Philippe Ramirez, De la disparition des chefs. Une anthropologie politique népalaise. Paris, CNRS, 2000.
Texte intégral
Voici le premier livre d'anthropologie politique népalaise. Non que les ethnologues qui étudient le pays depuis une quarantaine d'années n'aient jamais traité ces questions. Nombreuses sont les monographies où sont analysées les relations politiques en jeu dans les sociétés qu'elles décrivent. Mais ces relations sont le plus souvent appréhendées par le biais du rituel et de la religion, champ d'étude qui a dominé l'anthropologie himalayenne. Il y a à cela une bonne raison, à savoir qu'au Népal la religion ne constitue pas un domaine autonome. Elle anime la plupart des institutions, à commencer par la royauté hindoue dont le pays se réclame encore dans la nouvelle constitution issue du soulèvement populaire de 1990. Philippe Ramirez est, le premier, conscient de cette caractéristique, comme en témoigne un article récent dans lequel il plaide pour « Une anthropologie religieuse du maoïsme népalais » (Archives de Sciences sociales des Religions 99 : 47-68). Il y montre comment le mouvement révolutionnaire communiste, qui passe a priori pour un mouvement athé, s'enracine en réalité dans une certaine tradition, loin d'exclure toute transcendance.
Le choix d'une approche axée sur les faits politiques témoigne de la volonté de prendre en compte l'individu dans ses relations pragmatiques aux autres. S'inspirant de Weber, l'auteur qualifie une relation de politique lorsqu'elle concerne l'autorité exercée par une personne sur une autre dans un cadre territorial donné. Cette attention portée à l'individu en tant qu'acteur social permet de reconsidérer des phénomènes qui, parce qu'ils ne sont pas institutionnels, sont trop souvent tenus pour négligeables. C'est le cas des réseaux de relations entre un patron et ses clients auxquels est consacré ce livre. La relation de clientèle, propre à la vie sociale népalaise et très vite évidente pour l'observateur même non averti, n'avait toutefois pas encore fait l'objet d'une analyse approfondie.
Les deux premiers tiers du livre se présentent comme une monographie classique sur les Indo-Népalais, la population dominante du royaume (sept des dix-huit millions de Népalais). Le terrain d'enquête est une localité du Népal central, Argha Rajasthal, capitale d'une ancienne principauté dont le territoire s'est maintenu jusqu'à nos jours comme une référence spatiale, et ce, malgré les redécoupages administratifs qui se sont succédé depuis l'unification du pays au XVIIIe siècle.
Les Indo-Népalais du centre du pays sont originaires du nord-ouest de l'Inde d'où ils sont venus par vagues migratoires échelonnées entre le XVIe et le XIXe siècle. Afin de reconstituer l'histoire locale l'auteur est conduit à confronter récits oraux et documents officiels. Les nouveaux « chefs » (thakkurah en sanskrit) se seraient installés sur des terres peuplées de Magars, une population tibéto-birmane, avec lesquels ils auraient conclu des alliances. Ils auraient formé ainsi des « petits royaumes » qu'ils auraient dirigés pendant deux siècles en propriétaires terriens soucieux de leur domaine plutôt qu'en rois aux ambitions conquérantes. En 1786 la conquête de ces royaumes par le roi de Gorkha, ancêtre du roi actuel, s'opéra en moins de six mois. L'auteur remarque que la tradition orale ignore presque tout de l'annexion de ces principautés, comme si le mythe n'avait pas admis la disparition des territoires politiques anciens.
Avec la constitution du Grand Népal va s'instituer un système de délégation du pouvoir royal aux lignées locales dominantes dont l'autorité sera ainsi renforcée. Au sein de ces lignées de nombreux brahmanes recevront du souverain népalais les prérogatives retirées aux princes soumis. Cette vocation politique des brahmanes est particulièrement bien illustrée lors de la fête nationale (Dasai) à laquelle un chapitre est consacré : les lignages de prêtres attachés à l'ancien roi rivalisent pour manifester leur dévotion à la déesse par des offrandes et des inscriptions dans le but d'assurer leur préséance sur le territoire. Et ce n'est pas un hasard si on retrouve ces mêmes lignées au coeur du jeu politique contemporain.
L'étude de la parenté et de l'organisation économique achève de brosser le tableau d'une société davantage fondée sur des rapports interpersonnels que sur des institutions communautaires. Le statut individuel y est constamment rappelé par un code de conduite quotidien qui distingue avec précision les inégalités dans l'ordre de la pureté ou dans celui de l'autorité. Les relations de travail concernent elles aussi les individus ; seul le comité d'irrigation compose une coopération économique communale.
Les caractéristiques de cette société ainsi énoncées, l'auteur décrit dans le dernier tiers du livre ce qui représente à ses yeux le chaînon minimal des structures politiques indo-népalaises : la relation patron-client. Celle-ci implique l'acception par le client d'une inégalité au profit de son patron mais repose sur une réciprocité dans le sens où le client gagne en retour de son affiliation protection et faveurs. On remarquera que cette relation politique d'autorité envahit par définition tous les champs de la vie sociale sans pour autant être une institution. Elle n'est d'ailleurs ni nommée ni ritualisée. Dans cet esprit, l'ensemble des clients d'un même patron ne constitue pas une collectivité solidaire, mais un réseau centré sur une personne unique, en position dominante. Ce réseau de clientèle est l'assise locale de réseaux plus englobants qui remontent vers des patrons régionaux, voire nationaux.
Ces structures politiques prennent toute leur dimension dans des situations de conflits. Se mobilisent alors les lignages dominants ainsi que les clients de leurs membres qui sont des patrons. Il est frappant de constater qu'émergent toujours deux pôles seulement, animant un factionalisme bipolaire. P. Ramirez offre une analyse exemplaire des élections qui ont précédé le soulèvement populaire de 1990 ainsi que des premières législatives qui l'ont suivi. Il montre à la fois comment les données ont changé (l'autorité du chef n'est plus légitimée comme autrefois, le patron vertueux et prospère d'antan a cédé la place à celui qui, plus riche et mieux éduqué, sait être proche du palais) et comment les anciennes structures locales népotiques se maintiennent, avec cette différence importante cependant qu'elles sont à présent projetées à l'échelle nationale.
Cette étude aurait pu être rattachée à l'interprétation de D. Quigley (The interpretation of caste, Oxford, Clarendon Press, 1993) qui propose de représenter la société des castes en Inde comme centrée sur un groupe dominant en position de patron vis-à-vis des autres groupes, à l'image du roi au centre de sa cour. L'intérêt d'un tel modèle est de pouvoir rendre compte des réseaux de patronage qui animent la vie politique dans la réalité et d'échapper aux pièges des interprétations fondées seulement sur l'idéologie hindoue. À l'instar de cette tentative de D. Quigley, la monographie des Indo-Népalais de P. Ramirez privilégie une approche empirique apportant des réponses nouvelles aux questions fondamentales (en particulier sur la royauté et la parenté) qui continuent d'alimenter l'étude de la société hindoue.
Toutes les observations de l'auteur sont étayées par une exceptionnelle richesse d'informations qui témoigne de sa grande intimité avec les informateurs. Chaque concept important (« pouvoir politique », « client », « faction ») est non seulement soigneusement défini mais aussi replacé dans les débats qu'il a suscités au sein de la discipline. Enfin, certains sujets sont traités avec une éloquence et une finesse particulières. Pour ne citer que quelques exemples : les salutations qui varient selon les critères de pureté et d'autorité, les nourritures funéraires qui apparaissent comme un véritable code de solidarité, les contrats de dette et leur dimension symbolique, le discours factionnel foncièrement holistique et des portraits de patrons éclairent de façon vivante et convaincante le fonctionnement de la société népalaise.
Pour citer cet article
Référence électronique
Anne de Sales, « Philippe Ramirez, De la disparition des chefs. Une anthropologie politique népalaise. Paris, CNRS, 2000. », Études rurales [En ligne], 153-154 | 2000, mis en ligne le 16 juin 2003, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/53 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.53
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