Bernard Traimond, Les chasses aux sangliers. Se confronter au sauvage
Bernard Traimond, Les chasses aux sangliers. Se confronter au sauvage, Morlaàs, Cairn, 2021, 106 p.
Texte intégral
1Ce petit ouvrage, composé de vingt-cinq courts chapitres, restitue au lecteur les pratiques de la chasse aux sangliers dans une petite commune des Landes (Garein), que l’auteur habite sans en être originaire. Par sa participation directe aux battues de sangliers, il s’assure une voie d’intégration dans la communauté villageoise, car la chasse en est l’un des principaux modes de sociabilité. Ces battues collectives font société, par le territoire chassé, celui de la commune, et par leurs acteurs, les battues mobilisant une partie significative des habitants (mâles) du village. En prenant son fusil, l’anthropologue répond également aux impératifs de la filiation, « l’attente de mes ancêtres », l’arme de chasse réservée dès la naissance, la carabine donnée par la grand-mère. Il pointe au passage l’importance de l’ascendance des protagonistes dans la distribution des statuts (les ancêtres, plus ou moins prestigieux chasseurs) et l’alimentation de la mémoire collective par le récit souvent renouvelé des faits de chasse des aïeux, lors des moments communs d’après chasse.
2Mais cette « immersion », fusil en main, a aussi une visée méthodologique dès lors que l’anthropologue décide de constituer ces chasses aux sangliers en objet de recherche, et la commune où il vit en terrain. Où l’on retrouve la difficulté classique de l’enquête en anthropologie, de la perturbation par l’observation, que l’auteur cherche à amortir par son statut de chasseur à part entière, membre de la société villageoise, et par une grande discrétion scientifique : pas de prises de notes, une écriture qui ne sollicite pas, ne s’installe pas dans l’interaction sociale ; pas d’enregistrement par quelque moyen technique ; peu ou pas d’entretiens. « On chasse avec un fusil, et pas avec un magnétophone » (p. 25), ce qui d’ailleurs est interdit. Mais, comme le reconnaît Bernard Traimond, cette invisibilité du chercheur est toute relative, parce que son statut social d’homme d’écriture est connu de ses compagnons, qui le considèrent par ailleurs comme un demi-chasseur à l’aune de leurs critères, peu équipé, sans chien, faisant nombre dans les battues, peu adroit au tir, avec cependant quelques réussites. Un anthropologue parmi les chasseurs donc, qui « préfère les chasseurs à la chasse, et encore davantage, lire et écrire » (p. 60).
- 1 Bertrand Hell, Sang noir. Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, Paris, L’œil d’Or, (...)
3Il n’en demeure pas moins que l’immersion a quelques résultats au regard d’une démarche se réclamant d’une anthropologie des situations ou d’un « ethnopragmatisme », dans ce qu’elle permet de restituer avec une grande précision et de se donner des outils d’interprétation des pratiques sociales. À la suite de Carlo Ginzburg (p. 44), l’auteur identifie le rapport pratique d’une intensité exceptionnelle que l’homme établit à la nature dès lors qu’il s’engage dans la recherche de l’animal. Le terrain, mille fois détaillé à la recherche des traces, décrypté, interprété, livre les informations qui permettront d’organiser la battue. C’est la compétence pratique du chasseur, et du chien, agent essentiel du renseignement sur le terrain, et donc du chasseur dans sa relation au chien, qui est mise en mouvement dans l’action de chasse, dans ses préparatifs, mais également pendant toute l’année, le travail d’observation ne cessant jamais. Les compétences étant inégalement réparties, et supposant pour certaines d’entre elles le déploiement de ressources spécifiques, elles déterminent une hiérarchie des statuts entre chasseurs dans cette chasse collective. Les propriétaires de meute se situent au sommet. Puis viennent les informateurs, « faisant le pied » afin de déterminer où se déroulera la chasse, les « chefs de ligne » qui placent les tireurs, ces derniers s’ordonnant dans une hiérarchie propre en fonction de leur habilité relative. Les chasseurs font société par la distribution des statuts mais aussi par la production de règles visant à prévenir les accidents (la sécurité) et les conflits internes, notamment dans des décisions délicates relatives à la distribution des postes ou à la répartition des pièces de gibier pour lesquelles la technique du tirage au sort est souvent utilisée, comme l’avait déjà souligné Bertrand Hell dans son étude des battues vosgiennes1. La cohésion du groupe impose également un style de relations qui se caractérise par la bonne humeur, le recours à l’humour et l’occultation des dissensions. Elle s’alimente aussi d’un particularisme des relations langagières, fait d’expressions spécifiques marquant des interactions en situation, et fleuri de gasconismes.
- 2 Mais dans tous les cas de figure il s’agit de chasses « méridionales », pratiquées dans le cadre d (...)
- 3 Sur la constance historique de ce débat, voir également l’ouvrage de Bertrand Hell.
4Ruralité, chasse et tradition sont souvent associées dans les discours contemporains visant à défendre la chasse. La chasse, se réclamant de la tradition, contribue dans sa version collective à maintenir des identités et des sociabilités villageoises bien malmenées par ailleurs. Cependant, comme le montre Bernard Traimond, le rapport à la tradition de la chasse collective aux sangliers n’est pas si évident. Outre ses mutations technologiques qu’il détaille et qui ont des effets sur les sociabilités qu’elle induit, elle est surtout une chasse récente par son intensité, en rapport avec la démographie galopante des sangliers. La tradition allait plutôt vers la chasse au petit gibier migrateur, se pratiquant de manière individuelle ou en petit groupe2. Enfin, le lien entre chasse et ruralité est mis en question par les conflictualités montantes sur les relations que nous entretenons avec la nature. L’ouvrage est éclairant sur ce point, de l’opposition entre le rapport pratique à la nature qu’entretiennent les chasseurs, regard du bas vers le bas de ceux qui arpentent les pins, et son approche esthétique par les urbains, faite de regards à distance des panoramas et des paysages. Et les choses se gâtent quand les urbains installent leur résidence, principale ou secondaire, dans le monde rural, cherchant à imposer « leur imaginaire, leurs normes olfactives, auditives, et sociales » (p. 54). D’où la multiplication des conflits d’usage au sein même du monde rural, notamment autour des ancestraux droits de passage des chasseurs sur les propriétés privées. Nous n’en avons pas fini avec la question du statut du sauvage dans nos humaines sociétés3 !
Notes
1 Bertrand Hell, Sang noir. Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, Paris, L’œil d’Or, 2012, p. 37-39.
2 Mais dans tous les cas de figure il s’agit de chasses « méridionales », pratiquées dans le cadre d’associations communales, induisant des sociabilités communales.
3 Sur la constance historique de ce débat, voir également l’ouvrage de Bertrand Hell.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Philippe Bras, « Bernard Traimond, Les chasses aux sangliers. Se confronter au sauvage », Études rurales, 209 | 2022, 221-223.
Référence électronique
Jean-Philippe Bras, « Bernard Traimond, Les chasses aux sangliers. Se confronter au sauvage », Études rurales [En ligne], 209 | 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/29545 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.29545
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page