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Comptes rendus

André Mary, Le défi du syncrétisme. Le travail symbolique de la religion d'Eboga (Gabon). Paris, EHESS, 1999.

Véronique Boyer

Texte intégral

C'est à une réflexion approfondie et renouvelée sur le phénomène syncrétique qu'André Mary nous invite au long d'un ouvrage portant sur le bwiti des Fang du Gabon, ou religion d'Eboga1, lequel était tenu dans les années soixante pour un « exemple type d'un "culte syncrétique" » (p. 9). La constitution de la religion d'Eboga s'est faite par étapes successives : après que le bwiti des Mitsogho du Sud-Gabon a été adopté par la tradition cultuelle fang au début du XXe siècle, le culte constitué a été rénové dans les années trente et quarante par des prophètes en contact avec les missions chrétiennes. L'étude de ce « procès de syncrétisation » développe de façon novatrice un thème ancien dans la littérature. Car, que ce soit à propos du syncrétisme endogène, entre cultures africaines, ou exogène, c'est-à-dire entre celles-ci et le christianisme dans le contexte colonial, A. Mary refuse de traiter les contradictions comme une apparence (p. 474) ou de considérer le syncrétisme comme une « pathologie de la fonction symbolique » (p. 480). Bien au contraire, il entend montrer que le « travail syncrétique intervient de façon structurelle et non conjoncturelle » (p. 64) et propose de mettre en évidence des processus « par une comparaison systématique des corpus d'emprunt avec le corpus syncrétique » (p. 11). Il souligne également que « l'hétérogénéité du syncrétisme ne se retrouve pas seulement dans ses matériaux mais aussi dans les procédés qu'il mobilise » (p. 488).

La vision que recherchent les initiés (bandzi) du bwiti fang ne peut être assimilée au pouvoir de vision des devins-guérisseurs, celui-ci étant lié à la possession d'une substance particulière appelée evus permettant le dédoublement de la personne (p. 414). Dans la religion d'Eboga, nous dit l'auteur, la vision est accessible à tous les hommes et elle est solidement encadrée par la mise en scène collective du rituel. C'est au fur et à mesure de ses expériences que l'initié apprendra ce qui est conforme à l'idéologie du bwiti fang. L'apprentissage de la conduite du récit constitue ainsi l'essence de la démarche initiatique qui, dans ce « culte de vision », est volontaire, à la différence des cultes de possession où l'obéissance aux divinités justifie l'initiation.

Les fondateurs des différentes « chapelles » du bwiti fang répondent pourtant eux aussi à l'appel de divinités. Lors de visions, non pas recherchées dans un contexte rituel mais s'imposant à eux en dépit de leur volonté, les prophètes se verraient investis d'une mission par des divinités, et c'est au nom de celles-ci qu'ils entreprennent de « purifier » le rituel (p. 153). En effet, dans le bwiti fang, écrit l'auteur, la ritologie tient lieu de théologie (p. 143). Les prophètes n'insistent ni sur la « vocation thérapeutique » (p. 144) ni sur la « réforme éthique » de la religion d'Eboga (p. 145) ; en revanche, ils prônent « la perfection formelle et esthétique du rite » comme « la clé de son efficacité » (p. 146). Le discours « des initiés insiste [d'ailleurs] sur la dimension impérative et éprouvante de l'activité rituelle » (p. 52). L'activité cérémonielle régulière (ngoze) est perçue comme « opérateur efficace qui doit ouvrir la voie du salut » (p. 143).

La démonstration s'appuie largement sur la distinction de Lévi-Strauss entre « dualisme "diamétral" parfaitement statique » et « dualisme dynamique [qu'A. Mary nomme "ambivalent"], dont l'hétérogénéité et l'asymétrie des termes contiennent en puissance la référence à un troisième terme » (p. 230). Fort de ces outils conceptuels, l'auteur se propose de repérer dans les processus de syncrétisation, comme dans tout autre « travail symbolique », « la conjugaison constante d'une logique de l'écart distinctif [entre systèmes de pensée et de pratiques (p. 15)] et d'une logique du développement et de l'à-peu-près » (p. 480). En effet, au fil de l'enchaînement des principes de « résonance » et de « redondance », des rapports métonymiques et des rapports métaphoriques, de la reduplication et du dédoublement des schèmes, le travail syncrétique procède par un mouvement de bascule entre les différentes visions du monde en présence, sans qu'il ne lui semble toutefois possible de trancher entre les termes de l'alternative. Pourtant, bien que les écarts distinctifs tendent à être brouillés par le phénomène de lecture en miroir de chacune des visions du monde par l'autre, le balancement ne revient pas au point de départ : les « images » intégrées au nouveau système religieux « n'ont pas perdu au sein même de la relation imaginaire leur valeur différentielle, leur "précontrainte" » (p. 483), ce qui permet l'enrichissement et la poursuite des échanges symboliques. A. Mary nous montre ainsi que l'ambivalence des syncrétismes est fondamentalement créatrice (p. 476).

Ces phénomènes de recompositions syncrétiques, souvent négligés par des chercheurs qui refusent de voir dans les contradictions autre chose que des apparences ou qui écartent simplement l'intérêt d'une recherche sur ce thème, se voient attribuer ici le statut d'objet scientifique. Mis en système par une analyse dont on doit souligner la rigueur ainsi que la richesse de l'ethnographie mêlant données personnelles et références à des travaux antérieurs, ils gagnent en intelligibilité. Cependant, à partir de cette étude, on aimerait en savoir plus sur le sens que prennent ces constructions pour les sujets qui les élaborent (prophètes), sur les manipulations auxquelles les soumettent les individus qui leur donnent vie (bandzi) et sur les enjeux de pouvoir que les syncrétismes alimentent au quotidien.

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Notes

1. L'eboga désigne un arbuste, sa racine et son fruit qui a un pouvoir hallucinatoire. A. Mary précise cependant que « l'effet stimulant est bien perçu comme qualitativement distinct de l'effet hallucinatoire que procure l'eboga lors de la vision ; on n'a pas de vision par excès ou abus de drogue » (p. 417).
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Pour citer cet article

Référence électronique

Véronique Boyer, « André Mary, Le défi du syncrétisme. Le travail symbolique de la religion d'Eboga (Gabon). Paris, EHESS, 1999. »Études rurales [En ligne], 153-154 | 2000, mis en ligne le 16 juin 2003, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/54 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.54

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Auteur

Véronique Boyer

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