Jennifer Cole, Forget Colonialism? Sacrifice and Art of Memory in Madagascar
Texte intégral
- 1 A. Appadurai, Modernity at Large. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
1L’ouvrage de Jennifer Cole alimente et développe, sous un angle original, quelques-unes des problématiques importantes de l’ethnologie contemporaine, notamment celles qui renvoient à la production d’un univers local, sur la base de pratiques sociales spécifiques arrimées au contexte plus large d’un monde globalisé1. C’est ce qui fait sa force et fait qu’il intéressera les lecteurs au-delà des spécialistes de Madagascar. En effet, la réflexion et la discussion qu’il initie combinent des outils méthodologiques (terrains de longue durée, entretiens cliniques, archives et documents) et des concepts (mémoire épisodique et sémantique, schèmes, techniques de soi, tropes, lieux de mémoire), qui permettent un dialogue fécond entre disciplines (psychologie, histoire, etc.).
- 2 Voir, dans l’ouvrage de J. Cole, l’analyse qui a été faite des rumeurs portant sur les voleurs de s (...)
2Alors que la période coloniale française n’est pas un élément pertinent pour éclairer les préoccupations contemporaines des villageois de la côte est de Madagascar, l’avènement à Madagascar, en 1992, d’un gouvernement intérimaire désireux d’instaurer une démocratie parlementaire dans les campagnes provoque, parmi les générations ayant vécu la rébellion de 1947 contre l’État colonial (plus de 100 000 morts), une réaction de rejet vis-à-vis des élections multipartistes. Ce rejet s’est accompagné d’une vague locale de terreur2 qu’ont alimentée des récits rapportant les événements traumatisants de cette répression (bombardements des villages, réfugiés dans les forêts, enrôlements forcés, etc.). Intriguée par cette longue amnésie collective et convaincue de la stérilité des fausses dichotomies usuelles (la mémoire dans le cerveau/la mémoire dans l’espace public), Jennifer Cole s’est attachée à décrire les pratiques sociales « locales » qui ont façonné la mémoire d’un passé commun.
- 3 P. Ottino, Les champs de l’ancestralité à Madagascar. Paris, Karthala, 1997.
3Le premier point qu’il convient de souligner est la volonté de l’auteur de ne pas analyser séparément ces pratiques et la stratification sociale, les différences d’âge et de genre qu’elles édifient. L’accès aux terres et leur mise en valeur étant, hors toute immatriculation foncière, réglementés par les ayants droit dès lors qu’ils ont obtenu la reconnaissance effective et légitime des membres de la communauté locale, c’est la parenté par ancestralité3 qui forme le soubassement de l’organisation sociale, à travers la coordination des groupes domestiques au sein des lignages identifiés par leurs tabous ancestraux, leurs tombeaux collectifs dressés sur le terroir, et le poteau sacrificiel (jiro) rattaché à la maison du chef de lignage. Bien que l’auteur l’ait insuffisamment développé, le parallèle est frappant entre le fait que les droits d’usufruit et d’installation d’un individu dépendent de ses liens généalogiques avec des ancêtres présumés et l’équation qu’ont établie les autochtones entre la mémoire, le souvenir, et la demande rituelle de bénédiction que les descendants adressent à leurs parents défunts.
4Se rappeler le passé, c’est d’abord invoquer rituellement ses ancêtres pour s’assurer la réussite d’un projet. Trois « sites » matériels font ainsi l’objet de pratiques de mémorisation et de négociation de ces liens établis entre les morts et les vivants : le corps humain, l’espace résidentiel et les sépultures funéraires. Le corps humain intervient ici via la circoncision des garçons ou l’intériorisation de tabous spécifiques renvoyant aux expériences et intentions passées des ancêtres. La maison familiale est importante du fait de son entretien et de ce qu’un héritier l’occupe, ce à quoi s’ajoutent certaines prérogatives rituelles qui lui sont parfois liées (lieu d’invocation et de prière au jiro). Les tombeaux collectifs sont également très importants parce qu’ils exigent un entretien régulier vu la fragilité des matériaux (en l’occurrence le bois), et parce qu’ils sont le théâtre de secondes funérailles dont l’opération essentielle consiste à exhumer et trier les os des différents cadavres, hommes et femmes, enterrés dans la même sépulture, afin de fabriquer une seule paire de « superancêtres ».
5Commun à toutes les pratiques, le sacrifice d’un zébu en l’honneur des ancêtres est l’acte rituel qui, outre l’intérêt qu’il suscite, nécessite le plus d’investissement en matière de temps et d’argent. Si Jennifer Cole voit dans ce rituel une technique de soi productrice par excellence de sujets politiques locaux (an art of memory), c’est parce que celle-ci ne tient sa validité que de la participation active des membres des lignages de la communauté locale, qui, par leur présence, officialisent et reconnaissent les rapports généalogiques énumérés, établis (adoptions, répudiations) ou remaniés à cette occasion (règlement des litiges, mise à l’honneur des obligations parentales accomplies, suppression des tabous, purification des actes transgressifs, etc.).
6Le second point qui mérite d’être relevé réside dans l’historicité de ces pratiques commémoratives et dans les véritables médiations cognitives qu’elles opèrent entre les différents types de savoir et de mémoire qu’elles mobilisent et contribuent à produire. Si l’autorité ancestrale et l’ordre social qui lui est idéalement rattaché s’expriment toujours de façon aussi affirmée contre l’autorité et les forces politicosociales, ils n’en sont pas moins contestés voire subvertis par les stratégies individuelles d’appropriation de la bénédiction ancestrale aux dépens des autres membres de la communauté lignagère locale.
7Pour illustrer le premier cas de figure, l’auteur évoque la purification rituelle à laquelle sont soumis d’anciens militaires ou des prisonniers passés entre les mains de l’État ; elle évoque aussi l’introduction, dans l’éventail des rituels de fertilité, des cultures de rente (café) imposées par la colonisation. Pour ce qui est du deuxième cas de figure, Jennifer Cole parle des migrations volontaires ou des déplacements imposés qui laissent une grande part de manœuvre à la recomposition des groupes lignagers et aux hiérarchies qui les traversent. D’où une certaine ambivalence à l’égard des cérémonies sacrificielles (peur de la sorcellerie, observance scrupuleuse de la liturgie, etc.), dont l’auteur nous restitue bien l’enjeu majeur, à savoir la reconnaissance de la puissance, des contours et de l’indépendance relative des unités familiales locales.
- 4 M. Bloch, From Blessing to Violence. Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
8À cet égard on peut regretter que ne soient pas discutés des travaux malgachisants plus anciens4, renvoyant à la construction rituelle de l’autorité ancestrale et à l’ambiguïté de la conceptualisation pratique de sa puissance, et ce d’autant que l’on ne peut que remarquer des homologies significatives entre les rituels de circoncision analysés par Maurice Bloch et ceux que présente l’auteur. Il n’en demeure pas moins que l’originalité et la richesse de ce travail sont de dénouer sa problématique initiale en nous montrant comment le passé colonial a été mémorisé et, d’une certaine façon, transfiguré dans la réactualisation permanente de savoirs pratiques destinés à collectivement organiser la vie quotidienne locale sous l’égide des ancêtres.
Notes
1 A. Appadurai, Modernity at Large. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
2 Voir, dans l’ouvrage de J. Cole, l’analyse qui a été faite des rumeurs portant sur les voleurs de sang (pp. 243-244).
3 P. Ottino, Les champs de l’ancestralité à Madagascar. Paris, Karthala, 1997.
4 M. Bloch, From Blessing to Violence. Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
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Référence papier
Laurent Berger, « Jennifer Cole, Forget Colonialism? Sacrifice and Art of Memory in Madagascar », Études rurales, 178 | 2006, 255-257.
Référence électronique
Laurent Berger, « Jennifer Cole, Forget Colonialism? Sacrifice and Art of Memory in Madagascar », Études rurales [En ligne], 178 | 2006, mis en ligne le 08 juin 2007, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/4328 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.4328
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