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Comptes rendus

Laurent Barry et Françoise Zonabend, L'inceste

Anne Both
p. 166-168
Référence(s) :

Laurent Barry et Françoise Zonabend, L'inceste, Paris, Presses universitaires de France (« Que-sais-je-? », Société), 2023, 128 p.

Texte intégral

1Il est désormais acquis que la prohibition de l’inceste est une des grandes lois universelles qui régissent l’humanité, pour paraphraser Claude Lévi-Strauss. En revanche, les raisons de cette interdiction sont loin de faire l’unanimité. Dans leur Inceste, Laurent Barry et Françoise Zonabend, deux anthropologues du Laboratoire d’anthropologie sociale, dressent un état des lieux des différentes interprétations de ce phénomène à travers le temps et l’espace dans une perspective comparative.

2La première question, et pas des moindres, est celle de la définition de cette prohibition, objet du premier des trois chapitres. Pour les auteurs, spécialistes de la parenté, elle est « une règle sociale qui interdit les relations sexuelles (plutôt que matrimoniales) entre certains individus en raison d’un lien de parenté, qu’il soit de consanguinité ou d’alliance, mais aussi de tous liens conventionnellement assimilés à l’une ou l’autre de ces catégories [comme l’adoption, par exemple] » (p. 5). Autant dire, qu’il s’agit d’une acception beaucoup plus large que celle des praticiens du social (sociologues, médecins, professionnels de la justice et autres assistants sociaux), qui la réduisent souvent aux cas d’abus sexuels de parents sur des mineurs auxquels ils sont confrontés. Les auteurs s’étonnent que même des anthropologues comme Françoise Héritier, Léonore Le Caisne ou Dorothée Dussy se focalisent sur une petite partie des pratiques incestueuses, évacuant « totalement le facteur principal sur lequel fut initialement construite cette catégorie : l’existence d’une relation de parenté » (p. 12).

3Le livre retrace ensuite une histoire de cette prohibition (ch. 2), en commençant par deux cas souvent considérés comme en étant affranchis : l’Égypte et le monde iranien ancien. La rareté des cas d’inceste avérés et leur caractère exceptionnel amènent les auteurs à en déduire que « tous les exemples suffisamment documentés que nous connaissons, qu’ils soient ethnographiques ou historiques, témoignent clairement en faveur du caractère universel de cette prohibition » (p. 29). À Rome, sous l’Empire, l’inceste s’inscrit dans le registre du néfas, du trouble à l’ordre du monde. Considéré comme un crime grave, il est puni de l’exil voire d’une effroyable peine de mort ; après flagellation, l’accusé est jeté depuis la roche Tarpéienne avant de s’écraser sur un bâti de bois planté de crochets. En Europe chrétienne, avec la conversion de Constantin au ive s., l’Église suit la « morale sexuelle païenne de l’Empire : unicité et indissolubilité du couple » (p. 34). La prohibition de l’inceste s’expliquerait par le fait que les membres d’une même famille sont constitués d’une même chaire (una carro) et que leur alliance induirait une confusion des rôles. Au-delà de sept degrés, l’interdit disparaît, les personnes n’étant plus considérées comme parents. Jusqu’à la Révolution française, l’inceste sera puni. Aujourd’hui, il ne l’est plus dans le Code pénal mais constitue une circonstance aggravante dans le cas de viol ou d’agression sexuelle sur mineur. En revanche, en Autriche, en Allemagne, en Angleterre, en Suisse ou encore au Danemark, l’inceste est condamné, quel que soit l’âge (comme entre deux mineurs).

4Le troisième et dernier chapitre de ce livre est probablement le plus intéressant. Les auteurs passent au crible les différentes théories scientifiques sur la prohibition de l’inceste. Laurent Barry et Françoise Zonabend remontent jusqu’au milieu du xixe  siècle avec les travaux de l’anthropologue et avocat de John Ferguson Mc Lennan, repris par le philosophe et sociologue Herbert Spencer, pour qui cette interdiction s’expliquait par l’exogamie, l’obligation de prendre femme à l’extérieur de la communauté en la capturant à la guerre. Or, comme le rappellent les auteurs, le mariage par capture est loin d’être généralisé, contrairement à la prohibition de l’inceste. Et qui dit phénomène universel dit origine universelle… Une théorie peu convaincante, donc. La psychologie a aussi essayé de trouver une explication à cet interdit. Pour Edvard Westermarck (1862-1939), il se loge dans l’aversion d’individus élevés ensemble depuis le plus jeune âge, quand Havelock Ellis (1859-1939) soutient que l’absence de désir serait similaire à celle des vieux couples. On sait que Freud tentera de prouver dans son Totem et tabou (1913) précisément le contraire, avec l’ambivalence affective familiale et le complexe d’Œdipe…

5Lévi-Strauss reprendra, plus tard, la théorie de l’échange du Grec Plutarque pour expliquer l’origine de la prohibition : les communautés ont besoin d’échanger des alliances, des biens et des idées pour vivre pacifiquement. Théorie rejetée par nos auteurs, notamment car la réciprocité n’est pas opérante à grande échelle comme dans nos sociétés non communautaires ou non claniques. En outre, l’auteur des Structures élémentaires de la parenté (1955), s’appuie sur la distinction entre nature et culture, cette prohibition étant le propre de l’Homme. Depuis, les biologistes ont prouvé qu’elle existe aussi dans le règne animal. Il reste à L. Barry et à F. Zonabend à examiner la théorie génétique : les parents éviteraient les unions incestueuses pour échapper aux tares. Une fois encore, ce livre montre que cette interprétation est peu convaincante, pour une multitude de raisons. La première, imparable, réside dans le fait que certains interdits reposent sur relations entre des parents non consanguins comme un homme avec sa belle-fille. Ensuite, la question du risque génétique est complexe. En effet, dans certaines sociétés où les relations consanguines proches sont interdites, les effets sur la morbidité (mortalité péri-natale, infantile…) et l’apparition de tares congénitales (nanisme, pied bot, bec-de-lièvre…) sont indéniables. En revanche, comme en Inde, où ces unions existent depuis des siècles – « hypothèse de la purge génétique » – les gènes mutants récessifs semblent avoir disparu. « Si les anthropologues avaient sans doute tort d’affirmer que les unions consanguines n’entraînaient globalement aucun effet nocif notable pour la progéniture, leurs détracteurs, partisans de l’origine biologique de la prohibition de l’inceste, avaient tout aussi tort d’affirmer que ces mariages apparentés aboutissaient toujours et partout à de telles conséquences délétères » (p. 102). Les auteurs en concluent qu’il n’y a toujours pas de théorie d’explication universelle à cette interdiction.

6Ce livre, dont le titre est, en quelque sorte, un peu trompeur puisqu’il porte sur la prohibition de l’inceste et non l’inceste en tant que tel, dresse un état de l’art assez complet sur le sujet. Il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses et, en cela, illustre parfaitement la complexité du sujet. Néanmoins, les 128 pages réglementaires de la collection, censée mettre à la portée de tous des synthèses de vulgarisation, évoquent dans certains passages des notions propres au domaine de la parenté (exogamie, matrilinéaire, affins, lignage unilinéaire, parents utérins…), susceptibles de dérouter le lecteur néophyte.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Both, « Laurent Barry et Françoise Zonabend, L'inceste »Études rurales, 213 | 2024, 166-168.

Référence électronique

Anne Both, « Laurent Barry et Françoise Zonabend, L'inceste »Études rurales [En ligne], 213 | 2024, mis en ligne le 26 juin 2024, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/33162 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/127do

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