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Comptes rendus

Véronique Campion-Vincent, Jean-Claude Duclos et Christian Abry eds., Le fait du loup. De la peur à la passion : le renversement d’une image. Numéro spécial du Monde alpin et rhodanien (Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, Grenoble), 30e année, 1er-3e trimestres 2002, 285 p.

Jean-Pierre Digard
p. 295-298

Texte intégral

1On sait que le retour du loup dans les Alpes françaises au début des années quatre-vingt-dix est à l’origine d’une polémique qui fait rage. Le Monde alpin et rhodanien ne pouvait rester indifférent ni à l’un ni à l’autre. Mieux, la revue leur consacre un substantiel numéro spécial préparé par Véronique Campion-Vincent, Jean-Claude Duclos et Christian Abry. Dès les premières pages, les auteurs donnent le ton : « Entre ceux pour qui la nature n’est naturelle qu’en l’absence de l’homme et qui se réjouissent du retour du loup, et d’autres qui ne peuvent concevoir de nature sans l’homme, qui l’emportera ? […] les citadins que la présence du loup enthousiasme n’en éprouvent aucune contrainte, tandis que beaucoup d’éleveurs et bergers commencent à se demander si cette nouvelle présence animale n’exigera pas leur sacrifice. » (P. 7)

2L’ensemble se compose de quatorze articles répartis en trois sections.

3Première partie, premier constat : l’image contemporaine du loup est celle d’un emblème vénéré de la nature reconstituée. Or c’est précisément cette image, contestée par certains, qui fait débat. « Prenant les rumeurs au sérieux » – il n’y a pas de fumée sans feu, même si les discours outrés sur le loup font apparaître celui-ci comme un « animal de comble » polarisant les passions –, V. Campion-Vincent dresse le tableau des forces en présence et analyse les  réactions des uns et des autres face au retour, en France, de ce grand carnassier. Les tensions commencent à se manifester en 1995, avec les premiers gros dégâts causés aux troupeaux. Elles opposent, selon les cas, les administrations chargées de l’indemnisation des éleveurs, celles chargées de la faune sauvage, les éleveurs de montagne et leurs représentants professionnels et politiques, enfin les associations de protecteurs de la nature (APN). Les principaux arguments avancés dans la polémique sont centrés sur la provenance des loups et sur leur responsabilité dans les attaques des troupeaux : les adversaires du loup affirment que ce dernier a été introduit clandestinement, comme si ce « statut illégitime » suffisait à justifier son éradication ; échafaudant les scénarios les plus fantastiques, les APN cherchent, pour leur part, à accréditer la thèse de la culpabilité des seuls chiens errants. En outre, adversaires et partisans du loup s’estiment et se présentent comme plus « proches de la nature » que les autres. L’une des originalités de la contribution de V. Campion-Vincent réside dans la place qu’elle accorde à l’analyse des rumeurs de lâchers d’animaux, thème auquel elle a déjà consacré plusieurs travaux très documentés. Des apparitions de loups, souvent lâchés ou échappés d’élevages incontrôlés, sont régulièrement signalées en France depuis 1945 ; leur nombre augmente avec la promotion de l’image du loup ; après les années soixante-dix, de gros félins exotiques sont également mis en cause. Ces rumeurs de libérations d’animaux n’ont certes pas contribué à apaiser le débat. Elles ne se limitent d’ailleurs pas à l’Hexagone, ainsi qu’en témoignent les affaires de « félins-mystères » et de chupacabras (« avale-chèvres ») du Mexique et du sud des États-Unis. Pour V. Campion-Vincent, ces phénomènes correspondent à des frayeurs que l’opinion publique exprime à travers des récits qui sont le contrepoint des conceptions officielles, positives, de la vie sauvage.

4Sophie Bobbé complète le tableau précédent en s’intéressant à la façon dont les éthologues perçoivent le loup. Ceux-ci ont tendance à nier tout danger que cet animal représenterait pour l’homme. Quant aux attaques de troupeaux, ils les attribuent tantôt aux chiens errants, tantôt à des loups présentés comme des victimes qui, privées de leurs proies naturelles, seraient contraintes de se rabattre sur le bétail domestique. Abondant dans le sens de S. Bobbé, Sergio Della Bernardina voit dans les productions récentes de la culture de masse qui réhabilitent le loup autant de témoignages du retour du fantastique, de l’émotionnel et du sacré. Non sans humour, il montre comment, de fauve, le loup est devenu un prédateur écologiste incompris et injustement criminalisé, un partenaire anthropomorphisé auquel on s’identifie volontiers.

5Portant sur la crainte du loup dans le passé, la deuxième partie s’efforce de faire la part des faits historiques et des croyances. Gherardo Ortalli situe l’avènement du « loup ennemi » à partir du vie siècle après J.-C. et l’attribue à la double influence de la culture chrétienne et du recul de la maîtrise par l’homme de son environnement. D’une cartographie des loups tués en France et dans les territoires sous contrôle français vers 1800, Alain Molinier déduit que c’est dans les massifs boisés compris entre 500 et 800 mètres d’altitude que la menace était la plus grande. Étudiant, quant à lui, les archives  de la lutte contre les loups en Dauphiné dans la seconde moitié du xviiie siècle, René Favier parvient, pour cette province, à un constat identique ; il relève en outre une constante diminution de la présence des loups dans la seconde moitié du siècle, due à la construction d’une route Lyon-Grenoble ainsi qu’à la densification de la population dans les plaines cultivées.

6Dans le Bas-Dauphiné, les méfaits réels et imaginaires des loups et des loups-garous présentaient aussi des avantages puisque, selon Raymond Moyroud, les verriers s’en servaient pour éloigner les importuns et protéger leurs secrets de fabrication ! Mieux, ou pire : selon le système des croyances bas-dauphinois, que Christian Abry et Alice Joisten analysent sous le nom de « complexe de Primarette », les seigneurs possesseurs des verreries envoyaient, avec la complicité d’ecclésiastiques, des loupsgarous récupérer la graisse des enfants pour la fabrication du verre. S’efforçant d’établir les fondements neurocognitifs de la croyance aux loups-garous, les deux auteurs expliquent : 1) que le loup-garou est un cauchemar ; 2) que la terreur du prédateur se produit pendant le sommeil (ce qui n’exclut pas une prédation bien réelle des enfants par les loups) ; 3) que la prédation de la graisse humaine est une réalité attestée jusqu’en Amérique latine… On ne sait quoi penser de cet article érudit, touffu, aux rapprochements parfois déroutants, et qui, si on se laissait faire, nous emporterait fort loin de « simples » états dissociés de la conscience !

7Spécialiste des traditions populaires concernant le loup auxquelles il a consacré un beau livre (voir mon compte rendu dans Études rurales 157-158, janvier-juin 2001 : 267-270), Daniel Bernard s’intéresse ici plus particulièrement aux charmeurs et meneurs de loups, d’hier à aujourd’hui, dont le statut oscille entre celui de sorcier et celui de saint – on se demande où, sur cette échelle, pourraient se situer les modernes amis du loup… Ayant mené des enquêtes sur la mémoire du loup dans les Cévennes, Pierre Laurence identifie deux types principaux de récits : les uns rapportent des attaques d’animaux domestiques près des habitations, les autres des menaces contre des humains dans des espaces marginaux. La prolifération des loups, comme celle des sangliers auxquels les premiers sont souvent comparés, apparaît, une fois encore, comme le symptôme d’une déprise de l’homme et d’un recul des espaces anthropisés. Sans doute était-il inévitable que, dans le contexte actuel du retour du loup, cette mémoire investisse le présent en y jouant un rôle de catalyseur des passions.

8La troisième et dernière partie nous ramène à l’impact de la réapparition du loup dans les Alpes françaises. Isabelle Mauz montre que celle-ci a modifié, en les polarisant, les rapports des hommes au sauvage et des hommes entre eux. Selon Patrick Fabre et Guillaume Lebaudy, ce retour a également fait apparaître des divergences, pour l’instant irrémédiables, entre éleveurs d’ovins et écologistes – à une exception près, cependant : celle des bergers salariés des Alpes du Sud, étudiés par Marc Mallen, qui voient dans la menace du loup l’occasion de faire valoir et reconnaître un métier en voie de disparition. De même, pour Laurent Garde, le loup contribue à une radicalisation bipolaire – avec ou sans l’homme – des représentations de l’espace naturel.

9On se rend bien compte, à la lecture de ce volume riche et documenté, que le loup n’a pas causé de dégâts qu’aux seuls moutons. Il faut donc espérer que l’appel à la sagesse lancé par V. Campion-Vincent (p. 48) sera entendu : « Ne pourrait-on accepter de reconnaître que des manipulations sont nécessaires pour modifier “la Nature” ; et cesser de rêver d’une impossible reconstitution du paradis perdu pour se préoccuper de gérer l’environnement avec mesure ? Nature, oui, mais nature façonnée et voulue par l’homme, que ce soit pour la cultiver ou pour y rétablir des espèces animales que l’on avait voulu faire disparaître. »

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Digard, « Véronique Campion-Vincent, Jean-Claude Duclos et Christian Abry eds., Le fait du loup. De la peur à la passion : le renversement d’une image. Numéro spécial du Monde alpin et rhodanien (Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, Grenoble), 30e année, 1er-3e trimestres 2002, 285 p. »Études rurales, 169-170 | 2004, 295-298.

Référence électronique

Jean-Pierre Digard, « Véronique Campion-Vincent, Jean-Claude Duclos et Christian Abry eds., Le fait du loup. De la peur à la passion : le renversement d’une image. Numéro spécial du Monde alpin et rhodanien (Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, Grenoble), 30e année, 1er-3e trimestres 2002, 285 p. »Études rurales [En ligne], 169-170 | 2004, mis en ligne le 13 avril 2005, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/3016 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.3016

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Auteur

Jean-Pierre Digard

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