu frustré que le corpus exploré se limite au seul domaine européen. À peine y a-t-il, comme en passant, de-ci de-là, une allusion aux Mille et une nuits ou aux contes africains à partir de réflexions de Geneviève Calame-Griaule, Diana Rey-Hulman ou Suzanne Lallemand. L'Afrique comme l'Inde ou l'Extrême-Orient, sans parler des Indiens d'Amérique, représentent des aires culturelles qui offrent un très riche répertoire de contes, aidant à mieux saisir les parentés à l'intérieur du corpus universel, au-delà même de sa diversité. Il eût été d'autant plus intéressant de les convoquer ici que l'approche adoptée dans l'ouvrage pour définir la poétique du genre « conte » entendait se fonder sur des considérations d'anthropologie générale valables pour l'humanité dans son universalité. On pourra m'objecter que N. Belmont est connue comme une spécialiste d'anthropologie française et que la synthèse que j'appelle de mes voeux implique un travail titanesque presque aussi impossible à réaliser que les fameuses tâches imposées aux héros des contes dont il fut à plusieurs reprises question dans ce recueil. Comme eux elle aurait pu s'entourer d'alliés pour réaliser pleinement les promesses de son titre. À défaut, un titre plus explicite aurait pu suggérer ce parti pris plus restreint. Mais ces réserves sont bien minimes face à la qualité d'analyse de l'ensemble de ce livre qui enrichit, à n'en pas douter, le champ de la recherche théorique sur le conte.

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Notes

1. « Le folklore, forme spécifique de création », publié en traduction française dans Questions de poétique, Le Seuil, 1973.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Derive, « Nicole Belmont, Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale. Paris, NRF/Gallimard, 1999. »Études rurales [En ligne], 155-156 | 2000, mis en ligne le 16 juin 2003, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/65 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.65

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