Magali Demanget, Le commerce de la chair des Dieux. Chamanisme et modernité en terres mazatèques (Mexique)
Magali Demanget, Le commerce de la chair des Dieux. Chamanisme et modernité en terres mazatèques (Mexique), préf. de Jacques Galinier, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Amériques »), 2022, 296 p.
Texte intégral
1Huautla de Jimenez, dans la Sierra Mazateca mexicaine, est un haut lieu du tourisme chamanique New Age depuis que la chamane locale, María Sabina, et ses « champignons magiques », furent popularisés en 1953 par Gordon Wasson, un banquier new-yorkais proche de la « nébuleuse mystique-ésotérique ». L’ouvrage de l’anthropologue Magali Demanget retrace la genèse et l’actualité de cette ouverture au tourisme, avec une profondeur qui évite tout sensationnalisme et essentialisme.
- 1 Hubert Carton de Grammont, « La nueva ruralidad en América Latina », Revista mexicana de sociologí (...)
2Comme le souligne J. Galinier dans sa préface, il ne s’agit pas, ici, d’une simple opposition entre tradition et modernité qui « consisterait à faire du tourisme un simple effet déclencheur d’une agentivité exogène » (p. 10). Ce livre témoigne, au contraire, que ce nouveau tourisme chamanique ne peut être compris sans une étude plus fine de mondes ruraux en pleine mutation. Les nombreuses revisites, sur un terrain commencé par M. Demanget en 1991, sont incontestablement un atout pour comprendre la profondeur historique de ces bouleversements. Au-delà de l’aspect ethnographique extrêmement riche, ce livre offre un puissant témoignage de ce qui a pu être décrit comme les « nouvelles ruralités »1 à l’œuvre en Amérique latine.
3La première partie porte sur les aspects plus sociologiques du terrain d’étude. Comme le mentionne l’auteur, le cas de Huautla de Jimenez n’est pas différent de nombreuses zones rurales mexicaines, et plus généralement latinoaméricaines, qu’elle appréhende à partir des nouvelles « hybridités » – en apportant les nuances nécessaires à ce concept – entre l’urbanité et la ruralité, entre l’éthos de la coutume et le champ politique « moderne », entre l’économie paysanne de la milpa et l’économie capitaliste. L’étude, cruciale dans les travaux latino-américanistes, des liens d’alliance (compadrazgo) est ici passionnante. L’un des axes fort de ce travail est de montrer que la société locale était finalement propice à entrer « en résonnance avec le consumérisme de l’esprit du capitalisme », du fait des « dynamiques concurrentielles d’une économie du prestige » préexistantes à la mise en tourisme du sacré, génératrices de nouvelles rivalités dans l’arène chamanique (p. 71-77). Étant donné la valeur accordée à l’activité commerciale et la présence de l’argent dans la coutume (mayordomias), « ce n’est pas l’argent en soi qui pose problème dans le commerce des champignons sacrés, mais avant tout les modalités de sa circulation » (p. 97).
4L’étude de l’ouverture du chamanisme aux touristes doit alors tenir compte des jeux de pouvoir abordés dans la deuxième partie de l’ouvrage. Les nouvelles représentations folklorisantes du monde mazatèque y sont analysées à la fois au prisme des relations socio-économiques locales, des enjeux régionaux et nationaux de l’indigénisme mexicain et du tourisme globalisé, révélant un processus de médiatisation entre différentes idéologies et systèmes de valeurs. María Sabina, mère du tourisme chamanique à Huautla, est elle-même au carrefour de ces enjeux, en générant de « vives concurrences pour accéder aux ressources de la représentation matérielle des identités » (p. 117). Enjeu d’instrumentalisation et de politisation à différentes échelles (locales, régionales, nationales, voire internationales), la figure de María Sabina offre une plongée dans le monde des « médiateurs », « intermédiaires » et « passeurs culturels » – journalistes, littéraires, anthropologues autodidactes, érudits locaux – que M. Demanget analyse en faisant dialoguer Éric Wolf, Serge Gruzinski ou encore Gaetano Ciarcia. Dans la sphère locale, elle est aussi au cœur des tensions politiques entre les gens humbles et les gens de raison, entre différents types de savoirs et différents types d’autorité (« intellectuel traditionnel », « intellectuel mazatèque moderne »). Ce n’est qu’après cette complexité décrite que les rituels et les « néo-rituels indigènes » prennent tout leur sens. Les descriptions du festival Maria Sabina et de la fête de la montagne Chikon Todoxo attestent des conflits autour de la mobilisation des symboles et des pratiques rituelles. Les emprunts divers – New-Age, néo-indiens, catholiques, pratiques vernaculaires – révèlent les multiples réappropriations et la duplicité du mythe, le Chikon Todoxo étant tantôt associé au Maître de l’agriculture et du commerce, tantôt en un prédateur confondu avec le diable (Cháto). Dans ce jeu d’oppositions, le chamanisme est l’enjeu des luttes de pouvoir entre groupes sociaux que, finalement, seule l’ouverture au tourisme parvient à unifier malgré la confrontation de représentations et d’objectifs opposés.
5La troisième et dernière partie de l’ouvrage est plus spécifique à une anthropologie du contexte local et au chamanisme comme fait social. L’auteure aborde de manière ethnographique les circulations du chamanisme entre la sphère agraire (milpa) et la sphère publique et commerciale, en s’appuyant notamment sur les travaux de Stephen Hugh-Jones au Pérou pour distinguer le chamanisme « horizontal » et « vertical ». L’analyse qu’elle apporte en termes d’« économie des biens symboliques » et d’« économie économique » (P. Bourdieu), d’« économie du don » (M. Mauss), ou encore la circulation des objets entre différents systèmes de valeurs (A. Appadurai), ont une portée qui dépasse une nouvelle fois le cas d’étude. L’auteure décrit minutieusement les nouvelles formes de l’échange des champignons sacrés entre les groupes sociaux et le monde englobant. Entre stratégies de « travestissement de la dimension marchande de la transaction » et « économie morale de la réciprocité », les nouvelles pratiques chamaniques témoignent de programmes de vérité concurrentiels que chaque groupe cherche à imposer aux autres et à eux-mêmes. Dans cette opposition, les dominés peuvent aussi tirer leur épingle du jeu, par l’intermédiaire de la montagne Chikon Todoxo, pour contester l’ordre social en cours.
6La finesse de l’étude ethnographique et la richesse des approches théoriques s’articulent dans un tout cohérent de près de 300 pages. Dynamiques intrinsèques et extrinsèques s’entrecroisent pour offrir un puissant témoignage de la complexité de relations sociales, façonnées par l’économie de marché mais profondément inscrites dans le monde politique et symbolique local. Huautla de Jimenez offre sur ce point un écueil, sans doute plus spectaculaire qu’ailleurs, des bouleversements récents des mondes ruraux et de leur patrimonialisation.
Notes
1 Hubert Carton de Grammont, « La nueva ruralidad en América Latina », Revista mexicana de sociología, 2004, no 66, p. 279-300.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Claude Le Gouill, « Magali Demanget, Le commerce de la chair des Dieux. Chamanisme et modernité en terres mazatèques (Mexique) », Études rurales, 211 | 2023, 167-169.
Référence électronique
Claude Le Gouill, « Magali Demanget, Le commerce de la chair des Dieux. Chamanisme et modernité en terres mazatèques (Mexique) », Études rurales [En ligne], 211 | 2023, mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/31439 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.31439
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