1Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix surtout, on observe un intérêt nouveau et multiforme pour les terroirs de terrasses de culture au sein des pays du nord-ouest du bassin méditerranéen. Le motif majeur de ce regain d’intérêt est culturel et patrimonial : de plus en plus, ces terroirs apparaissent en effet comme un patrimoine agraire à préserver, au même titre que les bocages ou les zones humides.
2L’étude des terroirs de terrasses fait très vite ressortir un paradoxe entre une situation d’abandon massif et de nouveaux discours assortis d’un phénomène de redécouverte multiforme. Vues sous l’angle du terroir, les terrasses de culture ont fait figure d’archaïsme agraire, en particulier après la Seconde Guerre mondiale. Avec la modernisation de l’agriculture, elles sont devenues un non-sens économique. D’où l’abandon de versants entiers, jusque dans des vignobles aujourd’hui reconnus. Mais depuis peu, voilà les terrasses redécouvertes et valorisées, moins pour la qualité agronomique des terroirs que pour ce que leur architecture offre au paysage.
3Très vite, on a donc pu assister à un changement radical de discours, également perceptible auprès d’une grande partie des agriculteurs concernés. De l’archaïsme voué à la disparition, les terrasses sont devenues porteuses d’une image nouvelle, sinon novatrice, et lieu de prédilection d’expériences culturales ou de retour à une agriculture saine, qu’elle soit raisonnée ou biologique. Elles représentent aujourd’hui un patrimoine agraire qui se double d’avantages tant agronomiques qu’économiques, leur image étant reprise et servie par la publicité. Comment ce paysage, par l’image qu’il renvoie d’un terroir particulier, contribue-t-il à qualifier un produit alimentaire ?
4Nous nous attacherons d’abord à montrer, en même temps que ses limites, les principaux aspects du renouveau des terrasses de culture dans les régions du nord-ouest du bassin méditerranéen. Puis nous nous arrêterons plus précisément sur l’un des aspects de ce renouveau, fortement marqué par la symbolique. Enfin, après une étude des valeurs véhiculées par ces paysages et des types de produits qui leur sont associés, nous nous concentrerons sur l’analyse de documents publicitaires pour mettre en évidence les mécanismes de cette promotion et les diverses formes d’utilisation commerciale du paysage. Nous déboucherons ainsi sur une typologie des modes d’utilisation des paysages de terrasses par la publicité.
5Dès les années cinquante, les terroirs de terrasses anciens sont, pour diverses raisons, rangés parmi les archaïsmes agricoles. À l’heure du développement soutenu d’une agriculture moderne, ils imposent un travail uniquement manuel car ils ne sont pas mécanisables, sinon à grands frais. Un parcellaire très morcelé alors que l’on remembre ailleurs, de multiples travaux d’entretien d’un système complexe fait de murs, de chemins et d’escaliers, et un réseau hydraulique viennent encore aggraver leur cas. Les exploitations, le plus souvent très petites, pratiquent une agriculture peu concurrentielle et périclitent. Cela explique que nombre de ces terroirs soient aujourd’hui abandonnés, livrés à la friche ou à la forêt.
6Ce vaste phénomène d’abandon concerne tout d’abord les terroirs marqués par une polyculture encore en partie vivrière (zone de moyenne montagne essentiellement), puis certains terroirs spécialisés, notamment viticoles. Maigre rentabilité, production confidentielle, mauvaise image de marque des produits conduisent en quelques années des vignobles jadis renommés à une quasi-disparition (AOC Condrieu dans la moyenne vallée du Rhône ou Banyuls sur la côte Vermeille).
7C’est à partir des années quatre-vingt que le phénomène commence à s’inverser. De nouveaux discours apparaissent, sortant de l’oubli les terroirs de terrasses. Fortement teintés de préoccupations écologiques, ils mettent en avant l’idée de risque lié à l’abandon de ces terroirs, risque d’incendie surtout, et, localement, de mouvements de terrain. Ils soulignent également des qualités agronomiques propres à ces terroirs, tels l’effet d’albédo sur les murs, hâtant le mûrissement du raisin, le stockage de la chaleur de la journée restituée à la tombée de la nuit, ou encore l’étagement favorisant un plus long ensoleillement et éloignant des brouillards de fond de vallée. À ces idées s’ajoute le souci d’un meilleur aménagement du territoire, les régions à terrasses se situant majoritairement soit dans les territoires du « rural profond », soit dans des zones caractérisées par un fort développement de l’urbanisation et un important mitage de l’espace rural (côte d’Azur et Basse-Provence, en particulier). Enfin, ces nouveaux discours présentent de plus en plus les terroirs de terrasses comme un patrimoine commun en déshérence.
8Le regain d’intérêt, très net depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, est donc l’aboutissement d’un processus de « conquête patrimoniale » initié en France une quinzaine d’années auparavant. Il touche en priorité les terroirs anciens, édifiés à pierre sèche, et, depuis quelques années, s’étend également aux nouveaux terroirs, terrasses plus ou moins larges bordées d’un talus édifiées au bulldozer et mécanisables. Cette « reconquête » des terrasses de culture se manifeste selon deux formes distinctes.
9Dès le début des années quatre-vingt, ce nouveau discours s’accompagne d’actes de remise en valeur des terrasses. Ces derniers demeurent très ponctuels, très réduits et peu nombreux : ici, on remet en culture quelques ares, là, on défriche quelques niveaux de terrasses pour y créer un jardin public. À Goult, dans le Vaucluse, on remet en état quelques terrasses pour en faire un conservatoire. Beaucoup de ces petites actions, très concentrées dans le quart sud-est du pays, sont le fait d’une association implantée en Avignon, l’APARE (Association pour la participation et l’action régionale).
10Au milieu des années quatre-vingt-dix, cette reconquête matérielle des terroirs de terrasses prend de l’ampleur. Les projets et les actions concrètes se comptent par dizaines et font désormais intervenir principalement les antennes locales du ministère de l’Agriculture, mais aussi d’autres acteurs locaux, notamment les parcs naturels régionaux. On favorise des créneaux pointus (viticulture de qualité, produits biologiques, produits rares et de luxe tel l’oignon doux des Cévennes dans la haute vallée de l’Hérault), la remise en culture de variétés anciennes d’olives ou de châtaignes, par exemple. Certes, les superficies concernées demeurent faibles, les remises en valeur sont plus ou moins heureuses et quelques-unes tournent court. Comme elles se limitent pour l’essentiel au domaine strictement agricole, elles ressuscitent la notion même de terroir de terrasses. Ainsi le vignoble de Condrieu a-t-il achevé une renaissance entamée au tout début des années quatre-vingt ; et celui de Banyuls s’est-il redéployé et voit-il aujourd’hui s’installer de jeunes viticulteurs, lui que l’on donnait pour moribond voici moins de vingt ans…
11Ces formes de renouveau, bien tangibles, ne doivent toutefois pas occulter l’état d’abandon probablement définitif de centaines de milliers d’hectares de terrasses dans le sud de la France, l’Espagne, l’Italie ou la Grèce. On pourra cependant noter que cette reconquête matérielle s’observe également dans ces pays que fédère, autour de la volonté de remise en valeur de terrasses, le programme expérimental européen Proterra qui a débuté en 1996.
- 1 . Citons ainsi les terrasses du vignoble de Banyuls (Pyrénées-orientales), celles à oignon doux des (...)
12La reconquête matérielle de certains terroirs de terrasses se double d’une reconquête symbolique. Les paysages de terrasses ont été valorisés, en tant que patrimoine, par l’État et par des instances internationales. Diverses opérations ont été plus ou moins médiatisées, par le biais notamment d’un ouvrage grand public à l’issue des travaux menés sous l’égide de la Mission du Paysage depuis 1985, l’octroi du label « paysage de reconquête » à plusieurs terroirs de terrasses1 par le ministère de l’Environnement, ou encore par le classement des Cinque Terre (Ligurie) au patrimoine mondial de l’Unesco en 1998.
13Depuis 1996-1997 se multiplient d’ailleurs les mises en image des terroirs de terrasses, fondées sur l’idée nouvelle de qualité et d’authenticité de ces paysages. La carte postale est loin d’en être le principal véhicule, hormis dans certaines régions, en particulier les vertigineuses Cinque Terre, même avant leur classement. Beaucoup plus fréquente est l’utilisation du paysage par la publicité. Les terrasses deviennent ainsi vecteur de la qualification du produit qu’elles vantent par image interposée : produit touristique ou, plus souvent, produit alimentaire issu de l’agriculture sur ces terroirs.
14L’association du paysage de terrasses, d’un terroir clairement identifiable et d’un produit de qualité est l’expression la plus aboutie de la patrimonialisation des terroirs de terrasses. Ce phénomène récent a très vite trouvé sa traduction dans l’image publicitaire.
15Les images publicitaires pour produits alimentaires (affiches, brochures, dépliants, voire étiquettes) présentent un message complexe, au contenu souvent implicite, mêlant image et texte. Il importe donc de déterminer maintenant comment un paysage devient porteur des qualités du terroir et comment il contribue à qualifier à son tour le produit auquel il est associé.
16Les paysages de terrasses à pierre sèche ont un grand pouvoir évocateur dont s’est emparé la publicité, jouant sur l’idée de terroir ancré dans la profondeur historique.
17Le matériau brut mais savamment agencé est un fort marqueur des paysages de terrasses à pierre sèche. Il met en valeur la complexité de l’architecture des terroirs et l’ingéniosité des bâtisseurs. La technique de la pierre sèche est perçue comme « ancestrale » : elle renvoie à une époque indéterminée mais que l’on imagine au moins pluriséculaire.
18La part de légende est certes souvent présente : ainsi le vin de Banyuls est-il toujours associé à l’épopée des Templiers en Orient, cet Orient mythique d’où on a ramené tant de connaissances et de techniques. Ailleurs, on ne manquera pas de rappeler l’œuvre des bénédictins, comme si les générations successives de paysans n’avaient pas su tirer elles-mêmes parti de leurs erreurs.
- 2 . P. Blanchemanche [op. cit.] signale qu’en 1746 Nicolas de Saussure note l’existence de vignes évo (...)
19L’ancienneté apparente du paysage contribue à donner au produit l’image de celui qui a pu traverser le temps et les vicissitudes historiques par sa seule qualité. Le Cinque Terre rappelle la magnificence de Gênes, et Côte-Rôtie nous ramène à l’antiquité romaine. Il est pourtant peu probable que le vignoble ait été aménagé en terrasses dès cette époque [Blanchemanche 1990]2. Le produit est alors inévitablement auréolé d’« authenticité ». Il est « vrai » parce qu’il est « vieux ». Le retour aux sources semble tenir lieu de retour au goût.
20L’architecture des terroirs renvoie également à l’idée d’un rapport harmonieux entre l’agriculteur et son environnement. Ce qui nous conduit dès lors à valoriser le savoir-faire de l’homme capable de domestiquer, aménager et profondément modifier un environnement naturel a priori hostile à toute forme durable d’agriculture (fortes pentes et vive érosion du sol).
21Ainsi, à l’idée d’authenticité s’ajoute celle d’un réel savoir-faire à la fois cultural et environnemental, gage d’une saveur que souvent le consommateur ne trouve plus dans les produits classiques du marché.
22L’utilisation du paysage éveille d’emblée un rapport affectif. Ici, les versants sculptés en gradins comme des escaliers de géants évoquent un travail colossal. Ils témoignent aussi de l’ingéniosité des bâtisseurs de terrasses pour parvenir à cultiver la pente, ce qui correspond dans un cas à offrir une parade à l’érosion des sols, dans l’autre à construire littéralement des terres cultivables.
23La charge de travail que révèle le paysage exprime la rudesse à la tâche des hommes qui l’ont bâti et l’entretiennent. On imagine les murs à remonter, les longs trajets à pied sur des chemins difficiles avec, à la main, les outils, et, sur le dos ou sur la tête, les paniers portant les récoltes.
24Ce qu’on donne donc à voir par le biais de ce paysage, c’est la qualité totale : celle du pays et du terroir, de ses hommes, de ses produits. Un beau paysage ne peut refléter qu’un bon terroir dont on ne peut obtenir que de bons produits. Le paysage devient ainsi porteur des qualités du terroir et de celles que l’on prête à ceux qui s’en occupent, et de fait il bénéficiera de ces qualités supposées. À son tour, le paysage de terrasses va contribuer à qualifier le produit auquel il est associé.
25La puissance évocatrice des paysages de terrasses « traditionnels » (à pierre sèche) joue donc sur plusieurs registres : le registre temporel, qui peut se confondre avec la légende, le registre du « vrai » (authenticité, goût) que l’on peut opposer au standardisé, à l’insipide, voire au frelaté, le registre affectif (admiration devant l’ingéniosité des agriculteurs, respect face à la difficulté du travail) et bien sûr le registre esthétique, à partir de la représentation du paysage.
26Associé à un paysage particulier, le produit est nommé et inscrit dans un territoire précis. Qu’il s’agisse du Banyuls, du Bandol, du Cinque Terre, du Condrieu ou du Doux Saint-André, tous portent le nom de leur terroir.
27Les produits concernés ne sont cependant pas tous ancrés dans le local depuis des temps anciens, malgré ce que la plupart des exemples précédents pourraient laisser croire. Le cas de la raïolette cévenole est à ce titre tout à fait instructif : introduit dans la région vers 1830, cet oignon doux n’a longtemps été cultivé que dans les potagers familiaux comme l’un des principaux légumes de consommation courante. Seuls les surplus étaient portés sur les marchés. Le développement de cette culture, en particulier dans la vallée de l’Hérault, remonte à moins d’un demi-siècle, et répond à l’abandon de la sériciculture, des activités liées à l’industrie textile, et à la mévente de la pomme reinette du Vigan. Ces dix dernières années ont vu son aire de commercialisation passer de l’échelle départementale à l’échelle nationale. Les meilleurs oignons sont aujourd’hui identifiés par la marque « Doux Saint-André », en référence au village de Saint-André-de-Majencoules (Gard).
28L’histoire du vignoble de Banyuls, qui devrait son origine aux Templiers, montre que la légende est tenace. En effet, des vins et du vignoble de l’époque médiévale nous ne savons quasiment rien. Le développement même du vignoble ne date guère que du dernier tiers du xixe siècle, surtout pour ce qui concerne les terroirs à l’architecture la plus caractéristique, en forme de patte de coq, que l’on veut importée d’Orient. La gamme des produits, quant à elle, ne s’est étoffée qu’au cours de ces dernières années.
29Les projets et les opérations de remise en valeur des terrasses en friches accordent très souvent une grande importance aux anciennes variétés locales : vergers conservatoires, volonté de revaloriser le marron d’Olargues dans la vallée du Jaur, de relancer la culture de l’olivier en Provence en réhabilitant des variétés locales bien acclimatées (Tanche, Cailletier, Angladau, etc.). De fait, l’association est étroite entre le caractère « traditionnel » des terrasses à pierre sèche et celui d’une production locale dont l’ancienneté est tout aussi implicite que celle des terrasses.
30Le paysage de terrasses est systématiquement associé à des produits dont la qualité est reconnue : bénéficiant d’une appellation d’origine contrôlée ou, à défaut, identifiés par une marque. Pour ceux dont la qualité n’est pas officiellement reconnue on a le plus souvent entamé une démarche d’obtention de l’AOC. Il en est ainsi de l’huile d’olive de Haute- Provence ou de celle de Ligurie. D’autre part, un certain nombre de produits issus de l’agriculture sur terrasses, principalement fruits et légumes, sont issus de l’agriculture biologique ou raisonnée, et sont reconnus par un label.
31Ceux qui se parent actuellement du paysage de terrasses comme argument de vente sont d’ailleurs pour une écrasante majorité des vins AOC, tels les Banyuls, Bandol et autres Condrieu, Côte-Rôtie (Rhône), Irouléguy (Pyrénées-atlantiques), Marcillac (Aveyron), ou, hors de nos frontières, le Cinque Terre ou des Porto.
32L’utilisation symbolique du paysage de terrasses pour faire acheter un produit alimentaire devient aujourd’hui assez fréquente. Le paysage est devenu un enjeu commercial qui joue beaucoup sur la dimension personnelle du rapport au paysage et sur la puissance suggestive qui en émane. De fait, la société de consommation déverse dans le paysage de terrasses ses nouvelles revendications. Ce n’est pas là un phénomène propre à celui-ci : on le retrouve avec les bocages laitiers comme avec les paysages littoraux (claires à huîtres ou marais salants) ou les produits dits de montagne.
33Au moyen d’un certain nombre de documents publicitaires récents, nous pouvons mettre en évidence les principales caractéristiques de la stratégie commerciale fondée sur l’utilisation du paysage comme faire-valoir du produit.
34Ces documents se présentent sous diverses formes. Les affiches, peu courantes, sont remises aux détaillants ou exposées dans les foires ou les salles de dégustation et de vente des caves coopératives. Les dépliants publicitaires sont destinés au consommateur. Ils sont beaucoup plus nombreux et utilisent le paysage de terrasses pour susciter la curiosité, inciter à lire le prospectus. Les syndicats des vignerons de Côte-Rôtie et d’Irouléguy ont chacun édité le leur. Le syndicat de défense du cru Banyuls & Collioure et les deux principales caves coopératives locales ne sont pas en reste. Viennent enfin les étiquettes. Directement associées au produit, elles témoignent de son appartenance et de son rôle dans le maintien du paysage. Les vins sont presque les seuls marqués du sceau du terroir dont ils sont issus. On peut toutefois trouver des produits plus inattendus, tels une confiture artisanale d’oignon doux ou un fromage industriel.
35La représentation du paysage de terrasses passe principalement par la photographie mais on rencontre de plus en plus de dessins, représentation soignée ou stylisée du paysage de terrasses. Quelquefois même, les terrasses schématisées deviennent le logo du producteur, comme une confiture d’oignon doux produite par un agriculteur de Saint-André-de-Majencoules ou le logo de la Cooperativa Agricoltura Cinque Terre.
36À l’appui de l’image, le texte montre les caractéristiques du terroir, trace à grands traits son histoire et met en avant la pénibilité du travail.
37La raïolette cévenole est ainsi présentée comme « indissociable du paysage de terrasses qui caractérise les Cévennes méridionales […]. Cette persistance témoigne de l’activité des hommes, attentifs à remonter les murets de pierres sèches, à capter les ruisseaux, à maintenir la qualité de cette production traditionnelle ».
- 3 . La fourchette de prix de vente au détail des Banyuls en 1999 est de 55 à 150 francs la bouteille (...)
38Dans le vignoble de Banyuls, on valorise la difficulté du travail manuel, le faible rendement à l’hectare, gage de qualité du produit et justification du prix du vin3 : « […] Les 1 700 ha de vignes ruissellent en terrasses, retenues par près de 6 000 km de murettes en schiste et découpées par des “Peus de gall”, ingénieux système de canaux en schiste permettant d’évacuer les eaux pluviales […]. Sur ces coteaux à forte déclivité, les vignerons travaillent, manuellement, sur des sols pauvres, des ceps d’une moyenne de 40 ans d’âge leur offrant ainsi 20 à 30 hl à l’hectare, soit moins d’une bouteille par pied de vigne. » D’autres documents sont établis selon le même principe et le texte met en lumière le pittoresque de la situation : « Dans certaines parcelles encore non desservies par des routes, le transport se fait à dos d’homme ou de mulet, prenant un caractère pittoresque. » Voilà pourtant plus de douze ans que les derniers mulets ont disparu des chemins banyulencs…
39Dans la moyenne vallée du Rhône, la Côte-Rôtie n’a rien à lui envier. Quelques dépliants invitent le visiteur à s’arrêter pour découvrir le vignoble et en saisir toute l’intensité laborieuse : « Vous escaladerez de nombreux cheys (murs), dont certains datent de l’époque romaine, et qui soutiennent la terre nourrissant la Syrah et le Viognier. Alors, épongeant la sueur qui baigne votre front, vous serez convaincus que le nom de Côte-Rôtie sied admirablement à ces coteaux brûlés par le soleil. » Notons également ici la mention du nom local des murs, les cheys, et l’inscription du vignoble dans la longue durée puisque certains murs seraient l’œuvre des Romains…
40On peut trouver le même type de propos dans un livret édité par les Vins de Bandol, au Beausset. Les terrasses ne représentent pas la totalité de l’appellation, une partie se trouvant en terrain plat. Le texte loue pourtant un vignoble patiemment « bâti de main d’homme » : « Principe : planter sur les pentes. Mais les pentes s’éboulent. Le vigneron de Bandol les “retient” dans ses restanques. Génération après génération, il a bâti de ses mains ces longues terrasses de pierres sèches qui escaladent la montagne. Ouvrage impressionnant, comparable aux terrasses du maïs incaïque, et qu’il faut bien entendu réparer sans relâche. À ce prix les ceps de Bandol croissent juste là où il faut pour donner le meilleur d’eux-mêmes. » En quelques lignes, ce texte concentre les ingrédients les plus à même de faire des terrasses de Bandol un paysage et un terroir d’exception. Les phrases courtes et hachées du début donnent le ton : elles évoquent immédiatement l’idée d’un obstacle à surmonter. Les termes « restanques » et « retenir » ne sont pas anodins. Restanques est le nom local des terrasses provençales et il renvoie de plus à l’idée de barrage, de piège (à sédiments), ce qui n’est pas le cas ici. On relève ensuite un vocabulaire appartenant au champ lexical du travail (« bâtir », « réparer », « ouvrage ») et un vocabulaire relatif à la durée et à l’endurance (« génération après génération », « sans relâche », bâtir « de ses mains », « escalader la montagne »). Cette dernière formule est d’ailleurs un peu excessive. Viennent s’ajouter à cela des termes et des expressions qui donnent la mesure de l’exploit « ouvrage impressionnant » auquel répond la qualité des produits : les ceps ne peuvent que « donner le meilleur d’eux-mêmes ». Pour faire bonne figure, la référence aux terrasses édifiées par les Incas renvoie à la tradition lointaine et aux civilisations disparues.
41Et que dire des textes que l’on peut lire sur les dépliants vantant tout à la fois le paysage et le vin des Cinque Terre ? La traduction que nous donnons ici est loin de restituer la force des mots de la langue italienne : « Au cours des siècles, l’homme a modifié la “nature” hostile de ces lieux : les murets à pierre sèche et les terrasses sont un paysage construit par l’homme. D’une relation juste entre l’homme et l’environnement découlent des équilibres et des rythmes qui sont l’aspect le plus stupéfiant et le plus mystérieux de ce paysage. Dans la continuité de cette relation, faite de fatigue quotidienne – et là où l’effort se relâche, la dégradation est immédiate –, s’inscrit le rôle de la Cooperativa Agricoltura. […] elle travaille dans l’intérêt commun au difficile entretien de ce paysage, et ce non seulement par pur intérêt [économique] mais pour le bénéfice de tous […] elle valorise le fruit de cette terre, le Cinque Terre, un vin qui, de façon presque miraculeuse, a conservé à travers les siècles sa renommée légendaire. » Ce texte montre combien sont imbriqués le paysage de terrasses, le labeur, la relation étroite et harmonieuse entre l’homme et l’environnement, le temps et l’histoire, la fragilité du paysage et la qualité du vin. On peut y relever un thème récurrent dans les Cinque Terre : l’idée selon laquelle les viticulteurs font leur travail davantage pour le bien d’autrui que pour leur propre bénéfice. Adjectifs et adverbes s’emploient à conforter la photographie en appuyant systématiquement le caractère unique et extraordinaire des lieux et du produit : « stupéfiant », « mystérieux », « miraculeusement », « légendaire ».
42On pourrait encore citer maints exemples. De tous les extraits proposés plus haut ressortent clairement trois mots clés du succès publicitaire : l’évocation d’un travail manuel très pénible et incessant, qui peut justifier à lui seul le prix du produit, la valorisation d’un paysage construit, entretenu et fragile, et l’inscription du produit et du paysage dans le temps long et la légende.
43De plus en plus souvent cependant, le paysage de terrasses associé au produit n’est pas celui de terroirs anciens. Les terrasses récentes construites au bulldozer dans les vignobles d’Irouléguy ou de Marcillac s’affichent en effet sur les bouteilles comme sur les dépliants publicitaires. Dans le texte pourtant, la référence à un passé souvent lointain est quasi systématique. On peut ainsi lire, au dos d’une bouteille de Marcillac : « Introduite par les Romains, la vigne a été développée par les moines de l’abbaye de Conques au xe siècle. Le terrain accidenté nécessita de gros travaux de mise en place du vignoble en terrasses successives. » Les terrasses appartiennent en effet depuis longtemps au paysage local. Jadis bâties à pierre sèche, elles sont aujourd’hui largement abandonnées et remplacées par des banquettes enherbées récemment construites, comme dans l’amphithéâtre qui domine Marcillac. Les terrasses figurant sur l’étiquette – banquettes récentes – ne sont d’ailleurs pas celles auxquelles fait allusion le texte. À Irouléguy, les dépliants ne font pas d’amalgame entre ancienneté de l’implantation du vignoble et construction de terrasses, mais ils ne précisent pas que celles que l’on peut voir sur la photographie (cliché 1) sont certainement les premières dans le pays. Dans les deux cas, les informations qui éclairent l’image de ces terrasses récentes et mécanisables sont les mêmes que précédemment : le travail est rude ; les vignobles sont très anciens (xe siècle pour l’un, xive siècle pour l’autre) et doivent leur création aux abbayes voisines ; les vins sont originaux et de qualité.
44L’image valorisante des terroirs de terrasses s’étend donc des terroirs anciens aux nouveaux, et cela d’autant mieux que certains d’entre eux sont officiellement reconnus comme paysages de qualité : ainsi du label « paysage de reconquête » décerné aux terrasses d’Irouléguy. De plus, faire remonter à des temps anciens une tradition viticole n’est pas très difficile puisque, jusqu’au début du siècle dernier, on produisait du vin pour la consommation courante dans toutes les régions de France.
45L’utilisation de l’image de terrasses récentes n’est ni illégitime ni trompeuse, dans la mesure où ces terroirs sont aussi de nouvelles créations paysagères. Il s’opère là toutefois un transfert des valeurs et des arguments de vente liés aux terrasses à pierre sèche. En effet, on associe à ces nouveaux terroirs l’idée de pénibilité du travail alors que la réalité est souvent assez différente (pas de murs à entretenir, possibilité de motorisation légère…).
46L’image a une portée affective immédiate. L’esthétique interpelle directement les sentiments de l’individu. Son rôle est donc au moins aussi important que celui du texte, dont elle est un complément à la fois riche et indispensable.
47Dans les documents publicitaires utilisant le paysage de terrasses, l’image se présente sous des formes variées : plus ou moins grande, unique ou multiple sur des dépliants, photographie ou dessin précis ou stylisé. Selon le cas, elle figure un vaste paysage de terrasses (effet grand angle), ou quelques niveaux de terrasses seulement (effet zoom). L’image ne livre de détails architecturaux ou techniques que sur des dépliants.
- 4 . À partir de 1985, pour lutter contre la déprise agricole dans le vignoble, on a installé une quar (...)
48Très vite, on constate une permanence : les paysages de terrasses représentés sont presque toujours vides d’hommes. Ceux-ci n’apparaissent que sur de petites photographies complémentaires où sont suggérés une cabane de vigne, un mas isolé. À Banyuls, on montre ainsi des fagots de sarments, renvoyant à des gestes ancestraux et manuels. Dans les Cinque Terre, une vendangeuse est obligée de travailler assise sous la vigne, dans une position inconfortable. Sur un autre cliché, des gens attendent, avec de lourds cageots de raisin, le monorail qui doit emporter la vendange : image du progrès technique vital pour le pays4. Sur une dernière photographie, munies des corbeilles traditionnelles, trois personnes reconstruisent une portion de mur. Si les hommes sont rares, c’est peut-être parce qu’ils ne sont effectivement présents dans les vignes qu’à certains moments de l’année. Mais, de toute évidence, c’est d’abord parce qu’ils sont implicitement contenus dans le paysage construit.
49Les slogans associent directement produit et paysage : « Fort le paysage, doux l’oignon » pour la raïolette cévenole ; « Un paysage – un vin : poésie et volonté de l’homme », « Mettez un paysage dans votre verre » sur les dépliants des vins des Cinque Terre. Plus raffinée, l’image sert le même but. On met ainsi côte à côte une photographie de terrasses et un verre de vin ou une bouteille (clichés 2 et 3). Les terrasses des Cinque Terre remplissent le verre, alors que pour les Banyuls, l’ombre du verre sur un fond chaud de bois (évoquant les fûts de conservation ?) s’incline légèrement vers un paysage de terrasses très sobre. On joue ici sur le contraste des couleurs et du noir et blanc, de la suggestion et de la réalité. En noir et blanc, les lignes structurantes du paysage sont mises en relief : murets, canaux, pierriers témoignent de la réalité d’une architecture complexe. En même temps, pris en hiver, le cliché est très dépouillé. L’idée de rudesse s’oppose donc à la chaleur du vin que délivrent les couleurs du bois roux et du verre de vin rouge. Souvent moins élaborés, la plupart des affiches ou dépliants présentent une bouteille ou un autre produit sur fond de paysage de terrasses.
50Tous ces documents reposent sur la nouvelle dimension patrimoniale des terrasses et contribuent à construire un paysage-symbole. Leur discours renvoie des stéréotypes très positifs : il qualifie ainsi le paysage qui concentre et exprime les valeurs et le savoir-faire du pays. C’est alors ce paysage qui, à son tour, apparaîtra comme l’expression visible de la qualité du produit. Dans ce phénomène de transfert de valeurs à trois termes (terroir-paysage-produit), on tend parfois à éliminer le premier, comme si la seule figuration de terrasses pouvait répondre aux attentes de qualité et d’originalité de la société actuelle. L’étude des documents publicitaires révèle en effet l’ambiguïté de l’utilisation du paysage de terrasses, à ce point paysage-symbole que l’on opère quelquefois une dissociation entre terroir et paysage, donc entre le réel et son reflet.
51On peut identifier trois façons d’utiliser le paysage de terrasses. Premièrement, le paysage valorisé préexiste à son utilisation symbolique : c’est ce que l’on pourrait appeler le paysage « a priori ». Deuxièmement, le paysage est créé par effet de loupe sur les éléments existants : c’est le paysage « alibi ». Troisièmement, le paysage suggéré ne renvoie à aucune réalité territoriale clairement définie : c’est le paysage « trompeur ».
52Dans de nombreuses situations, le paysage de terrasses existe à grande échelle et son utilisation médiatique prend appui sur une réalité. Les terrasses cultivées constituent l’essentiel de l’espace donné à voir et le marquent profondément. C’est le cas des vignobles de Banyuls, de Côte-Rôtie et des Cinque Terre, où cette utilisation du paysage paraît aller de soi. Elle est légitimée par l’étendue des terroirs eux-mêmes.
53Les documents présentant le paysage insistent d’ailleurs souvent sur l’importance de cette inscription dans l’espace et sur sa continuité. Ainsi les affiches et prospectus vantant les vins des Cinque Terre montrent-ils toujours des versants entiers couverts de terrasses étroites. L’étiquette d’une certaine bouteille de Condrieu et un dépliant de vin de Côte-Rôtie illustrent l’ensemble d’un versant de coteau vu depuis la rive opposée. Cela n’est cependant pas systématique. Jusqu’à présent, les dépliants de Banyuls préfèrent cibler quelques terrasses et mettre notamment l’accent sur l’architecture du terroir ou sur la minceur des sols, avec des murets directement adossés à la roche en place.
54Paysage labellisé en 1992, les terrasses à raïolette de la haute vallée de l’Hérault font aujourd’hui partie du patrimoine national.
- 5 . Nom local des terrasses de culture dans la haute vallée de l’Hérault.
55Le développement économique local se fonde sur la valorisation d’un élément du patrimoine culinaire régional : l’oignon doux. L’image des terrasses apparaît sur les affiches éditées en 1994 par la coopérative pour la promotion du produit. Le slogan à lui seul traduit la relation forte que l’on a instaurée entre le paysage des traversiers5 et le produit de leur culture.
56Le cliché présente un paysage de la haute vallée de l’Hérault où trois terrasses à raïolette, en vert vif, se démarquent du vert pâle des terrasses voisines et du vert sombre de la châtaigneraie. Quelques pommiers épars, deux terrasses de vigne et un petit mas complètent ce paysage. Le premier plan est bien entendu réservé à la raïolette. Son caractère de production traditionnelle locale est mis en valeur par sa place : dans une coupelle, plusieurs oignons clairs tranchent sur le rouge vif des tomates ou les couleurs sombres du bouquet garni, image odorante des garrigues méditerranéennes. Pour parfaire le tableau, s’y joignent pain complet, concombre et oignon tranchés, et un tissu fleuri rouge sombre en guise de fond de décor. Chaleureuse invitation à la consommation, associant paysage et qualité d’une alimentation à base de produits sains et traditionnels (cliché 4).
57Mais le paysage ainsi montré et qualifié de « fort » est avant tout un paysage « alibi ». En effet, la culture de l’oignon doux ne s’étend que sur une petite superficie – une trentaine d’hectares – éclatée sur une dizaine de communes. On rencontre bien quelques zones de plus large concentration dans certaines vallées, mais les terrasses de bas versant sont moins évocatrices ou moins belles que celles qui entourent le petit éperon surmonté d’un mas figurant sur l’affiche. De fait, le « paysage de terrasses » est plutôt un paysage de châtaigneraie trouée, çà et là, de quelques traversiers à raïolette ou pâturés, voisinant avec un hameau ou une habitation isolée. Certes, les terrasses à raïolette se voient de loin, parcelles nues en hiver et vert cru de mai à août, mais c’est un paysage « confettis ». Annoncer « fort » le paysage est donc un peu exagéré. Le positionnement agricole sur un très petit créneau va de pair avec une politique d’image de produit de terroir. Affiches et dépliants publicitaires contribuent à construire l’image qui doit accompagner ce produit de luxe en jouant sur un « effet de loupe », un zoom sur ce qui n’est qu’un des éléments du paysage mais constitue l’unique terroir de l’oignon.
58L’utilisation du paysage de banquettes récentes, en particulier à Irouléguy, vise à en faire la vitrine du produit. Mais l’utilisation de ce même paysage sur les dépliants relatifs à l’ensemble de l’appellation relève d’une extension délibérée du paysage réel. On a alors affaire à une démarche de marketing différente de celle des Cévennes méridionales car, si les terrasses sont ici davantage présentes dans le paysage, cela n’est le cas qu’en certains lieux, dans certains domaines. En effet, seule une moitié du vignoble est ainsi aménagée [Laborde 1996] ; le reste est cultivé dans le sens de la pente ou côtoie, dans le bassin, les champs de maïs. Les terrasses ont toutefois connu un développement important au cours de ces dernières années et le renouveau du vignoble doit beaucoup à la relance de la viticulture depuis 1978, avec ce type d’aménagement des versants. L’utilisation de ce paysage à Irouléguy dévoile donc une logique essentiellement fonctionnelle : on ne s’intéresse pas à la représentativité des terrasses dans le vignoble mais on récupère l’image d’un paysage nouveau dont on est fier et qui fait vendre. À plus long terme probablement, cette image correspondra mieux à la réalité, compte tenu néanmoins de la forte restriction des droits de plantation de la vigne.
59Heureusement rare semble-t-il, ce dernier type d’utilisation des paysages de terrasses repose sur l’association d’un paysage et d’un produit dont le terroir n’est que suggéré. Le paysage, dessiné, représente un lieu impossible à identifier.
60L’étiquette d’une bouteille de vin de pays illustre ce cas. Ce vin provient du Var, s’accordant par son origine avec le nom du produit, Les Restanques, nom provençal des terrasses. L’image se compose en premier plan d’une guirlande de feuilles de vigne et en arrière-plan d’un paysage supposé provençal : collines, village serré contre son église, cyprès, et deux ou trois lignes symbolisant des terrasses peu visibles, qui paraissent d’ailleurs plantées d’oliviers plutôt que de vigne. Pour la première fois, le vin porte le nom local des terrasses et non celui du domaine, du village, du terroir ou du pays dont il est issu.
61On peut aussi s’interroger sur la validité de l’utilisation du paysage de terrasses sur l’étiquette d’un fromage industriel commercialisé sous la marque d’un grand distributeur, laquelle se veut une sélection de produits de qualité. L’étiquette présente au second plan un paysage typiquement cévenol (châtaigneraie, mas, terrasses cultivées) sans faire référence à une origine cévenole du produit et moins encore permettre d’identifier un lieu précis. Notons, du reste, que les terrasses de culture ne sont a priori ni destinées à l’élevage, ni forcément parmi les meilleurs pâturages.
62Ces exemples recèlent ainsi une dérive : rien ne nous assure que le produit est effectivement associé à un terroir de terrasses. Les terrasses deviennent une vague évocation, une image de marque sans référence au réel, avec pour seul dessein de faire acheter un produit dépourvu de reconnaissance officielle de qualité.
63Le renouveau des terroirs de terrasses, doublé de son interprétation paysagère, est donc largement récupéré par le circuit commercial pour vendre un produit, qu’il soit ou non issu de l’agriculture sur terrasses. Si ces terrasses demeurent dans les faits avant tout un lieu de production, elles apparaissent de plus en plus comme un média, un emblème, une image de marque.
64La stratégie commerciale qui fait des paysages de terrasses le faire-valoir qualitatif du produit reprend les valeurs véhiculées par les terroirs de terrasses anciens qu’elle étend aux terroirs récents. Les paysages neufs sont utilisés de la même manière que les autres, accompagnés du même type d’argumentaire, moins étoffé. Le paysage apparaît alors comme la signature du terroir sur le produit qui en est issu et devient finalement, et dans certains cas, à lui seul, une garantie de qualité. L’amalgame se fait aisément entre « image de terroir », « produit de terroir », « produit de qualité », conduisant à une association implicite « terrasses = qualité », qui peut tendre à éclipser la nécessaire reconnaissance officielle de cette dernière.
65À travers l’image publicitaire se pose la question plus générale de l’utilisation du paysage : dans quelle mesure n’atteint-on pas ici l’une de ses limites, le paysage-atout pouvant se transformer en paysage-obligé ? Ainsi, sur la Riviera floricole ligurienne, on se prend à espérer requalifier le paysage de terrasses bétonnées et coiffées de serres afin de promouvoir une nouvelle image de marque pour sortir de la crise qui frappe depuis quinze ans la floriculture. On favorise le retour à des cultures de plein air, on impose localement l’édification d’un mur imitant le mur à pierre sèche en guise de façade des nouveaux murs de béton, on édicte des règles très restrictives à l’implantation de nouvelles serres. Mais le paysage ne pourra redynamiser une activité qui souffre d’abord de la concurrence étrangère, surtout si requalifier le paysage impose des surcoûts aux floriculteurs.
66Si, à lui seul, le paysage fait vendre, ceux qui ne peuvent valoriser l’existant seront peut-être tentés d’inventer un « paysage marchand ». Ce ne serait jamais qu’une forme assez anodine de « publicité mensongère » si elle ne contenait un risque pour les pays qui utilisent l’image de terroirs bien réels en vue de donner davantage de poids à leur argumentaire commercial, misant en partie sur la valeur paysagère des terrasses. On peut en effet craindre une « érosion du pouvoir symbolique » de ce paysage d’autant plus rapide que le produit ne correspondra pas nécessairement aux attentes du consommateur. Dans ce cas, le renouveau symbolique des terroirs de terrasses paraîtrait voué à une existence éphémère et pourrait également nuire aux tentatives de remises en valeur que l’on peut observer en de multiples lieux aujourd’hui.