1L’introduction du néolithique sur le massif jurassien a été, comme partout ailleurs, décrite jusqu’à présent à partir des artefacts et des structures reconnus par les fouilles archéologiques. Lorsque les conditions de conservation le permettaient, il était également possible, à travers les restes de faune et de flore présents sur ces sites, d’appréhender l’environnement naturel, les transformations et les prélèvements effectués par l’homme. La multiplication des analyses des grains de pollen et des spores préservés dans les milieux humides (lacs, tourbières, marais…) fournit aujourd’hui des informations supplémentaires : la colonisation du Jura par les agriculteurs -- ou plus précisément l’impact de l’homme sur le couvert végétal -- peut être perçue grâce à l’évolution de l’image pollinique de la végétation.
2Il a été maintes fois souligné que le massif jurassien est une région particulièrement privilégiée pour les palynologues. Il est vrai que les lacs, les tourbières et les marais y abondent et offrent d’immenses possibilités d’analyses. Il est juste aussi de préciser que la morphologie originale de cette moyenne montagne, dont l’altitude augmente d’ouest en est par paliers successifs (les classiques « plateaux jurassiens »), permet d’aborder, sur de courtes distances, des milieux très contrastés. Pour illustrer ce propos, il suffit de noter que les précipitations actuelles passent d’environ 800 millimètres par an dans la plaine de la Saône à plus de 2 000 millimètres par an aux altitudes les plus élevées, soit à une soixantaine de kilomètres plus à l’est. Cette région relativement petite concentre également des sites archéologiques d’importance, tels d’exceptionnels habitats de bords de lacs, des enceintes fortifiées, de remarquables nécropoles protohistoriques, gallo-romaines et mérovingiennes ; concernant les périodes historiques, de nombreuses recherches traitent également de l’évolution des forêts jurassiennes. Comment ne pas signaler à cet égard l’apport d’un ouvrage rare, intitulé Vie des Pères du Jura, qui relate des faits des Ve et VIe siècles [Martine 1968] et propose un aperçu des paysages de cette époque ?
3Les formations arbustives à noisetier, qui caractérisent le Boréal (deuxième chronozone de l’holocène qui fait suite au Préboréal et ses forêts de pin), dominent les paysages du Jura, des environs de 10000 cal. BP (années solaires avant 1950) jusque vers 8850 cal. BP. Seules les basses plaines connaissent encore des forêts de pin relativement vastes.
4Progressivement, ces espaces dominés par le noisetier laissent la place à des forêts denses où les chênes s’associent aux ormes, aux tilleuls, aux frênes, aux érables et à de nombreux arbustes (voir la partie inférieure de la figure p. 120). Cette « chênaie mixte » envahit l’ensemble du massif jurassien durant l’Atlantique ancien (environ 8850 cal. BP à 6650 cal. BP). Dans le bas pays, les pins sont encore très bien représentés.
5Climatiquement, l’Atlantique ancien peut se résumer en une première moitié plutôt « favorable » et une seconde moitié plutôt « défavorable » [Magny 1995]. De courtes dégradations marquent la première partie (c’est le cas, par exemple, d’une forte détérioration sur environ deux siècles, autour de 8200 cal. BP), et de courtes améliorations marquent la seconde. Cette bipartition climatique de l’Atlantique ancien est certainement à l’origine de changements notables de la couverture végétale. Dans la dernière partie s’amorce en effet le lent envahissement des forêts de chênes des plateaux par le sapin et le hêtre, qui, par la suite, se développeront de façon considérable.
6À partir de la seconde moitié du 6e millénaire, soit vers le début de l’Atlantique récent (6650 à 5350 cal. BP), le processus de transformation des forêts s’amplifie (cf. la partie supérieure de la figure). Les basses plaines et le premier plateau voient la multiplication des chênaies-hêtraies ; dans les zones d’altitude apparaissent les premières hêtraies-sapinières. Climatiquement, l’Atlantique récent connaît trois phases : deux améliorations encadrent une péjoration relativement importante.
7Pendant le Subboréal (5350 à 2780 cal. BP), les hêtres occupent presque partout une place substantielle. Encore largement associés aux chênes à basse altitude, ils dominent les massifs forestiers des plateaux. En altitude, les sapins sont souvent prépondérants, alors que s’étendent localement les premières forêts d’épicéas. Ceux-ci, hormis quelques individus isolés, ne s’installeront jamais naturellement sur le premier plateau et les basses plaines. Les variations climatiques du Subboréal restent très complexes : la première moitié voit une succession rapide de détériorations et d’améliorations, alors que la seconde moitié peut grossièrement être partagée en deux parties : un début plutôt favorable et une fin plutôt défavorable.
8Le Subatlantique (2780 cal. BP à l’actuel) est de loin la période la plus complexe, surtout parce que l’amplification des traces d’impact de l’homme sur le couvert végétal en masque l’évolution naturelle. Les tendances amorcées pendant le Subboréal se prolongent dans le Subatlantique, sans changements brutaux ; l’apparition du charme est un bon marqueur du passage Subboréal-Subatlantique. D’autres taxons, comme le noyer, émergent au cours du Subatlantique.
9Cette vision régionale, forcément schématique, souffre de deux défauts majeurs. Elle a d’abord tendance à uniformiser l’évolution d’un couvert végétal nécessairement hétérogène, en éliminant les variations locales. Dans le même ordre d’idées, elle atténue les traces mineures d’impact des sociétés humaines sur cette évolution, comme si le massif forestier jurassien était regardé de très haut, ce regard lointain ne discernant pas immédiatement les particularités locales. La dynamique propre à certaines vallées, ou même à certains versants d’une vallée, est ainsi gommée. Les petites clairières ouvertes pendant des millénaires dans cette immensité forestière n’apparaissent que difficilement et l’impact de l’homme n’est pris en compte que lorsqu’il concerne des superficies de taille.
10L’étude des grains de pollen et des spores conservés dans les milieux humides et dans certains sites archéologiques permet aussi de reconstituer l’évolution de la végétation d’une région. Les transformations subies par le couvert végétal sont la conséquence de phénomènes naturels (essentiellement climatiques et édaphiques) et de phénomènes anthropiques. Il est possible de suivre l’évolution des rapports entre l’homme et le milieu végétal, de percevoir l’ouverture des massifs forestiers, la valorisation des zones défrichées (installation de cultures et de prairies), l’abandon de ces espaces ouverts et la reconquête forestière [Behre 1986]. Parmi les nombreuses contraintes méthodologiques inhérentes à la palynologie, une est incontournable : l’impact de l’homme sur la végétation ne peut être attesté dans un cortège pollinique que par la convergence de plusieurs indices. En d’autres termes, pour démontrer la présence de cultures de céréales, un grain de pollen de céréale ne suffit pas et doit nécessairement être accompagné par d’autres indices (baisse des grains de pollen d’arbres et d’arbustes signant l’aménagement de clairières, présence de pollen de plantes messicoles inféodées aux cultures…).
11Dans le Jura, les analyses polliniques montrent qu’il faut attendre l’Âge du bronze pour qu’une accélération de l’impact de l’homme sur le couvert végétal soit visible ; celui-ci sera surtout évident à partir du Bronze final [Richard 1995a].
12L’ouverture massive de l’espace forestier n’est donc envisageable à l’échelle régionale que dès le début du 1er millénaire avant J.-C. Avant cette emprise, les plateaux jurassiens étaient, dans leur grande majorité, dominés par un espace forestier puissant. Cela peut paraître paradoxal quand on connaît l’importance des installations néolithiques des bords des lacs de Clairvaux et de Chalain [Pétrequin ed. 1986, 1989 et 1997]. Force est de constater pourtant qu’en analysant finement des diagrammes polliniques fiables, ces deux lacs semblent pour un temps concentrer l’essentiel de la population. Bien sûr, le reste du territoire n’est pas vide, des indices archéologiques et paléobotaniques sont relevés par endroits, mais ils demeurent discrets, laissant l’impression d’un paysage extrêmement fermé.
13Pendant tout le néolithique et le début de l’Âge du bronze, l’impact de l’homme sur la forêt paraît très ciblé : quelques individus se fixent en un lieu, ouvrent grossièrement et exploitent un territoire, puis l’abandonnent et se déplacent de nouveau en privilégiant souvent certains axes géomorphologiques (vallées, cours de rivières, rives d’un lac, bordures de plateaux…). Dans son sillage, ce groupe laisse des friches et, plus loin, des forêts secondaires qui, si elles ne sont plus touchées durant quelques siècles, reprendront un aspect très proche de celui qui était le leur avant ces défrichements. Mais la bande forestière atteinte est toujours limitée et les marges restent le domaine de la forêt profonde. Et, bien que des contacts et des échanges aient certainement existé entre les différents groupes présents au même instant dans la région, leurs visées territoriales (au sens agricole du terme) se réduisaient au « minimum vital », à savoir aux environs immédiats des villages. Ces points de fixation temporaires des populations étaient nécessairement reliés par des systèmes de chemins complexes qui servaient également de vecteurs lors des déplacements vers de nouveaux territoires. Mais à un instant donné -- à l’image que reflète par exemple l’analyse pollinique d’un seul échantillon --, l’expression pollinique régionale de ce type de défrichement ne peut renvoyer qu’à un paysage largement dominé par l’espace forestier.
14Le second type d’ouverture des forêts est plutôt centrifuge : à partir d’un ou de plusieurs points de fixation durables, les défrichements rayonnent rapidement jusqu’à entrer en contact avec les terroirs voisins. La forêt profonde recule alors rapidement, ce qui entraîne immédiatement un changement des spectres polliniques sur l’ensemble des sites analysés.
15Au sein de ces deux systèmes, il existe évidemment de nombreuses fluctuations (ralentissement et accélération du processus) et particularités locales. Les plus évidentes de ces fluctuations secondaires se produisent, semble-t-il, à l’Âge du bronze moyen, à l’époque de La Tène, sur certains sites d’altitude, et pendant une partie du haut Moyen Âge où des déprises agricoles importantes sont visibles. Les causes de ces fluctuations peuvent être très diverses : crises démographiques, conflits, épidémies… Elles sont d’ailleurs plus faciles à cerner pour les périodes primitives, en raison de la précarité des équilibres agropastoraux.
16Toutefois, la vision très schématique que nous venons de proposer ne correspond probablement pas, là encore, à la complexité du terrain. Et les fameuses « combes » jurassiennes sont loin de répondre toutes à ce schéma. Les données issues de certaines de ces petites vallées indiquent que les courbes de l’impact de l’homme sur le couvert végétal sont très irrégulières et difficilement reproductibles d’une combe à l’autre [Gauthier 1996 et à paraître] même si celles-ci sont parfois proches, donc contraintes par des paramètres écologiques similaires. Pour réussir, la spatialisation des données vers laquelle tendent nos recherches ces dernières années doit obligatoirement intégrer cette complexité.
17Jusqu’au Préboréal, l’influence de l’homme sur les formations végétales n’a jamais été démontrée. On voit mal en effet de rares groupes de chasseurs-cueilleurs procéder à des prélèvements tels qu’ils puissent influencer la pluie pollinique locale. En revanche, quelques études révèlent que le comportement pollinique du noisetier est parfois inhabituel dans le Boréal et le début de l’Atlantique.
18Sur le Jura, les analyses couvrant le 8e millénaire avant J.-C. (années solaires) montrent que les grains de pollen de noisetier dominent très largement ; des proportions de plus de 50 % ne sont pas rares. Ces forts taux caractérisent également par endroits une grande partie des 7e et 6e millénaires. Ces formations végétales à noisetier, chêne et orme auxquels viendront s’adjoindre le frêne, le tilleul et l’érable à partir du 7e millénaire (voir le tiers inférieur de la figure), constituaient l’essentiel de l’environnement des hommes du mésolithique moyen et récent.
19Aucune preuve flagrante de l’influence directe de ces populations mésolithiques sur ces formations n’a encore été découverte. Cependant, certains sites attestent de taux anormalement irréguliers de noisetier, aussi bien en pourcentages qu’en valeurs absolues [Richard 1995b]. Les causes anthropiques de ces variations de la représentation du noisetier ne sont pas directement démontrables, aucun site archéologique correspondant à ces périodes n’étant connu sur place. On ne peut déceler d’éventuelles causes strictement locales de ces irrégularités : pas de variations de faciès sédimentaires, pas de correspondance claire avec des fluctuations climatiques. Quelques sites d’Europe du Nord-Ouest offrent des exemples identiques. Les solutions envisagées restent toutefois encore au rang des hypothèses : feux naturels provoqués par la foudre [Rowley-Conwy 1981] qui auraient détruit périodiquement le couvert végétal et favorisé la recolonisation des espaces brûlés par le noisetier ; causes anthropiques [Edwards et Ralston 1984] prenant plusieurs formes (feu involontaire qui se serait propagé à partir des sites d’habitats, feu volontaire provoqué pour des raisons cynégétiques…).
- 1 Le lecteur pourrait s’étonner de la juxtaposition dans un même article de dates exprimées en cal. B (...)
20L’analyse pollinique d’un carottage effectué dans le paléolac de Chaillexon [Cupillard et al. 1994] sur le second plateau du Jura, à 750 mètres d’altitude, a permis de reconstituer l’histoire de la végétation de cette région depuis environ 14 000 ans (analyses P. Ruffaldi). Dans un niveau daté par le radiocarbone (Gif-9237) de 6940 ± 50 BP, soit après calibration à 2 [sigma] [5938 (5754) 5677] cal. BC (années solaires avant J.-C.)1, trois échantillons successifs présentent des grains de pollen de céréales ; ils s’accompagnent, dans un de ces niveaux, de Rumex et d’une légère instabilité du rapport « grains de pollen d’arbres et d’arbustes/total des grains comptés » due essentiellement à la variation des graminées sauvages ; une instabilité similaire peut être relevée dans la représentation pollinique du noisetier, du frêne et du pin.
21L’ancienneté de ces indices et leur relative faiblesse veulent que ces premiers niveaux contenant du pollen de céréales soient pris avec précaution et confirmés. Cependant, des indices polliniques d’anthropisation équivalents ont été retrouvés en Suisse par J.N. Haas [1996], à proximité de Zurich, soit à environ 140 kilomètres au nord-est, également autour de 5800 cal. BC (sur ce site, les premiers grains de pollen de céréales apparaissent vers 6400 cal. BC). Dans un paléochenal de la Marne, les premiers indices d’anthropisation (analyses C. Leroyer), et notamment les premiers grains de céréales, ont été découverts 5 centimètres au-dessus d’une date radiocarbone qui, après calibration à 2 [sigma], donne [5971 (5941, 5911, 5880) 5777] cal. BC. Dans le Berry, des analyses récentes (E. Gauthier) autorisent à dater les indices polliniques d’anthropisation les plus anciens, après calibration à 2 [sigma], de [5987 (5866, 5864, 5841) 5729] cal. BC. Sur les plateaux lorrains (analyses P. Ruffaldi), les indices les plus anciens trouvés à ce jour sont visibles également dès la première moitié du 6e millénaire. Enfin, des indices polliniques d’anthropisation précoce existent sur le littoral méditerranéen, dès 6200 cal. BC dans la région de Montpellier (analyses O. Puertas), à la transition des 7e-6e millénaires sur les bords de l’étang de Berre (analyses H. Triat-Laval), et à la même époque à Capestang, dans l’Aude (analyses G. Jalut).
22Au lac de Chalain (Jura), l’analyse pollinique de la craie lacustre archéologiquement stérile [Richard 1994], située sous les niveaux d’occupation du néolithique moyen (dont le plus ancien est daté entre 3190 et 3170 cal. BC), a mis en évidence deux phases de néolithisation précoce, par l’intermédiaire des seuls indices polliniques d’anthropisation (figure).
23La première phase se caractérise par la présence de grains de pollen de céréales, de plantain lancéolé (Plantago lanceolata) et par une augmentation discrète des poacées (graminées sauvages) et de quelques spores de fougères ; phénomène suivi par un accroissement du noisetier et par une chute du frêne et du tilleul.
24En revanche, les indices polliniques d’anthropisation de la deuxième phase sont beaucoup plus évidents : courbes continues de céréales, de plantain lancéolé, d’armoise (Artemisia) ; chute de l’orme, du tilleul et du frêne et augmentation des poacées et surtout du noisetier. Les variations dans ce deuxième épisode sont si détaillées qu’il est possible de reconstituer le déroulement de cette phase d’anthropisation :
-
des clairières sont ouvertes à proximité du lac, ce qui est marqué par les représentations plus faibles des principaux arbres présents localement à cette époque (= 1 sur la figure) ;
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des cultures de céréales, et probablement des pâturages, occupent en partie ces espaces ouverts (= 2 sur la figure) ;
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l’abandon de ces pratiques culturales (et plus généralement l’abandon de ce site) favorise le développement des graminées sauvages (= 3 sur la figure) ;
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le noisetier colonise rapidement les espaces abandonnés (= 4 sur la figure) ;
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la forêt reprend progressivement de l’importance (= 5 sur la figure).
25Un fin niveau organique, qui correspond au taux maximum de noisetier, a fait l’objet de deux datations par le radiocarbone. La première (UZ-1987), effectuée sur l’ensemble des macrorestes végétaux triés dans ce niveau, donne 6400 ± 85 BP, soit [5447 (5320) 5146] cal. BC ; la seconde (UtC 7507), effectuée uniquement sur les graines d’origine terrestre de ce même niveau, donne 6520 ± 170 BP, soit [5692 (5438) 5076] cal. BC. L’épisode d’anthropisation le plus ancien se situe 50 centimètres sous ce niveau daté par le 14C, alors que le plus récent, et le plus net, débute 20 centimètres en dessous de ce même niveau organique (voir figure). Une datation de ces phases d’impact de l’homme sur le couvert végétal vers le milieu du 5e millénaire avant J.-C. semble alors plausible. D’autres sites du Jura montrent des indices équivalents aux alentours de 5500 cal. BC [Richard 1997] ; c’est le cas également en Lorraine et sur le Plateau suisse.
26À partir de 5100 cal. BC, de nombreux diagrammes révèlent des traces polliniques d’anthropisation. Ces indices augmentent pour culminer vers 4900 cal. BC ; seule la haute chaîne jurassienne ne paraît pas affectée. À partir de ce maximum, vers 4900 cal. BC, ces indices ont tendance à décroître sur tous les sites jusqu’à une période de très faible anthropisation qui se situe aux alentours de 4400 cal. BC. La fin du 5e et le début du 4e millénaire voient une reprise de ces indices polliniques d’anthropisation, y compris en altitude.
27Les premières annonces de ces indices anciens d’agriculture ont d’abord été accueillies avec prudence par tous les palynologues. La fragilité de ces signaux et leurs datations parfois antérieures de quelques siècles aux données archéologiques impliquaient d’indispensables précautions et vérifications. La convergence, déjà signalée, de plusieurs indices était nécessaire, comme la qualité de la datation associée. Ce qui a permis de lever le doute, c’est la multiplication de ces indices au même instant sur des sites parfois distants de plusieurs centaines de kilomètres. Toutefois, pour laisser la porte entrouverte à une certaine forme de circonspection, il est vrai que la transcription pollinique de certains phénomènes naturels (incendies, chablis, sénilité des forêts, présence très localisée de landes ou de steppes…) est encore mal connue. En ce qui concerne des périodes plus récentes (entre 4900 et 3200 cal. BC environ), l’évolution naturelle des forêts a par exemple été évoquée [Richard 1995b] pour expliquer la cyclicité de la représentation du hêtre autour du lac de Narlay (situé à quelques dizaines de kilomètres de Chalain), de même que, dans les forêts denses d’Europe centrale [Remmert 1987], ces cycles, dont la durée est de l’ordre de cinq cents à six cents ans, sont interprétés comme la transcription de l’évolution naturelle des forêts, liés à la longévité des grands arbres, et donc sans rapport avec l’homme.
28Dans toutes les régions où ont été observés ces indices polliniques de néolithisation précoce, à la fin du 7e et au 6e millénaire, ils n’indiquent jamais le début d’une phase continue d’impact de l’homme sur le couvert végétal. Au contraire, pendant plus d’un millénaire, de courtes phases d’anthropisation sont décrites, entre lesquelles s’intercalent des épisodes forestiers où apparemment aucune trace d’influence humaine n’est perceptible par l’analyse pollinique. Toutefois, ces phases d’emprise agricole ne semblent pas se répartir au hasard sur cette longue période, mais se concentrer préférentiellement autour de 6000 cal. BC, vers 5800 cal. BC, vers 5500-5400 cal. BC, entre 5100 et 4500 cal. BC et à partir de 4300-4200.
29Depuis une dizaine d’années, de nombreuses recherches s’intéressent aux variations du climatique pendant l’holocène [Magny op. cit.]. La comparaison entre ces fluctuations climatiques et les indices polliniques d’anthropisation révèle un parallélisme assez fort entre les phases d’emprise agricole et les périodes d’amélioration climatique. Il s’avère surtout que les phases de déprise correspondent bien à des détériorations climatiques [Richard 1997]. Ces correspondances sont d’autant plus évidentes que les sites analysés se trouvent en altitude. Une détérioration climatique, qui se traduisait par une succession d’années où la période de végétation est plus courte, avec des printemps plus tardifs et/ou des automnes plus précoces, devait assez vite décourager les premiers cultivateurs et les obliger à se replier sur des zones plus clémentes.
30Si l’on recentre la problématique sur l’est de la France (bien que le raisonnement puisse s’appliquer à d’autres régions), les indices d’anthropisation les plus précoces (vers 5800 et vers 5500 cal. BC) paraissent antérieurs à l’installation du Rubané dans la région. En l’état actuel des données archéologiques, ils seraient alors contemporains de cultures considérées comme mésolithiques.
31Ces indices proviennent de sites naturels qui, n’étant reliés d’aucune façon à des sites archéologiques, ne peuvent être associés directement à une culture matérielle. Les populations à l’origine de ces transformations de la végétation seraient donc soit des néolithiques appartenant à une civilisation encore non reconnue par des artefacts archéologiques, soit une population définie localement qui aurait précocement (et temporairement) adopté une forme primitive d’agriculture.
32Ces premières pratiques agricoles sont-elles les seuls témoignages actuels d’une première « vague » (auquel cas le mot est franchement trop fort) de colonisation des territoires mésolithiques par des porteurs d’agriculture ou sont-elles la traduction d’emprunts, par les populations locales, de ces techniques agricoles à des civilisations qui les possédaient déjà ? Les spécialistes de la culture matérielle penchent actuellement pour la seconde solution, au regard de la diffusion et du style de céramiques très anciennes, dites de La Hoguette, qui auraient pu profiter des mêmes réseaux d’échanges que cette protoagriculture, réseaux en liaison probable avec les civilisations du néolithique méditerranéen [Jeunesse 2000]. La forme de ces emprunts est évidemment impossible à déterminer : simples échanges commerciaux, tributs arrachés de haute lutte ou fruits de vils chapardages ? Ce seraient les derniers mésolithiques qui, après s’être procuré les semences nécessaires et leur « mode d’emploi » (bien que certaines formes d’empirisme puissent être envisagées), auraient ouvert les premières clairières, ou simplement nettoyé quelques ouvertures naturelles, et cultivé les premières céréales.
33Cette agriculture précoce semble très fragile. Contrairement à l’idée couramment admise, sa généralisation à l’ensemble d’un territoire sera très longue. Pendant plusieurs siècles, la faiblesse des indices polliniques d’anthropisation et le fait qu’ils apparaissent puis disparaissent laissent supposer une succession de réussites temporaires et d’échecs. La comparaison de ces fluctuations avec les données paléoclimatiques tend à prouver, comme nous venons de le voir, que ces difficultés apparentes seraient causées par des détériorations climatiques. Mais la disparition de ces premiers essais d’agriculture est-elle vraiment vécue à l’époque comme un échec, avec tout ce que ce terme sous-entend de catastrophique ? Peut-être pas systématiquement. D’abord parce que ces changements climatiques doivent être compris dans la longue durée, comme des événements annoncés par une série de signes avant- coureurs qui concernaient vraisemblablement plus d’une génération, laissant ainsi le temps à ces protoagriculteurs de s’adapter. Cette adaptation pouvait revêtir trois formes en fonction de l’importance que représentaient, pour ces sociétés, ces cultures primitives de céréales :
-
elles étaient vitales et le seul moyen de préserver cet apport nutritionnel était de se déplacer sous des cieux plus cléments en quittant temporairement les plateaux jurassiens ;
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elles n’étaient vécues que comme un complément pour une économie encore largement tournée vers la chasse et la cueillette, et leur lente disparition était intégrée sans heurt ;
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ces premiers cultivateurs pratiquaient également une forme d’élevage (et peut-être antérieurement à la culture de céréales), ce qui est hautement probable mais non démontrable par l’analyse ; ils pouvaient alors abandonner les céréales et rééquilibrer leur économie entre la chasse, la cueillette et l’élevage, cette dernière activité étant beaucoup moins exigeante du point de vue climatique.
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34La majorité des indices polliniques d’anthropisation précoce, que nous retenons comme preuve d’une néolithisation -- du moins d’une introduction de plantes cultivées -- très ancienne, sont antérieurs au Rubané et au Cardial. Ces deux grands courants classiques de néolithisation se seraient donc installés dans des territoires qui pratiquaient déjà une forme, très fruste, d’agriculture. Cependant, ces territoires n’étaient probablement pas tous concernés de la même façon par ces premières pratiques agricoles : certaines zones n’étaient peut-être pas touchées du tout, alors que d’autres ne l’étaient qu’en partie ou pendant un temps très court. Les recherches archéologiques futures devront intégrer et définir cette longue période où l’agriculture tarde à s’installer définitivement et uniformément sur l’ensemble de l’Europe de l’Ouest. Les traces de ce « néolithique très ancien » ou de ce « protonéolithique » restent certes très fugaces, mais il n’est plus possible de les ignorer ou de les assimiler systématiquement à de grands courants beaucoup plus classiques.
35Cette constatation pose le problème de la généralisation hâtive faite souvent à partir de données dispersées sur un territoire composite. Entraînés par un mécanisme de pensée qui tend toujours à intégrer quelques événements locaux dans des schémas généraux, nous avançons peut-être trop vite. Et plus le phénomène est discret, plus sa traduction doit demeurer restreinte. Alors que faire ? Peut-être tout simplement continuer à accumuler des données pour bien saisir toutes les subtilités d’une évolution forcément complexe. Car les phénomènes décrits ont des origines multiples et les signaux, parvenus jusqu’à nous de façon partielle, demeurent pour la plupart très imprécis, et ne sont pas toujours faciles à interpréter de manière absolument sûre et définitive.