Jean Foyer, Aurélie Choné et Valérie Boisvert (dir.), Les esprits scientifiques. Savoirs et croyances dans les agricultures alternatives
Jean Foyer, Aurélie Choné et Valérie Boisvert (dir.), Les esprits scientifiques. Savoirs et croyances dans les agricultures alternatives, Grenoble, UGA Éditions (« Écotopiques »), 2022, 330 p.
Texte intégral
- 1 Voir Christian Deverre et Claire Lamine, « Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de (...)
1Qu’est-ce qui définit les agricultures qui se revendiquent « alternatives » ? Si la question de la dimension alternative a été régulièrement abordée ces dernières années, notamment la capacité de ces systèmes alimentaires à générer ou à diffuser des transformations plus larges1, il est en revanche un pan beaucoup moins exploré : celui de ses volets idéels, philosophiques ou spirituels et de la manière dont ces idées et ces croyances génèrent des pratiques. Cet ouvrage – composé d’une quinzaine de contributions – propose « d’éclairer les agricultures alternatives sous l’angle du lien entre scientificité et spiritualité et entre savoirs et croyances » (p. 7). Il s’attache à saisir le sens que chacune de ces agricultures donne à ses pratiques selon une démarche spinozienne qui consiste à ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas juger, mais comprendre.
2Cette entreprise est d’autant plus utile que le contexte de la crise écologique globale a donné davantage de visibilité à des agricultures comme la biodynamie, la permaculture ou l’agriculture « naturelle » (inspirée du japonais Okada), abordées dans cet ouvrage et qui ont connu une forte expansion ces dernières années. Ces alternatives ont deux points communs : une critique du rapport au vivant dans l’agriculture moderne industrielle et, en lien étroit avec celle-ci, une remise en question des canons de la pensée scientifique. Néanmoins, elles ne s’inscrivent pas dans un mouvement anti-science. Ces nouvelles agricultures éprouvent (dans le sens de mettre à l’épreuve) les liens entre savoirs, croyances et matérialité, dans une relation sensible, de l’ordre de l’intimité, avec l’ensemble des « êtres » (visibles/invisibles, animés/inanimés…) avec lesquels elles établissent des relations et se livrent à des assemblages de savoirs, à des bricolages, à du syncrétisme ou encore à des hybridations. Par ce biais, appellent-elles à interroger la frontière qui distingue les savoirs légitimes de ceux relégués au rang de « croyances ».
- 2 Voir Anne-Sophie Lamine, « Expérience, idéaux et participation sociale », ThéoRèmes, 2018, no 13 ( (...)
3Deux « polarités » sont mises en tension dans l’ouvrage. D’un côté, les auteurs rendent compte des pratiques qui se fondent sur des interprétations métaphysiques du cosmos, à partir de représentations de la nature vivante et agissante relevant de l’écologie profonde et du biocentrisme, ainsi que des réflexions vitalistes et monistes sur l’unité de la matière et de l’esprit, s’exprimant dans des rituels et des pratiques chamaniques. De l’autre, ils soulignent l’expression d’une aspiration à la « re-connaissance » scientifique de pratiques, pensées comme rationnelles et fondées sur l’expérimentation, dans une démarche plutôt pragmatique. La façon dont les agriculteurs se positionnent entre ces deux polarités montre des scissions et divergences profondes au sein de ces courants alternatifs. Toutefois, à l’encontre de cette présentation binaire et simplificatrice, les auteurs analysent les multiples formes par lesquelles s’entrecroisent le spirituel et le matériel, les croyances, les émotions et la rationalité dans des « croire en acte »2, qui débordent largement du domaine religieux et imprègnent les pratiques économiques ou le rapport au politique.
4L’ouvrage comporte trois parties. La première rassemble des contributions sur la biodynamie. La deuxième rend compte de la circulation des idées et pratiques et de leurs transformations entre différents contextes culturels, que ce soit à propos des origines du mouvement de la permaculture – loin d’être aussi homogène qu’il n’y paraît – ou de celles de l’agriculture naturelle née au Japon ou encore de l’homéopathie rurale née en Suisse, toutes deux implantées avec succès au Brésil. La dernière partie de l’ouvrage, plus hétérogène, propose un regard décalé par rapport aux logiques rationalistes technico-industrielles, à travers des contributions mêlant approches artistiques, sensibles et participatives.
5Sans pouvoir détailler le contenu de l’ensemble de l’ouvrage, on relèvera plus particulièrement une certaine symétrie entre le chapitre 3 (première partie) sur la biodynamie et le chapitre 5 (deuxième partie) sur la permaculture. Alexandre Grandjean, en effet, rend compte des fortes divergences d’interprétation de la pensée de Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie, à l’origine de la biodynamie. Il dégage deux postures dans les discours, l’une de « dé-cosmologisation » et l’autre de « re-cosmologisation » (p. 110) parmi les vignerons suisses en biodynamie. Le premier mouvement consiste à minorer certains aspects de la pensée de Steiner et à composer avec des savoirs scientifiques naturalistes quand le second recourt à d’autres pratiques « spirituelles » (comme le néo-chamanisme). Kevin Morel relate, quant à lui, les prémisses de la permaculture, inspirée de la culture des Aborigènes australiens, ainsi que les trajectoires pour le moins divergentes sur le plan théorique et politique de Bill Mollison et David Holmgren, les deux universitaires qui ont diffusé par leurs travaux la permaculture à l’échelle mondiale. L’auteur montre l’existence d’un chiasme entre « permascientisme » et « permafondamentalisme » ou interprétation plus « new age » et spiritualiste de la permaculture. Julien Blanc (chap. 6) retrace l’histoire de l’émergence au Japon puis de l’adaptation au Brésil, de l’agriculture naturelle, fondée sur la pensée du japonais Mokiti Okada par l’Église messianique mondiale. Il mène une analyse très stimulante de l’entrelacement entre croyances religieuses, pratiques agricoles et choix stratégiques sur le planéconomique. Sébastien Carcelle (chap. 7) se penche sur l’adaptation, au Brésil toujours, des principes de l’homéopathie et de sa diffusion dans le domaine de la santé animale et végétale à travers les réseaux institutionnels de l’Église catholique et de l’agroécologie. Il montre comment l’homéopathie rurale entre en résonance avec certaines formes de croyances, relevant d’un « croire en acte » tel que mentionné plus haut.
6Cette évocation rapide ne rend pas justice à la richesse des analyses ni à l’ensemble des auteurs notamment le travail de recontextualisation de la pensée de R. Steiner dans l’environnement social et intellectuel de son époque par Aurélie Choné (chap. 1), ou la finesse de la problématisation dans l’introduction. Une autre des qualités de l’ouvrage est d’associer plusieurs approches disciplinaires : histoire des idées, sociologie environnementale, du religieux ou ethnobotanique, issues de deux journées d’étude tenues en 2017, la première à Paris sur les imaginaires et les matérialités dans les agricultures alternatives, la seconde à Lausanne sur les articulations entre scientificité et spiritualité. Ce livre apporte une contribution prudente, mais pertinente, au débat sur les rapports entre la rationalité scientifique et d’autres rationalités, dans le rapport au vivant. Selon ses propres sensibilités, on peut en retirer des réflexions sur les ontologies multiples en agriculture, ou sur des éléments d’analyse sur la circulation des idées, le succès de diffusion de certaines agricultures alternatives semblant très lié à l’articulation de dimensions spirituelles ou philosophiques aux dimensions matérielles.
Notes
1 Voir Christian Deverre et Claire Lamine, « Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de travaux anglophones en sciences sociales », Économie rurale, 2010, no 317, p. 57‑73.
2 Voir Anne-Sophie Lamine, « Expérience, idéaux et participation sociale », ThéoRèmes, 2018, no 13 (<https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/theoremes.2116>) et Emma Aubin-Boltanski, et al., (dir.), Croire en acte. Distance, intensité ou excès ? Paris, L’Harmattan, 2014, p. 205-224.
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Référence papier
Laurence Granchamp, « Jean Foyer, Aurélie Choné et Valérie Boisvert (dir.), Les esprits scientifiques. Savoirs et croyances dans les agricultures alternatives », Études rurales, 212 | 2023, 154-156.
Référence électronique
Laurence Granchamp, « Jean Foyer, Aurélie Choné et Valérie Boisvert (dir.), Les esprits scientifiques. Savoirs et croyances dans les agricultures alternatives », Études rurales [En ligne], 212 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/32406 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.32406
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