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Comptes rendus

Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà

Volker Stamm
p. 157-160
Référence(s) :

Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà, Paris, Karthala, 2021, 494 p.

Texte intégral

1Dans son dernier ouvrage, Jean-Pierre Olivier de Sardan décrypte le monde des opérations de l’ingénierie sociale, et en premier lieu les interventions de l’aide au développement. Le fonctionnement interne de l’industrie de l’aide est très peu connu – un constat surprenant devant le grand nombre de déclarations publiques, de rapports, de séminaires et réunions internationales consacrés à a lutte contre la pauvreté, contre le changement climatique et autres catastrophes humanitaires. Mais ces discours se limitent le plus souvent à la surface : ils évoquent les grandes orientations politiques, la nécessité d’agir, les objectifs à atteindre ou déjà atteints. En revanche, on ne dispose que de peu d’informations sur le processus d’élaborations des programmes d’action et sur les problèmes au cours de leur implémentation. On constate pourtant un certain malaise en sciences sociales en ce qui concerne les discours officiels sur les politiques de développement. Les mécanismes de leur conception et réalisation sont au cœur du livre de J.-P. Olivier de Sardan. Il s’agit de vastes opérations d’ingénierie sociale, comprise comme dispositif d’intervention « visant à implémenter ou modifier des institutions et/ou des comportements » (p. 7). Ces interventions sont le plus souvent conçues dans les pays du Nord, et exécutées au Sud, et par ce constat, il se désigne une problématique fondamentale, caractérisée par toute sorte de décalages entre intentions et réalisations.

2Les opérations d’ingénierie sociale ne sont pas limitées à l’Afrique. Son analyse doit s’appliquer également aux pays du Nord. Personne n’ignore la fréquente non-observation (l’auteur parle de pratiques non observantes) des règles officielles dans les divers domaines de l’administration publique, mais aussi dans le secteur privé, comme l’infléchissement des normes régissant l’attribution des marchés publics, ou de l’accès au système sanitaire, aux écoles, aux logements, à l’assistance sociale. Parfois ces pratiques sont motivées par des intérêts économiques, parfois par le souci de faciliter le travail, de « faire tourner la boîte », parfois même pour mieux aider les bénéficiaires. Mais retournons aux politiques de développement, au centre du livre. Sur le terrain, chez les « groupes cible », elles se réalisent par des projets ou programmes qui sont basés sur des solutions standardisées, sur des « modèles voyageurs ». Conçus dans les sièges des grandes organisations internationales, ils sont testés quelque part dans le monde, et ensuite exportés dans les pays en besoin d’aide. Quand on passe en revue les grandes orientations des politiques de l’aide des dernières décennies, rares sont celles qui ne peuvent pas être qualifiées de « modèles voyageurs » : le système de vulgarisation agricole « Training and visit », le développement rural intégré, après être devenu gestion des terroirs ou encore développement communautaire, le microcrédit, l’ajustement structurel, la régistration des terres et, récemment, la « bonne gouvernance ». Bien sûr, les organismes en charge de ces programmes répètent qu’il ne s’agit nullement de solutions «one size, fits all», qu’ils sont modifiés et adaptés aux contextes respectifs. C’est vrai, mais leurs bases restent immuables, et toujours les modifications sont opérées par les spécialistes du Nord. Un exemple frappant de ce processus est fourni par les politiques foncières ; l’auteur en présente d’autres. Ces politiques, avec la Banque mondiale et le Millennium challenge corporation comme chefs de file, prônent la diffusion de cadastres et de titres fonciers, sur la base d’une expérience faite, avec succès, dit-on, en Thaïlande dans les années 1980. Cette approche se heurtait à des problèmes d’application en Afrique, alors on l’adaptait à ce contexte, en utilisant de manière très réductrice le concept des « plans fonciers ruraux ». Ainsi, une nouvelle vague de programmes d’émission de titres fonciers, cette fois-ci appelés titres simplifiés, a-t-elle vu le jour.

3Toutes ces politiques sont pilotées par l’extérieur : l’industrie de l’aide représente un marché dominé par l’offre, et non par la demande des « bénéficiaires ». Pendant la phase de leur mise en œuvre, les programmes sont confrontés aux contextes nationaux, régionaux et locaux, et enfin aussi aux « groupes cible ». Les multiples stratégies des acteurs se résument aux comportements suivants : le bricolage, le faire semblant, le détournement : « Faire mine d’accepter, tout en faisant autrement » (p. 60). En résulte un décalage important entre le planifié et le réalisé. Bien que ces attitudes soient désormais bien connues, aussi grâce aux études empiriques menées dans le cadre du laboratoire Lasdel (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local), cofondé par J.-P. Olivier de Sardan à Niamey, leur analyse s’avère compliquée. Une grande partie des études et des rapports traitant les programmes de développement les passent sous silence. Là, on se déclare convaincu de la nécessité des projets, du bien-fondé de leur conception, de l’efficacité des solutions proposées, des résultats atteints – bref, du succès des programmes d’aide. Une telle position est d’ailleurs la meilleure garantie d’obtenir des subventions futures ; admettre des problèmes sérieux, en revanche, risque de bloquer les affaires et de freiner le parcours professionnel des personnes trop critiques. Cette situation entraîne l’emploi du double langage qui est affirmatif dans le discours public, mais plus nuancé entre collègues et amis. L’accès à ce dernier registre de communication représente un défi pour le chercheur et demande une longue familiarité avec ceux qui ont des choses à dire. Le plus souvent, le consultant de passage, l’évaluateur ne dispose pas de cet atout.

4Les attitudes des acteurs sont basées sur des normes multiples et des systèmes de gouvernance également hétérogènes. J.-P. Olivier de Sardan démontre qu’il n’existe pas un seul système de gouvernance (qu’il convient de modifier, de réformer), mais qu’on a à faire à une multitude de normes, de gouvernances, souvent en contradiction entre eux. Il analyse finement les deux modes de gouvernance étatique-administrative et développementaliste et déconstruit presque en passant certaines notions clé des opérations des bailleurs, comme le rôle central accordé à la société civile. « Mais qu’entend-on exactement par “société civile” ? En fait, il s’agit tout simplement du secteur associatif. […] L’appellation élogieuse et emphatique de “société civile” donne aux associations un surcroît de légitimité à bon compte » (p. 304). Parfois, le président d’une association de dix adhérents est considéré comme la voix légitime de cette nébuleuse société civile, qui est d’ailleurs appréciée comme garant de la participation des populations aux opérations planifiées. Il s’agit là d’un autre leurre de l’industrie de l’aide, à vrai dire d’une participation de façade, imposée aux acteurs qui l’acceptent comme conditionnalité de l’aide. Un exemple pour « les discordances morales [qui] font irruption dans la quotidienneté des projets pour en désintégrer l’ordonnancement rationnel » (p. 301).

5On ne peut qu’être impressionné par la composition magistrale de cet ouvrage, par son architecture claire et logique, par la présentation détaillée des nombreux concepts utilisés ou critiqués. Ainsi, avec un peu de persévérance de la part du lecteur, ses démonstrations sont faciles à suivre, malgré leur complexité énorme. La lecture reste toujours agréable, grâce à la richesse empirique qui nourrit la réflexion. Et pourtant, ce sont précisément la rigueur et l’élégance de l’argumentaire qui cachent pendant longtemps l’absence de réponse explicite à une question qui est fondamentale. L’auteur ne démontre pas l’échec des opérations qu’il analyse, il le considère comme un a priori. Pour mieux m’expliquer, je retourne encore à l’exemple déjà cité, celui des politiques foncières. On a beau développer la nature imposée de ces programmes, les déformations et résistances qu’ils rencontrent, les écarts entre l’intention et le réel : il reste la question de savoir quels résultats ont été obtenus, s’il y en a. Les promoteurs des projets, confrontés aux difficultés d’exécution, répondent invariablement, « projet réalisé, objectifs majoritairement atteints ». Même si l’accent du livre est mis sur les processus de l’ingénierie sociale, ses chances de réussite auraient mérité quelques explications complémentaires.

6L’ouvrage se termine par des propositions de réforme du système d’ingénierie sociale, et l’auteur plaide pour des « experts contextuels ». Mais les grands mérites du livre se trouvent ailleurs, et la probabilité d’être acceptée des réformes proposées est plutôt négligeable. Les organes consultatifs ne manquent pas aux promoteurs des programmes de développement, et ils préfèrent s’appuyer sur leurs propres réseaux. L’espoir de l’auteur repose sur l’émergence de dirigeants africains honnêtes, mais ce n’est qu’un espoir…

7Cette recension aborde seulement une partie des domaines thématiques de l’ouvrage. Il jette également un regard critique sur quelques fondements théoriques qui sous-tendent certaines images de l’Afrique, des Africains et des Africaines. Son exposition des procédures et instruments de l’ingénierie sociale est presque complète et sans précédent dans la littérature existante. En résumé, il n’est guère audacieux de pronostiquer que ce livre doit désormais être considéré comme un classique de l’anthropologie sociale.

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Pour citer cet article

Référence papier

Volker Stamm, « Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà »Études rurales, 210 | 2022, 157-160.

Référence électronique

Volker Stamm, « Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà »Études rurales [En ligne], 210 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 10 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/30579 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.30579

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