Edouard Lynch, Insurrections paysannes. De la terre à la rue. Usages de la violence au xxe siècle
Edouard Lynch, Insurrections paysannes. De la terre à la rue. Usages de la violence au xxe siècle, Paris, Vendémiaire (« Chroniques »), 2019, 448 p.
Texte intégral
1Edouard Lynch sur les rapports entre paysannerie et politique en France au xxe siècle, notamment dans le cadre de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches (2012). Actuellement professeur à l’université Lumière-Lyon II et membre du Laboratoire d’études rurales, E. Lynch propose d’explorer, dans cet ouvrage, les spécificités des mobilisations paysannes, depuis les grèves de bûcherons de 1890 jusqu’au milieu des années 1970, en les comparant avec d’autres mobilisations professionnelles au cours des xixe et xxe siècles. Il s’intéresse plus particulièrement aux manifestations paysannes, offrant ainsi un précieux complément aux travaux de Danielle Tartakowsky (Les Manifestations de rue en France, 1918-1968, Éditions de la Sorbonne, 1997) dans lesquels les mobilisations agricoles demeurent « limitées et fragmentaires » (p. 12). Cet ouvrage permet également d’approfondir et d’élargir, sur une période historique plus longue, les analyses de Patrick Champagne pour qui la manifestation est la production d’un évènement politique (Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, 1984). Pour ce faire, E. Lynch s’appuie sur l’étude croisée de plusieurs sources : les archives du ministère de l’Intérieur et de la Sûreté disponibles jusqu’en 1970, celles du ministère de la Justice (sous-série BB18) de 1962 à 1976 ; complétées enfin par l’étude de la presse nationale de 1945 à 1975 et les fonds de l’Institut national de l’audiovisuel sur les actualités télévisées françaises (p. 383 ; p. 429-430). Conscient d’un probable « effet de source » (p. 11), à savoir l’absence d’accès aux archives des organisations agricoles (dont celles de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles qui lui sont restées fermées) et le fait que les archives dépouillées tendent à « ne récapitul[er] que les événements les plus “violents” » ou les plus médiatiques (p. 11), l’auteur caractérise la spécificité de l’action contestataire paysanne par un usage de la violence et de « l’action directe » à la fois « fréquent » et qui « loin de se réduire et de disparaître au fur et à mesure du temps, croît au contraire en intensité » (p. 6) au cours de la période étudiée. Seule la Troisième République semble constituer une exception « pacificatrice », avec un « assagissement des campagnes » lié à l’entrée des masses paysannes dans la modernité politique électorale (p. 33). La genèse d’un répertoire d’action collective « violent », inséparable de la « progressive affirmation » à l’échelle nationale des organisations professionnelles et de leur travail politique de représentation (p. 14 ; p. 92-93 ; p. 232), se trouve ainsi explorée dans les quatre parties qui composent l’ouvrage : « Le temps des apprentissages. De la révolte à la manifestation, 1870-1914 », « Le temps de la politique. Le paysan dans la rue, 1920-1940 », « Le temps de la radicalisation. Des barrages à l’action directe, 1945-1966 » et « Le temps de la violence. Du Larzac à Montredon, 1968-1977 ». Un épilogue ouvre sur une réflexion plus générale autour de la période des années 1980 à nos jours (« Manifester pour exister »).
2La mise en perspective historique offerte par l’ouvrage sur près d’un siècle permet ainsi à E. Lynch d’appréhender en profondeur la manière dont s’est progressivement imposée la représentation sociale d’une « violence paysanne » (p. 6), à la fois singulière et ambivalente, d’autant plus qu’elle jouira, à partir de l’après Seconde Guerre mondiale, d’une quasi-impunité (p. 275 sq ; p. 344 sq) de la part de la justice. Cette violence s’affirme essentiellement comme une « violence contre les biens » (p. 10) qui peut prendre des formes multiples : incendies, destruction des clôtures de propriété ou des récoltes, dégradation de biens publics, etc., et cible en priorité, sur la période considérée, l’État. Elle prend aussi une forme « discursive » (p. 158) ou plus symbolique (image menaçante de la « fourche », p. 159). La lutte du Larzac (1971-1981) constitue un contrepoint intéressant du fait de l’influence jouée par la communauté de l’Arche fondée par Lanza del Vasto : s’y opère selon E. Lynch un « basculement dans l’évolution du répertoire » (p. 323) vers l’action directe « non-violente » (p.320-323), lequel se retrouve dans certaines luttes paysannes contemporaines (par exemple chez les Faucheurs volontaires prônant la désobéissance civile).
3Tout au long de l’ouvrage se pose en outre en filigrane la question des différences et des similitudes entre les pratiques contestataires des mondes ouvriers et celles des mondes agricoles. Loin d’être autonomes et refermés sur eux-mêmes comme ont pu le suggérer certains travaux des Subaltern studies, ces derniers font dès la fin du xixe siècle, l’objet d’une perméabilité accrue aux modes de protestation ouvriers et urbains, conduisant à une progressive « homogénéisation » des répertoires d’action collective (p. 53), en particulier la grève expérimentée dès les années 1870 par les salariés agricoles et le soulèvement du Midi viticole en 1907. Il aurait été à cet égard intéressant de développer davantage les modalités de déploiement ou, au contraire, de subversion du « mythe de l’unité agraire », en explorant plus avant les rapports d’alliance ou d’antagonisme existant au sein du monde agricole entre, d’une part, les salariés agricoles (pour la plupart, métayer ou fermiers sans terre) et, de l’autre, les exploitants familiaux propriétaires de leur terre, et ce que cela produit en termes de répertoires d’action.
4Par ailleurs, les mobilisations agricoles ont eu tendance à se déplacer hors de l’espace rural local et à s’urbaniser, la ville s’imposant de manière croissante au début du xxe siècle comme « lieu privilégié de l’expression collective, une caisse de résonance susceptible d’amplifier les revendications » (p. 85). Cet ouvrage ouvre de manière prometteuse la voie à un programme de recherche historique de plus grande ampleur, propice à transcender les spécialisations académiques liées, d’un côté, aux mondes ouvriers et urbains et, de l’autre, aux études paysannes et rurales. Plaider en faveur de cette convergence implique de prendre au sérieux une histoire croisée des mobilisations professionnelles, attentive aux interactions et aux modalités de circulations des répertoires d’action collective entre elles. L’attention mériterait aussi d’être plus étroitement portée au rôle de « passeur » et de « traducteur » joué par certains agents dans ces processus, ainsi qu’aux régimes de justification de la violence contestataire par rapport à la violence d’État ou à d’autres types de violences institutionnelles et sociales.
Pour citer cet article
Référence papier
Delphine Thivet, « Edouard Lynch, Insurrections paysannes. De la terre à la rue. Usages de la violence au xxe siècle », Études rurales, 212 | 2023, 162-163.
Référence électronique
Delphine Thivet, « Edouard Lynch, Insurrections paysannes. De la terre à la rue. Usages de la violence au xxe siècle », Études rurales [En ligne], 212 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/32456 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.32456
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