Christophe Granger, Laurent Le Gall et Sébastien Vignon (dir.), Voter au village, les formes locales de la vie politique, xxe-xxie siècles
Christophe Granger, Laurent Le Gall et Sébastien Vignon (dir.), Voter au village, les formes locales de la vie politique, xxe-xxie siècles, Lille, Septentrion, 2021, 310 p.
Texte intégral
1Ce projet collectif est né de l’élection présidentielle de 2017, qui a réactivé la question du « vote au village » en opposant de manière caricaturale un vote rural « pessimiste » pour Marine Le Pen et un vote « progressiste » des villes pour Emmanuel Macron. Or, comme le rappellent les directeurs de l’ouvrage Christophe Granger, Laurent Le Gall et Sébastien Vignon, « le vote rural n’existe pas ». L’élection constituerait l’observatoire privilégié de la multiplicité des formes locales de la vie politique. Ce livre s’inscrit dans une tradition d’analyse multidisciplinaire (historiens, sociologues et politistes) sur le vote des mondes ruraux et le vote au village. Fidèle à une analyse localisée du politique, le projet entend « prendre pour objet non pas des villages mais des “espaces sociaux localisés” dont la compréhension suppose de recomposer la structure objective des relations présentes et passées de dépendance, de subsistance, de rivalité, de coopération etc. où sont sans cesse pris les individus qui vivent là » (p. 14).
2L’ouvrage est organisé autour de trois axes. Le premier s’intitule « “L’élection au village” : pertinence et permanence d’une catégorie de classement des conduites politiques ». Christophe Voilliot met d’abord en lumière les conditions dans lesquelles l’élection, lestée de vertus nouvelles, s’est imposée comme technique de règlement des différends locaux à la faveur de la républicanisation du régime dans les années 1880. Il étudie le contentieux administratif autour des conflits forestiers dans la commune d’Angeot près de Belfort en montrant comment ils s’insèrent dans un conflit partisan avant de voir comment ces différents registres de mobilisation s’inscrivent dans un processus plus large d’invention d’une politique électorale (p. 37).
- 1 Pour S. Vignon, il faut faire éclater l’unicité d’une communauté rurale, d’où l’emploi du terme « (...)
3Traitant des élections municipales en Picardie, la contribution de S. Vignon analyse la « dé-singuralisation tendancielle1 des communes rurales en matière de participation électorale » (p. 53). À partir d’une trentaine d’entretiens avec les habitants d’un canton rural de l’est de la Somme, il montre que « la “consistance” du territoire de l’élection ne constitue plus une condition suffisante pour prémunir les petites communes contre l’abstentionnisme » (p. 56).
4Edouard Lynch questionne les représentations télévisuelles du vote au village (1950-1980) sur une période qui « correspond à la montée en puissance de la télévision mais aussi à la transformation profonde des campagnes baptisée “révolution silencieuse” » (p. 87). Le corpus renseigne sur « l’invariant villageois », c’est-à-dire la construction sémantique par l’image de l’espace rural. « La folklorisation de l’acte électoral au village sert également de prétexte pour diluer l’exercice du vote dans une altérité sympathique » (p. 93).
5Enfin, Aurélia Troupel appelle à considérer les votes blancs et nuls autrement que comme une déclinaison de l’abstention, à partir des conséquences du changement de mode de scrutin lors des municipales de 2014 dans les petites communes. La mise en place du fléchage pour une partie des conseillers communautaires a ainsi indirectement conduit à un reflux démocratique dans les villages (moins de 1 000 hab.) et dans les petites communes (de 1 000 à 3 499 hab.). En hausse, ces votes semblent être l’expression d’un choix électoral et représentent en 2014 « une alternative, une option s’imposant lorsque le jeu électoral est fermé » (p. 115).
6Le deuxième axe (« L’ordre villageois du vote : logiques territoriales et stratégies politiques ») porte sur la manière dont les institutions locales – club de rugby, syndicat ou comité d’organisation des fêtes – influencent la pratique électorale et perpétuent le marché local des échanges électoraux. Xavier Itcaina montre qu’au Pays basque, la IIIe République est le temps de la polarisation politique des campagnes autour de la division entre républicains et cléricaux. Mener des investigations au niveau du village lui permet de rééquilibrer la part des idéologies dans la constitution de clivages politiques en s’appuyant sur la presse bascophone et francophone ou encore les archives judiciaires et municipales. Il montre que les prêtres basques cherchent à faire élire des candidats hostiles à la République et ce faisant légitiment le vote. La fête électorale contribue indirectement à la légitimation de ce processus en utilisant des codes culturels comme le chant, la danse, le théâtre ou le charivari, des formes d’expression ambivalentes oscillant entre attestation et contestation (p. 145-146).
7Julian Mischi rappelle comment la compétition politique locale s’articule étroitement avec ce qui se joue dans les entreprises. « Les études rurales ont surtout mis l’accent sur le pouvoir des agriculteurs et elles ont pu laisser dans l’ombre les ouvriers qui forment pourtant l’autre groupe social central des espaces ruraux depuis la fin du xixe siècle », souligne-t-il (p. 150). La distribution des positions municipales exprime la marginalisation politique des classes populaires avec le retour des élites sociales dans l’après-guerre.
8Guillaume Letourneur étudie, pour sa part, « le FN au village » en Mayenne. Il précise que le niveau électoral du parti d’extrême droite est disparate selon les territoires ruraux dans lesquels il est impliqué. Au cours de son enquête il constate une faiblesse des instances de sociabilité partisanes du FN et une « distance entre les porte-parole officiels de ce parti et la vie villageoise » (p. 171). En dehors des milieux traditionnels de l’extrême droite, les capacités de mobilisation du mouvement frontiste y sont restreintes.
9Enfin, Magali Della Suda et Victor Marneur pointent les filières largement genrées qui mènent les femmes à intégrer les conseils municipaux de Gironde. Les auteurs reviennent sur les modalités d’inclusion dans la communauté politique villageoise et sur les conditions de leur élection aux mandats municipaux depuis les années 1970. Ils rappellent que les « élites féminines ont joué un rôle crucial dans les carrières politiques des notables » (p. 195). Longtemps les chefs d’exploitation étaient mieux placés pour intégrer le conseil municipal et le statut de chef d’exploitation reste jusqu’à 1980 lié à celui de chef de famille (p. 205). Si ces femmes parviennent à s’imposer dans certains conseils c’est souvent en raison de ressources comme le fait d’être mariée à un propriétaire terrien. Globalement, les elles sont toujours moins souvent élues dans les conseils municipaux ruraux qu’urbains.
10Le troisième axe revient sur les négociations ordinaires du politique, depuis la ferveur jusqu’à l’indifférence, qui sont mêlées à l’acte de voter et interviennent pour en configurer la teneur pratique. Christophe Granger montre que loin d’être le signe d’une contestation de la culture électorale dominante, la bagarre peut très bien permettre, au contraire, la résolution sur un terrain politique d’un conflit dans l’ordre des fidélités locales comme à Maurs dans le Cantal en 1910. En effet, le fait de se battre ne vaut pas nécessairement absence d’adhésion aux attendus du jeu politique (p. 217), ce qui vient à l’encontre de la réflexion sur la « pacification » de la politique. Dans l’élection, se rejoue toute l’histoire sociale du village et notamment l’opposition entre deux candidats incarnant « deux mondes sociaux bien distincts et deux formes de domination sociale » (p. 224).
11Laurent le Gall souligne comment s’opère le partage de « l’électoralisation » des bals dans l’entre-deux-guerres par le curé et le député-maire de Plouescat en Bretagne. L’ecclésiastique reproche au député-maire d’avoir promis à ses administrés – pour être réélu député – de les laisser danser à volonté, tandis que le second cherche par certains moyens (discussion, correspondance) à évaluer « les rendements négatifs de la décision épiscopale » (p. 270).
12Quentin Schnapper montre que, loin d’être le simple reflet de la société villageoise, ces festivités résultent d’abord de rapports de force entre groupes sociaux, les agriculteurs pouvant être en perte d’influence dans ces mondes ruraux. Il prend l’exemple de la foire d’automne dans un bourg périurbain de l’ouest de la France (1980-2015), créée à l’initiative d’agriculteurs de Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles. Il montre comment ils ont progressivement été « dépossédés du droit de propriété symbolique sur la foire » (p. 291) au profit de nouvelles figures issues du Parti socialiste local.
13En conclusion, P. Champagne note que la question qui traverse l’ouvrage est de répondre à la question de départ. « Y a-t-il en définitive une spécificité du vote au village ? Oui et non. Oui si l’on considère la défiance à l’égard des idéologies politiques et le caractère concret des sujets en débat au niveau local. Non si l’on considère la fonction de conservation sociale que remplit le vote qu’il soit rural ou urbain » (p. 305). Comprendre le fait de voter au village revient, sous cet angle, à décrire comment espace social, espace physique et espace des conduites politiques s’articulent et ce que cette articulation veut dire.
14On peut souligner deux limites à cet ouvrage. La première résulte du choix méthodologique de « réunir et comparer un nombre limité de monographies en traitant chacune comme “cas particulier du possible” » (p. 300) au risque de diluer l’objet d’étude. La seconde, mais qui constitue aussi peut-être une force de l’ouvrage, est le fait qu’il fait apparaître certaines populations qui font partie des mondes ruraux – les agriculteurs (Q. Schnapper) ou les catégories populaires (J. Mischi). Pour autant, il ne systématise pas dans les trois axes la question de leur retrait éventuel dans l’action politique alors même que cela joue a priori un rôle central dans les recompositions politiques des espaces ruraux.
Notes
1 Pour S. Vignon, il faut faire éclater l’unicité d’une communauté rurale, d’où l’emploi du terme « dé-singularisation ». Au sein de micro-espaces politiques (communes de moins de 200 habitants), les candidats rencontrent des difficultés croissantes à mobiliser massivement les électeurs d’où le terme « tendanciel ».
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Ivan Chupin, « Christophe Granger, Laurent Le Gall et Sébastien Vignon (dir.), Voter au village, les formes locales de la vie politique, xxe-xxie siècles », Études rurales, 210 | 2022, 150-153.
Référence électronique
Ivan Chupin, « Christophe Granger, Laurent Le Gall et Sébastien Vignon (dir.), Voter au village, les formes locales de la vie politique, xxe-xxie siècles », Études rurales [En ligne], 210 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/30539 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.30539
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page