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Comptes rendus

Édith Beaudoux-Kovats, Les Blancs créoles de la Martinique. Une minorité dominante. Préface de M. Giraud. Paris. L’Harmattan, 2002, 218 p.

Odina Sturzennegger-Benoist
p. 293-295

Texte intégral

1On est étonné de voir paraître ce livre : une thèse soutenue voilà trente-cinq ans, éditée telle quelle, sans notes, ajouts bibliographiques ou commentaires autres qu’une brève introduction et une préface très générale. Et cependant sa lecture laisse une forte impression. Ce travail de terrain au sein de cette « minorité dominante » qu’ont été pendant longtemps les détenteurs des grands domaines sucriers puis bananiers de la Martinique, les Blancs créoles, dits les « Békés », reste unique alors que les Antilles ont fait l’objet de bien des recherches.

2On se demande si ce n’est pas par un artifice répondant à l’esprit de la recherche de l’époque que la société martiniquaise a ainsi été découpée au point d’en extraire une partie que l’on va traiter comme un tout. L’ethnologie d’alors insistait certes moins que maintenant sur les connections entre le local et le global. Toutefois la direction de cette thèse par Roger Bastide laisse d’emblée penser qu’il n’en est rien : aucune trace d’un découpage ethnicisant a priori, mais un effort de dissection fine de la société martiniquaise afin d’éclairer son fonctionnement par l’étude en profondeur de l’une des forces sociales qui, depuis son origine, l’ont structurée.

3La lecture de l’ouvrage et une certaine connaissance du milieu permettent donc d’accepter sans sourciller le choix de l’objet traité. Les Békés forment en effet un groupe clairement délimité, conscient de lui-même et présent à la conscience du reste de la société dont il est séparé par des barrières génétiques  et sociales peu franchissables. Il marque son identité par un contrôle social fort, assorti d’un véritable contrôle généalogique qui garantit cette condition d’appartenance qu’est l’absence de métissage. Il ressort en filigrane de ce livre qu’à l’époque de l’enquête, tout se passait dans l’esprit des Békés comme s’ils étaient la seule population réelle de l’île, les autres étant affectés d’une certaine transparence, voire d’une légitimité partielle, et, en tout cas, se situant à un échelon inférieur.

4Bien que cela n’apparaisse pas dans le ton de l’exposé, l’ouvrage s’appuie sur l’approche intimiste d’une ethnologue qui a su se faire admettre dans ce groupe, y créer des amitiés et susciter des confidences. Le regard plus distant de l’analyse sociologique domine néanmoins et occulte les apports subjectifs, en particulier dans la seconde partie, la plus novatrice : « Organisation sociale du groupe blanc créole ». L’auteur remarque, au début de cette partie, que le groupe des Békés « semble caractérisé d’une part par sa solidarité vis-à-vis de l’extérieur, d’autre part par son morcellement interne » (p. 59). Une étude détaillée du choix du conjoint met en évidence ces deux caractères : fermeture à l’égard de tout ce qui est extérieur, cloisonnement interne. La fermeture est très explicite, reconnue, voire revendiquée, et ce à partir de critères avant tout raciaux : tout descendant d’une union mixte est exclu de facto du groupe même si des liens interpersonnels peuvent se maintenir avec de proches apparentés. Le cloisonnement interne attribue à chaque famille, chaque patronyme, une pondération positive ou négative qui tient compte de l’ancienneté, des origines, du niveau de fortune et, dans une moindre mesure, du degré d’instruction. Il existe certes une mobilité sociale interne, mais une véritable viscosité freine l’acceptation des ascensions rapides en les marquant du stigmate d’un patronyme qui n’appartient pas à l’élite du groupe.

5Cette perception aristocratique de soi-même et de la hiérarchie des familles au sein du groupe entre en conflit avec les nouveaux impératifs de la vie économique auxquels adhèrent les plus jeunes. En conflit aussi avec la montée des élites de couleur, qui, longtemps cantonnées aux professions libérales, tendaient, dès l’époque de la recherche, à jouer un rôle économique croissant. D’ailleurs la société martiniquaise toute entière semble alors reproduire en son sein le modèle béké, par ses cloisonnements et ses hiérarchies de couleur. La domination qu’exercent les Békés tient également à cette fragmentation de la société globale. Toutefois cette étude indique que le groupe béké était fragile car peu à même de s’adapter aux changements qui se profilaient. On voyait mal comment sa position pourrait s’assouplir dans une société martiniquaise très marquée par des relations raciales tendues. On ne l’imaginait pas abandonner une terre qui perdait sa valeur à mesure que la production sucrière déclinait.

6C’est en ce qu’il nous offre un tableau très clair de cette période cruciale que le livre d’Édith Beaudoux-Kovats nous intéresse. Il a été rédigé à son heure, avant la grande mutation sociale qui a accompagné la fin des plantations au cours des années soixante-dix. Depuis, tout a changé : l’économie sucrière a disparu, la société qu’elle avait fondée a basculé. Les séquelles de l’esclavage s’estompent, la structure foncière est bouleversée. Les anciens propriétaires ont vendu leurs domaines qui ont été morcelés. Les tensions internes au groupe n’ont pas  résisté au remplacement des générations, et les hommes d’affaire békés les plus brillants ont désormais un prestige que leur contestaient les maîtres de la plantation, aujourd’hui déchus.

7Mais, en quittant la terre, les Békés ont-ils renoncé au pouvoir ? La société béké a résisté en acceptant un certain degré de fusion avec les élites de couleur et en se prêtant ouvertement au jeu du capitalisme moderne. Plus perméable, plus cosmopolite, la nouvelle classe dominante martiniquaise, qui s’appuie sur l’import-export et le tourisme, leur accorde une place prépondérante tandis que les frontières du groupe deviennent plus floues.

8Un ouvrage utile donc, une balise qui émerge d’une époque déjà éloignée et qui peut servir de point de départ à la compréhension des changements économiques, fonciers et sociaux des années 1980-2000 dans certaines sociétés vivant sur les plantations. Car le cas des Békés a valeur d’exemple. Leur adaptation à une mutation qui aurait pu les balayer illustre non seulement la souplesse imprévisible de leurs structures sociales mais aussi leur capacité à évoluer progressivement, avec quelques soubresauts certes, mais non de brutales ruptures telles qu’ont pu en connaître d’autres îles de la Caraïbe.

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Pour citer cet article

Référence papier

Odina Sturzennegger-Benoist, « Édith Beaudoux-Kovats, Les Blancs créoles de la Martinique. Une minorité dominante. Préface de M. Giraud. Paris. L’Harmattan, 2002, 218 p. »Études rurales, 169-170 | 2004, 293-295.

Référence électronique

Odina Sturzennegger-Benoist, « Édith Beaudoux-Kovats, Les Blancs créoles de la Martinique. Une minorité dominante. Préface de M. Giraud. Paris. L’Harmattan, 2002, 218 p. »Études rurales [En ligne], 169-170 | 2004, mis en ligne le 13 avril 2005, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/3014 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.3014

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