Bernadette Lizet, Le cheval en robe de mariée. Des marchands de chevaux en France. 1880-1980
Bernadette Lizet, Le cheval en robe de mariée. Des marchands de chevaux en France. 1880-1980, Paris, CNRS Éditions (« Anthropologie et mondes contemporains »), 2024, 392 p.
Texte intégral
1Avec ces trois cent quatre-vingt-douze pages, quarante ans de recherche ethnographique attendent le lecteur pour une traversée au trot enlevé du siècle des Perraguin, marchands de chevaux, autrement dit maquignons (1880-1980). Bernadette Lizet suit cette famille au fil de multiples retours sur le terrain et par une approche rétrospective d’une histoire familiale exceptionnelle. À partir de ses entretiens, de ses échanges épistolaires, de ses observations ainsi que des carnets et des photographies livrés par la famille, l’anthropologue tire un récit et une analyse d’une grande richesse. Elle nous rend sensible ce monde encore proche et redonne vie à son véritable héros : le cheval de travail.
2Louis, le fondateur de l’entreprise, et son épouse Amélie ont quatre fils et une fille, Gisèle. C’est ce qui va permettre le développement de l’affaire et lui donner une dimension nationale, car les échanges vont se dérouler bien au-delà de Poulaine, commune où réside la famille, dans la région de Boischaut Nord (Indre). Affaibli par une agression survenue dans un bois, au retour d’une foire, Louis, 47 ans, va devoir prématurément transmettre à son aîné, Abel, 17 ans seulement, le grand portefeuille de traditions et la mission de prendre le relais. On est en 1900. Abel, bientôt assisté de Georges, son cadet et alter ego, et plus tard de Gaston et de Daniel, le benjamin, va donc sillonner les terres armoricaines pour acheter des poulains de race bretonne, qu’il enverra par wagons entiers dans le Berry, le Doubs, la Savoie ou encore en Isère avant de les revendre sur les foires. Avec l’indicateur Chaix (indicateur officiel des horaires des trains) comme bible, les frères parcourent la France et l’ouvrage de Bernadette Lizet, qui les suit dans leurs expéditions, est aussi une sorte de baedeker et d’almanach des foires de toutes dimensions.
3Avec le cheval comme guide, B. Lizet nous fait d’abord pénétrer dans le terroir d’origine de la famille. Elle met en scène tous les usagers, et donc potentiels acquéreurs de bêtes de travail, du boulanger pour sa tournée au charretier pour ses labours, en passant par l’entreprise de roulage ou de débardage. C’est le tissu social du Boischaut Nord et de la Champagne voisine, bien différente, qui font l’objet d’une approche au plus près, rendant vie aux campagnes comme aux bourgs de la région, dans leur diversité morphologique et sociale : petit paysan, grand propriétaire ou encore vigneron. Et ce sont, bien sûr des gabarits, différents qu’il faut fournir à cette clientèle variée aux exigences diverses, exercice dans lequel les frères excelleront. Pour servir au mieux ces attentes, il importe de maîtriser le périlleux terrain où se déroule l’échange marchand, la foire.
4La foire est un objet d’observation fascinant pour les anthropologues comme pour les badauds ou les enfants, et certains vont en faire un métier. C’est le cas de Louis, fils d’aubergiste, bien placé pour écouter les récits de ces grands hâbleurs que sont les marchands de bestiaux et les maquignons. Après lui, ses fils seront pris par cette passion de la mise en scène : le négoce. L’autrice réussit le tour de force de nous faire saisir les multiples facettes de cet espace de la parole et du geste, de la posture et de la représentation de soi et nous invite à appréhender la complexité des rapports sociaux, que ce soit entre professionnels – et les rapports de force, y compris physiques, qui s’y instaurent – ou avec les paysans, tantôt vendeurs, comme en Bretagne, tantôt acheteurs, parfois échangeurs. On y entre « à son corps défendant » précisent les Perraguin. Du mépris à la complicité, de la méfiance à la familiarité qui peut susciter une relative confiance, de la ruse à la pure tromperie, le marché physique, celui de la foire, n’est pas vraiment transparent, pas réellement équitable et la fameuse main invisible fait place ici à celle, largement ouverte, du maquignon qui incite son interlocuteur à toper là et à s’engager dans un échange souvent inégal.
5L’arme secrète des Perraguin, et singulièrement d’Abel, maître en rouerie, c’est la tare. Le chef de file de l’équipe familiale s’attache à repérer les diverses tares dont peuvent être affectés les poulains, non pour les écarter, mais pour les acheter à bas prix. Les paysans bretons doivent se débarrasser de leurs laitons pour en faire produire d’autres à leurs juments et ils ont un besoin urgent d’argent liquide pour payer les rentes, acheter des semences, faire la soudure… Ils sont donc contraints de se résigner et d’amener leurs poulains en gare, accompagnés de leurs mères, pour de rudes séparations, accompagnées de hennissements inquiets. À la vente, Abel – peut-être formé par les Tziganes que la fratrie côtoie – maquille les défauts de ses poulains bretons et fait disparaître, le temps de la foire, leurs tares afin de vendre ses bêtes au meilleur prix en se réjouissant d’avoir trompé untel ou untel. La tare apparaît ici, paradoxalement, comme une source de plus-value et elle est donc recherchée.
6Bernadette Lizet a recueilli, au cours de ses entretiens, le point de vue du benjamin, Daniel, et surtout de son fils, Jean-Claude, informateur prolixe et précieux. Leur procédé s’exprime dans un bel oxymore : « le vol honnête » (p. 102). Autre formule s: « C’était du vol de confiance, si vous voulez » (p. 92). Les Perraguin assument leur statut de maquignon, avec toute la légende noire qui entoure ce métier de manipulateurs, de truqueurs, de limeurs de dents (trompant les vétérinaires sur l’âge réel des chevaux à leur plus grande joie). Des malfaiteurs ? Sans doute des trafiquants, comme de célèbres fondateurs de grandes dynasties capitalistes. Ce sont néanmoins des agents économiques fort compétents qui contribuent aux nécessaires échanges entre paysans producteurs de poulains et acheteurs éloignés, dont l’activité dépend de la force de traction animale, en viticulture, en petite et grande culture… Il ne faut pas oublier que la mécanisation s’est d’abord faite grâce à la traction animale. La charrue-brabant, la herse, le semoir et la moissonneuse-lieuse attelés ont fortement contribué à la réduction de la main-d’œuvre agricole, bien avant la motorisation.
7La nostalgie du dernier des Perraguin, devenu sur le tard étalonnier, est tempérée par son implication dans le renouveau du cheval de loisir, attelage, clubs hippiques… Il suit aussi le retour du cheval à la ferme venant apporter son puissant concours à une pratique agricole soucieuse de préserver les ressources naturelles. Il a ainsi familiarisé des nouveaux venus au labour avec le cheval de trait, tout en animant des fêtes à l’ancienne par des démonstrations de fauche à la moissonneuse-lieuse, s’efforçant de tenir les deux bouts d’une activité chevaline et d’une épopée familiale qui trouvent, en Bernadette Lizet, une chroniqueuse précise et une observatrice précieuse.
Pour citer cet article
Référence papier
Jacques Rémy, « Bernadette Lizet, Le cheval en robe de mariée. Des marchands de chevaux en France. 1880-1980 », Études rurales, 213 | 2024, 177-179.
Référence électronique
Jacques Rémy, « Bernadette Lizet, Le cheval en robe de mariée. Des marchands de chevaux en France. 1880-1980 », Études rurales [En ligne], 213 | 2024, mis en ligne le 26 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/33227 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/127ds
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