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Comptes rendus

Marie-Élisabeth Handman et Janine Mossuz-Lavau eds., La prostitution à Paris

Paris, La Martinière, 2005, 414 p.
Ilaria Simonetti

Texte intégral

1La prostitution à Paris revêt plusieurs visages. Si dans la plupart des cas cet univers est celui des femmes, les hommes et les transsexuels n’en sont pas absents. La majorité des prostituées travaillent dans la rue, les bars ou les cabarets mais certaines racolent leurs clients sur Internet ou par téléphone. Souvent venues de l’étranger, ces femmes sont opprimées par des réseaux et des mafias, et sont exposées à la violence, que favorise généralement la pauvreté. Il existe toutefois des prostituées libres qui pratiquent « le métier » volontairement. Auquel cas l’utilisation de leur corps est plus lucrative. Pourtant, esclaves ou libres, les prostituées sont stigmatisées sans distinction. Le sens commun les veut victimes mais criminelles, dépensières mais avides, marginales mais hostiles à l’intégration, dépourvues d’inhibitions et de morale, agents de transmission de maladies et de drogue.

2Dirigé par Marie-Élisabeth Handman (anthropologue) et par Janine Mossuz-Lavau (politologue), le groupe des chercheurs qui ont contribué à La prostitution à Paris réunit des anthropologues, des sociologues, des politologues et des urbanistes. Ceux-ci ont procédé à leurs enquêtes en recourant à l’« observation participante », c’est-à-dire en se rendant assidûment sur les lieux de prostitution où ils ont procédé à de multiples entretiens de façon tantôt formelle tantôt informelle. En effet, le terrain est particulièrement difficile et la discrimination doublée de clandestinité aurait pu empêcher les échanges avec les chercheurs.

3Cet ouvrage est l’aboutissement d’une étude, effectuée entre octobre 2002 et mars 2004, commanditée par la Mairie de Paris devant l’afflux de prostituées étrangères à l’origine de nombreuses plaintes des riverains.

4Le recueil comprend trois parties. La première met en évidence le contexte urbain, policier et judiciaire. À travers une « observation en marchant », Emmanuel Redoutey, un urbaniste, s’est plongé dans la compréhension des lieux parisiens de prostitution. Les prostituées occupent le territoire de façon discontinue pendant les diverses heures du jour et de la nuit. Elles ont mis en place diverses tactiques : celles de visibilité sont destinées aux clients, celles de dissimulation sont destinées aux riverains et aux forces de police. L’imaginaire collectif relatif à la prostitution est alimenté par la présentation scandaleuse qu’en offrent les médias. Ces derniers consolident les stéréotypes de violence, de toxicomanie, de pornographie et contribuent ainsi à la marginalisation des prostituées. Pourtant, celles-ci participent au tissu social. D’ailleurs, leur présence dans certains quartiers constitue un atout économique pour les commerçants.

5Pour lutter contre le nombre croissant de femmes sur les trottoirs parisiens, le Parlement a adopté, le 18 mars 2003, la loi pour la sécurité intérieure qui, d’un côté vise à défendre les victimes du proxénétisme, de l’autre rétablit, en le sanctionnant lourdement, le délit dit de racolage public passif. La mise en œuvre de la loi s’est traduite par un harcèlement policier et judiciaire touchant tant des « traditionnelles » que des étrangères, dont beaucoup ont été renvoyées à la frontière. En effet, comme le montre la juriste Johanne Vernier, conformément au principe de « punir pour mieux protéger » les prostituées sont considérées comme des criminelles d’abord, ensuite seulement comme des victimes.

6Malgré de nouvelles dispositions censées freiner leur activité, les prostituées n’ont pas disparu : elles se sont simplement faites plus discrètes pour échapper à la police et se sont organisées en associations. Leurs mobilisations sont étudiées ici par l’anthropologue Catherine Deschamps.

7À travers l’histoire de leurs vies, la deuxième partie de l’ouvrage rapporte les multiples facettes de la prostitution à Paris. Venues de pays différents, dotées de cultures et de vécus différents, comme le montrent les textes de Janine Mossuz-Lavau, de Maria Teixeira et de Dolorès Pourette (anthropologues toutes les deux), les prostituées travaillent dans des lieux et des conditions diverses : visibles, clandestines ou call-girls, elles circulent aussi sur Internet (Fiammetta Venner, politologue).

8Pour Nasima Moujoud, une anthropologue qui s’intéresse aux Maghrébines qui ont immigré seules en France, il existe un lien entre les concepts de travail et de prostitution, de femme et de prostituée, et un lien aussi entre la cause de l’immigration et la prostitution. Elle montre que ces parallèles s’inscrivent dans les inégalités de genre qui, depuis le pays d’origine, se reproduisent dans le pays d’accueil du fait d’une législation sexiste (règlement du travail des immigrés et droit au regroupement familial, reconnaissance par la France des statuts personnels des pays du Maghreb). En s’appuyant sur le concept d’échange économico-sexuel développé par Paola Tabet1, Nasima Moujoud raconte, à travers le récit des prostituées maghrébines, comment, selon leur expérience, la vie conjugale peut être assimilée à une forme de prostitution. De fait, dans les deux cas, leur propre désir sexuel est annulé, encore que certaines découvrent le plaisir dans la prostitution ; en ce sens, celle-ci présenterait au moins l’avantage de « travailler pour soi », même si c’est dangereux et épuisant.

9Dans la troisième partie du livre, Dolorès Pourette traite de la violence et des abus institutionnels, Nasima Moujoud et Maria Teixeira s’intéressent au trafic clandestin des femmes et Janine Mossuz-Lavau détaille la nature des services sexuels et le point de vue des clients. Cette partie propose également une réflexion sur la sexualité des prostituées et tente d’expliquer ce qui conduit à stigmatiser l’activité prostitutionnelle.

10Selon Françoise Gil, une sociologue, la prostitution dérange en ce qu’elle échappe à ce que Michel Foucault appelle le « dispositif de pouvoir et de contrôle social » au sein de la société2. L’activité prostitutionnelle, parce qu’elle est supposée furtive et détachée de tout lien légitime, représente un défi au « droit masculin » de distancier la pratique du sexe des sentiments. Pour l’opinion publique, les prostituées seraient incapables de dominer leur corps ou leurs pulsions sexuelles. Pour l’auteur, cette vision ne correspond ni à la réalité des prostituées libres ni à la perception qu’elles ont d’elles-mêmes. Le maquillage, l’habillement, la posture du corps, la chirurgie esthétique (notamment dans le cas des transsexuels) et même la voix font de la situation et de l’acte sexuel une mise en scène qui requiert des capacités intellectuelles. Mais l’enquête de terrain montre aussi que les prostituées sélectionnent leurs clients et peuvent refuser certaines pratiques. Aussi l’image stéréotypée d’un corps abandonné, morcelé et sans maîtrise est-elle infondée. Or c’est ce stéréotype qui détruit le plus profondément l’image des prostituées et les marginalise.

11Le livre se termine par un certain nombre de préconisations dont l’objectif est de mieux protéger les étrangères et d’offrir aux prostituées qui ne bénéficient d’aucun droit social un statut qui leur permettrait d’accéder aux prestations les plus élémentaires telles la sécurité sociale, la retraite, etc.

12Ce recueil a le mérite de faire tomber des stéréotypes et des idées préconçues sans se prononcer définitivement sur le sujet de la prostitution. Par l’ampleur des données apportées, par le souci du détail dont ont fait preuve les chercheurs, on détient là une véritable somme portant sur la prostitution de rue à Paris au moment où est mise en place la loi pour la sécurité intérieure.

13On regrette que, le chapitre sur la prostitution via Internet et une biographie de call-girls mis à part, l’équipe n’ait pas poussé ses investigations dans les bars, les hôtels, les salons de massage, bref la prostitution non visible. Il est vrai que cet aspect ne figurait pas dans le cahier des charges de la Mairie de Paris. De surcroît, la division opérée entre esclaves et prostitué(e)s libres (au nombre desquels il convient de compter les garçons et les transsexuels auxquels Dolorès Pourette consacre un chapitre) est un peu brutale. D’ailleurs certains extraits d’entretiens laissent entendre qu’il faut sérieusement nuancer les idées concernant les réseaux et les filières, dont il est probablement dit trop vite qu’il s’agit de réseaux de proxénètes violents. Bien des femmes étrangères décident, pour de multiples raisons, de venir se prostituer en Europe et, pour ce faire, s’adressent à des réseaux de passeurs auxquels elles doivent rembourser le prix du voyage et celui des faux papiers. Mais les proxénètes violents forçant des femmes à se prostituer ne sont sans doute pas si nombreux. Il est probable que l’accent mis sur ces individus, tant par les médias que par la police ou les associations abolitionnistes, et la difficulté qu’il y a à s’entretenir avec des personnes sous surveillance (tant qu’elles n’ont pas remboursé leur dette, les femmes sont surveillées) ont influencé l’équipe. Mais cette division, si elle est trop marquée, a cependant le mérite de mettre en évidence l’injustice faite aux femmes libres quand on les traite d’esclaves, et le mérite aussi de mettre en lumière les hypocrisies de la législation française les concernant. Un ouvrage à méditer.

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Notes

1 P. Tabet, « Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant une compensation », Les Temps modernes 490 : 1-53. Alors que La prostitution à Paris était sur le point de paraître, une version élargie de l'article de P. Tabet a été publiée sous la forme d'un livre : La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel. Paris, L'Harmattan, 2004.
2 M. Foucault, Histoire de la sexualité. Tome 1 : La volonté de savoir. Paris, Gallimard, 1976.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ilaria Simonetti, « Marie-Élisabeth Handman et Janine Mossuz-Lavau eds., La prostitution à Paris »Études rurales [En ligne], 175-176 | 2005, mis en ligne le 12 juillet 2006, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/3268 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.3268

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