Jean-Marc Moriceau, Histoire et géographie de l’élevage français, du Moyen Âge à la Révolution
Texte intégral
1Comme l’annonce l’auteur, cette histoire de l’élevage, qui s’appuie sur une version antérieure1 aujourd’hui épuisée, n’est qu’une « synthèse provisoire » des connaissances actuelles, devant servir de guide aux travaux futurs. Cet ouvrage est cependant particulièrement complet puisqu’il utilise, outre les anciens « classiques », 400 références bibliographiques où la part belle est faite aux monographies régionales qui « autorisent une véritable couverture nationale ». Toutefois les articles de revues ne sont pas oubliés, notamment les plus récents, certains datant du tout début de l’année 2005, époque de la parution de ce livre, ce qui en fait un travail tout à fait actualisé. Le souci de l’auteur de prendre en compte la dimension géographique de l’élevage dans l’espace français, à l’aide d’un dossier cartographique d’une trentaine de documents allant de l’espace local ou régional à l’ensemble du territoire, justifie largement l’utilisation du mot « géographie » dans le titre.
2Le texte se développe autour de trois dimensions thématiques intimement mêlées tout au long des quinze chapitres, ce qui met en valeur leurs nombreuses interrelations et renforce la cohésion de l’ouvrage : 1) la dimension matérielle (fonctionnement concret de l’élevage, catégories d’animaux, etc.) ; 2) la dimension spatiale (modalités d’insertion de l’élevage dans le territoire et conséquences sur le paysage, répartition géographique des animaux, etc.) ; 3) la dimension sociale de cette activité (différents acteurs de l’élevage, leur rôle, etc.).
3Souvent considéré comme un « mal nécessaire » dans la société rurale préindustrielle, l’élevage n’en est pas moins « la partie la plus considérable » du produit agricole, et c’est essentiellement cette activité qui permet des rentrées monétaires. Aussi, il n’y a de « richesses que de bêtes » et la possession d’animaux est l’affaire du plus grand nombre (chapitre i). Mais, du « gros laboureur » propriétaire de plusieurs trains de labour constitués de bœufs ou de chevaux au journalier ou manouvrier ne possédant que de « menues » bêtes, il s’établit une hiérarchisation fondée sur la possession du bétail, ce qui fait de ce dernier un véritable « marqueur social ». Plus qu’en espèces monétaires, la puissance économique d’un individu s’évalue en têtes de bétail, et ce sont ces dernières qui sont transmises lors des successions ou qui apparaissent dans les dots, et elles assurent même, localement, une compensation aux cadets exclus de l’héritage.
4Capital sur le plan agricole (traction, fumier), le bétail joue donc en plus un rôle sur les plans économique, social et familial. Il est néanmoins impossible de « peser » l’impact national de l’élevage à l’époque moderne car il n’existe aucune statistique du nombre d’animaux ruraux à l’échelle du royaume avant l’enquête de l’an III. Bien qu’incomplète, celle-ci permet de dresser une géographie de la distribution des animaux par catégories. Les équins, par exemple, sont concentrés essentiellement dans le tiers nord du pays. Les bovins se répartissent surtout dans un vaste croissant allant des Pyrénées occidentales aux Alpes du Nord en passant par le Massif central et son pourtour, auquel il faut ajouter les Vosges, le Jura, la Bourgogne, la Basse-Normandie, les Flandres et la Basse-Bretagne. Outre les aptitudes « naturelles » pour l’herbe plus ou moins grandes dans les diverses provinces et que l’homme a plus ou moins développées, l’inégalité de la répartition géographique des animaux ruraux, l’état de ceux-ci et leur morphologie s’expliquent en partie par un facteur économique, le prix du sel, très variable suivant les régions (pays rédimés et de petite gabelle).
5L’importance économique de l’élevage se reflète dans les diverses formes de location du bétail, dont la plus courante est le bail à cheptel (chapitre ii). Cette pratique consiste, pour un propriétaire, à confier ses bestiaux à un preneur qui les entretient selon des conventions établies entre les deux parties. Le plus souvent, le cheptel est loué « à moitié croît et décroît », c’est-à-dire que les profits et les pertes sont partagés par moitié. Ce mode de location constitue en fait un placement financier auquel on recourt dans la plupart des provinces du royaume, sous des appellations variées et avec des particularismes locaux, et il concerne toutes les catégories animales, depuis les bêtes de trait jusqu’aux volailles et aux essaims d’abeilles en passant par les autres animaux d’élevage. Les bailleurs de bétail appartiennent à tout l’éventail de la société d’Ancien Régime : grands seigneurs fonciers de la noblesse et du clergé, curés, marchands et bourgeois, laboureurs et artisans. Les preneurs sont essentiellement les divers exploitants du sol : laboureurs, journaliers, artisans. L’universalité et le succès de cette pratique s’expliquent par l’intérêt réciproque que chacune des deux parties y trouvait et par la rentabilité de l’opération qui procurait un bénéfice annuel global de l’ordre de 10 à 20 %, voire davantage.
6La pratique de l’élevage n’est cependant pas sans risques et les aléas climatiques et les maladies n’épargnent pas les animaux (chapitre iii). Les sécheresses sont particulièrement redoutées car, en réduisant fortement les possibilités de nourriture, elles contraignent à l’abattage du bétail qui ne peut plus être nourri. À ce type récurrent de calamités s’ajoutent les ravages, bien réels, commis par les loups, surtout sur le menu bétail mais aussi sur ses jeunes gardiens. Les dommages concernant les bestiaux causés par les gens de guerre tendent à diminuer au xviiie siècle, mais, au cours des siècles précédents, ils ont notablement réduit le cheptel de certaines provinces. Toutefois c’est surtout aux contagions que les animaux payent un lourd tribut, par exemple à « la terrible secousse de 1774-1775 » qui, dans le seul Béarn, aurait emporté 87 % du troupeau bovin. Pour faire face à ces fléaux dévastateurs, il n’y a pas de parade et les moyens de lutte utilisés relèvent des pratiques magiques et du recours fréquent « à Dieu et à l’intercession de ses saints ».
7Malgré les débuts de la médecine vétérinaire à partir de 1760, il faudra attendre le xixe siècle et la généralisation de la vaccination animale pour que cette science devienne véritablement efficace. Les épizooties frappent d’autant plus facilement le cheptel que celui-ci est « plongé souvent dans une grande misère physiologique » tenant à la fois à l’insalubrité des étables et des bergeries et à une alimentation insuffisante et peu diversifiée (chapitre iv). Ces conditions, associées à une sélection animale avant tout empirique, contribuent à produire un bétail généralement petit et chétif.
8Les deux catégories de gros bétail, chevaux, mulets et ânes, d’une part, et les « bêtes à cornes », d’autre part, constituent la plus importante force de traction pour l’agriculture (labours, charrois) (chapitre v). Les bovins présentent, en outre, un double intérêt économique, alimentaire (viande et produits laitiers) et industriel (cuirs et peaux). En plus de son utilisation comme animal de labour et de trait, essentiellement en pays d’openfield, le cheval est aussi largement utilisé dans l’armée ainsi que pour le transport des personnes. Pourtant les chevaux font l’objet d’un reproche quasi unanime, celui de la petitesse de leur taille. Cela n’empêche pas l’existence de « zones de spécialisation chevaline » comme la Basse-Bretagne et le nord de l’Île-de-France, où, dans certaines foires « relais » ou de contact entre la zone d’offre et la zone de demande, se vendent chaque année plusieurs milliers de chevaux. Le mulet, réputé moins fragile et plus robuste que le cheval, tend à se développer au xviiie siècle, surtout dans les zones au relief accidenté, alors que les « bêtes asines », répandues partout en France sauf dans l’Ouest armoricain et dans le Nord-Est, sont les animaux de trait et de bât des ruraux les plus modestes.
9Les bovins, présents dans la plus grande partie du royaume, constituent le « secteur lourd de l’élevage ». Leurs aptitudes géographiques différentes selon les régions ont sans doute contribué en partie à « forger plusieurs types » de bêtes à cornes. Les caractéristiques morphologiques des bœufs, par exemple, sont relativement diversifiées : pour les animaux de « petit format », le poids ne dépasse pas 400 à 500 livres (Sologne, Morvan, Bretagne) alors qu’il atteint 800 à 900 livres, voire davantage, pour les animaux de « gros format » (Normandie, Limousin, Poitou). Dans certaines provinces, l’élevage bovin a une finalité assez bien définie confinant à la spécialisation. Dans les pays naisseurs, par exemple, où dominent les femelles, on s’oriente essentiellement vers la vente de jeunes animaux aux autres provinces car les possibilités locales de nourriture sont limitées. À l’opposé, dans les pays d’embouche, dont la Basse-Normandie est l’archétype, l’herbe abondante permet de produire des animaux adultes gras destinés à la consommation urbaine. Entre ces deux types d’élevage se situent les pays qui recourent avant tout aux bovins pour les travaux agricoles mais qui, en même temps, sont peu ou prou et naisseurs et nourrisseurs.
10L’accroissement de la population des villes a favorisé l’essor de l’élevage par l’intermédiaire de la consommation de viande, surtout bovine. Cet appel des marchés urbains a ainsi poussé certaines régions, au xviiie siècle, à se spécialiser dans la production de viande, comme la Basse-Normandie et le Limousin qui sont les fournisseurs quasi exclusifs de bœufs gras destinés à la capitale. En effet, ces deux provinces assurent, à elles seules, 80 % de l’approvisionnement, et ce de manière parfaitement complémentaire tout au long de l’année grâce à deux méthodes d’engraissement : l’une utilise uniquement l’herbe et fournit le produit fini, de juin à décembre (Basse-Normandie) ; l’autre, pratiquée à l’étable avec des « sous-produits » tels que les raves et les châtaignes en complément du foin, pourvoit la capitale, de janvier à mai (Limousin). À la veille de la Révolution, la demande parisienne en viande suscite une nouvelle spéculation : la production de veau de lait.
11Avec le menu bétail, l’élevage apparaît plus démocratique, tout au moins plus facilement accessible à la population la plus démunie (chapitre vi). Parmi les ovins, présents à travers tout le royaume, les animaux « moyens » et « petits » prédominent, et ce type d’élevage laisse encore plus à désirer que celui des bovins, notamment pour ce qui est de l’hygiène et de l’alimentation. Des essais d’amélioration sont tentés en introduisant des béliers et des brebis de pays étrangers, mais sans grande réussite. Avec le souci croissant de développer les manufactures de textile, les moutons d’Espagne et d’Angleterre, réputés pour la finesse et l’abondance de leur laine, deviennent particulièrement recherchés. Toutefois leur importation s’avère difficile en provenance d’Angleterre. C’est donc essentiellement en contrebande que les moutons anglais seront introduits en France au xviiie siècle. Et c’est d’Espagne que viendra « le principal agent de mutation du troupeau français », grâce à deux importations officielles de mérinos, l’une en 1786 (366 animaux sont destinés à la bergerie royale nouvellement créée à Rambouillet), l’autre en 1798 (1 030 animaux sont répartis entre diverses bergeries du royaume). Ces importations assureront le succès tardif de la mérinisation du troupeau français au xixe siècle. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, les insuffisances structurelles de l’élevage ovin restent patentes, en particulier pour ce qui concerne la laine, aussi bien en quantité qu’en qualité, ce qui oblige à en importer massivement. Ce désintérêt pour la production lainière tient à deux facteurs : 1) la préférence des éleveurs pour le parcage des ovins et pour la fertilisation qu’il procure, surtout dans les pays de grande culture ; 2) l’orientation vers la boucherie à proximité des villes.
12Les porcins ont constitué pendant longtemps le principal fournisseur de viande et de graisse de la maisonnée paysanne. Jusqu’au milieu du xviie siècle, le porc est largement répandu à travers le royaume, avec des effectifs qui peuvent être conséquents au niveau de chaque exploitation. L’utilisation des diverses ressources forestières (glandée, faines, châtaignes) explique l’importance de cet élevage. Mais, à partir de 1650 environ, celui-ci connaît un net recul dans de nombreuses régions à cause de la mise en place d’une réglementation plus sévère de l’accès aux forêts. Les effectifs diminuent alors, se limitant à une ou deux têtes par exploitation, mais, localement, grâce à des aliments « cultivés » (pomme de terre et maïs), l’élevage porcin continue à faire figure de production spécialisée qui s’oriente vers le marché. La chèvre, quant à elle, apparaît comme l’animal des plus pauvres car elle leur permet de subsister (lait, fromage, chevreau, graisse, peau). Prédateur des arbres et des arbustes, elle fait l’objet de multiples règlements et interdictions, bien souvent sans effet, et reste plus ou moins tolérée eu égard à l’indigence de ses propriétaires.
13À ce menu bétail il faut ajouter les élevages « marginaux » de volailles, poissons, abeilles et vers à soie (chapitre vii). À noter un grand absent de la basse-cour, le lapin domestique, sans doute parce que son homologue sauvage des garennes est considéré comme un fléau pour l’agriculture. Le pigeon, monopole seigneurial, est avant tout un élevage de prestige bien qu’il produise une riche fiente, la « colombine », très recherchée. Si coqs, poules, chapons, gélines et canards sont omniprésents, les oies et les dindes sont attachées à certaines régions. L’élevage des « mouches à miel » est généralisé à l’ensemble du royaume car il fournit deux produits indispensables, le miel (sucre) et la cire (bougies et cierges), cette dernière donnant lieu à un commerce important. L’interdiction religieuse de manger de la viande 146 jours dans l’année a favorisé l’élevage du poisson d’eau douce dans des étangs, activité très lucrative, car la demande, exclusivement citadine, ne fait que croître.
14Outre la viande, le gros et le menu bétail contribuent à l’alimentation humaine par le biais des produits laitiers, secteur fortement dépendant de la demande urbaine (chapitre viii). Le beurre marchand est produit par quelques régions spécialisées comme la Bretagne (beurre salé), la Basse-Normandie (Isigny, Bessin) et le pays de Bray. Mais c’est surtout pour la fabrication de fromages que le lait de vache est utilisé. Les montagnes pastorales sont alors les principaux lieux de production (monts du Jura, Auvergne, monts du Forez, Savoie), que ce soit du fromage à pâte crue (consommation domestique locale) ou à pâte cuite (fromage de garde). Toutefois cette production montagnarde souffre de graves carences (difficultés de conservation, techniques déficientes, coût élevé, cheptel réduit) et elle ne peut concurrencer le fromage de Hollande importé en masse. Certains progrès se font jour cependant au xviiie siècle en Savoie où, à l’exemple de la Suisse et grâce à l’amélioration des techniques de fabrication, les meules sont de plus en plus grosses. Par rapport aux fromages de vaches, ceux de chèvres et de brebis restent de consommation très locale. La carte des fromages de l’Ancien Régime préfigure déjà, dans ses grandes lignes, celle que nous connaissons aujourd’hui.
15Pratiquer l’élevage signifie pourvoir à l’alimentation des animaux, ce qui constitue « une gageure permanente » dans un système agraire orienté essentiellement vers la production des grains mais où le bétail est nécessaire pour améliorer cette production, d’où une utilisation maximale de tous les espaces susceptibles d’être pâturés (chapitre ix). Les meilleures ressources fourragères proviennent des prairies naturelles de fauche, convoitées et soigneusement entretenues, dont le prix d’achat ou de location est élevé comparé à celui des autres parcelles, et qui sont bien souvent accaparées par les seigneurs ou par des bourgeois citadins. Les forêts ont constitué pendant longtemps une autre ressource fourragère importante présentant un intérêt vital lorsque les terres cultivées étaient en défens. Leur utilisation était réglementée par des droits d’usage locaux. Toutefois l’« édit sur le fait des Eaux et Forêts » de 1669 a fortement limité le parcours du bétail dans les forêts royales, ecclésiastiques et communautaires mais aussi dans les forêts privées où de nombreux seigneurs et propriétaires imitent la réglementation royale. L’émondage et l’effeuillage ont largement contribué à la dégradation progressive et parfois irréversible de la forêt (Provence) et donc à la diminution des ressources offertes par la silva.
16L’insuffisance généralisée des fourrages est résolue par le traitement différentiel des animaux : la priorité est accordée au bétail de trait (chevaux et bœufs) qui a droit aux meilleurs pâturages et au meilleur foin, alors que les vaches doivent se contenter de paille et de maigres pacages tandis que le menu bétail erre dans les landes et les bruyères. Cette occupation de l’espace aboutit à un cantonnement territorial des animaux selon leur type, avec comme corollaire « une cascade de malnutrition ».
17Sous l’effet de la demande croissante en viande et de la nécessité de fournir toujours plus de fumier pour l’agriculture, le développement de l’élevage devient impératif, d’où l’obligation de se procurer de nouvelles ressources fourragères (chapitre x). Pour ce faire, diverses solutions sont adoptées, surtout au xviiie siècle. En Brionnais et en Basse-Normandie, la conversion de terres labourables en prairies permet de pratiquer l’embouche des bovins destinés aux gros marchés urbains (Paris, Lyon). Cette spécialisation herbagère est surtout le fait de la noblesse rurale et de la bourgeoisie mais est aussi pratiquée par certains laboureurs et marchands herbagers entreprenants qui connaissent une remarquable ascension sociale. Cette invasion de l’herbe modifie la physionomie des paysages ruraux, en particulier par un « embocagement » accentué de l’espace.
18Dans les plaines céréalières d’assolement triennal, les éteules sont pâturées essentiellement par les troupeaux d’ovins des gros exploitants, ce qui, en dépit d’une étroite réglementation, oppose ces derniers à une grande partie des habitants qui réclament leurs droits d’usage ancestraux (chaumage, glanage, vaine pâture), d’où des conflits incessants portant sur l’usage de la paille. Les légumineuses annuelles (pois, fèves, vesces), cultivées sur la sole de printemps, entrent de plus en plus dans la composition alimentaire des animaux dans ces pays voués aux grains. Mais ce qui contribue le plus à l’amélioration des ressources fourragères c’est le développement des prairies artificielles au xviiie siècle. Composées de légumineuses vivaces (sainfoin, luzerne et trèfle), celles-ci constituent un progrès indéniable par rapport à l’herbe « naturelle » car elles permettent plusieurs coupes durant l’année tout en améliorant le sol grâce aux apports d’azote. L’expansion de ces prairies artificielles est cependant très inégale suivant les régions et ne concerne que les openfields à assolement triennal situés au nord de la Loire. En revanche, dans les pays de « petite culture », la création de prairies artificielles se heurte aux droits d’usage traditionnels des communautés mais aussi à l’intérêt des décimateurs car la réduction des surfaces emblavées diminue d’autant chaumage, glanage, vaine pâture et dîme. Contrairement au succès en Angleterre des turnips (ou navets), les racines fourragères connaissent un usage limité en France et ne sont cultivées que dans le cadre de la petite exploitation paysanne.
19La gestion de l’herbe impose des compromis délicats entre labourage et pâturage à cause des droits d’usage collectifs sur les terres privées comme la compascuité ou vaine pâture (chapitre xi). Ce principe coutumier autorise tous les habitants d’un village à envoyer paître leurs animaux sur les terres d’autrui lorsqu’elles sont dépouillées de leurs récoltes et dans les prés s’ils sont non clos. L’époque de l’année où s’instaure cette pratique (vers juillet) constitue « un tournant capital dans le calendrier agricole » car il marque le passage de l’exploitation individuelle du sol à son exploitation collective.
20Dans les pays d’openfield à assolement triennal, la vaine pâture s’impose d’elle-même compte tenu du morcellement et de l’enchevêtrement du parcellaire et c’est là que les luttes au sujet de cette pratique sont les plus vives. Dans les pays bocagers de l’Ouest et du Centre et dans certaines régions du Midi, les clôtures permanentes, qui remontent à l’époque médiévale, limitent cet usage collectif. Tenants et adversaires de la vaine pâture forment deux clans : on trouve d’un côté les « petits » pour qui cette unique ressource est indispensable pour nourrir les quelques animaux qu’ils possèdent, et de l’autre, les « gros » qui cherchent à exclure les « petits », soit en leur confiscant leur droit de vaine pâture, soit en clôturant leurs parcelles. Dans le Midi méditerranéen et ses cultures arbustives (olivier, vigne, châtaignier), la vaine pâture est étroitement réglementée et limitée et, dans plusieurs provinces, elle a fini par être interdite au xviiie siècle, interdiction qui a été rarement respectée et a donné lieu à de multiples délits et procès. La compascuité fut l’un des gros problèmes auxquels dut faire face « l’agriculture nouvelle » du siècle des Lumières et la limitation progressive de cet usage ancestral traduit la montée de l’individualisme agraire.
21Dans le souci de préserver la ressource fourragère, la lutte contre le surpâturage est une préoccupation croissante (chapitre xii). Plusieurs méthodes sont utilisées pour limiter et contrôler l’accès aux ressources fourragères des communaux et des terres vagues : mise en défens de certaines zones, limitation du bétail horsain, fixation de quotas relatifs au nombre de têtes de bétail pouvant pâturer sur une surface donnée, etc. Mais, malgré une réglementation stricte et sans cesse renouvelée, les fraudes sont nombreuses et généralisées : sureffectif des troupeaux, anticipation du pâturage. Aussi, à la fin du xviiie siècle, la surcharge pastorale pèse-t-elle dangereusement sur le fragile équilibre entre cheptel et ressources fourragères.
22Comme pour les hommes, les « remues d’animaux » – transhumance et estivage – déplacent collectivement et périodiquement des milliers de bêtes entre des régions bien différenciées en ressources fourragères selon l’époque de l’année, le plus souvent les plaines et les zones montagneuses (chapitre xiii). Le Massif central est l’exemple type de ces migrations animales. Dès le mois de juin, les bêtes à cornes et surtout d’immenses troupeaux de moutons cheminant par d’antiques drailles envahissent le Cantal, l’Aubrac, la Margeride, le Gévaudan, en provenance du Quercy, du Rouergue et des garrigues montpelliéraines et nîmoises. Avec l’automne, les troupeaux regagnent leurs lieux d’origine. Se joignent à eux les bêtes des montagnards qui « descendent » alors pour profiter de la clémence du climat méditerranéen et pour pallier le manque de fourrage dû aux rigueurs de l’hiver dans leur pays d’origine. Cette transhumance à double sens se pratique couramment entre la Haute et la Basse-Provence mais aussi entre les Pyrénées et leur piémont.
23Si la transhumance est avant tout connue pour être une pratique méridionale, elle existe aussi au nord de la Loire. Mais là, ce sont essentiellement les ressources forestières (faines, glands) qui sont recherchées pour l’engraissement des porcs (Bourgogne, nord de l’Île-de-France). Que ce soit la transhumance sur de longues distances ou l’estive intrarégionale, ces remues d’animaux nécessitent un cadre organisationnel extrêmement rigoureux reposant sur des conventions collectives relatives au trajet des animaux pour se rendre sur leurs lieux de pâturage, aux ayants droit, à la répartition des ressources fourragères, à l’utilisation des fumures, etc. Important facteur d’échanges entre des communautés ou des particuliers parfois très éloignés les uns des autres, les remues d’animaux donnent lieu à une activité commerciale génératrice de profits notables.
24D’une manière générale, les ressources fourragères attisent les convoitises et ne manquent pas de susciter des tensions débouchant parfois sur de véritables guerres des pâturages (chapitre xiv). À côté des propriétaires qui défendent âprement leurs ressources fourragères en s’opposant à leur utilisation collective, ce sont surtout les divers espaces de pâturages qui recèlent de multiples conflits entre usagers. Ces luttes pour la dépaissance ont fortement contribué à cimenter l’identité communautaire face aux périls extérieurs et elles soulignent la place qu’occupe le bétail dans l’économie des sociétés rurales anciennes.
25Véritable moyen de « subsistance » pour une grande partie de la petite paysannerie, l’élevage constitue aussi un secteur essentiel du commerce et la principale source de revenus et de richesses pour de nombreuses provinces (chapitre xv). Cet aspect financier a favorisé, dans plusieurs régions, le développement d’un élevage spéculatif tourné vers les marchés, qui est déjà une amorce de spécialisation et un indice de changement dans une société d’Ancien Régime obsédée par la production des grains.
26Quelques thèmes restent, selon l’auteur, à approfondir, notamment les effectifs, l’insertion croissante de l’élevage dans l’économique, les modalités et les initiateurs des changements dans les structures et dans les pratiques. Par la diversité des acteurs qui lui sont liés, de près ou de loin, l’élevage apparaît en définitive comme un « observatoire privilégié » des mutations qui ont marqué les sociétés et les espaces ruraux anciens.
27Bien qu’il soit difficile de critiquer cet ouvrage tant il force le respect par son caractère très élaboré, je me permettrai d’émettre quelques minimes réserves. Tout d’abord le titre qui figure sur la couverture est trompeur car il laisse entendre que l’auteur s’emploie à étudier une longue période allant du Moyen Âge à la Révolution. Or il n’est que très peu question du Moyen Âge dans ce livre, et, lorsqu’il y est fait allusion, on ne parle que du xve siècle. C’est sans doute ce qui justifie que la période soit limitée aux xve-xviiie siècles sur la page intérieure de titre.
28On regrette que des productions dérivées de l’élevage (comme la viande, la laine, les graisses, les cuirs) ainsi que le commerce qu’elles génèrent n’aient pas été autant développés que le secteur laitier. À noter un oubli dans la légende de la figure 19 (p. 205) : Valençay devrait être souligné d’un trait pointillé et Roquefort d’un trait continu. Par ailleurs on a du mal à suivre l’auteur quand il évoque la production de ce fromage dans les caves roquefortaises et dans celles qu’il qualifie de « bâtardes » (p. 204). Quelques cartes, celles des pages 336 et 343 notamment, sont difficiles à lire en raison des trames de fond utilisées, du trop grand nombre de figurés ou de la petitesse des caractères.
29Ces quelques remarques n’enlèvent rien à l’incontestable qualité de cet ouvrage qui devrait pendant longtemps servir de référence.
Notes
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Référence électronique
Jean-Pierre Delhoume, « Jean-Marc Moriceau, Histoire et géographie de l’élevage français, du Moyen Âge à la Révolution », Études rurales [En ligne], 175-176 | 2005, mis en ligne le 12 juillet 2006, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/3265 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.3265
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