Lorsque Jean Guilaine m'a demandé de collaborer à ce dossier qu'il coordonne, je me suis interrogé : de quoi souhaitait-il que je parle ? On parle beaucoup, depuis de nombreuses années, de l'étude des paysages et de celle des parcellaires en particulier. Il y a incontestablement une mode, encore que, après avoir contribué à mettre à la mode les centuriations romaines à la fin des années soixante-dix, sans que jamais le soufflé ne soit retombé depuis [Chouquer et Favory 1980 ; Clavel-Lévêque ed. 1983], après avoir contribué à mettre à la mode, plus récemment, l'analyse diachronique des formes du paysage, sans que, là encore, il y ait le moindre signe de fléchissement [Chouquer 1991, Chouquer ed. 1996, 1997], il faut bien reconnaître que le terme ne convient pas. Il y a plus qu'une mode, et le temps des soldes n'est toujours pas venu.
Il faudra se demander pourquoi, en quoi, par quoi cette « mode » existe et se pérennise. Une réponse d'ensemble s'impose : c'est l'espace, la spatialité comme champ d'étude, qui constitue le fait nouveau. Et, à travers la spatialité, il y a un appel, assez considérable, face à l'essoufflement d'autres problématiques.
Cette nouveauté méritait donc que je réfléchisse à la question sous-jacente à la sollicitation de Jean Guilaine. Souhaitait-il que je parle de l'histoire des parcellaires comme histoire de la prise de possession des milieux par les sociétés ? Si c'est cela je déclare tout de suite forfait, car la nécessité scientifique du moment -- je vais tenter de le démontrer -- c'est au contraire de prendre la mesure de la déformation qu'a imposée le point de vue historique traditionnel en la matière, et de la nécessité de repenser la question au lieu de chercher la réponse.
Souhaitait-il que je parle des rapports entre les parcellaires et les milieux, par exemple en m'appuyant sur les travaux de géoarchéologie qui ont sensiblement renouvelé la question ? Sans doute. Il y a là matière à développements importants et novateurs, mais je ne suis pas le mieux placé pour en parler, ne pouvant le faire qu'au second degré, à partir des observations archéologiques et sédimentologiques produites par d'autres. Je m'y référerai mais dépasserai ce point de vue, pour traiter d'autre chose.
Finalement, je crois pouvoir deviner ce dont il souhaitait que je parle : la place que tient actuellement l'étude de l'espace dans la construction des problématiques scientifiques paléoenvironnementales et sociales.
Réflexions autour d'une coupe emblématique
Les participants au colloque d'Orléans, en mars 1996, sur l'archéologie des parcellaires auront sans doute retenu combien la coupe stratigraphique du site des Malalones à Pierrelatte (Drôme), présentée par J.-F. Berger et C. Jung, est apparue emblématique d'une nouvelle perspective. Plusieurs fois appelée à l'écran, l'image semblait réunir en un véritable cas d'école la nouvelle perspective d'étude géoarchéologique du paysage.
On y voit une limite parcellaire, créée à l'époque antique sous la forme d'un fossé drainant, à quatre reprises creusée, colmatée, puis scellée par des couches sédimentaires d'origine alluviale, plus ou moins épaisses, mais toujours de nature à faire disparaître le fossé en surface. Or, malgré ces phases de changement et de nivellement, le fossé est recreusé au même emplacement, et sa pérennité se trouve ainsi assurée de l'époque antique, date de son premier creusement, jusqu'à l'époque moderne où il s'agirait, cette fois, d'un fossé d'irrigation.
Mon propos n'est pas de décrire dans le détail le profil en question, mais de réfléchir à ce que nous en faisons, selon la tradition scientifique dont nous sommes issus. Deux perspectives peuvent être suggérées, celle du sédimentologue et celle de l'historien-archéologue. Je prends ainsi la question du point de vue des disciplines mères, la géologie et la sédimentologie d'une part, l'histoire (et son « auxiliaire », l'archéo-logie) de l'autre.
Le géologue-sédimentologue tire de cette étonnante coupe des enseignements complexes et de grande importance. Il est sensible au cycle des perturbations que suppose la succession de ces creusements de fossés et de ces colmatages. Il y lit des accidents majeurs de l'histoire du paysage et, en quelque sorte, une chronique des « phases de fonctionnement et d'abandon des agrosystèmes historiques » [Berger et Jung 1997 : 111]. Le site des Malalones par exemple, montre que le colmatage du fossé antique est réalisé par un sol limono-argileux brun-noir à brun foncé, riche en mollusques de milieux humides fréquemment rencontrés entre la fin de l'Antiquité et le début du Moyen Âge. Autrement dit, à un mode d'occupation que représentent localement des champs cultivés séparés par un fossé de drainage succède, vers la fin de l'Antiquité et le début du Moyen Âge, un autre mode d'occupation du sol évoquant assurément une prairie humide sans limite parcellaire en creux visible.
Ce type de séquence ayant été observé dans de multiples autres fossés de la même région (vallée du Rhône entre Drôme et Vaucluse), les chercheurs en ont déduit que ce changement d'occupation constituait un épisode notable dans l'histoire de l'occupation agraire du sol, et l'ont quelque peu érigé en modèle. Toutefois, dans les commentaires qu'ils rédigent, ils semblent moins attentifs à la rupture d'occupation de la fin du Moyen Âge qu'à celle de la fin de l'Antiquité. Est-ce parce qu'elle est moins importante dans leur représentation de l'histoire que celle de l'Antiquité tardive ? Peu importe. Leur lecture s'avère un phasage, et dans l'analyse du fossé des Malalones (et de deux fossés du même type également sondés à proximité de celui-ci) ils retrouvent quinze phases successives du fonctionnement de la séquence en question. C'est un fonctionnement polycyclique, fondé sur plusieurs répétitions du cycle création-scellement-réactivation.
Les archéologues spécialistes du sédiment et du « fonctionnement » des fossés -- je leur emprunte le mot -- ne s'arrêtent pas là. Ils font d'autres observations intéressantes. Par exemple, J.-F. Berger a travaillé sur le rapport des sociétés rurales locales avec l'eau et a montré que celui-ci est essentiel et évolutif. Sur la base d'indices sédimentaires, il a émis l'hypothèse que des fossés drainants aient pu, à d'autres époques, être utilisés comme fossés d'irrigation. J.-F. Berger et C. Jung se sont également livrés à une spatialisation des données ponctuelles acquises sur la riche série des fossés drômois et vauclusiens, et ils ont produit une carte et un bloc-diagramme qui offrent une répartition en trois dimensions des données morphopédologiques du Tricastin.
C. Jung, quant à elle, a réfléchi à l'apport de l'histoire de la sédimentation dans la pratique de la photo-interprétation. Selon elle, il paraît désormais insuffisant de se lancer dans cet exercice si l'on n'a pas une idée de la taphonomie des gisements et des formes parcellaires, c'est-à-dire une connaissance des conditions de leur enfouissement par les processus sédimentaires dynamiques à l'oeuvre dans la longue durée. Comment conclure, en effet, en l'absence de vestiges sur une image aérienne, si l'on peut faire par ailleurs la démonstration locale de la puissance des recouvrements par les sédiments ? L'archéologue en a extrait un chapitre méthodologique très novateur dans un récent petit précis sur la prospection, chapitre dont la modernité du propos et les implications vont bien au-delà du thème dans lequel il était censé s'insérer [1999].
Qu'apporterait à l'historien-archéologue une telle coupe stratigraphique ? Autrement dit, comment passerait-on des observations archéologiques à une expression historique ? J'ai dit dans les paragraphes précédents que certaines observations sédimentologiques prenaient du sens historique et contribuaient au savoir sur les modes d'occupation de l'espace agraire. Resterait-elle mal datée, la rupture de la fin de l'Antiquité représenterait malgré tout une information historique de premier plan. Et ainsi de suite.
L'historien trouverait sans aucun doute dans les documents écrits des éléments qu'il pourrait corréler avec des informations archéologiques. C. Jung s'y est employée et a publié d'intéressantes pièces d'archives sur les divagations du cours d'eau local, les Écharavelles, depuis 1600. Le petit âge glaciaire des climatologues y gagne encore un peu plus d'eau et de sédiments qu'il n'en avait déjà !
La présentation stratigraphique du gisement ne gêne en rien l'historien, même si, comme je l'ai souligné, on manque le plus souvent d'éléments pour attribuer une date précise aux faits d'histoire sédimentaire. Pourtant, les fossés ne se ressemblent pas complètement. Il est une érosion plus subtile que celle de la nature : c'est celle de l'histoire elle-même. Qu'on en juge¤ Le fossé antique, nous dit l'archéologue [Jung op. cit. : 184], est à mettre en rapport avec la centuriation antique, dont il constitue une limite interne de centurie. Localisé par rapport aux axes de cette centuriation, le fossé se trouve valorisé par ce contexte, et le valide en retour. Il a pour lui l'âge et le nom, et quel nom ! Un nom chargé d'histoire, celle de la colonisation des plaines du bas Rhône par une centuriation triumvirale. Bref, un écho local des turbulences et des convulsions de la fin de la République romaine.
Pour le Moyen Âge et l'époque moderne, rien de tel : aucune forme emblématique ne plaide pour lui, ni planification seigneuriale, ni planification royale, qui lui donnerait du sens en le reliant à des faits d'histoire. Il rejoint la série des faits presque insignifiants, car à quoi bon fouiller pour savoir qu'au XIIIe ou au XVIIIe siècle, par exemple, une limite parcellaire était là et pas ailleurs ? L'apport historique est quasi nul en termes d'analyse de formes et en termes d'histoire. Il faudrait des centaines d'observations de cette espèce pour qu'on puisse redessiner un parcellaire. Et quand bien même le pourrait-on, ce parcellaire ne trouverait aucune chambre d'écho comparable à l'exemple antique. Il devient beaucoup plus intéressant en matière de paléoenvironnement, si l'on peut parvenir à qualifier les cultures, les phases de pédogénèse, les modelés agraires, etc. Mais à quoi sert-il, par ailleurs, de fouiller ce fossé pour apprendre, par les sédiments, qu'un épisode climatique, érosif et transporteur de sédiments, le « petit âge glaciaire », a eu lieu ici ? À rien, ou presque, puisqu'on le savait déjà, globalement.
Le commentaire historique est alors tiré dans le sens de l'Antiquité. À la relative trivialité du fossé parcellaire médiéval et moderne fait face la dignité du fossé antique qui prend place dans le système des preuves d'une réalisation originale et emblématique du paysage, la centuriation coloniale d'Orange, par chance extraordinaire documentée par les vestiges d'un plan cadastral sur marbre de 77 après J.-C. J.-L. Abbé, s'interrogeant récemment sur la possibilité de voir se dégager une véritable étude des parcellaires médiévaux, le faisait subtilement, se demandant s'il s'agissait d'un continent à part entière ou d'une simple péninsule de l'Antiquité [1997 : 224]. Ici, la coupe répond à la question : simple péninsule ! Car imaginez qu'il prenne aux historiens-archéologues l'envie de scinder la coupe en autant de strates qu'il y a de spécialistes : le médiéviste et le moderniste seraient bien mal lotis. Il leur manquerait cet espace de valorisation sur lequel leurs collègues antiquisants leur font la pige. Ils n'ont pas de planification remarquable à leur opposer.
Le fossé antique intégré à la centuriation, et même, par la centuriation, provoque en retour et justifie le discours sur la pérennité. Il rend valide l'analyse des formes planimétriques actuelles puisque la permanence des orientations et des tracés antiques peut être démontrée. Dans la vision des historiens de l'Antiquité, le fossé antique tient lieu et parle pour tout le passé du paysage. La dialectique est entre lui et nous, entre l'antique et le contemporain. Lorsqu'on a consacré, comme moi, beaucoup de temps à tenter de reconstituer des réseaux et des parcellaires de ces lointaines époques, on ne résiste pas, dans un premier temps, au plaisir de valoriser ces « preuves » et de les faire remonter à la surface des raisonnements pour s'autoriser à dire : vous voyez bien que j'avais raison de vouloir lire des centuriations antiques dans la planimétrie moderne et contemporaine.
Et si c'était la pensée qui était stratifiée ?
Je voudrais ne pas paraître trop réducteur. Il est important d'exprimer en quoi il y a une évolution du paradigme. L'enquête sédimentaire et morphologique apporte un changement dans la conception du rapport au milieu. On passe de l'« histoire quasi immobile » installée par le paradigme braudélien des temps étagés à une histoire qui semble partout d'une grande mobilité. L'immobilité ou la quasi-immobilité structurelle que Braudel voulait voir dans la géographie, c'est-à-dire dans les milieux, a cédé le pas à cette interaction permanente et créatrice. Le sédiment, dans ces conditions, bouge autant que d'autres faits d'histoire, et dans la conception cyclique que je viens d'évoquer il quitte le temps le plus long et le plus immobile pour rejoindre au moins l'étage intermédiaire, celui où logent déjà des séries économiques et sociales. Les cycles du phasage de J.-F. Berger et C. Jung sur le fossé des Malalones sont de durée à peu près équivalente à d'autres périodisations de l'histoire, des cycles de quelques siècles, avec leurs rythmes propres, selon les cas. Ce sont, en quelque sorte, des trends du milieu sédimentaire.
Mais, si l'on n'y prend garde, cette cyclicité risque de rencontrer la même contradiction que celle que n'a pas su éviter Braudel. Je le cite : « La première [partie] met en cause une histoire quasi immobile, celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure ; toute une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n'ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses inanimées, ni me contenter, à ce sujet, de ces traditionnelles introductions géographiques à l'histoire, inutilement placées au seuil de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs labours et leurs fleurs qu'on montre rapidement et dont ensuite il n'est plus jamais question¤ » [Braudel 1958, 1989]
La question impertinente brûle les lèvres : ne pas « négliger cette histoire-là » et ne pas la placer en introduction ? Mais pourquoi y revenir du moment qu'elle est quasi immobile, presque hors du temps, faite de choses inanimées, et qu'elle se décompose en cycles répétitifs ? Sur de telles bases, une introduction géographique suffit. Braudel a cru déjouer un piège, mais en vain.
Aujourd'hui, les travaux géoarchéologiques peuvent nous conduire aux mêmes impasses -- à savoir un milieu toujours mal pris en compte --, malgré les progrès incontestables. Je trouve que les analyses de mes collègues spécialistes du sédiment s'arrêtent trop vite en chemin. Il faut, me semble-t-il, aller plus loin en occupant le terrain épistémologique. Du point de vue des disciplines fondamentales que je viens d'envisager, l'une naturaliste, l'autre sociale, je ne vois pas de différence essentielle dans le traitement de l'information, en ce qu'il implique. Dans les deux cas, on raisonne à partir de la stratification et de la répétition cyclique de faits d'occupation du sol. À la durée bimillénaire enregistrée par le sondage, la lecture de la coupe propose de penser le temps comme la répétition d'un cycle de changement. Mobilité dans la réplication.
« Polyphasé et polycyclique », disent les sédimentologues. Ces termes parlent aux historiens. Si l'on en restait là, il y aurait un compromis tout à fait acceptable entre les sciences naturalistes et les sciences historiques pour reconnaître que dans l'histoire du sol et de son occupation, la vision périodisée et stratifiée l'emporte, que le temps chronologique gouverne l'espace. À chaque époque sa couche, les fins répétées de cycle sédimentaire faisant écho aux ruptures d'époque historique, même si, momentanément, le calage de l'une à l'autre n'est pas possible. Mais ce n'est qu'affaire de patience. Avec un peu d'effort encore, le temps viendrait où les crises sédimentaires seraient reliées à des faits d'histoire et où on pourrait lire les coupes par leurs dates. N'y a-t-il pas risque de déterminisme abusif, de recherche de causalités un peu trop mécaniques ?
Cet exemple fait songer à toutes ces tentatives (en soi légitimes, bien entendu) pour caler, en colonnes parallèles, le discours paléoenvironnementaliste et la chronologie et le discours historique. Je songe, par exemple, à cet essai d'A. Daubigney et H. Richard, qui tentent de comparer, et surtout de caler dans la chronologie au moins relative et générale, les données palynologiques et les données de l'occupation du sol dans un lieu du finage comtois [1986]. Le processus est identique.
C'est le temps qui l'emporte ainsi sur l'espace et, dans la vision accumulatrice de la coupe de Pierrelatte (mais il en irait de même pour le schéma pollinique du finage), on voit en quelque sorte l'espace s'y sédimenter et s'y transformer en temps. Inexorablement. Je ne dis pas que cela soit indu ou inexact. Je dis que, si l'on reste dans le cadre de la coupe, le temps occulte l'espace et l'instrumente, que l'« histoire » accapare la « nature » et les disciplines qui en rendent compte.
Comme si ces deux sciences, qui sont toutes deux sciences de l'observation, voulaient échapper à leur destinée épistémologique pour se rapprocher de ce qu'elles ne sont pas : des sciences expérimentales. Car, en fin de processus, qu'est-ce sinon tenter de fonder la légitimité historique sur la base archéométrique ?
Les naturalistes pourraient-ils se soustraire à ces situations de fait ? Et d'abord le veulent-ils ? À cet égard on a atteint un seuil de contradiction intéressant. J'entends, je lis des opinions tranchées venant des sciences naturalistes pour rappeler qu'en matière d'histoire des milieux, ce sont les sciences du sédiment, de l'environnement végétal et animal, qui doivent donner le la. S'il s'agit d'établir des géochronologies, oui, elles sont pilotes. Mais qu'en advient-il de l'étude de l'espace ? Par leur orientation très archéométrique et chronographique, ces disciplines ont choisi de s'inscrire dans le temps, ce qui revient à se situer dans la déférence par rapport à l'histoire. S'il y a étonnement, pour moi, c'est de voir des disciplines aussi dépendantes du temps réclamer le pilotage de l'étude de l'espace.
Il va de soi qu'il y a une grande complicité épistémologique dans tout cela, entre l'histoire et les sciences naturalistes. C'est de la même conception du travail scientifique qu'il s'agit, du même rapport entre sources. Entre l'histoire sérielle et accumulatrice, l'archéologie stratigraphique et typologique, et les technosciences archéométriques, il y a conformité de point de vue. C'est parce que l'historien (et l'archéologue) et le naturaliste sont habités par la même métaphore stratigraphique que le dialogue est possible.
Cela commence à ressembler à une contradiction. Si je ne discute pas la conception de la mobilité paysagère, puisque je la partage pleinement, je discute en revanche ce rapport au temps qui occulte l'espace dès lors que les travaux prétendent porter sur l'espace.
La majeure partie de la communauté scientifique continuant à agir dans le cadre immuable du milieu tout en sachant que ce n'est plus tout à fait comme cela qu'il conviendrait de faire, je me demande si les apports des sciences naturalistes ne sont pas chargés d'ambiguïté. Par leur extrême performance, elles nous ont ouvert les voies de la prise en compte de la mobilité incessante des espaces. C'est ainsi que le concept de taphonomie tend à se diffuser, désormais, comme un utile correctif à la lecture fixiste des données archéologiques (c'est-à-dire lire des données dynamiques sur des supports fixes, la carte topographique et géologique actuelle, sans considérer les sédimentations ou érosions intervenues depuis l'abandon d'un gisement). Mais en produisant des coupes plutôt que des cartes (sinon des cartes de spatialisation des points), en privilégiant la lecture stratigraphique sur la lecture spatiale, ces disciplines de haute technicité se refusent, en quelque sorte, à franchir le pas. Les archéomètres ne sont, hélas, pas plus géographes que les archéologues et les historiens.
Il n'est pas difficile de comprendre ce qui les bloque : lorsqu'ils examinent une coupe, ils voient des sédimentations contemporaines des phases étudiées, et la superposition garantit l'ancienneté. Rien de tel à la lecture d'une carte : on n'a jamais la carte contemporaine des phases anciennes que l'on étudie. Et les cartes actuelles ne peuvent être utilisées. L'espace brouille les pistes du temps et, pour cette raison, soit on le rejette, soit on le segmente. Il y perd sa complexité de fait.
Je note, d'ailleurs, que ce raisonnement, exact et rigoureux sur un plan positiviste, devrait geler les essais de systèmes d'information géographique (SIG) dès lors qu'on n'introduit pas de variables dynamiques. Or je constate qu'on ne s'entoure pas toujours des précautions requises. On compare la carte des sites du Bronze, du Fer ou de l'époque romaine, avec les données altimétriques, pédologiques, géologiques des cartes contemporaines. On compare des données sociétales dynamiques avec un état morphostatique des données naturalistes. Cela devrait poser problème.
L'ambiguïté c'est donc que ces disciplines, qui ont en main les matériaux pour dire toutes les insuffisances du modèle fixiste et réplicatif jusqu'ici dominant, et pour dire aux historiens, archéologues et autres chercheurs si peu géographes que les milieux évoluent sans cesse dans l'interaction et que cela nécessite une autre posture scientifique, ne le font pas ou ne vont pas jusqu'au bout de leurs implications. Au moment d'envisager d'autres façons de penser, en complément du mode techno-scientiste qui est le leur, elles hésitent et s'enferment, finalement, dans de l'hyper-historicisme. Voyez comme mes datations sont subtiles puisque je suis capable de discerner sur la coupe des Malalones quinze phases sédimentaires et trente-quatre unités successives de sol. Quel historien serait à même, en effet, de périodiser aussi finement l'histoire de ce petit coin de campagne tricastine ? Aucun. La mutation est faite et, dans ce terroir comme dans d'autres, le sédiment devient la nouvelle échelle du temps. Une échelle positive.
Je le répète afin qu'il n'y ait pas d'erreur sur le sens de ma question. Je suis, comme chacun, admiratif des performances de l'analyse des sédiments dont je ne conteste pas le caractère factuel (comment le pourrais-je d'ailleurs ?). Je considère que c'est une avancée considérable et je dois avouer qu'elle m'a beaucoup fait progresser dans la réflexion sur les milieux. Toutefois je trouve que les conclusions qui en sont tirées peuvent s'avérer singulièrement peu dialectiques !
Si je comprends bien, on est d'accord pour admettre la part des sociétés quand il s'agit de faire fluer les sédiments, c'est-à-dire de produire des situations, des états, que le naturaliste transforme en échelle de temps. Mais ensuite, quand il s'agit de réfléchir à la construction de l'espace ou de proposer des interprétations, on n'est plus d'accord pour l'admettre, notamment par les formes qu'elles produisent, objet d'un procès en sorcellerie des plus tenaces (je fais ici allusion à l'invraisemblable et inépuisable littérature critique qui nie farouchement les cadastres et plus généralement la possibilité de lecture des formes). On en revient aux oscillations du climat, d'une part, et aux grands faits d'histoire institutionnelle, d'autre part. Que l'espace puisse être source de dynamiques est oublié. Et l'on s'exclame : cachez cet espace que je ne saurais voir !
Bien entendu, je sais que ce ne sont pas les mêmes : d'un côté il y a les naturalistes, producteurs de coupes ; de l'autre, des archéologues ou des historiens, contempteurs de l'analyse des formes. Et l'on pourrait trouver que je vais vite en besogne en les associant. Mais qu'on y réfléchisse : sans le polycyclique des uns, le raisonnement des autres ne serait pas possible. C'est parce que la pensée est elle-même sédimentée qu'on n'avance pas.
Le « polyphasé » m'avait intrigué en ce qu'il risquait d'accentuer la perception stratigraphique linéaire ; le « polycyclique » m'avait donné de l'espoir en ce qu'il pouvait augurer une autre conception du temps et de l'espace. Dans les travaux des paléoenvironnementalistes, l'espace n'existe pas en soi. Il est le lieu d'inscription des coupes, il est plage de couleur ou de symbole cartographique, et il n'existe qu'en extrapolant ce qu'enseignent les points. Je devine l'agacement de certains lecteurs : comment, se disent-ils, faire autrement ?
Il est temps de provoquer, en ce domaine, un véritable accident de tectonique épistémologique et d'inverser le sens des couches. Dans la conception traditionnelle, la géologie et la paléontologie sont tout en dessous ; l'archéologie vient ensuite car elle précède les textes ; l'histoire occupe l'« étage noble » ; enfin la couche superficielle est le domaine de la géographie. Comment, dans ces conditions, voulez-vous faire, par exemple, de la géographie de la protohistoire ? Mais si l'on redresse les couches par rapport au déroulement du temps, voilà qu'une plus heureuse disposition des disciplines permet d'envisager de faire de la géologie dynamique, de la paléogéographie, de l'archéologie, à toutes les époques.
Une autre lecture de la coupe de Pierrelatte
De plus en plus, je vois autre chose dans cette superbe coupe des Malalones. Tout d'abord, je la situe sur la carte (et même sur les cartes à diverses échelles que j'utilise), et je ne perds plus de vue que la coupe c'est une portion d'espace autant qu'une portion de temps. À cette portion d'espace il faut restituer au moins cinq dimensions élémentaires : latitude, longitude, profondeur (la dimension stratigraphique dont j'ai parlé jusqu'ici), hauteur (la planimétrie dans laquelle s'insère le lieu), enfin la dimension dynamique qui fait que ces éléments ont interagi sur une longue durée.
Désormais, le fait majeur que comporte la coupe devient le suivant : depuis la création du fossé antique, il existe un effet de structure qui conduit à réactiver le fossé à trois autres reprises sur quinze à dix-huit siècles, et même à l'inscrire dans l'espace contemporain sous la forme d'une haie brise-vent dans l'alignement parfait des fossés anciens aujourd'hui invisibles, et ce toujours au même emplacement. Mes collègues sédimentologues insistent là-dessus : les fossés sont aujourd'hui invisibles au sol. Il me semble qu'il faut dire les choses d'une autre manière : bien que les anciens fossés comblés soient invisibles en tant que modelé ancien, ils sont visibles comme effet de trace évoquant un effet de structure. Dans la haie isocline et isotope, qui est la seule matérialisation agraire visible aujourd'hui sur les plans cadastraux ou les images aériennes, il ne faut pas voir une limite aléatoirement développée dans l'espace neutre, déterminée seulement par le sens du mistral et la morphologie globale de la plaine du Tricastin. Il faut voir une limite « informée » par une structure.
Autrement dit, là où mes collègues lisent du temps stratifié, polyphasé, je lis de l'espace. Si l'on s'en tient à la seule coupe, elle est incompréhensible : comment un fossé moderne a-t-il pu succéder à un fossé médiéval lui-même comblé et recouvert par un mètre de sédiments ? Et ainsi de suite, à l'envers de l'histoire, jusqu'au premier fossé romain ? Est-ce par hasard ? Par miracle ?
Mais il y a encore plus incompréhensible. À Caderousse, dans la basse plaine du Rhône, à l'ouest d'Orange, trois sondages ont révélé que les niveaux antiques (sols ou voies) sont recouverts par trois mètres de sédiments dans lesquels on ne distingue aucune structure qui permette, comme à Pierrelatte « les Malalones », de faire le lien à travers les siècles. Bref, du polyphasé brutalement interrompu, sans le moindre cycle de réactivation des structures antiques dans la planimétrie médiévale et moderne, sans ces subtiles étapes de transmission de l'élément antique dans la structure, comme à Pierrelatte « les Malalones ». L'archéologue et l'historien en concluent que la lecture de l'espace ancien à partir des traces en surface est localement impossible. Beaucoup s'arrêtent là, tant est ancré le mode de raisonnement strictement positif. Si on ne voit pas, c'est que cela n'existe pas. Si c'est recouvert, c'est donc masqué et invisible en surface, surtout avec une telle puissance de sédiments. La taphonomie le dit ; il faut l'écouter car elle est quasiment en passe de devenir la science expérimentale de l'histoire de l'occupation du sol. Or ici elle induit en erreur. La taphonomie n'est pas une science exacte et l'on aurait tort de fonder sur elle trop d'espoirs en matière de prédiction.
Car, par extraordinaire, la plaine d'inondation du Rhône est une zone où, malgré cette importante activité sédimentaire qui se traduit par de puissantes accrétions, les traces des centuriations sont assez fortes dans la planimétrie contemporaine. C'est ce qui se produisait déjà dans la région de Pierrelatte. Depuis la mise en oeuvre de la centuriation, la structure agit comme une mémoire qui, ici ou là (je ne dis pas partout), assure la permanence des formes antiques. Selon moi, cette transmission d'une forme de mémoire peut être exprimée par deux concepts [Chouquer 2000] : l'isotopie, lorsque la filiation est locale, au même emplacement (c'est ce qui se passe aux Malalones : la haie contemporaine est à l'emplacement précis du fossé antique) ; l'isoclinie, lorsque la transmission se fait par le respect de l'orientation, y compris à travers d'autres formes qui n'ont rien à voir avec les formes antiques. F. Favory a montré que les morphogènes sont des éléments du paysage qui assurent cette transmission.
La coupe de Pierrelatte « les Malalones » doit donc être lue avec l'espace comme référent principal, et avec une conception différente de la temporalité. C'est la structure d'ensemble dans laquelle elle s'insère qui « explique » -- on pourrait préférer « informe » -- la forme locale du parcellaire. Que celui-ci prenne l'habit d'un fossé pendant longtemps, et ce plusieurs fois, et le troque pour celui d'une haie à l'époque actuelle est, dans cette perspective, moins important que sa localisation et son orientation. Cette structure d'origine est encore mal connue : c'est probablement une centuriation, mais agissant sur un paysage indigène dont on ne sait s'il fut éradiqué ou partiellement maintenu dans la nouvelle forme. Il est d'ailleurs possible que nous surreprésentions cette structure, tant la centuriation occupe notre imaginaire. Cette structure évolue, et dans la dynamique spatiotemporelle, la mémoire qui informe l'espace est elle-même changeante. Elle connaît plusieurs états.
La coupe des Malalones indique cette oscillation. La réactivation des fossés à quatre reprises (sans parler de curages ou de recreusements dont la coupe n'aurait pas conservé la trace) correspond à des évolutions vers la zone de surcoordination des formes du paysage : à chaque fois l'espace agraire est parcellisé en référence à une structure d'origine antique qui oriente, fixe et ordonne l'espace. Au contraire, les phases de sédimentation et de colmatage des fossés équivalent à l'effacement momentané des repères formels du paysage et à des évolutions vers la zone de surdifférenciation du système des formes : pendant ces périodes de pâture plus ou moins humides, on a moins besoin de parcelliser l'espace. Qu'on me pardonne de me répéter : jusque dans les oscillations temporelles et cycliques des phases sédimentaires, je vois de l'espace autant que du temps. C'est l'espace qui peut m'aider à « comprendre » ce que la coupe livre sans explication : la succession des creusements des fossés.
Quant au temps, il faut s'interroger sur sa nature. On aurait toute facilité à lire du temps synchronique dans chaque phase raffinée de l'échelle sédimentaire. Il est hors de propos de discuter ici du calage chronologique de ces multiples phases. On sait que ce problème existe et qu'il est très délicat. Mais il ne remet pas en cause le principe d'une possibilité de lecture synchronique des accumulations sédimentopédologiques. On aurait pourtant une réelle difficulté à lire une forme de longue durée si l'on voulait par là trouver une manifestation de pérennité diachronique, dans le sens de la « quasi-immobilité » chère à Braudel.
Comment qualifier cette temporalité qui se distingue par le fait de puiser, dans la mémoire du système formel paysager, une latence pour créer de nouvelles formes structurant à leur tour l'ensemble des formes ? Diachronique est trop général, longue durée trop linéaire, cyclique trop déterministe (en laissant croire au retour en l'état une fois la boucle du cycle achevée, ce qui n'est pas le cas). Il s'agit bien d'une temporalité nouvelle.
Interrogeons-nous un instant sur chaque état de la structure des Malalones. Est-il déductible des états antérieurs ? Prédictible par la connaissance des événements extérieurs au lieu ? S'explique-t-il par l'Histoire ou par son histoire propre (par sa morphogenèse elle-même) ? On sera conduit à définir des « conditions » historiques qu'on pourrait connaître par des documents extérieurs au gisement (présence de pâturages à tel moment dont nous parlerait tel ou tel texte). Mais on sera aussi conduit à définir des « conditions » plus immatérielles, dont la principale vient d'être dite : le rôle morphogénétique de la structure qui agit comme mémoire. Ce sont les interactions complexes entre ces ordres différents de faits qui créent les formes.
Si de puissants déterminismes existent (une crise climatosédimentaire venue de l'amont du bassin-versant, une décision de planification, etc.), l'histoire du système, c'est-à-dire son déroulement temporel, reste imprédictible et irréductible à ces déterminismes en raison d'une latence de la structure et d'une mobilité incessante de sa morphologie. Une « résilience », donc, pour reprendre le terme qu'ont proposé récemment D. Pumain et S. van der Leeuw [Durand-Dastes et al. 1998].
Ce temps potentiel « résilient », qui rebondit, qui s'informe de sa propre structure et lui échappe aussitôt dans un processus morphogénétique incessant, irréductible aux seuls mécanismes physicochimiques des sédiments et de l'érosion, ce temps est celui qui détermine en permanence l'itinéraire possible entre les multiples itinéraires qui s'offrent à tout instant, et qui, parallèlement, connaît des changements brusques qui initient les modifications. Cette temporalité est celle que Charles Renouvier, dans son étude de l'Uchronie, définissait ainsi, dès 1857 : « Tout changement grave apporté à un moment quelconque de l'histoire a des ondulations qui modifient les événements subséquents et les transforment de proche en proche, jusqu'à les rendre enfin méconnaissables. L'Uchronie n'est autre chose que l'esquisse d'un choix entre les transformations possibles. » [1876 : 145]
Mais l'espace informe aussi le temps d'une autre manière puisque nous autres chercheurs (sédimentologues, pédologues, morphologues du parcellaire, géomorphologues) passons par la médiation des représentations actuelles du paysage pour reconstruire les états anciens. C'est donc que nous reconnaissons que ces images sont porteuses de possibilités recréatrices. Autrement dit, en faisant ainsi, nous n'hésitons pas à exploiter une lourde discontinuité documentaire dont nous cherchons à dépasser le hiatus pour élaborer une construction scientifique nouvelle. Serait-ce mal faire son métier ? Certains qui souhaitent rester à la surface de l'évidence disent que c'est le cas.
Discontinuités et permanences
Ai-je réussi à expliquer un peu mieux cet « académisme » des disciplines mères ? Il me semble que et les historiens et les naturalistes peuvent être tentés d'en rester à la définition et à l'étude de ces déterminismes lourds qu'ils connaissent bien et auxquels leur outillage archéométrique ou historique convient généralement. Ils sont plus mal à l'aise pour définir les problématiques de convergence qui obligent à laisser flotter les certitudes. À commencer par la plus improbable de toutes : celle de pouvoir un jour reconstituer la réalité des paysages du lointain passé.
Qu'on me permette de faire un peu de science-fiction. Partant du fossé des Malalones, et de la série des fossés dans laquelle il s'insère (une centaine de sondages), on pourrait écrire deux histoires parallèles, tout aussi mythiques l'une que l'autre.
L'une serait naturaliste. Elle reviendrait à décrire des processus dans un temps conçu comme un temps hiérarchique et autosimilaire. Hiérarchique parce que les échelles iraient du temps le plus long d'une certaine géologie à celui le plus court de l'événementiel sédimentaire (en termes naturalistes, on parlerait alors de « crise » environnementale), en passant par le cycle intermédiaire dont les études des fossés dans la moyenne vallée du Rhône ont donné le type. En parlant d'un temps polycyclique, on logerait le cycle plus court dans une boîte plus vaste où son emplacement serait prévu, ainsi que celui d'autres cycles équivalents. La longue durée deviendrait le « cadre de¤ », et le cycle sédimentaire quasiment l'événement. Histoire signifierait tout simplement répétition du cycle, les cycles étant rythmés par des crises qui jouent le rôle de seuils. Mais où serait la nécessaire différenciation qui est la marque du local ? La connaissance d'un modèle ne suffirait-elle pas, alors, à écrire l'histoire de la région ou de la microrégion ?
L'autre serait historique ou plus exactement morphohistorique. Il s'agirait de relier les faits archéologiques antiques de la base de la coupe à la phase de colonisation agraire issue de l'assignation des colons d'Orange. Dans une relation très superficielle, la limite agraire, bien que mal datée, serait appelée à témoigner de la profondeur de la colonisation, et le discours, saupoudré de quelques syntagmes à forte connotation historique du type « triumviralo-augustéen », se satisferait de l'existence de la limite parcellaire et de sa modestie. Il suffirait qu'elle paraisse valider un discours déjà écrit par ailleurs, à partir d'élaborations strictement historiennes faites d'inscriptions et de textes. Quant aux autres formes fossoyées du site, médiévale et moderne, elles témoigneraient de la pérennité de la structure antique à travers les millénaires. Le cadastre romain gagnerait ainsi tous les prix. Genèse, vie et, sans doute un jour, mort du paysage.
Je cesse là le pseudo-pastiche. Personne n'a jamais parlé ainsi du fossé des Malalones ni de tous ceux qui l'accompagnent en vallée du Rhône, et les analyses produites sont autrement plus subtiles. Si je l'ai fait, c'est pour attirer l'attention sur l'insatisfaction qui s'installerait si on ne tirait pas toutes les conséquences épistémologiques des découvertes réalisées.
Il faut modéliser les discontinuités et les permanences. Au chapitre des discontinuités, intéressons-nous d'abord à ce que J. Burnouf nomme si joliment « l'effet de sources ». Nous avions l'effet de serre : voici une autre menace pesant sur nos têtes. Il y a effet de sources lorsque la série documentaire est sous-interprétée ou surinterprétée. Le risque principal est de s'y enfermer et de faire comme si elle représentait le tout. Il me paraît préférable de rappeler quelques faits de bon sens et d'y réfléchir. Les sources ne sont pas équilibrées puisqu'on passe de périodes où les textes existent à d'autres où ils disparaissent. Pourquoi ? La disparition d'une source, d'un type de source, est-il un fait accidentel qui aurait pu ne pas se produire (ex. incendie dans le dépôt d'archives), ou bien un fait d'histoire ? Comment lire dans une coupe la séquence manquante, et comment échapper au discours qui lisse les faits en numérotant les phases et les unités de sol en continu alors qu'il faudrait sans doute pouvoir intercaler des horizons manquants, perturbés, déplacés, etc. ? Comment passer d'une source à l'autre sans prétendre s'en apercevoir, ou sans tenir un discours rhétorique pour masquer cette gênante rupture qualitative ? Il y a là toutes sortes de discontinuités qui sont, ou plutôt devraient être, la matière de nos élaborations morphogénétiques.
La discontinuité embarrasse tout le monde. Elle interrompt les séries documentaires, les séries de faits ; elle empêche de poursuivre par comparaison. Elle est perçue comme une perturbation et jamais comme un événement créateur, comme une chance morphogénétique. Bref, au sens strict, comme la seule voie possible pour tenter d'écrire la véritable histoire qui a été celle des systèmes qu'on étudie. Voilà pourquoi je pense que c'est en élaborant une science des paysages et de l'espace, et de leurs discontinuités, qu'on retrouvera le sens des questions historiques, sens qu'une histoire quasi mythique et dogmatique nous avait fait perdre.
C'est au niveau des discontinuités les plus difficiles à exprimer -- celles qui se produisent au contact des disciplines -- que se situe la morphogenèse des paysages. Je crois avoir démontré combien le sédiment reste sous-interprété si la coupe n'est pas informée par la structure spatiale d'origine sociale, si l'espace n'enrichit pas le temps, si les sociétés ne produisent pas et n'agissent pas le sol. C'est ici qu'il faut dire que l'opération « fossés », si brillamment conduite par J.-F. Berger et C. Jung dans le cadre du TGV Méditerranée, n'aurait pas été concevable si le Tricastin et la moyenne et basse vallée du Rhône ne faisaient pas, depuis longtemps, l'objet d'une élaboration de problématiques fondamentalement spatiales. Et dans le binôme original que composent l'archéologue du sédiment (J.-F. Berger) et l'archéologue des formes (C. Jung), le rôle de cette dernière est essentiel. Dans un premier temps, on a vu l'apport géoarchéologique, effectivement majeur et d'une richesse sans précédent (les travaux de P. Boissinot et ceux de J.-L. Brochier, par exemple, ont affirmé l'excellence de la géoarchéologie). Mais le moment viendra où on rééquilibrera et où on comprendra que l'apport principal se situe au-delà de ce qu'exprime le géoarchéologue dans le langage de sa discipline, qu'il réside dans l'ampleur des constructions scientifiques que permet désormais le croisement entre vingt ans de recherche spatiale sur les formes historiques de ces régions et les belles perspectives de la géoarchéologie.
On dira que je fais l'éloge des discontinuités et que je n'envisage pas la stabilité structurelle de long terme. Or il y a moins de dix ans, je donnai à Études rurales une contribution où je mettais en évidence la pérennité de l'antique dans les paysages. L'idée avait besoin d'être énoncée : on était en phase militante. Mais je me situais encore dans une sorte d'enfance de la recherche car il allait de soi que la possibilité d'atteindre le réel antique nous serait un jour donnée. En bon apprenti-historien n'ayant jamais reçu le moindre cours d'épistémologie à l'université, je ne me posais même pas la question. J'avais, avec mon compère François Favory, une intuition : ce qui était « archéologique » c'était l'espace, et cet espace nous paraissait beaucoup devoir à l'Antiquité. Notre travail, depuis vingt ans, et malgré les cheminements propres à chacun de nous deux, n'a pas été autre chose que de donner un peu de consistance à cette idée.
Aujourd'hui, je partirai d'un autre point de vue. Si, de nos jours, nous percevons encore la morphologie antique malgré son extrême dégradation, c'est qu'elle est restée une structure repérable et agissante durant une vingtaine de siècles. Et le fait que je sois si fortement attiré par elle ne peut être fortuit. En l'étudiant, j'élabore une théorie morphogénétique du paysage actuel à partir de l'Antiquité, et j'appréhende la dynamique du paysage sur le plus long terme possible. Comme j'ignore complètement à quoi ressemblait la centuriation antique d'Orange -- celle-là et non pas une autre, celle-là et non pas son modèle théorique, précisément celle dans laquelle se trouvaient les fossés de Pierrelatte et tous les autres qui ont été sondés --, il faut bien que l'objet formel « actuel » que je vois sur les cartes et images aériennes, d'une part, et ma propre représentation de l'objet antique, d'autre part, se fondent en un plan original, inaperçu, en partie inconscient, qui est celui de la morphogenèse du paysage et de ma recherche. Ce plan est sans doute celui de la réponse que je peux apporter à cette sorte d'angoisse de la mutation dynamique de la forme, cette mutation qui m'interdit de jamais pouvoir lire une morphostase ancienne telle quelle. Et si je dis que, ce faisant, je fais de l'histoire, c'est probablement un alibi que je me donne, si jamais je feignais de croire que je pourrais, à terme, m'extraire totalement de ce plan.
Revenons une dernière fois au Tricastin et à une recherche extraordinaire que j'ai gardée pour la bonne bouche. Je fais allusion à la méthodologie mise en oeuvre pour l'étude de la plaine tricastine par l'image satellitale [Tounsi, Jung, Berger et Chouquer 1997]. Je pense, par ailleurs, à l'articulation tentée entre les données pédologiques actuelles et les informations agrologiques générales issues de textes d'agronomes antiques étrangers au Tricastin afin d'élaborer une carte pédologique acceptable pour l'Antiquité et pouvoir la comparer aux tarifs d'imposition portés sur le plan cadastral d'Orange en 77 de notre ère [Berger, Favory, Odiot et Zannier 1997].
Pour retrouver l'espace de jadis, on utilise l'image satellitale, mais en l'informant de connaissances ou de modèles préalables (connaissances sur la morphologie agraire ; connaissances sur la morphologie fluviale obtenues par photo-interprétation ; modèle paléohydrographique). Mes collègues font la même chose avec la carte pédologique actuelle (celle de Bornand pour la moyenne vallée du Rhône). Ils élaborent un extraordinaire cheminement scientifique, hardi et imaginatif, fondé sur la connaissance taphonomique et dynamique des processus et sur une information de l'ancien au travers de l'actuel. Il y a ainsi, comme nous l'avons écrit pour la première opération, approche multiscalaire, diachronique et interdisciplinaire.
Il me semble qu'il y a là des évolutions scientifiques passionnantes mais pas du tout neutres, sur lesquelles il n'est pas vain de réfléchir, ne serait-ce que pour se demander quelle est réellement notre possibilité, et surtout ce que signifie de reconstruire la carte de l'occupation des sols, celle des formes, ou encore celle des sols à une date donnée. Il me plaît de souligner que ce sont alors des problématiques spatiales (données et modèles paléogéographiques) et des problématiques historiques qui cadrent la recherche. Il me plaît encore de rappeler que ce qui nous fait avancer, c'est le fait d'agir sur le terrain difficile des discontinuités documentaires.
Mais à aucun moment nous ne faisons l'histoire de l'espace de façon extérieure à cet objet ; nous nous inscrivons dans l'histoire et nous l'édifions à partir de l'actuel.
Le déplacement du point de vue
Il se peut qu'on travaille mieux qu'il y a dix ou vingt ans, mais qu'en contrepartie, le champ scientifique se déplace sensiblement. De plus en plus de complexité, entend-on partout, mais avec l'espoir que la puissance toujours supérieure des instruments d'analyse et de calcul soutiendra le choc et relèvera le défi de son accroissement. De plus en plus de données, nous souffle-t-on du côté des sciences humaines, avec le secret espoir que l'accumulation viendra à bout de l'imprévisible dynamique de l'espace et du temps. Je ne le crois pas. Si nous n'affrontons pas la question des discontinuités qualitatives, nous allons en effet produire et accumuler, aboutir à la création d'îlots de savoir ou de rationalité, mais non pas avancer. C'est pour cette raison que je souhaite attirer l'attention sur une dimension que je vois depuis trop longtemps incomprise et inexploitée dans ma discipline, la dimension spatiale, qui ne peut être que spatiotemporelle, c'est-à-dire dynamique. Jusqu'à plus ample informé, c'est d'elle, autant que du temps, que j'ai tiré les discontinuités les plus utiles pour faire bifurquer ma recherche.
L'épuisement des problématiques historiques est patent en matière de formes paysagères. On n'avance pas sur la connaissance des formes des sociétés de la protohistoire parce qu'on reste attaché à la mise en évidence des données par l'archéologie et par elle seule. Comment pourrait-on percevoir un jour de grandes formes, lesquelles ne sont pas accessibles par décapage, malgré le relatif gigantisme des fouilles actuelles ? Comment pourrait-on les percevoir un jour si on ne les a pas préalablement conçues ? On n'avance pas plus sur la question de la genèse de l'openfield, posée depuis longtemps de façon régressive à partir de sources modernes et au mieux tardo-médiévales qui n'en peuvent mais. On n'avance guère, non plus, sur le traditionnel sujet des centuriations romaines, si l'on procède selon la méthodologie la plus classique : la décennie qui s'achève a produit à peu près autant de faux objets historiques que les décennies passées. Si l'on a avancé, c'est dans la connaissance en soi d'une source capitale : les traités des arpenteurs romains. Mais on n'écrira pas l'histoire locale avec cette source, et je rappelle souvent à ce sujet que, dans les quatre cents pages de l'édition des textes d'arpentage, il n'y a qu'une seule occurrence pour la Gaule, et encore pour la seule narbonnaise, la mention de deux unités locales de mesure des surfaces. Insignifiant !
Se pose donc un problème délicat, celui de savoir si les questions que nous adressons à la matière archéologique et planimétrique sont les bonnes. Si le point de vue de l'historien, absolu jusqu'ici, est le bon. C'est-à-dire de croire ou feindre de croire qu'une reconstitution acceptable est à terme possible ; qu'on pourra un jour écrire l'histoire d'un coin d'espace comme on écrit le récit des batailles et des joutes politiques, autrement qu'en se réfugiant dans un espace universel, intemporel, utopique à force d'être uniquement structural.
Voici un exemple. Jadis on disait : « Cherchez la centuriation romaine, cherchez la forme radio-concentrique médiévale, et vous trouverez la forme correspondant à l'époque envi-sagée, puis cherchez des indices qui vous permettront de dater plus précisément la forme. » Aujourd'hui, la question part de l'espace lui-même et devient : « Malgré les discordances que je vois entre les gisements antiques et les formes du parcellaire du cadastre « napoléonien », comment et quand se fait la mise en réseau, comment passe-t-on d'une situation d'« îles » d'occupation (que donne la carte archéologique au sens traditionnel) à une situation de « continent » de formes, et comment les discontinuités interviennent-elles dans cette élaboration ? » C'est pourquoi, dans la superbe coupe des Malalones de Pierrelatte, deux démarches sont possibles : décomposer la matière sédimentaire pour isoler des couches et des phases de plus en plus subtiles, sorte de réductionnisme, source d'un événementiel grâce auquel on pourra, à terme, faire la chronique des interactions entre les sociétés et leur milieu ; voir, de façon plus globale, la relation que le fossé entretient avec la structure parcellaire diachronique, et comprendre pourquoi il se pérennise tout en évoluant en permanence sur vingt siècles. D'un côté, une entrée par le temps ; de l'autre, par l'espace. Les deux sont nécessaires. Mais les historiens, archéologues et naturalistes sont plus généralement familiers de la première démarche, moins de la seconde.
Inverser les termes et rééquilibrer les perspectives m'a conduit à exprimer quelques nouveaux attendus de l'histoire des paysages que je ne puis développer ici mais dont on saisira tout de suite le caractère non conventionnel : la forme banale des terroirs villageois français est la forme radio-quadrillée ; la mise en réseau des formes est un fait préromain, antique et médiéval, qui évolue non pas de morphostase en morphostase, mais dans la transformation continue ; dans les cas où il n'y a pas eu de planification, on doit considérer que plus une forme est formellement aboutie, plus elle a de chances d'être diachronique et non le résultat d'une phase donnée.
Si aujourd'hui le thème environnemental a conquis l'archéologie, ne doutons pas que la spatialité sera le thème de demain. Cependant je ne vois pas la géoarchéologie se développer sans contribuer au débat épistémologique et sans, elle aussi, partir de l'espace pour définir et faire évoluer ses problématiques. L'exemple des parcellaires peut aider à construire ces lieux d'interdisciplinarité.
Au-delà de l'environnement, la spatialité. Et une spatialité qui ne soit pas coupée du milieu physique.