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Comptes rendus

Didier Nourrisson, Du lait et des hommes. Histoire d’un breuvage nourricier de la Renaissance à nos jours

Thomas Le Roux
p. 219-221
Référence(s) :

Didier Nourrisson, Du lait et des hommes. Histoire d’un breuvage nourricier de la Renaissance à nos jours, Paris, Vendémiaire, 2021, 360 p.

Texte intégral

1Les produits laitiers ont aujourd’hui envahi les marchés de consommation du monde entier, au sein d’une filière fortement industrialisée. À la source de la production, les éleveurs sont devenus un rouage d’une chaîne de commande mue par des stratégies offensives de grands groupes aux ramifications parfois internationales. Le lait était pourtant, avant le milieu du xixe siècle, un produit qui échappait grandement au commerce dans sa forme native, car très vite périssable. Hormis quelques spécialisations régionales tournées vers la fabrication de fromage et de beurre, il restait, en tant que breuvage, surtout cantonné à la sphère paysanne, domestique et locale. En quelques décennies, la mutation a donc été spectaculaire, et c’est cette histoire que retrace cet ouvrage du bien nommé Didier Nourrisson dans une fresque allant de la Renaissance à nos jours. La synthèse intéressera les historiens de la consommation, de l’économie et des représentations culturelles.

2Au fil de la narration, le récit bascule d’une orientation culturelle (qui domine pour la partie antérieure aux années 1750) vers des questions contemporaines plus économico-politiques, la transition du xixe siècle étant plus nettement dominée par les problématiques sanitaires. Ce glissement reflète l’état des sources sur ce produit à travers les époques : peu sujet au commerce avant 1800, il faut alors en rechercher la trace dans la littérature, la peinture ou des topographies locales, tandis que la mise en place progressive d’une filière du lait au cours du xixe siècle soulève quantité de questions médicales et hygiénistes, et qu’avec la pasteurisation les traces de la production et de la commercialisation dominent désormais le paysage. Le premier intérêt de l’ouvrage est donc de nous faire prendre conscience que le lait, en tant que boisson globale, est une anomalie historique seulement permise par un niveau efficient et complexe de manipulation industrielle et logistique. D’un point de vue anthropologique et culturel, le lait a en effet souvent fait l’objet de suspicions et de réticences, une conception souvent fondée sur l’expérience, et qui en a limité sa consommation, alors dénigrée car signe de rusticité, pour ne pas dire de rustrerie. Le fait même que le sous-titre de l’ouvrage emploie le mot « breuvage » indique la particularité, soit curative, soit pathogène, de cette boisson rarement bue comme aliment avant 1800. De fait, il faut attendre l’augmentation des importations de chocolat et de café, à la fin du xviiie siècle, pour voir le lait devenir une boisson urbaine, puis commune, car il est ajouté aux boissons exotiques pour les adoucir, conjointement au sucre.

3Le monde rural apparaît peu dans cette histoire du lait, l’accent étant davantage mis sur la consommation, mais il est implicitement en filigrane à chaque développement. Plus explicite, il ressurgit avec la fabrication de beurre et de fromage, dont certaines campagnes parviennent à faire des produits d’exportation. Face à l’Angleterre et la Hollande, des régions françaises tirent profit de leur cheptel laitier dès l’époque moderne : la Bretagne pour le beurre, la Normandie, les alpages et plus généralement les moyennes montagnes pour différents types de fromages. Alors, l’économie locale se structure autour d’une activité plutôt lucrative pour le monde paysan, parfois au sein d’un commerce européen. C’est à la faveur de ce développement que l’embocagement herbager gagne la Bretagne ou la Normandie. Dans ce cadre, c’est le lait de vaches, plutôt que celui d’ânesses, de chèvres ou de brebis, qui prend le dessus, car le rendement est meilleur. Dans les montagnes, l’estive d’altitude alterne avec la mise en étable durant l’hiver : serait-ce le modèle de stabulation fixe que les vacheries urbaines reprennent au cours du xixe siècle, entraînant une forme de séquestration de la vache dans des « fabriques de lait » ? L’auteur n’y répond pas ; l’enjeu est pourtant grand, car la pression urbaine et la zootechnie introduisent conjointement un modèle fondé sur la production maximale. Les vaches sont ainsi sélectionnées et croisées pour accroître leur potentiel génétique, parquées toute l’année pour optimiser les espaces et l’entretien, et nourries d’aliments issus des résidus d’autres industries agro-alimentaires. La filière du lait naît de cette évolution, autour des années 1870-1890, avant que la pasteurisation ne lui offre les moyens d’une intégration dans l’agro-business planétaire du xxe siècle, et que les systèmes de traite mécanisée, après 1945, n’en assurent une croissance encore plus rapide. Tout est en germe pour comprendre la genèse des scandales des farines animales, de la ferme des 1 000 vaches ou encore de l’élevage en batterie.

4L’ouvrage ne se cantonne pas, en fait, au lait des animaux. Il s’intéresse aussi au lait maternel, dans sa symbolique, ses qualités nutritives, et l’évolution de la pratique de l’allaitement, rappelant l’importance de la mise en nourrices au xviiie siècle et xixe siècle. Sans s’aventurer toutefois sur les pistes tracées par l’histoire du genre, D. Nourrisson souligne les fondements moraux des débats récurrents sur l’allaitement, d’hier comme d’aujourd’hui. Alors, cette histoire d’un aliment croise l’histoire sociale, démontre l’intérêt de le suivre à la trace et de lier la matérialité et les contingences aux dispositifs sociaux.

  • 1 Deborah Valenze, Milk, A local and global history, New Haven/London, Yale University Press, 2011 ; (...)

5On peut regretter l’absence totale de l’historiographie étrangère, car même si la focale géographique porte sur la France, des études assez facilement accessibles, comme celles de Deborah Valenze ou de Peter Atkins1, pour leurs approches respectives en histoire culturelle et en histoire économique et des sciences, auraient permis d’établir des perspectives plus ouvertes, moins cloisonnées à l’espace national, tout comme de renforcer l’analyse, qui est ici un peu étouffée par la synthèse et la description.

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Notes

1 Deborah Valenze, Milk, A local and global history, New Haven/London, Yale University Press, 2011 ; Peter Atkins, Liquid materialities: A history of milk, Science and the law, Farnham, Ashgate (« Critical food studies »), 2010.

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Pour citer cet article

Référence papier

Thomas Le Roux, « Didier Nourrisson, Du lait et des hommes. Histoire d’un breuvage nourricier de la Renaissance à nos jours »Études rurales, 209 | 2022, 219-221.

Référence électronique

Thomas Le Roux, « Didier Nourrisson, Du lait et des hommes. Histoire d’un breuvage nourricier de la Renaissance à nos jours »Études rurales [En ligne], 209 | 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/29535 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.29535

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Auteur

Thomas Le Roux

historien, chargé de recherches, CNRS, Centre de recherches historiques (UMR 8558), Paris

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Droits d’auteur

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