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Texte intégral

Depuis des générations, le Ciel nous a permis, à nous, les 3 600 paysans du village de Sanchawan, de vivre du travail de la terre. Les villageois de Sanchawan sont les propriétaires des champs qu’ils cultivent. Tel est le principe que nul ne peut nier ; tel est l’article de la Loi écrite par le Ciel. Vous autres qui travaillez au gouvernement municipal de Yulin, vous dites que ces terres sont à vous. Mais vous n’en avez jamais fait usage ; vous ne les avez jamais exploitées. Alors, dites nous donc d’où vous viennent vos titres de propriété1.

1Ces dernières années, près de 6 millions d’hectares de terres arables ont disparu en Chine pour répondre aux besoins de l’urbanisation, être utilisés à des fins commerciales ou industrielles, ou encore ces terres ont été laissées en friche en attendant d’être vendues au plus offrant2. D’après le ministère du Territoire et des Ressources, le territoire chinois compte, à l’heure actuelle, 122 millions d’hectares de terres arables placées sous le régime de la propriété collective, ce qui représente moins de 0,1 hectare par habitant3. Ce territoire compte 950 millions de personnes, réparties entre 250 millions de foyers, résidant officiellement dans les zones rurales, même si plusieurs dizaines de millions d’individus vivent ailleurs que là où ils sont formellement enregistrés, notamment dans les zones urbaines.

2La plupart de ces terres arabes ont été réquisitionnées ou transférées lors des différentes « fièvres de clôture » que l’on a pu observer depuis que la valeur marchande de la terre a augmenté et que la location, ou la vente, des biens fonciers a commencé à générer des profits très importants au bénéfice de ceux qui étaient alors reconnus comme les propriétaires de ces biens. Le plus souvent, ces terres étaient occupées de manière illégale. Selon les informations dont nous disposons, 80 % des réquisitions effectuées pour créer des zones dites de développement – dont la surface est aujourd’hui supérieure à celle du territoire urbain – ne sont pas conformes aux lois que l’État n’a cessé de promulguer et de réviser depuis vingt ans pour enrayer cette évolution. En 2006, le ministère du Territoire et des Ressources aurait traité 131 000 cas de réquisitions illégales, et on estime aujourd’hui que 50 millions de paysans ont été privés de leurs terres à la suite de ces réquisitions, se retrouvant, du jour au lendemain, sans sources de revenu, sans qualification professionnelle autre que le travail de la terre et sans protection sociale4.

3Face à ces réquisitions ou occupations jugées illégitimes, le nombre des actions et des protestations paysannes n’a fait que croître depuis 1995, comme le montre l’article de Ying Xing dans ce volume. En 2003, plus de 13 millions de témoignages, écrits ou oraux, ont été adressés à l’administration des « lettres et visites », qui recueille, depuis 1951, les demandes, doléances et autres requêtes de la population chinoise. Cette année-là, les principaux griefs portaient sur le droit du travail, sur le fonctionnement des instances juridiques, sur les abus et violations commis par les cadres, sur les démolitions urbaines, l’insécurité et, enfin, sur les transferts illégaux de terres agricoles5.

4Si ces réclamations adressées aux représentants de l’État s’inscrivent dans un espace qui doit demeurer confidentiel et qui constitue une sorte d’antithèse à l’espace public, les témoignages, et les manifestations qui les accompagnent, font l’objet, depuis quelques années, d’une publicité croissante et gagnent ainsi en légitimité. Les paysans, revendiquant leurs droits, prennent désormais la société à témoin en exposant, dans la presse ou sur Internet, les difficultés et les injustices auxquelles ils sont confrontés. Ils font appel à des avocats pour que leurs actions soient non seulement jugées valides mais, en outre, pour qu’elles entrent dans un cadre légal. Les différents épisodes de ce qu’il convient d’appeler « l’affaire Taishicun », qui a eu lieu fin 2005 dans la province du Guangdong, ont été ainsi longuement évoqués, au moment des faits, dans la presse chinoise. Avant que les forces de police ne mettent fin à ce mouvement, la liste des 27 griefs formulés à l’encontre du chef du village et autres officiels locaux ainsi que les procès-verbaux des différentes réunions qui s’étaient tenues dans le village, avant comme après l’intervention des avocats, avaient été rendus publics6.

5Par ailleurs, les actions collectives paysannes deviennent de plus en plus violentes, une montée en puissance qu’observent Kevin J. O’Brien et Li Lianjiang dans leur contribution. D’après une dépêche communiquée le 2 septembre 2006 par l’agence de presse Xinhua, le ministère de la Sécurité publique aurait recensé, en 2005, 87 000 protestations, émeutes et autres « incidents de masses » dus à des pertes de terres cultivées, ce qui correspond à une augmentation de 6,6 % par rapport à l’année 2004 et, surtout, à une augmentation de 50 % par rapport à l’année 2003.

6Exemple parmi d’autres : depuis janvier 2007, plusieurs affrontements ont éclaté entre les habitants de villages administrés par la ville de Gurao (province du Guangdong) et des dirigeants de comités villageois, secrétaires locaux du Parti ou autres officiels des bourgs concernés. Ces notables ont souvent préféré fuir vers d’autres localités ; leurs maisons ont été assiégées ou pillées. Alors que, au son des gongs et par milliers, les paysans s’en sont pris aux bureaux de plusieurs comités villageois et à des maisons de cadres, les autorités administratives supérieures n’ont toujours pas, à ce jour, fait usage de la force pour mettre un terme à ces actions7.

7Il est vrai que les répressions policières ou les intimidations, auxquelles ont procédé, à plusieurs reprises, les hommes de la pègre appelés à la rescousse par des responsables locaux, ont donné lieu à d’importantes manifestations d’indignation collective pour avoir causé la mort de plusieurs paysans, comme ce fut le cas, fin 2005, dans le district de Dongzhou (province du Guangdong). Lors de la conférence nationale de travail sur « la gestion générale de l’ordre social », qui s’est tenue le 17 avril 2007, un lien a d’ailleurs été établi, pour la première fois, entre l’augmentation récente des « incidents de masses », les abus et transgressions commis par les membres de l’administration et le fait que les protestations collectives ne soient pas traitées de manière appropriée8.

8Les réquisitions ont lieu dans les provinces et districts où les terres arables prennent de la valeur, c’est-à-dire précisément dans les régions – zones côtières ou sud de la Chine – ayant le plus bénéficié des réformes économiques lancées à la fin des années 1970. C’est là que les autorités des bourgs s’approprient des terres arables, placées officiellement sous le régime de la propriété collective, pour pallier les insuffisances des finances locales ou pour s’enrichir (voir l’article de Zhou Feizhou). Ces réquisitions touchent donc une population de villageois qui voient leurs moyens de survie menacés après avoir connu une véritable amélioration de leur niveau de vie, que ce soit grâce aux activités agricoles ou grâce au développement des entreprises rurales collectives.

9Gurao, ville où se déroulent les incidents évoqués plus haut, s’est spécialisée dans la fabrication de sous-vêtements. On y trouve aujourd’hui quelque 400 entreprises et près de 1 millier d’ateliers de fabrication, appartenant à des résidents hong-kongais et où travaille une main-d’œuvre de migrants. Les responsables villageois procèdent, dans cette localité, à la vente des terres nécessaires à l’expansion de ces activités sans solliciter l’accord des paysans et en occultant, bien souvent, le montant des indemnités compensatoires qu’ils leur doivent. « Il y a quelques années, une famille pouvait gagner 30 000 à 40 000 yuans par an en cultivant des légumes et des fruits », explique un paysan de Gurao. « Mais, aujourd’hui, ils ont vendu toutes nos terres. Les salaires dans les entreprises de la région tournent autour de 1 000 yuans par an. Et si on parle de racheter quelques parcelles, on nous dit qu’il nous en coûtera 2 millions le mu, alors que, l’an dernier, le prix d’achat était de 200 000 yuans le mu. »9

10Le gouvernement central a pris différentes mesures pour essayer de contrôler ce mouvement. Il s’est efforcé de publier des lois et directives afin de poser des limites à ces réquisitions et cessions de terrains. He Bochuan les passe en revue dans sa contribution à ce numéro.
   

Carte de présentation des provinces chinoises

Carte de présentation des provinces chinoises

11Il convient de rappeler simplement que la Constitution de 1982, révisée en 1986, place les terres arables sous le régime de la propriété collective, alors que les terres urbaines relèvent de la propriété de l’État : au début des années 1980, seuls les droits d’exploitation ou d’usage des terres cultivées ont été redistribués aux foyers. La Constitution signale également que l’État peut procéder à des réquisitions, reconnues d’utilité publique, et que le droit d’usage des terres peut être cédé à autrui, moyennant compensation et dans le respect de la loi. Et, précisément, en 1986, une « loi sur la gestion des terres » voit le jour. Elle est révisée en 1988, puis, l’est à nouveau, en 1998 et en 2004. La révision de 1998 vise à protéger les droits d’usage détenus par les foyers paysans : ces droits doivent être fixés par des contrats écrits conclus entre la collectivité et ces foyers ; ils sont désormais acquis pour une durée de trente ans ; les réajustements de terres au sein d’un même village et les redistributions périodiques entre les familles doivent être exceptionnels.

12Le 1er mars 2003, une « loi sur les contrats fonciers » précise que les gouvernements locaux ne peuvent réclamer la restitution des terres cultivées, ou en modifier les limites, et ce pendant ces trente années. Toutefois les représentants locaux de l’État s’alliant aux responsables des entités collectives locales pour se livrer à toutes sortes de transactions foncières, il est impossible de faire respecter ces différents textes. Ce que reconnaît, de manière implicite, l’avis du Conseil des affaires d’État, adopté le 28 novembre 2003, lorsqu’il requiert des gouvernements locaux qu’ils prennent en charge le problème que constitue l’augmentation incessante du nombre des paysans privés de leurs terres10.

13Les textes promulgués sont souvent peu précis et contradictoires. Ils tendent, d’une part, à protéger le droit, de l’État et de ses représentants, à procéder à des réquisitions et, d’autre part, à protéger le droit des foyers paysans à exploiter les terres collectives et à contrôler les transferts de terres villageoises. Mais aucune mesure n’étant adoptée pour modifier le rapport de force entre les foyers paysans et les gouvernements locaux, qui apparaissent comme les porte-parole de la collectivité, ces droits sont difficiles à mettre en application.

14Les tentatives faites pour donner un cadre légal aux transactions foncières prennent appui sur toute une série de mesures administratives. Par exemple, en juillet 2006, la création d’un « système national d’inspection » a été approuvée par le gouvernement central pour tenter de superviser l’usage local des terres arables11. Le 1er mai 2007, une directive est entrée en vigueur, qui visait à limiter le poids des gouvernements locaux, l’un de ses objectifs étant de contrôler les besoins des finances locales, et donc, par la même occasion, de contrôler les opérations foncières12. Ces tentatives de légalisation des transactions foncières prennent également appui sur des décisions politiques : depuis quatre ans, le gouvernement central prouve l’attention qu’il accorde à ces questions rurales en leur consacrant le premier document officiel adopté dans l’année, dit « document numéro 1 », qui reflète les priorités politiques de l’État13.

15L’adoption de ces textes et mesures variés a eu pour effet de multiplier les transferts « illégaux » de terres. Elle s’est révélée incapable d’interrompre le processus en cours, lequel recouvre des situations très diverses, allant de la location, par le chef du comité villageois, d’une partie des terres arables à des personnes étrangères au village, à la réquisition, par le gouvernement du bourg ou du district, de plusieurs hectares de terres, vite clôturés afin que personne ne s’en empare, et qui demeurent en friche tant que l’opération la plus « juteuse » ne se présente pas. Cette incapacité ne tient pas seulement aux contradictions internes aux textes de lois, à l’importance des bénéfices générés par ces transactions, aux besoins croissants des finances locales, ou aux tensions existant entre les différents échelons administratifs, même si tous ces éléments y contribuent. Elle provient avant tout des difficultés rencontrées pour fonder, en toute légitimité et en toute légalité, le régime actuel de propriété collective des terres agricoles.

16Sur le plan juridique, la situation est inextricable, comme le reconnaissent les juristes chinois14 ; sur le plan normatif, elle est confuse, du fait de la pluralité, mais aussi de l’instabilité, des points d’appui pouvant être mobilisés pour désigner les propriétaires « légitimes » des terres. Depuis la réforme agraire (que présentent Gao Wangling et Liu Yang dans leur article), qui a été appliquée à des moments différents suivant les régions mais qui est symbolisée par l’adoption, le 28 juin 1950, d’une loi spécifique, des mécanismes d’appropriation des biens fonciers n’ont cessé de se développer dans la société rurale : appropriation des biens privés des « propriétaires fonciers » et des « paysans riches », suivie de leur redistribution aux autres foyers ; appropriation, en 1953, par l’État, du droit des familles à disposer du produit de leurs terres ; appropriation des terres lors du processus de collectivisation qui débute en 1955 et culmine, en 1958, avec la création des communes populaires et le grand bond en avant (voir l’article de Lu Huilin).

17Ces mécanismes, largement imposés – comme le montrent Isabelle Thireau et Chang Shu dans leur contribution – et le recours à la violence verbale qui les accompagne sont autant de sources d’illégitimation. Ils prennent appui, pendant près de trente ans, sur une réduction radicale du vocabulaire autorisé pour désigner les choses et les gens, pour apprécier les situations, pour porter des jugements de valeur. Cette réduction n’est pas sans affecter la façon dont les individus et les groupes perçoivent alors la réalité sociale qui les entoure.

18Elle est cependant impuissante, comme le soulignent Chang Shu et Hua Linshan, à nier les souffrances et privations individuelles. Cet écart entre ce qui est et ce qui est censé être a donné lieu à des conduites, jugées illégitimes par les représentants du pouvoir, telle l’appropriation de biens collectifs à des fins personnelles, que décrit Liu Xiaojing, et le manque d’engagement des paysans dans le travail de production, évoqué dans plusieurs contributions. Le gouvernement central a répondu à ces comportements par l’accélération du processus de collectivisation, et donc d’appropriation des biens et ressources rurales. Cet écart a aussi donné lieu à des réajustements politiques ponctuels et, en fin de compte, à la réforme importante que constitue la redistribution aux foyers, à la fin des années 1970, des droits d’usage sur les terres collectives.

19Pendant toutes ces premières décennies du nouveau régime au cours desquelles la Chine est dominée par un projet totalitaire, ni le concept de « propriété » ni celui du « collectif » censé posséder les terres cultivées ne peuvent véritablement être débattus, mis à l’épreuve, stabilisés. Officiellement, à partir du réajustement des communes populaires de 1961, l’échelon intermédiaire que représente la brigade de production, forte de 150 à 200 familles en moyenne, est celui de la propriété et de la gestion des terres. En réalité, la situation est plus confuse, et c’est parfois l’équipe de production et ses quelques dizaines de familles qui sont reconnues comme étant propriétaires des terres ; ou alors la propriété est accordée pour 40 % à la brigade et pour 60 % à l’équipe15. Si la « personne collective » identifiée comme propriétaire est floue et le demeure, c’est parce que la notion de propriété elle-même a été ébranlée par ces mécanismes d’appropriation successifs, et par l’écart qui s’est creusé entre les mots et la réalité qu’ils recouvrent.

20Que veut dire exactement, pour l’équipe de production ou pour la brigade de production, détenir des droits de propriété qui ne peuvent être ni vendus ni transférés à autrui, qui ne les autorisent pas à décider des cultures à entreprendre ou à disposer du produit de ces cultures ? Quel est le fondement juridique de droits de propriété qui n’autorisent pas ceux qui les détiennent à s’opposer aux réquisitions et redistributions décidées par la commune populaire ? Quelle peut être la stabilité d’une propriété foncière qui a été tant niée et mise à mal par les appropriations successives qu’il est préférable de s’en défaire plutôt que de la conserver ? En effet, la terre est, pendant la période collectiviste, un fardeau plus qu’une source de revenus, et les paysans souhaitent vivement que, en échange de quelques garanties et protections, l’État reprenne ces terres qui, en théorie, leur appartiennent.

21En 1976 mais, surtout, à partir de 1978 se déroule un processus important, souvent passé sous silence, sans lequel la politique dite de réformes et d’ouverture n’aurait pourtant pas été possible. Ce processus, qui revêt les traits d’une justice de transition sans pouvoir être véritablement qualifié comme telle, présente deux composantes : d’un côté, le retrait de la plupart des étiquettes de classe attribuées aux « ennemis de classe » depuis 1949 ; de l’autre, la réhabilitation des victimes de sanctions politiques injustes.

22Il s’agit, pour les nouveaux dirigeants, de signifier le passage à une ère nouvelle, de se distinguer de leurs prédécesseurs et de légitimer leur pouvoir, non pas en identifiant les coupables d’exactions passées pour les punir ou les amnistier, mais en réhabilitant les accusés d’hier, soudain reconnus innocents des fautes leur ayant été imputées. Le principe de la lutte des classes, tel qu’il avait été mis en œuvre depuis des décennies, est alors abandonné. Avec lui disparaît le projet totalitaire qui animait le parti communiste chinois depuis son arrivée au pouvoir.

23Cette transformation politique est interprétée dans les villages chinois comme un désaveu de la politique passée. Des droits de propriété privés, antérieurs à 1949, sur des temples ou des commerces sont réaffirmés ; des droits de propriété communs, autrefois détenus sur des terres villageoises, sont réactivés de façon informelle. En 1979, le « système de responsabilités », qui lie directement la rémunération à la production, est adopté. Des « forfaits de production avec des groupes » apparaissent alors, remplacés, un an plus tard, par des « forfaits avec des familles ». En 1981, les terres sont distribuées aux familles, dans le cadre de « forfaits d’exploitation » et non plus seulement de « production ». Les exploitants bénéficient d’une liberté nouvelle pour décider de la nature et de la commercialisation des cultures. Des droits d’usage ayant été accordés aux foyers, même si les terres demeuraient placées sous le régime de la propriété collective on pouvait considérer qu’il s’agissait là d’une décollectivisation de fait. Les réquisitions et occupations actuelles prouvent qu’il n’en était rien.

24À partir de 1981, des droits d’usage privés et, surtout, des droits de propriété collectifs, confus et jamais formalisés, ont été confrontés à une situation tout à fait nouvelle où la propriété privée – des biens immobiliers, des commerces et des entreprises – retrouve droit de cité ; où les procédures d’une économie de marché apparaissent ; où l’État et les collectivités cessent d’accorder aux individus les protections, aussi maigres soient-elles, qui existaient hier, et où il est donc d’autant plus important de préserver un accès privé à l’outil de travail, aux ressources et aux moyens de production.

25La notion de propriété regagne, dès lors, une place qu’elle avait perdue, comme l’atteste la « loi sur la propriété » adoptée le 16 mars 2007 et visant à protéger les droits de propriété détenus par les individus, les collectivités et surtout l’État16. Soulignons que, loin de procéder à une privatisation des terres arables, ce texte réaffirme le régime de propriété collective qui les gouverne tout en s’efforçant d’apporter quelques garanties aux droits d’usage privés que détiennent les foyers.

26C’est donc le régime de propriété collective hérité de la période précédente, avec toutes les confusions et incertitudes qu’il comporte mais aussi toutes les significations et actions qu’il valide, qui a permis de nouvelles appropriations de terres, appropriations jugées illégitimes par les foyers, appropriations parfois jugées illégales à la lumière des textes promulgués, à tour de bras, par un gouvernement central dépassé par l’ampleur des réquisitions.

27« Rendez-nous nos terres ! » : cette revendication des paysans, souvent inscrite sur les vêtements qu’arborent les plaignants qui montent à Pékin pour obtenir réparation17, désigne ainsi des droits de propriété relevant de légitimités multiples mais faiblement institutionnalisées, qui incluent à la fois les droits de propriété ancestraux que les foyers d’un même village détenaient sur les terres arables, les droits de propriété collectifs attribués dans les années 1950 – jamais officiellement démentis depuis, et dont on a vu le caractère incomplet et instable – et les droits d’usage privés sur ces terres collectives. Ces trois sources de légitimité se renforcent pour désigner le caractère injuste d’une réquisition. Mobilisées dans un cadre officiel, elles se prêtent difficilement à l’identification de droits de propriété formels.

28Le « nous » utilisé par les plaignants renvoie à des collectifs multiples et qui ne se recouvrent que partiellement. Un glissement s’est, en effet, produit après la disparition des communes populaires. L’équipe de production est devenue un « petit groupe paysan » jouissant de prérogatives beaucoup plus limitées que l’ancienne équipe, ce qui contribue à expliquer pourquoi les foyers continuent aujourd’hui à utiliser le terme « équipe de production » lorsque des questions de propriété sont en jeu. La brigade de production est devenue, dans la plupart des cas, un « village administratif », terme qui recouvre des situations variées puisqu’il peut désigner un gros village naturel comme un regroupement de hameaux. Dirigé par un comité du Parti et par un comité villageois – lieu des élections évoquées par Jude Howell dans sa contribution –, ce « village administratif » a pris une importance croissante face aux « petits groupes paysans » qui n’exercent plus, contrairement aux anciennes équipes, le rôle qui leur était dévolu dans le domaine de la production et de la comptabilité. En outre, quel que soit son statut administratif, le village dit naturel, celui dont les habitants sont liés par un territoire et une histoire partagés, mais aussi par des modes de sociabilité et d’organisation autrefois communs, s’impose à nouveau comme un acteur de premier plan.

29Les collectifs mobilisés varient selon les circonstances ; les collectifs qui importent pour orienter les situations rencontrées ne sont pas identifiés par tous de manière identique. Ainsi, les données recueillies par Wang Hansheng et Shen Jing montrent que le niveau de la propriété collective est, pour les villageois, celui de l’ancienne équipe de production et donc de l’actuel « petit groupe paysan », et que tel est bien le niveau auquel on peut observer aujourd’hui la formation de nouveaux droits de propriété au sein du village. Ces nouveaux droits font cependant l’objet d’une compréhension interne au groupe, sont de nature informelle et peuvent perdurer aussi longtemps que des acteurs extérieurs, porte-parole d’organes administratifs supérieurs, n’interviennent pas. Ainsi, dans le village dans lequel ces auteurs ont enquêté, le contrat conclu avec la partie ayant réquisitionné des terres d’une équipe de production est signé, non pas par le chef du « petit groupe paysan », mais par le responsable du « village administratif » et par un dirigeant du bourg, siège de l’ancienne commune populaire, tous deux agissant au nom de l’entité collective officiellement reconnue comme propriétaire.

30Ce flou autour de l’entité que désigne l’expression « propriété collective » permet à toutes sortes d’échelons administratifs inférieurs de se prévaloir de pouvoir représenter la « collectivité ». D’autant que cette expression légitime des modes de fonctionnement hérités de la période précédente. Des dirigeants relevant d’échelons administratifs différents, agissant comme représentants de l’État ou des collectivités locales, peuvent ainsi, aujourd’hui, s’associer selon des configurations variables pour réquisitionner des terres arables. Ils le font en échange du versement de compensations qui reconnaissent aux foyers, comme par le passé, une forme de droit de propriété, aussi floue soit-elle. Et ce avant de procéder, en tant que propriétaires de ces terres, à des transactions commerciales proches d’une économie de marché.

31Le sentiment d’injustice que partagent les paysans privés de leurs terres renvoie à une réalité sociale complexe. Héritière d’une expérience politique spécifique, incompréhensible si l’on ne remonte pas jusqu’à la réforme agraire, cette réalité explique les difficultés que l’on rencontre aujourd’hui pour donner un fondement, à la fois légal et légitime, à la propriété des terres agricoles.

32L’imprécision juridique, que ne peuvent prétendre combattre les lois récemment promulguées, est telle que, dans de multiples provinces, les tribunaux ont eu ordre de ne pas recevoir les plaintes liées aux réquisitions18. Les paysans, on l’a vu, sont néanmoins de plus en plus nombreux à faire appel aux institutions. Ils recourent à d’autres textes de loi – comme celui ayant trait à la destitution des cadres villageois si plus de un cinquième des électeurs la réclame – pour se débarrasser des responsables locaux ayant, en l’absence de toute concertation, loué ou vendu des terres. Ils adressent, à l’administration locale, des requêtes collectives, écrites ou orales, dans lesquelles ils identifient d’autres sources de légitimation, comme le fait que le Ciel, autorité suprême, a autorisé pendant des générations leurs ancêtres à travailler ces terres. Ils évoquent, non pas des problèmes de propriété mais des questions de survie. Leur impuissance est grande ; elle n’est toutefois pas totale.

33L’attention croissante que les autorités centrales portent à ces questions, les récentes tentatives pour trouver d’autres manières de répondre à ces actions collectives, les compromis parfois élaborés autour des modalités de compensation attestent des effets, aussi limités soient-ils, de ces actions.

34D’une façon plus générale, les individus qui prennent ainsi la parole pour dénoncer des situations inacceptables, confectionnent des récits, les rendent publics, distribuent des responsabilités, créent de nouvelles façons de s’associer à autrui et, donc, de nouvelles personnes collectives. Par ce biais, ils testent des points d’appui normatifs et acquièrent une compétence critique dont les effets ne sont déjà plus circonscrits au seul champ économique.

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Notes

1 Lettre collective rédigée par les villageois de Sanchawan (province du Shaanxi), 15 octobre 2004.
2 « 2005 nian Zhongguo guotu ziyuan gongbao » (Communiqué officiel sur le territoire et les ressources, 2005). Document officiel, 1er mars 2006.
3 Ibid.
4 Cf. South China Morning Post, 22 mars 2007.
5 Voir le mensuel Renmin xinfang (Lettres et visites du Peuple), 2003 (4), p. 11.
6 Cf. Nanfang dushibao, 31 juillet 2005.
7 Cf. Mingbao, 9 mai 2007.
8 Cf. Mingbao, 18 avril 2007.
9 Cf. South China Morning Post, 14 mai 2007.
10 Consulter www.bjinformation.com/fawen-2002/pic-2003-51/51-fm.htm.
11 Agence de presse Xinhua, 17 décembre 2007.
12 Agence de presse Xinhua, 6 mars 2007.
13 Cf. Dagongbao, 7 décembre 2006.
14 Entretien avec l’avocat Ma Lihui, Pékin, 5 janvier 2007.
15 L. Zhang, Gaobie lixiang. Renmin gongshe zhidu yanjiu (Adieu à l’utopie. Étude du système des communes populaires), Shanghai, Dongfang chubanshe, 1998.
16 Agence de presse Xinhua, 19 mars 2007.
17 Observation faite dans le quartier proche de la gare de l’est, à Pékin, où s’arrêtent de nombreux plaignants venus « rendre visite » aux instances centrales, quartier parfois appelé pour cette raison « le village des plaignants » (20 janvier 2007).
18 Entretien avec He Linquan, membre du Comité du Parti de la province du Guangxi, Kunming, février 2004.
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Table des illustrations

Titre Carte de présentation des provinces chinoises
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/4452/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 165k
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Pour citer cet article

Référence papier

Isabelle Thireau et Hua Linshan, « Introduction »Études rurales, 179 | 2007, 9-18.

Référence électronique

Isabelle Thireau et Hua Linshan, « Introduction »Études rurales [En ligne], 179 | 2007, mis en ligne le 21 mai 2008, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/4452 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.4452

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Auteurs

Isabelle Thireau

Sociologue, directeur de recherches, CNRS/EHESS.

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Hua Linshan

Historien, chercheur associé au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine, CNRS/EHESS.

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