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Comptes rendus

Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural

Benoît Leroux
p. 164-166
Référence(s) :

Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po (« Académique »), 2021, 264 p.

Texte intégral

1Riche d’une approche ethnographique comparative, le livre de Yaëlle Amsellem-Mainguy analyse les conditions d’existence de jeunes femmes issues principalement des classes populaires rurales. Il vient combler un vide concernant les connaissances que l’on peut avoir des filles qui ont grandi et qui vivent dans les espaces ruraux. Dans une perspective qui vise à décrypter les relations entre espaces de vie locaux et positions sociales, l’autrice « entend rendre compte des trajectoires, conditions de vie et expériences juvéniles du monde rural populaire et saisir les éventuelles spécificités rencontrées » (p. 9).

2Les filles étudiées sont celles qui n’ont pas pu s’extraire de « leur campagne », du fait d’une relégation en voie professionnelle ou d’un parcours scolaire n’ayant pas permis l’obtention d’un diplôme. Si, parmi les enquêtées, certaines ont pu faire l’expérience de la ville, pour les études ou pour un emploi, elles sont revenues dans le giron familial et amical qu’elles considèrent comme leur « chez-elle ». Invisibilisées, notamment par les idées reçues sur « une jeunesse » que les normes sociales contribuent à homogénéiser autour des attributs masculins et urbains, ces jeunes femmes « sans problème » ne sont pas moins confrontées aux transformations sociales et économiques d’aujourd’hui.

3L’enquête a été conduite dans le cadre de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep) où l’autrice est chargée de recherche. Elle est focalisée sur les trajectoires de collégiennes, lycéennes et jeunes actives ayant entre 14 et 18 ans. Dans l’optique de rendre compte de ce que « les territoires font à leurs habitantes » (p. 15), quatre espaces de la France hexagonale ont été choisis pour permettre de décrire des situations sociales vécues dans des configurations hétérogènes du point de vue géographique et sociologique. L’enquête de Y.  Amsellem-Mainguy associe les Ardennes, espace rural marqué par la désindustrialisation, la touristique presqu’île de Crozon, le massif montagneux de la Chartreuse ainsi que des petites communes du département des Deux-Sèvres. Elle s’appuie sur un important corpus d’entretiens individuels et collectifs réunissant environ 200 enquêtées rencontrées entre février 2018 et décembre 2020, mais recourt également à des sources documentaires récentes et à d’autres enquêtes sociologiques. Ainsi, bien plus que le titre qui fait explicitement référence au livre de Nicolas Renahy, Les gars du coin (La Découverte, 2005), Y. Amsellem-Mainguy met en relation méthodiquement les situations observées auprès de ses enquêtées avec celles décrites par les collègues sociologues portant sur d’autres jeunesses rurales (Isabelle Clair, Benoît Coquard, Marie-Hélène Lechien, Sophie Orange, Fanny Renard…). Ce faisant, elle arrive à faire dialoguer les études de genre avec une littérature principalement centrée sur les jeunesses rurales masculines des classes populaires.

4La qualité de l’ouvrage tient beaucoup à la grande clarté des analyses, aux descriptions ethnographiques ainsi qu’au recours à de nombreux extraits d’entretiens avec des jeunes femmes. Articulé autour de six chapitres, le livre aborde successivement les dimensions du « territoire et de l’inscription familiale », des « relations amicales », des « parcours scolaires et sociabilités », du « marché du travail », du « temps libre », de la « vie amoureuse, sexuelle et conjugale ». Au-delà de ces chapitres, l’introduction et la conclusion apportent des éclairages heuristiques sur les socialisations et sociabilités des jeunes femmes évoluant dans les espaces ruraux, spécifiquement sur les questions des vulnérabilités structurelles que rencontrent les fractions les plus dominées des classes populaires, comme les problèmes de la mobilité spatiale qui impactent particulièrement la population enquêtée (distances géographiques, accès au permis, obligation d’avoir une voiture).

5La focale portée sur la quotidienneté des jeunes femmes permet de mettre au jour les difficultés spécifiques qu’elles rencontrent et d’objectiver ainsi les situations inégalitaires face à l’emploi, au logement, aux impératifs familiaux et domestiques, tout comme à l’accès aux espaces de loisirs et de détente. L’approche ethnographique apporte un renouvellement des connaissances sur la manière dont elles vivent « leur jeunesse », nous éclairant sur l’importance des relations amicales, des réputations ou encore de la respectabilité. Malgré quelques parcours dissonants (Valériane, 26 ans, diplômée d’un master qui reprend le bar local, p. 160), l’autrice s’attache surtout à montrer les rudes conditions d’existence d’une frange paupérisée des classes populaires féminines rurales, sans tomber dans une lecture misérabiliste de cette population. On perçoit clairement comment, plus encore que les jeunes hommes issus des classes populaires, outre l’éloignement des pôles urbains, elles se retrouvent davantage démunies de tout un ensemble de ressources sociales qui les placent dans les situations des plus dominées, notamment par rapport à ces derniers, autour desquels continuent de se construire les normes sociales juvéniles. « Si tu regardes ici, ben être une fille, c’est pas un avantage pour le travail » (une enquêtée, p. 146). Aux prises avec les rapports de genre et de classe, les filles travaillent majoritairement dans les services à la personne et y occupent des emplois peu visibles et moins valorisés symboliquement dans l’espace social local. Ce sont les garçons qui peuvent se prévaloir des positions les plus légitimes et visibles sur les différentes scènes sociales qu’elles soient professionnelles (artisanat, conducteur d’engins…), de loisirs et de détente (jouer dans l’équipe de foot locale, faire valoir sa force physique, fréquenter les bars).

6Si on peut regretter la moindre présence dans l’étude de trajectoires de jeunes femmes issues des classes sociales plus favorisées ou de fractions plus stables des classes populaires – ce qui aurait permis de mieux mesurer les rapports de classes qu’entretiennent entre elles ces différentes jeunesses – l’ouvrage est très précieux pour comprendre ce qui se joue dans les campagnes pour cette jeunesse invisibilisée.

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Pour citer cet article

Référence papier

Benoît Leroux, « Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural »Études rurales, 211 | 2023, 164-166.

Référence électronique

Benoît Leroux, « Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural »Études rurales [En ligne], 211 | 2023, mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/31434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.31434

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Auteur

Benoît Leroux

sociologue, maître de conférences, Université de Poitiers, Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines (EA 3815), Poitiers 

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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