Antoine Roger, Le capitalisme à travers champ. Étudier les structures de l’accumulation
Antoine Roger, Le capitalisme à travers champ. Étudier les structures de l’accumulation, Lormont, Le Bord de l’eau (« Documents »), 2020, 408 p.
Texte intégral
1« Comment expliquer que le capitalisme fondé sur l’accumulation du capital, la propriété privée des outils de production, les rapports monétaires et la quête du profit tolère la perpétuation d’activités qui obéissent à une autre logique et paraissent lui poser des limites ? » (4e de couverture). Le politiste Antoine Roger met ce questionnement à l’épreuve des faits dans un ouvrage consacré à la Roumanie. Il faut reconnaître que ce terrain se prête particulièrement à une telle investigation. En effet, depuis la fin du communisme, ce pays compte à la fois de très grandes exploitations agricoles et d’autres avec des lopins de moins de cinq hectares.
2Dans la première partie, l’auteur soumet au débat le postulat énoncé par de nombreux chercheurs qui établissent une disjonction entre les formes capitalistes et non capitalistes de l’agriculture. Puisant dans de très nombreuses références (Weber, Marx, Lénine, Tchayanov, Polanyi, Luxembourg, Bourdieu…), il montre comment « tous les auteurs considérés envisagent des forces économiques autonomes […] et ne cherchent pas à mettre au jour les rapports de force politiques qui structurent l’accumulation » (p. 21). Antoine Roger considère qu’un raisonnement en termes de champ permet de « caractériser des luttes symboliques engagées dans des espaces structurés, qui obéissent chacun à une logique propre [donnant à voir] des formes capitalistes et non capitalistes coextensives » (p. 21).
3La suite de son propos s’attache à valider cette hypothèse à partir de l’exemple roumain grâce à un riche corpus : enquêtes documentaires, analyse de curriculums de scientifiques et de diplômés d’écoles d’agronomie, consultation de revues (scientifiques et professionnelles) et entretiens semi-directifs avec des chercheurs en agronomie. Les résultats obtenus sont traduits sous la forme de quadrants qui rendent compte des champs dans lesquels se structurent les enjeux scientifiques. Chaque partie du livre se voit attribuer cette méthode qui montre les interactions entre les capitaux culturels, sociaux, économiques et symboliques des groupes sociaux mobilisés.
4La deuxième partie rompt avec l’usage courant dans les sciences sociales françaises qui veut que l’héritage communiste des campagnes est-européennes soit, au mieux, cantonné à l’histoire, au pire effacé. Sur la période allant de l’instauration de nouvelles frontières en Roumanie (1921) à la fin du régime communiste (1989-1990), l’auteur analyse la formation d’institutions et de propriétés sociales qui n’évolue pas vers un capitalisme national mais s’avère primordiale dans l’émergence de celui-ci après 1990.
5Trois disciplines participent de la structuration du monde rural et agricole roumain durant cette période : l’agronomie, l’économie et la sociologie. Les savoirs produits par ces sciences construisent progressivement une séparation entre, d’une part, une agriculture qui procède d’une dynamique « purement économique » (p. 136) et, de l’autre, des exploitations parcellaires qui « relèvent d’une autre logique » (p. 136).
6La troisième partie montre comment les agronomes, les économistes spécialistes des questions agricoles et les sociologues ruraux doivent ensuite « composer avec une nouvelle structure foncière » (p. 139) qui prend place au sein des milieux ruraux à partir des années 1990. Les bouleversements sont considérables. Ainsi, 3 800 anciennes coopératives agricoles de production sont démantelées et tous les membres reçoivent de 0,5 à 1 hectare faisant émerger un paysage social et géographique de petits lopins travaillés par une nouvelle paysannerie. Les anciennes entreprises d’État échappent à cette transformation. Les autorités leur accordent un statut de société commerciale et leurs terres ne sont pas redistribuées. Un processus de privatisation voit le jour qui polarise les exploitations en structures d’investissement privé ou reprise par le ministère de l’Agriculture. Antoine Roger analyse la façon dont les trois disciplines s’impliquent dans ce changement et comment des points de vue s’affrontent en interne et en externe. L’enjeu n’est rien moins que produire une formulation scientifique des problématiques économiques.
7La quatrième partie aborde la question du contrôle des vastes domaines agricoles spécialisés dans la culture intensive de céréales et d’oléoprotéagineux. Après la chute du régime communiste, les agents impliqués dans ce dispositif ont pour objectif, outre la réalisation de profits, de se créer des débouchés spécifiques et ainsi de surclasser leurs concurrents. Un champ entrepreneurial voit le jour, organisant la filière. Deux stratégies sont mises en œuvre. Les agents adoptent tout d’abord un « principe de fermeture », afin d’« exploiter le plus efficacement les ressources » (p. 220) puis promeuvent un « principe de distinction », qui hiérarchise l’accès aux ressources et entérine le basculement vers un capitalisme de « firmes multinationales du négoce, de l’agrochimie » (p. 221).
8La cinquième et dernière partie met en exergue deux lignes de forces antagonistes structurant le champ bureaucratique, avec l’opposition agents généralistes versus spécialisés et agents privilégiant des orientations nationales versus internationales. Le remarquable travail d’enquête effectué par Antoine Roger permet de mettre au jour le rôle dynamique de l’administration qui apporte un concours décisif au développement du capitalisme agraire roumain, tout en contribuant à la perpétuation de formes non capitalistes.
9L’auteur donne toute sa place aux structures agricoles capitalistes vues sous l’angle d’une analyse politique de l’accumulation. Au regard des enjeux agricoles en cours dans nos sociétés, le livre suscite la nécessité d’une observation continue de ce « capitalisme à travers champs ». En effet, des questions de première importance se posent quant à la capacité des grandes exploitations à perdurer dans des contextes de crise économique (affaiblissement des États et rôle des marchés financiers), social (perte d’emplois et de savoirs liés à l’industrialisation de l’agriculture), écologique (capacité restreinte à surmonter certains enjeux climatiques et environnementaux) et foncier (limite d’une captation indéfinie des terres). Néanmoins, un regard attentif porté sur les petites paysanneries aurait permis de montrer les intérêts et les avantages pour les agriculteurs et les citoyens d’une agriculture non capitaliste.
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Streith, « Antoine Roger, Le capitalisme à travers champ. Étudier les structures de l’accumulation », Études rurales, 211 | 2023, 175-177.
Référence électronique
Michel Streith, « Antoine Roger, Le capitalisme à travers champ. Étudier les structures de l’accumulation », Études rurales [En ligne], 211 | 2023, mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/31454 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.31454
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