Roland Jussiau, Louis Montméas et Jean-Claude Parot (avec la participation de Michel Méaille), L’élevage en France. 10 000 ans d’histoire. Dijon, Educagri Éditions, 1999.
Texte intégral
1Dû à des zootechniciens et à un historien, tous inspecteurs de l’enseignement agricole, voilà un ouvrage de synthèse qui se signale par une triple ambition : profondeur historique – du néolithique à nos jours –, dimension pluridisciplinaire – sciences agronomiques et zootechniques, et sciences humaines et sociales sont plus particulièrement concernées – et intention didactique – les auteurs destinent explicitement leur livre aux enseignants, aux étudiants et aux élèves de l’enseignement agricole, agronomique et vétérinaire, tout en prenant grand soin, on ne comprend d’ailleurs pas très bien pourquoi, de préciser qu’il ne s’agit pas d’un « manuel » (p. 12). Quoi qu’il en soit, on ne pourra que se féliciter si, par le truchement de cet ouvrage, l’éclairage de l’anthropologie et de l’histoire parvient aux futurs agronomes et vétérinaires, comme le souhaitait le regretté Raymond Laurans, fondateur et premier président de la Société d’ethnozootechnie, qui a préfacé le livre. En dédiant leur entreprise à la mémoire de l’ancien directeur de la Bergerie nationale de Rambouillet et en la définissant comme « un essai sur les ressorts et les résultats de la mobilisation de la « ressource animale » en relation avec le mouvement général de la société française » (p. 13), les auteurs s’inscrivent dans la droite ligne de cet héritage intellectuel.
2Sept grandes parties d’importance à peu près égale, correspondant à autant de tranches chronologiques, forment l’armature du livre.
3Comme son titre l’annonce, « Une dynamique multimillénaire, la domestication des animaux » (pp. 14-95), la première partie traite, non des origines de l’élevage en France – du coup, il est très peu question du néolithique français (dans la deuxième partie, pp. 99-104), et c’est dommage –, mais des caractéristiques et des processus généraux de la domestication. Les familiers de la littérature sur la domestication reconnaîtront sans peine dans cette partie le plan et même, dans une très large mesure et presque sans modification, la matière de mon livre L’homme et les animaux domestiques. Anthropologie d’une passion (Fayard, 1990) : les difficultés d’une définition, les cas limites, le marronnage, les causes et les « moyens élémentaires d’action » sur l’animal, le large panorama des espèces domestiquées, l’organisation sociale de la domestication animale, les « systèmes domesticatoires », le système domesticatoire contemporain… Tout y est ! Du même coup, les citations nominatives que j’avais faites d’extraits d’œuvres de A. Leroi-Gourhan, B. Lizet, F. Sigaut et d’autres, sont également passées « à la moulinette » et leurs auteurs par conséquent dépouillés de la paternité de leurs travaux.
4Après quelques pages trop rapides, donc, sur le néolithique en France, la deuxième partie, qui couvre la période 500 avant J.-C.-500 après J.-C., traite principalement de « L’élevage dans la Gaule indépendante et romanisée » (pp. 96-151). Connus grâce aux travaux de P. Méniel et de son équipe, l’agriculture et l’élevage dans la Gaule indépendante se signalent par leur prospérité relative et leur diversité, avec prépondérance du porc, gracile, déjà très différent du sanglier pour la viande, et du mouton, très polyvalent quoique surtout fournisseur de laine. Les bovins, de très petite taille (110 cm au garrot pour 350 kg maximum) sont aussi présents pour le lait et le travail, tandis que le cheval apparaît déjà comme un instrument de prestige. Pour le chien, un début de diversification des types commence à se manifester. La romanisation se traduit par l’introduction de nouveaux animaux (âne, paon, pintade, pigeon) et l’augmentation de la taille des animaux existants, du fait de l’amélioration de l’alimentation du bétail et des bâtiments d’élevage. À noter aussi l’essor du bœuf dans le Nord et le développement de la grande transhumance dans le Midi. À la fin de l’Empire romain, la christianisation apporte une nouvelle perception de l’animal, dont la régression de l’hippophagie et de la cynophagie est peut-être une manifestation.
5L’« élevage et [le] système de production agricole dans le millénaire paysan », ve-xve siècle, évoqués dans la troisième partie (pp. 152-201) continuent d’être dominés par le porc et le mouton vivriers, et le bœuf pour le labour, tandis que le cheval conforte son statut d’animal nobiliaire. La seule véritable nouveauté réside dans le renforcement du rôle de la volaille et des abeilles. Ce millénaire est marqué par une rupture entre, d’une part, le haut Moyen Âge, que caractérisent la déprise agricole et l’extension du domaine pastoral, et, d’autre part, les xe-xiiie siècles, marqués au contraire par la lutte contre l’« inculte » : le primat céréalier joue contre l’élevage, « mal nécessaire », entraînant le développement des pratiques collectives comme la vaine pâture. Aux xiiie-xve siècles, ce système fondé presque exclusivement sur l’exploitation familiale commence à être déstabilisé par le développement de l’économie marchande.
6La quatrième partie (pp. 202-259), consacrée à « L’élevage des Temps modernes », c’est-à-dire à la période qui va du XVIe siècle au début du xixe, commence en réalité par faire état d’un assez long intervalle de continuités : complémentarité entre élevage et agriculture, paissance généralisée, etc. Le premier tournant décisif n’intervient qu’au XVIIIe siècle, avec le nouveau regard que le « mouvement agronomique » venu de Grande-Bretagne amène à porter sur l’agriculture française. Les changements sont particulièrement perceptibles dans l’élevage, surtout dans celui des « bêtes à laine » et des « beaux chevaux », que les besoins des armées contribuent à élever au rang d’affaire d’État. Mais ces bouleversements sont loin de toucher uniformément toutes les régions ; au contraire, de forts écarts se creusent entre régions de continuité (massifs montagneux) et régions de changement (Bassin parisien). Une fois passés le choc de la Révolution et les incertitudes qui l’accompagnent, notamment quant au statut de la terre, le changement reprend de plus belle à partir de 1830, date à laquelle les auteurs situent le début du véritable « tournant de la modernisation ». Ce tableau est à comparer, éventuellement pour le compléter, le préciser, voire le corriger, à celui que J.-M. Moriceau, historien ruraliste spécialiste de cette période, dresse de L’élevage sous l’Ancien Régime (xvie-xviiie siècle), dans un livre paru chez SEDES en 1999 (voir mon compte rendu dans Études rurales 153-154 : 238-241), que les auteurs de L’élevage en France ne pouvaient donc pas connaître. Assez curieusement, le premier reconnaît aux animaux dans les campagnes une place bien supérieure à celle que les seconds leur attribuent. Pour Moriceau en effet, nonobstant des effectifs difficiles à évaluer et menacés en permanence par la malnutrition, les épizooties, les loups et les guerres, le bétail était présent partout, modelant la vie rurale, imprimant sa marque sur l’organisation des paysages et des systèmes agraires. « Il n’[était] de richesses qu’en bêtes. » (Chapitre I) Même petites et chétives, leur nombre était le marqueur général de la puissance des paysans. Ceux qui n’en avaient pas ou qui en voulaient plus les louaient : le « bail à cheptel » constituait un placement universel. L’élevage représentait donc, non une annexe, mais bien le secteur principal de l’économie d’Ancien Régime, avec un élevage de subsistance universel et un élevage de commerce ubiquiste, avec des finalités souvent complémentaires mais aussi des oppositions vives, notamment pour l’utilisation des pâturages.
7La cinquième partie de L’élevage en France, intitulée « Élevage et zootechnie à l’âge industriel », traite des années 1830-1950 : « des Trois Glorieuses au début des Trente Glorieuses » (pp. 260-391). L’industrialisation et l’urbanisation croissantes suscitent la naissance d’un élevage voué à la fourniture d’« animaux productifs », c’est-à-dire d’animaux chez lesquels sont recherchées des performances, à commencer par l’augmentation de poids pour la boucherie, de manière à nourrir une population citadine de plus en plus nombreuse. Cette nouvelle mission assignée à l’élevage entraîne une nouvelle extension de la pâture mais surtout le remplacement de l’ancien « cercle vicieux de la jachère » par un nouveau « cercle vertueux » incluant la production fourragère. Le cheptel bovin s’accroît de 50 % tandis que les effectifs ovins s’effondrent. Enfin, en une sorte de prolongement technique du mouvement agronomique du siècle précédent, et en remplacement de l’ancienne « économie du bétail », la zootechnie fait son apparition dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais ce bel élan est quelque peu brisé par trois terribles épreuves : les deux guerres mondiales et la crise des années trente.
8La sortie de la guerre de 1939-1945 voit, dans le monde de l’élevage, la prise de conscience d’un certain « retard français ». C’est ce climat et les efforts qui sont déployés, de 1950 à nos jours, pour rattraper le terrain perdu, que décrit la sixième partie intitulée « Élevage et zootechnie : des Trente Glorieuses à la crise… » (pp. 392-483). « L’agriculture française sera moderne ou ne sera pas », écrit R. Dumont dans Le problème agricole français paru en 1946. De fait, tout est mis en œuvre pour effacer les séquelles de la guerre : création de l’INRA en 1946, aides américaines prévues par le plan Marshall (1948-1952), plan Monnet pour la construction de tracteurs et la production d’engrais azotés (1947-1950), lancement de la politique agricole commune en 1958, loi sur l’élevage de 1966, etc. Cette action volontariste entraîne la mise en place progressive, au cours des années 1950-1980, d’un contexte entièrement nouveau pour les productions animales, caractérisé par une concentration spatiale et des spécialisations régionales avec effritement des anciennes formes de polyproduction. Toutefois les gains de productivité tant recherchés se traduisent bientôt par des effets pervers : pléthore de produits, saturation des marchés, dégradation du revenu des producteurs, perte de deux tiers des actifs de l’agriculture. L’ébranlement du modèle productiviste à partir de 1975, puis sa brutale remise en cause dans les années quatre-vingt-dix, véritable « état de choc », conduisent à la loi d’orientation du 9 juillet 1999 qui reconnaît et encourage la polyfonctionnalité de l’activité agricole.
9Enfin, la septième partie (pp. 484-507) s’attache à décrire la « relation ambiguë » que l’homme entretient avec l’animal dans le temps présent. On se souvient que, dans L’homme et les animaux domestiques, j’avais caractérisé le système domesticatoire occidental par une répartition entre trois catégories hiérarchisées : les animaux de compagnie et les animaux de rente (bétail, volaille), avec, entre les deux, une position d’animal intermédiaire, occupée aujourd’hui par le cheval. Reprenant (sans me citer) cette approche contrastée, les auteurs de L’élevage en France remplacent ma classification hiérarchisée par une classification exclusivement descriptive comportant cinq catégories : animaux de rente, animaux de confrontation (de chasse, de combat, de jeu, de spectacle), animaux d’assistance (auxiliaires, de service, de travail), animaux de compagnie, animaux de thérapie et d’éducation. Outre le fait que ces catégories se recoupent en grande partie – la plupart des animaux de confrontation et des animaux d’assistance sont aussi, évidemment, des animaux de rente ! –, le point de vue fonctionnel adopté prive cette classification de toute efficacité interprétative. Cette dernière partie s’achève par une étude d’« Un cas particulier de relation Homme-Animal : l’équitation » (pp. 502-506), qui est entièrement puisée dans mon livre Le cheval, force de l’homme (Gallimard, 1994), dont maints passages sont reproduits mot pour mot, sans guillemets.
10Une bibliographie de quelque 120 titres (pp. 515-526) et un index des noms propres, complets tous les deux, viennent clore l’ensemble.
11On a donc là, incontestablement, une somme d’une grande richesse, bien documentée, clairement écrite, agréablement présentée, avec des encadrés techniques, des cartes, des illustrations démonstratives, et, à la fin de chaque partie, un tableau chronologique et un résumé. Le ton général reste mesuré et informatif ; même quand les auteurs se montrent critiques envers le modèle productiviste, ils le font « sans céder à la nostalgie, à quelque passéisme malencontreux ni à un quelconque “agrarisme” » (p. 13).
12Ces qualités font d’autant plus regretter que l’entreprise soit entachée, au mieux, d’ignorance du droit de la propriété intellectuelle, au pire, d’indélicatesse dans l’utilisation des travaux d’autrui. Toujours est-il que le résultat des pratiques en question ne s’est pas fait attendre : en toute bonne foi, les organisateurs d’une exposition sur le cheval ont placé en exergue à leur catalogue (Du sillon au salon, cheval de trait en Seine-et-Marne, Saint-Cyr-sur-Morin, Musée départemental des pays de Seine-et-Marne, 2001, p. 7) des passages des pages 89-91 de L’élevage en France qui sont en réalité « empruntés » sans citation de source aux pages 246-247 de L’homme et les animaux domestiques ! Mais faisons contre mauvaise fortune bon cœur, et réjouissons-nous de cette admission, même si c’est par une chausse-trape, des thèses d’un ethnologue au royaume de la zootechnie.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Pierre Digard, « Roland Jussiau, Louis Montméas et Jean-Claude Parot (avec la participation de Michel Méaille), L’élevage en France. 10 000 ans d’histoire. Dijon, Educagri Éditions, 1999. », Études rurales, 157-158 | 2001, 258-261.
Référence électronique
Jean-Pierre Digard, « Roland Jussiau, Louis Montméas et Jean-Claude Parot (avec la participation de Michel Méaille), L’élevage en France. 10 000 ans d’histoire. Dijon, Educagri Éditions, 1999. », Études rurales [En ligne], 157-158 | 2001, mis en ligne le 03 août 2005, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/41 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.41
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