Frédéric Couston, L’écologisme est-il un humanisme ?
Texte intégral
1Le constat du déficit d’une théorie de l’environnement a été dressé à plusieurs reprises. Comme le titrait l’article d’un excellent recueil paru il y a cinq ans chez le même éditeur, il faut partir « à la recherche d’une théorie de l’environnement » (Lionel Charles dans M. Abélès et al. eds. 2000, pp. 10-251). Des avancées considérables ont été réalisées dans le domaine de l’écologie politique, avec la publication des Politiques de la nature de Bruno Latour2 ainsi qu’avec l’ensemble des réflexions théoriques qu’élaborent les auteurs qui contribuent à la revue Cosmopolitiques (huit volumes parus fin 2005). Mais l’écologie politique et l’environnement ne sont pas de même nature. Le remarquable livre de Frédéric Couston tente de définir et d’évaluer les deux notions. Mais, chemin faisant, il sème, sur cette voie, un « obstacle » de taille.
2La thèse de l’ouvrage est, en effet, la suivante : pour changer et trouver un nouveau contrat, il faut adopter de nouvelles catégories. Or le concept d’environnement est trop lié à la crise de la modernité pour être retenu. Il faut donc se débarrasser de ce concept pour aller vers une politique écologiste, qui soit un « réformisme radical ».
3Frédéric Couston établit tout d’abord le lien que la notion d’environnement entretient avec la crise de la modernité. Pour lui, la crise de la modernité est une des dimensions de la crise environnementale puisque c’est un effet de la séparation moderne entre nature et sociétés. Plus précisément, ce qui émerge avec la modernité c’est l’opposition entre un espace naturel à l’écart de l’histoire, et qui sera de plus en plus paré de qualités, et un espace environnemental voué au progrès et lieu de la déploration. La nature, c’est ce dont on ignore l’histoire et même ce dont on ne veut pas faire l’histoire. Idée qu’il résume en une formule forte : « Le concept d’environnement a donc le mérite, en se chargeant des basses œuvres de la modernité, de permettre à la notion traditionnelle de nature de revivre et d’être de nouveau ressentie comme un réservoir immatériel et imaginaire de valeurs. » (P. 63) La conclusion est que si l’on peut annoncer la mort de la nature – parce que « la nature n’est plus ce qu’elle était » (Cosmopolitiques 1, 2002) et qu’elle n’est plus l’autre de l’homme et de l’artificialisation –, il faut, paradoxalement, annoncer, dans le même temps, la mort de la notion d’environnement.
4Les raisons sont multiples. Il y a contradiction à nommer environnement l’écosystème, c’est-à-dire ce qui n’est pas l’homme, surtout si c’est pour réinventer, ensuite, la part de l’homme dans l’écosystème. Mieux vaudrait prendre en compte le fait que l’environnement est une représentation culturelle, en outre récente. Il y aura donc mort du concept par absorption de l’homme en lui : un environnement qui absorbe ce qu’il est censé environner redevient un tout. Par ailleurs, si le mot désigne une extériorité statique, pourquoi le choisir pour qualifier un ensemble de relations dynamiques ? Il y aura donc une autre mort de l’environnement en ce que la suppression des problèmes d’environnement passera par la suppression de la notion elle-même au profit d’autre chose.
5La crise de l’environnement n’est pas différente de la crise de la modernité parce que la pensée moderne ne parvient pas « à inscrire dans le réel son projet de séparation de la nature et de l’homme sans cesse contrarié par l’irruption de nouveaux hybrides, mi-naturels mi-artificiels » (pp. 85-86). Il faut donc abandonner ou, au moins, dépasser ce concept.
6Comment sortir de la modernité sans faire table rase des héritages et sans retomber dans une conception cyclique, sans justement faire ce qu’on reproche aux modernes d’avoir fait ? « Il faudra réviser les notions d’histoire, de cycle et d’équilibre, et troquer l’idée de révolution pour celle d’évolution. La radicalité devra alors prendre un tout autre visage. » (P. 94) Je ne pense pas qu’on puisse « réviser la notion d’histoire », la formule étant hâtive et involontairement maladroite, mais, en revanche, je pense qu’on peut s’engager dans la compréhension de la façon dont les historiens modernes fabriquent le passé en recourant à des représentations spéculaires qu’ils purifient ensuite pour en faire des objets de science. Le concept d’environnement en est un très bon exemple. Voici un mot qui n’acquiert le sens qu’il a actuellement que vers 1950, celui d’une représentation critique de l’évolution de la nature dans les sociétés industrielles, mais qui, aussitôt, est purifié par naturalisation pour finir par désigner la nature elle-même. C’est ainsi que des naturalistes se spécialisent aujourd’hui en paléo-environnement pour toutes les périodes de la préhistoire et de l’histoire et étudient sous cette discipline les éléments qu’on aurait en d’autres temps appelés « nature » ou encore « milieu naturel » : les sédiments, les plantes et les animaux, bref, tout ce qui n’est pas l’homme.
7« La recherche de l’au-delà de la modernité » (titre d’un chapitre important du livre) conduit l’auteur à passer en revue, non sans les critiquer, diverses positions théoriques récentes : le principe de responsabilité d’Hans Jonas, les concepts d’écoumène et de médiance d’Augustin Berque, la lecture naturalisante de la philosophie et des droits de l’homme (chez des auteurs comme Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur et Luc Ferry), le renversement opéré par le concept de machine chez Edgar Morin.
8La troisième partie de l’ouvrage part à la recherche du nouveau contrat que l’homme doit envisager. Ce contrat est nécessaire, non pas, comme le suggère Michel Serres, parce qu’un nouveau contractant, la nature, doit être intégré mais parce que notre manière de nous considérer dans l’écosphère doit changer. Ce contrat, l’écologisme, ne peut être ni le contrat libéral, fondé sur l’individu, ni le contrat holiste, soumettant l’homme à un plan général qui le dépasse. Il s’agit par conséquent d’un nouveau type de contrat. Pour en discuter les fondements, Frédéric Couston entreprend de démontrer que l’écologisme n’est ni un totalitarisme ni un libéralisme. Il récuse le communisme écologique de Jonas, qui mène à une forme de totalitarisme. Il ne pense pas que soit concevable la notion d’aménagement écologique du capitalisme. Il explique enfin comment l’écologisme n’est ni une révolution ni une utopie, qui ne saurait être confondu avec la politique écologisée.
9C’est donc un « réformisme radical », à la fois globalisant dans ses prétentions à toucher à tous les domaines du savoir humain mais, en même temps, incapable de proposer une vision totale comme le faisait, par exemple, le marxisme. L’auteur adopte une logique complexe et systémique, marquée par les incertitudes et les interactions. Il s’évertue à dégager des processus de qualité, sachant que cette dynamique de recherche de la qualité importe autant que le but de la réforme. Surtout, il part de l’humanité et de la relation qu’elle entretient avec l’ensemble de l’être et non uniquement avec l’écosphère. Se dégagent alors clairement du propos les raisons qui font que cet écologisme est un humanisme : en remplaçant la notion de droit de l’environnement par celle de justice écosphérique et écouménale (p. 243), en définissant une morale écouménale qui serait le souci d’habitabilité (pp. 193-194), en fondant le contrat dans la rationalité humaine et dans une conception idéaliste et non utilitariste de l’homme. Cette conception impose des contraintes à la satisfaction des désirs, contrairement à l’utilitarisme qui n’en fixe pas.
10Cette pensée ouvre sur une épistémologie. L’auteur classe les préoccupations en fonction des échelles et définit les récits concourant à la représentation de l’écosphère et de ses éléments. Au niveau de l’homme et de l’humanité correspond la valeur d’équité ; à l’écoumène correspond la valeur d’habitabilité ; enfin, à l’écosphère correspond celle de durabilité. Quant aux écosystèmes qui composent les réalités des espèces et des biotopes, ils sont caractérisés par leur complexité. La nécessaire confrontation des récits, qui équivaut à un accroissement de l’information, impose l’État de droit démocratique : respect du récit des autres, respect des valeurs universelles et relatives, aptitude à la discussion et au choix. Au terme de cette réflexion, Frédéric Couston débouche sur la notion de « Parlement des choses », empruntée à Bruno Latour3.
11Je souhaiterais émettre quelques réserves quant à la critique de la théorie d’Augustin Berque que fait Frédéric Couston. Ce dernier aurait grandement bénéficié de la lecture du dernier livre d’Augustin Berque sur l’écoumène4, paru en 2000 dans une collection de géographie, et qu’il ne connaît manifestement pas. Dans cet ouvrage, le géographe précise, mieux qu’il ne l’a fait dans ses précédentes productions, le sens qu’il donne aux logiques de sujet ou de sujétion et aux logiques de prédicat (on pourrait dire aussi logiques de récit ou de projet), et propose une articulation autre que le rapport cartésien classique entre sujet observant et objet observé. Or les logiques de sujétion, ce qu’on a pu jadis appeler déterminisme dans une conception fixiste, constituent le milieu, et celui-ci n’est pas seulement défini par des contraintes géophysiques, climatiques et biologiques (comme le dit Frédéric Couston page 161) ; il est également défini par des héritages, c’est-à-dire l’histoire : des représentations héritées, lourdes de sens et d’inertie, mais aussi des matérialités héritées, dans les planimétries, les formes, les matériaux, les modelés, qui composent nos « paysages » ou nos « milieux ». Ces héritages, caractéristiques des anciens récits des hommes et produits par eux, sont aussi lourds de sujétion que les dynamiques géophysiques, climatiques ou biologiques. L’homme est autant une sujétion historique pour lui-même que le sont les non-humains qui l’entourent.
12Frédéric Couston a raison d’interroger la construction d’Augustin Berque sur sa capacité à déboucher sur une action : « Comment s’y prendra-t-on quand deux récits seront en contradiction […] ? Qui pourra dire quel est le génie du lieu ? » (PP. 141-142) Ce que ne fait pas, en effet, Augustin Berque, contrairement à des théoriciens comme Bruno Latour5, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe6, c’est d’imaginer les protocoles de la délibération et du choix pour « agir dans un monde incertain ». Or, en ne citant pas les travaux de ces auteurs, Frédéric Couston se prive d’une construction qu’il appelle de ses vœux. C’est là que le concept de « logiques de sujet » éclaire et prépare le choix : comme je l’ai dit plus haut, rien ne nous interdit de placer dans ces sujétions qui interfèrent avec nos prédicats toute la richesse des héritages humains et sociaux, en plus des héritages physiques et biologiques. Ces constructions historiques, qui nous sont désormais extérieures, sont bien un environnement sans être pour autant la nature. La connaissance de ces dernières et leur prise en compte est importante pour la construction de l’écologisme.
13Finalement, la critique de la position d’Augustin Berque peut être nuancée dans la mesure où ce n’est pas au géographe de décréter le choix et certainement pas à lui seul d’inventer les modalités de la délibération dans une société soucieuse de son rôle écouménal et écosphérique. C’est de la responsabilité de tous.
14Je formulerai une autre remarque : nous sommes à la recherche du mot qui pourrait qualifier la nouvelle théorie en construction. En l’appelant « modernité réflexive » ou « modernité symétrique », on se place sur un terrain épistémologique plus que théorique et on ne fait que définir le statut de la connaissance. En choisissant le terme d’écologisme, Frédéric Couston entend se placer sur un autre terrain puisqu’il fait la différence entre science de l’écologie et pensée écologiste (p. 10). Il n’est pas loin, me semble-t-il, de l’écologie politique de Bruno Latour (1999). Mais, chez Frédéric Couston, la démonstration n’est pas faite bien que le contenu du livre en donne les éléments. Ce dont nous parle l’auteur c’est d’une théorie écosphérique et écouménale, riche de l’ensemble des relations que les hommes et les sociétés doivent réélaborer avec l’univers comme avec les lieux. C’est en ce sens que la théorie est écothéorie, une théorie du nouveau mode d’habitat, aux différentes échelles où s’exprime cette modalité.
15Je soulignais, en amorce de ce compte rendu, la question de la théorie de l’environnement. À la lecture du livre de Frédéric Couston, l’idée me paraît pouvoir être reformulée. En bons épistémologues, ce n’est pas en quête d’une théorie de l’environnement que nous allons devoir nous mettre mais bien en quête d’une écothéorie, qui nous permettra, par conséquent, de faire un sort à la notion, tout à fait contingente, d’environnement. Mais, comme pour la notion de paysage (qui a connu la même « réduction » épistémologique en tombant du tableau de la Renaissance dans l’escarcelle du géographe et du naturaliste), nous avons affaire à un concept qui s’est installé et s’est banalisé. Les subtilités du raisonnement de Frédéric Couston et son pronostic de mort de l’environnement pèseront peu face à l’usage quotidien que le citoyen fait de cette notion quand il parle des « problèmes environnementaux ».
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Gérard Chouquer, « Frédéric Couston, L’écologisme est-il un humanisme ? », Études rurales [En ligne], 175-176 | 2005, mis en ligne le 12 juillet 2006, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/3256 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.3256
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page