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Dans la boîte noire de l’agriculture numérique

Infrastructures, politiques et environnements
In the black box of digital agriculture. Infrastructure, policies and environments
Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier et Jeanne Oui
p. 8-19

Texte intégral

  • 1 En France, outre les événements spécifiques (Forum international de la robotique agricole, salon L (...)
  • 2 Voir le rapport co-écrit par J.-M. Bournigal, #Agricultureinnovation2025, 30 projets pour une agri (...)
  • 3 Voir le site internet (<https://www.hdigitag.fr/fr/>).
  • 4 Voir V. Bellon-Maurel, et al., « L’équation technologique et numérique en agriculture », in S. Abi (...)

1La transformation des modes de production par les technologies numériques et par la « révolution des données » est au centre du paysage médiatique, politique et institutionnel des mondes agricoles. En témoigne la prolifération des événements dédiés aux outils numériques lors de salons professionnels1, la publication de rapports institutionnels et le financement d’initiatives dédiées. À titre d’exemples, on peut citer le rapport Agriculture – Innovation 2025, commis pour les ministres en charge de l’Agriculture et de la Recherche2, la création du portail européen de données agricoles AgDataHub, ou encore l’orientation de financements publics de recherche et d'innovation vers le développement de technologies numériques en agriculture à travers l’Institut de convergence interdisciplinaire #DigitAg3 ou les programmes Casdar (compte d’affectation spécial au développement agricole et rural). L’agriculture numérique articule deux promesses, à la fois politiques et scientifiques : d’un côté, ces technologies permettraient l’optimisation des rendements et des investissements à l’échelle des parcelles et des exploitations, et de l’autre, la diminution des pollutions diffuses et de l’empreinte des activités agricoles sur le climat et la biodiversité à l’échelle des territoires4 [Bellon-Maurel et al. 2019]. Dans une version plus radicale, les technologies numériques associées à la robotisation et à la dissémination de capteurs ouvriraient la voie à une rupture de modèle productif revalorisant les petites structures très intensives en capital, à rebours de la mécanisation ayant entraîné une concentration continue des exploitations agricoles tout au long du xxe siècle [King 2017].

Vue du Mato Grosso (Brésil).

Vue du Mato Grosso (Brésil).

Contient des données Copernicus Sentinel modifiées (2015-2019) et traitées par l'ESA. CC BY-SA 3.0 Igo.

2Dans ce contexte d'effervescence autour de l’emploi de technologies et de données numériques en agriculture, ce numéro spécial propose de faire un pas de côté vis-à-vis de ces promesses, et de questionner autour de différentes études de cas le rapprochement entre outils numériques et écologisation des pratiques agricoles. Ces outils numériques recouvrent aussi bien des capteurs (électronique embarquée sur les équipements agricoles, télédétection, instruments de mesure installés sur les parcelles), des logiciels (de gestion des données de l’exploitation ou intégrés aux machines comme le GPS et l’autoguidage), des plateformes de données agro-environnementales, que des services de conseil numérique comme ceux prodigués par les outils d’aide à la décision (OAD) ou encore des dispositifs plus génériques qui ont des applications agricoles particulières, comme les infrastructures satellitaires environnementales ou les réseaux sociaux. Ces outils sont en effet généralement promus comme des solutions permettant de minimiser les pollutions, de poursuivre la rationalisation des modes de production en s’affranchissant d’un certain nombre de limites biologiques (épuisement des sols, antibiorésistance, stagnation des rendements…) et de répondre aux critiques qui pointent les risques pour la santé humaine, l’effondrement de la biodiversité ou encore les mauvais traitements réservés aux animaux d’élevage. À l’opposé d’une perspective fonctionnaliste qui montrerait en quoi le numérique constitue une solution technologique aux problèmes environnementaux générés par le modèle productiviste, l’enjeu est d’étudier des innovations et leurs épreuves, de donner à voir le développement parfois erratique de ces technologies, ainsi que la multiplicité des modèles de diffusion, distribution et d’appropriation de ces outils.

3Les travaux historiens sur les engrais chimiques [Herment et Mermet 2018], les pesticides [Jas 2001] ou les semences sélectionnées [Bonneuil et Thomas 2009] ont bien montré l’intérêt de retracer les efforts des acteurs et actrices des mondes publics et privés qui ont œuvré à la mise au point et à la généralisation de l’usage de ces techniques dans les exploitations agricoles dans le but de transformer les modèles productifs. À son tour, le numérique agricole fait aujourd’hui l’objet d’une littérature foisonnante [Klerkx et al. 2019] qui, décrivant un phénomène mondial, insiste sur la production et les usages de ces technologies, les politiques publiques en appui à ces innovations, et sur leurs modalités d’adoption par les agriculteurs et les agricultrices. Un premier ensemble de travaux aborde le lien entre numérique et environnement en se concentrant sur la façon dont les technologies écologisent les pratiques agricoles [Daniel et Courtade 2019 ; Laborde 2012] : dans le contexte français, par exemple, ils documentent les transformations qu’impliquent ces outils sur les pratiques agricoles [Schnebelin et al. 2021] et sur le travail des conseillers et conseillères agricoles [Di Bianco 2018]. Un deuxième ensemble de travaux adopte une perspective plus globale sur le développement de ces outils, en se concentrant sur la façon dont ils s’intègrent dans les différents modèles d’écologisation de l’agriculture, et redéfinissent à la fois les problèmes environnementaux [Christen 2017 ; Mol et al. 2014] et les relations de pouvoir au sein des différentes filières agroalimentaires. Cette dernière approche est particulièrement dynamique outre-Atlantique [Wolf et Wood 1997 ; Bronson et Knezevic 2016 ; Rotz et al. 2019] et analyse la façon dont les données agricoles sont produites, circulent et sont utilisées par les agro-industries afin de répondre aux contraintes environnementales et de réaffirmer leur pouvoir dans les prescriptions techniques et les marchés de l’agrofourniture [Miles 2019]. Ces recherches invitent à penser la façon dont les technologies numériques participent d’une diversité d’outils techniques qui permettent au capitalisme agricole de réintégrer les externalités environnementales [Fouilleux et Goulet 2012 ; Rudolf 2013], entendues à la fois comme une perturbation biologique des processus de production standardisés, et comme une critique politique et agronomique du modèle agricole conventionnel.

4À la croisée de ces deux ensembles de travaux, les contributions rassemblées dans ce dossier mettent en lumière la pluralité des outils étiquetés comme numériques et des contextes dans lesquels ils sont construits et utilisés : mesure agronomique, encadrement technique, contrôle administratif, commercialisation de nouveaux services. Elles prêtent une attention particulière aux activités de conseil, de prescription et de régulation qui sous-tendent la diffusion rapide de ces technologies, afin de mieux comprendre en quoi celles-ci élargissent le répertoire des instruments de gouvernement de l’agriculture dans le contexte de montée en puissance des questions sanitaires et environnementales. Il s’agit également de voir comment le développement d’offres numériques a contribué à redessiner les frontières entre différentes organisations publiques, industrielles et parapubliques qui gravitent autour de ces technologies. Que ce soit en analysant le poids des contextes réglementaires nationaux, la construction de standards techniques internationaux, les formes de concurrence et de coopération entre organisations économiques à l’échelle locale, ou encore les usages du numérique par les mondes agricoles, l’ambition de ce dossier est d’explorer des contextes géographiques et des échelles d’analyse variées. Revenant sur les transformations à l'œuvre depuis les années 1980 jusqu’à aujourd'hui, il propose une diversité de travaux empiriques où la fabrique des liens entre agriculture, numérique et environnement se donne à voir.

Le développement erratique de l’agriculture numérique, entre organisations publiques et secteur privé

  • 5 Pour une illustration de cette approche centrée exclusivement sur le secteur privé développant ces (...)

5La littérature, tout comme certains des articles rassemblés dans ce numéro, souligne le poids central du secteur privé dans le développement de l’agriculture numérique [Wolf et Wood op. cit. ; Bronson et Knezevic op. cit.]. Grandes firmes de l’agrofourniture et de l’agroéquipement, startups, entreprises du numérique et de l’électronique non agricole développent des outils destinés aux mondes agricoles. Prendre acte de l’importance des intérêts économiques en jeu est essentiel, mais il convient de ne pas alimenter une conception linéaire de l’innovation qui voudrait que les technologies numériques se diffusent depuis les entreprises privées jusqu’aux usagers et usagères, sous le regard des instances publiques qui tiendraient un rôle passif, au mieux de soutien lointain. Cette conception diffusionniste est alimentée par le vocable de la « révolution numérique », qui suppose que certains acteurs et actrices en révolutionnent d’autres5. Dans une perspective différente, ce numéro d’Études rurales insiste sur la variété des formes de numérisation de l’agriculture, sur la diversité des espaces sociaux où il est possible de l’observer et sur les difficultés auxquelles doit faire face le développement de ces technologies.

6En effet, le périmètre de l’agriculture numérique ne se limite pas au secteur privé de l’amont agricole, mais enrôle une variété d’acteurs et actrices. En enquêtant en amont et en aval du développement des services numériques pour l’agriculture, les articles rassemblés ici donnent à voir le rôle central de la recherche scientifique dans la conception d’infrastructures informationnelles pourvoyeuses de données (Sylvain Brunier, Jeanne Oui, Sara Angeli Aguiton et Stéphanie Barral) mais aussi celui des intermédiaires de développement et de commercialisation issus des mondes agricoles, comme les coopératives (Soazig Di Bianco) ou les instituts techniques (Jeanne Oui, Sara Angeli Aguiton et Stéphanie Barral) – rejoignant les conclusions d’autres travaux récents [Schnebelin et al. op. cit.]. Plutôt que de concevoir le numérique agricole comme une collection d’outils à destination des seuls utilisateurs et utilisatrices finales, les contributions rendent compte de la façon dont ces technologies redéfinissent les formats et les logiques de la prescription. Le dossier invite ainsi à adopter une perspective symétrique entre les acteurs et actrices de l’amont et de l’aval pour comprendre la diffusion des technologies numériques au sein des filières agricoles. Dans ces espaces, le rôle essentiel de certains agriculteurs et agricultrices agissant comme des entrepreneurs de cause est à souligner, comme lorsqu’ils et elles utilisent les opportunités qu’offrent les réseaux sociaux pour construire leurs propres représentations professionnelles dans l’espace public numérique (Louis Rénier).

7D’autres contributions discutent du rôle de l’État dans la numérisation de l’agriculture. Les études de cas présentées par les auteurs et autrices vont à l’encontre d’une analyse qui verrait un retrait de l’État face à l’innovation privée, et son confinement dans un seul rôle de régulation. Le dossier rend ainsi plus complexe notre compréhension des formes de planification publique face au développement des technologies agricoles [Eastwood et al. 2017]. Si l’État s’est retiré du secteur des agroéquipements à la fin des années 1980 [Griset 2011] et si les rapports institutionnels jouent l’étonnement, déplorent le retard français et cartographient les forces en présence comme si elles lui étaient extérieures [Bournigal et al. 2015], les institutions publiques sont présentes par d’autres voies. L’agriculture numérique ne fait certes pas l’objet d’une politique publique agricole dédiée, mais le rôle de l’État s’observe sur d’autres secteurs technologiques – comme la recherche spatiale – qui contribuent à numériser le secteur agricole (Sylvain Brunier). Le développement du programme satellitaire Spot (Système probatoire d’observation de la terre) fait l’objet d’une planification de longue durée et d’un soutien financier considérable. De fait, l’utilisation des images satellitaires comme support d’innovations numériques reste essentiellement structurée par les commandes publiques au moins jusqu’aux années 1990. De même, le cas de la plateforme numérique suisse étudié par Léa Stiefel, pourtant présentée comme une initiative du secteur privé, montre la présence de l’État : animation autour de la plateforme, actionnariat, et contribution sous forme de mise à disposition de données. Loin d’être passifs ou seulement pourvoyeurs de fonds, les pouvoirs publics ont donc une présence non négligeable dans ces développements technologiques.

8Mobilisées pour construire de nouvelles infrastructures de contrôle administratif, les technologies numériques contribuent contre intuitivement à renforcer l’emprise de l’État sur le parcellaire agricole. Le système d’information géographique promu par les pouvoirs publics brésiliens pour pallier l’absence de cadastre dans le contexte des « fronts pionniers » est alimenté de manière volontaire par une multitude d’acteurs et d’actrices économiques aux intérêts pourtant divergents (Pierre Gautreau, Valter Oliveira et Ève-Anne Bühler). Porté par des coalitions peu stabilisées, le déploiement des technologies numériques en agriculture n’a donc rien de linéaire. Il est au contraire marqué par des épreuves, des désaffections et des contestations, qui peuvent venir aussi bien des fonctionnaires chargés de l’opérationnalisation de ces technologies de contrôle que des organisations professionnelles agricoles critiquant l’inefficacité induite par la construction d’une plateforme numérique centralisée (Léa Stiefel), ou de l’accroissement de la dépendance des agriculteurs et agricultrices aux constructeurs d’agroéquipements qui maîtrisent les flux de données (entretien avec l’Atelier paysan).

Quelles écologisations par le numérique ?

9Les travaux sur l’écologisation de l’agriculture sont foisonnants [Deverre et Lamine 2010]. Ils ont notamment privilégié l’entrée par les politiques publiques, l’agronomie, les instruments d’action publique visant « l’intégration des objectifs des politiques de l’environnement dans les politiques sectorielles » [Deverre et de Sainte Marie 2008 : 83]. La focale a également porté sur l’étude des modèles agricoles écologisés ou en cours de transition [Compagnone et al. 2018], comme sur les formes d’écologisation des pratiques agricoles conventionnelles [Fouilleux et Goulet op. cit.]. Une contribution originale de la sociologie de l’innovation a notamment été d’étudier l’écologisation comme une « innovation par retrait » [Goulet et Vinck 2012, 2022], invitant à voir « comment les agriculteurs se défont de pratiques qui ont déjà cours » [Barbier et Goulet 2013 : 205]. Dans la lignée de ces travaux, les textes rassemblés ici analysent les logiques d’ajout et de retrait technologique, les formes d’associations en vue d’opérer des dissociations [Barbier et Goulet 2013], cela autour des liens entre numérique et tentatives de réduction de l’empreinte environnementale de l’agriculture. Comment des outils et services numériques deviennent-ils les vecteurs d’une innovation par retrait ? Quels réseaux socio-techniques se constituent-ils autour de ces technologies ? Quels éclairages donnent-elles à voir sur la technicisation des modèles agricoles écologisés, ou au contraire, sur l’internalisation de la critique environnementale par des modèles plus conventionnels ? Les contributions rassemblées dans le numéro donnent des pistes pour répondre à ces questions, et illustrent différentes dynamiques d’écologisation par le numérique qu’il est possible de rassembler ici.

  • 6 Cette logique fait référence aux dynamiques d’innovations techniques et commerciales principalemen (...)

10La première dynamique montre la variété des acteurs et actrices qui se saisissent des outils numériques en vue d’écologiser les pratiques agricoles. Les articles du numéro traitent de types d’agricultures et de pratiques agricoles très diverses, de l’agrobusiness brésilien aux exploitations agricoles de céréales ou de polyculture-élevage suisses et françaises. Malgré leurs différences, ces modèles productifs ont été et continuent d’être ciblés et soutenus par les politiques publiques dans chaque contexte national (principaux bénéficiaires des politiques de modernisation d’après-guerre puis de la politique agricole commune, des mesures de soutien à l’exportation…). Les différentes contributions mettent en avant une continuité des dynamiques d’écologisation par le numérique avec les logiques productives antérieures. Par exemple, les outils d’aide à la décision pour écologiser les pratiques agricoles sont utilisés par une coopérative dans le cadre de son modèle d’« agriculture écologiquement intensive », qui met en œuvre les principes de l’agroécologie sans renoncer à des niveaux de production élevés (Soazig Di Bianco, Claude Compagnone et Bertille Thareau). Ces outils proposent d’intégrer des objectifs agroécologiques au sein des prescriptions techniques visant la productivité, en s’inscrivant dans la continuité de relations de conseil précédemment établies. De même, l’étude du cadastre environnemental numérique développé au Brésil dans un contexte de forte déforestation causée par les activités agricoles révèle l’hétérogénéité interne de l’agrobusiness brésilien (Pierre Gautreau, Valter Oliveira et Ève-Anne Bühler). Les grands exploitants nationaux se saisissent de cet outil pour éviter les moratoires commerciaux impulsés par les firmes internationales sur des critères environnementaux. Enfin, l’écologisation joue également dans la façon dont les marques des tractoristes se distinguent entre elles par une offre de différents services numériques vendus en parallèle des machines et reposant sur des données agri-environnementales (Jeanne Oui, Sara Angeli Aguiton et Stéphanie Barral). L'environnement renforce ainsi les logiques de développement serviciel6 que connaît cette industrie avec le numérique.

11La deuxième dynamique a trait à l’importance des régulations environnementales dans la construction des marchés de ces nouvelles technologies numériques. Les réglementations sont des moteurs importants du développement des marchés de ces outils, comme intermédiaires de mise en œuvre sur le terrain des politiques publiques de protection de l’environnement ou comme outils de contrôle de la bonne application des régulations existantes. Dans les coopératives, les techniciens et les techniciennes peuvent utiliser l’argument de la mise en conformité réglementaire pour enrôler davantage d’agriculteurs et d’agricultrices dans l’utilisation d’un outil d’aide à la décision (Soazig Di Bianco, Claude Compagnone et Bertille Thareau). La montée en puissance de la régulation environnementale des activités agricoles apparaît donc comme un vecteur majeur de la diffusion commerciale des technologies numériques agricole au cours des vingt dernières années [Oui 2021]. Rapprocher régulations environnementales et outils numériques permet également d’ouvrir une réflexion sur la façon dont le numérique équipe les politiques publiques pour leur rendre visibles les territoires, les acteurs et les actrices ainsi que les productions agricoles. Les plateformes de données déclaratives et les technologies de télédétection constituent ainsi des outils majeurs de gouvernance environnementale (Sylvain Brunier et Léa Stiefel), ce qui ne va pas sans poser de difficultés concrètes de mise en œuvre, du point de vue de l’administration [Magnin 2019] comme de celui des agriculteurs et agricultrices [Mesnel 2020]. Les technologies étudiées dans ce dossier proposent une représentation graphique et quantifiée des activités agricoles faisant l’objet des régulations, par imagerie satellite, par modélisation ou encore par mise en cartographie d’indicateurs sur la production (surfaces parcellaires, indice de biomasse, répartition des cultures…). Le fait de rendre visible des pratiques et des espaces productifs par le numérique est enfin utilisé comme un argument de transparence dans une logique de certification environnementale pour les marchés internationaux (Pierre Gautreau, Valter Oliveira et Ève-Anne Bühler) : les outils numériques et leurs données se situent ainsi au croisement entre les régulations publiques environnementales et le marché des standards privés.

12Ce dossier propose également de revenir sur la façon dont les outils numériques s’invitent dans les controverses environnementales en agriculture. L’étude des communautés d’agri-youtubers décale le regard porté sur les technologies numériques agricoles pour nous inciter à considérer les usages des réseaux sociaux par les agriculteurs et agricultrices (Louis Rénier). En étudiant une « mobilisation informationnelle » contre les critiques écologiques de l’agriculture, son article montre les modalités d’inscription de ces nouveaux producteurs et productrices de contenus dans des espaces politiques situés où s’élaborent des formes de communication digitale en défense de l’agriculture conventionnelle. Ce contre-mouvement coexiste avec d’autres mobilisations informationnelles, comme celle impulsée par l’Atelier paysan avec qui nous avons réalisé un entretien publié dans le dossier, marquée par une orientation politique très différente, cette fois-ci en faveur de l’innovation paysanne et des valeurs du logiciel libre. Ces contributions permettent de penser le numérique comme un outil de partage et un espace de controverse, mais aussi comme un espace de formation de communautés et d’échanges en ligne, par-delà les lieux et formes traditionnelles de sociabilité agricole.

  • 7 Voir J.-F. Soussana, « Changement climatique : l’agriculture dans l’agenda des solutions », 2015, (...)

13Au-delà de ces aspects, ce dossier peut constituer un point de départ pour nourrir d’autres réflexions sur le lien entre outils numériques et tournant environnemental des activités productives. La gouvernance de l’enjeu climatique repose aujourd’hui sur le déploiement de métriques, c’est-à-dire de systèmes de mesure, destinés à évaluer les stocks de carbone, les émissions de gaz à effet de serre ou encore les potentiels de séquestration des sols. Dans ce contexte, les technologies numériques deviennent le principal support pour quantifier l’impact des activités agricoles [Viscarra Rossel et Bouma 2016]. Les satellites, les capteurs, les cartographies numériques et la modélisation émergent comme une solution technique à un problème climatique global où l’agriculture est envisagée à la fois comme victime et comme solution des dérèglements climatiques7 [Soussana 2015]. La climatisation progressive de l’agriculture ouvre dès lors un nouvel espace politique dans lequel les institutions, les mondes scientifiques et l’industrie qui maîtrisent la conception, la diffusion et l’usage des technologies numériques bénéficient d’un avantage croissant sur l’ensemble des acteurs et actrices qui en sont exclues.

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Bibliographie

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Notes

1 En France, outre les événements spécifiques (Forum international de la robotique agricole, salon LFDay consacré aux start-ups de l’agriculture numérique), le Salon international de l’agriculture et le Salon international du machinisme agricole proposent des espaces dédiés à l’agriculture numérique.

2 Voir le rapport co-écrit par J.-M. Bournigal, #Agricultureinnovation2025, 30 projets pour une agriculture compétitive et respectueuse de l’environnement, en ligne sur le site de Vie publique (<https://www.vie-publique.fr/rapport/35255-agricultureinnovation2025-30-projets-pour-une-agriculture-competitive>).

3 Voir le site internet (<https://www.hdigitag.fr/fr/>).

4 Voir V. Bellon-Maurel, et al., « L’équation technologique et numérique en agriculture », in S. Abis (dir.), Le Déméter 2019, 2019, Paris, Iris Éditions, p. 125‑141.

5 Pour une illustration de cette approche centrée exclusivement sur le secteur privé développant ces technologies, voir R. Birner et ses co-auteurs [2021].

6 Cette logique fait référence aux dynamiques d’innovations techniques et commerciales principalement orientées vers le développement de services autour de l’usage des machines agricoles : offre de maintenance prédictive fondée sur l’analyse des données transmises par les ordinateurs embarqués, outils d’aide à la décision intégrés au système informatique de la machine permettant de rationaliser l’usage des intrants….

7 Voir J.-F. Soussana, « Changement climatique : l’agriculture dans l’agenda des solutions », 2015, Actes du colloque présentant les méthodes et résultats du projet Climagie (métaprogramme ACCAF), Poitiers (<hal.archives-ouvertes.fr/hal-01233905>).

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Table des illustrations

Titre Vue du Mato Grosso (Brésil).
Crédits Contient des données Copernicus Sentinel modifiées (2015-2019) et traitées par l'ESA. CC BY-SA 3.0 Igo.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/29565/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 282k
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Pour citer cet article

Référence papier

Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier et Jeanne Oui, « Dans la boîte noire de l’agriculture numérique »Études rurales, 209 | 2022, 8-19.

Référence électronique

Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier et Jeanne Oui, « Dans la boîte noire de l’agriculture numérique »Études rurales [En ligne], 209 | 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/29565 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.29565

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Auteurs

Sara Angeli Aguiton

sociologue, chargée de recherche au CNRS, Centre Alexandre Koyré (UMR 8560), Aubervilliers

Articles du même auteur

Sylvain Brunier

sociologue et historien, chargé de recherche au CNRS, Centre de sociologie des organisations (UMR 7116), Paris

Articles du même auteur

Jeanne Oui

sociologue, post-doctorante, Department of Natural Resources and the Environment, Université de Cornell, Ithaca (États-Unis)

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