Autonomie technologique et innovation ouverte paysanne
Résumés
Depuis sa création en 2011, l’organisme d'auto-construction et de formation au machinisme agricole devenu l’Atelier paysan vise à développer un plaidoyer et des alternatives au service de l’autonomisation technique des paysans et paysannes. Dans cet entretien, un groupe de sociétaires revient collectivement sur la façon dont la coopérative compose politiquement et techniquement avec les technologies numériques agricoles. Entre l’usage de modes de propriété et de partage issus des communs numériques pour la diffusion des innovations et les difficultés et dépendances inhérentes à ces outils, ce positionnement esquisse ce que pourrait être une politique du numérique agricole attentive aux modalités concrètes et variées d’insertion des technologies dans les pratiques et les collectifs agricoles.
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Mots-clés :
Atelier paysan, France, bricolage, innovation, logiciel libre, outils agricoles, politiqueTexte intégral
1Alors que l’agriculture est au cœur de vives controverses, qu'il s'agisse du recours aux intrants chimiques, du faible revenu des agriculteurs et agricultrices, du brevetage des semences ou des conditions de vie et de mise à mort des animaux d'élevage, l'utilisation des machines et des technologies numériques fait l'objet d'un relatif consensus, et n'a soulevé que peu de contestations au cours des dernières décennies. L'Atelier paysan (AP), coopérative d'autoconstruction et de formation créée en 2011, fait partie des rares structures à porter un regard critique sur la place des technologies agricoles dans les transformations du secteur. À l’heure où la promotion de solutions technologiques semble de plus en plus centrale dans les politiques publiques menées au titre de la transition agroécologique, cet entretien avec un groupe de sociétaires de l’Atelier paysan permet de faire un pas de côté par rapport aux discours enchantés sur « l’agriculture 4.0 » et de revenir sur les conditions concrètes de partage et d’appropriation des innovations à l’échelle des fermes. Il est également l’occasion d’élargir l’acception usuelle de l’innovation technologique en agriculture et de montrer que le clivage entre « low-tech » et applications numériques est moins net qu’il n’y paraît. Il pointe enfin des voies de (re)politisation de la question technique en agriculture qui incluraient les équipements et le numérique, à travers la question de l’animation de collectifs, de formations techniques et politiques, et plus largement la construction d’un plaidoyer pour une politique du numérique agricole qui n’élude pas la question de la dépendance des modèles productifs à ces nouveaux outils.
Autoconstruction de matériel agricole à la Maison des technologies paysannes d'Occitanie, antenne régionale de l'Atelier paysan (Félines-Minervois, Hérault, mars 2022).
Photo : Atelier paysan.
En quoi le modèle du logiciel libre a-t-il structuré la constitution de l'Atelier paysan et ses activités ?
2Atelier paysan : C’est un modèle qui renvoie aux libertés d’utiliser, de copier, de modifier – en général pour l’améliorer – et de diffuser le logiciel. C’est, en effet, ce que nous faisons avec les technologies paysannes, mais sans que cela ait été théorisé ainsi lorsque ce qui allait devenir l’Atelier paysan a été initié, autour d’un bricolage d’outils pour une conduite culturale maraîchère en planches permanentes…
3Dans les années 1999-2000, un voyage d’étude en Allemagne, organisé par des structures du développement agricole locales, a permis à quelques paysans de la région Rhône-Alpes d’observer des techniques de conduites culturales en billons, buttes ou planches permanentes. Joseph Templier, l’un des trois associés du groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) des Jardins du temple, dans l’Isère, faisait partie du voyage. Les associés du GAEC expérimentent la technique sur leur ferme et sont très rapidement conquis par ses avantages techniques et organisationnels. Avec cependant une difficulté : trouver des outils adéquats pour cette conduite novatrice et accessibles financièrement. Joseph « bricole » donc, à partir de ferraille diverse et variée, jusqu’à obtenir trois outils complémentaires, totalement autoconstruits, avec des fonctionnalités précises inexistantes sur les outils du marché, pour arriver à l’effet cultural escompté.
4En 2007, Joseph rencontre Fabrice Clerc, alors tout nouveau conseiller technique de l’ADABio, le groupement local d’agriculteurs et agricultrices bio. De leurs échanges naît l’idée que tout le travail accompli par Joseph sur les outils mérite d’être partagé, de manière très concrète, avec les paysans et paysannes intéressées par la technique des planches permanentes. Ainsi, dès le départ, ce qui allait devenir l’Atelier paysan (ADABio Autoconstruction au départ, avec ses deux co-fondateurs Joseph et Fabrice) s’est constitué sur l’idée de colporter un savoir-faire, de faciliter et d’encourager sa circulation.
5Joseph, concepteur d’une innovation, aurait certes pu déposer un brevet, monter son entreprise, faire de l’ingénierie et vendre le résultat de son savoir-faire aux autres paysans et paysannes. Mais l’état d’esprit des deux potentiels associés était plutôt tourné vers la générosité et le collectif, avec l’idée qu’aucun savoir ne nous appartient, que l’on ne fait que s’inspirer en prenant exemple sur d’autres, rassembler des choses éparses, donc qu’on n’a aucune raison d’empêcher à nouveau d’autres de reproduire et d’améliorer.
6Il fallait donc trouver un moyen de diffuser ce savoir-faire, mais avec l’envie de le protéger afin d’empêcher d’autres acteurs et actrices (les industries notamment) de se l’accaparer pour en faire un objet de rente commerciale. De plus, une seconde logique se superpose à celle du partage : celle selon laquelle la circulation du savoir-faire peut venir de l’outil lui-même, s’il est protégé de façon à encourager cette circulation. Il y a donc eu dès le départ, dès cette rencontre, l’idée de colporter les savoir-faire, pour qu’ils profitent au plus grand nombre, croisée avec le souci d’empêcher leur accaparement, d’éviter que les outils soient finalement fabriqués industriellement, parfois bien loin du lieu de leur utilisation et sans que leurs usagers et usagères puissent à leur tour contribuer à les améliorer. Le savoir doit circuler, et ce, de façon que chacun et chacune puisse contribuer à l’enrichir : cette logique, bien connue dans le domaine du logiciel libre, est constitutive de l’Atelier paysan.
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7Dans le cas de nos outils, ce sont les plans pour les construire qui sont protégés par une licence Creative Commons (de type CC-BY-NC-SA1) : celle-ci en interdit l’usage commercial et permet de partager, copier, reproduire, distribuer, communiquer, réutiliser, adapter les outils mais en imposant que le nouveau résultat soit inscrit dans cette même logique de partage. L’ADABio Autoconstruction (association de préfiguration de la coopérative l’Atelier paysan) a donc commencé à exister par la diffusion d’un savoir-faire : c’est autour de l’idée de formation, d’appropriation de ce savoir-faire par les paysans et paysannes sur le travail de l’acier, le bricolage, qu’est née la coopérative, dont c’est le cœur de métier historique.
Comment se fait le travail d'inventaire des innovations paysannes soutenues par l'AP ?
8A. P. : Les premiers échanges techniques tournaient essentiellement autour des trois outils auto-construits par ce maraîcher co-fondateur de l’Atelier paysan pour utiliser la méthode agronomique des planches permanentes : butteuse, cultibutte, vibroplanche. Mais le bouche-à-oreille a rapidement permis de repérer d’autres innovations paysannes à colporter, à diffuser. De manière générale, la « bricole » est constitutive du milieu agricole : les paysans et paysannes se débrouillent, construisent, innovent, par nécessité et souvent aussi par goût.
9Il est alors rapidement apparu comme fondamental de contribuer à mieux faire connaître les innovations des paysans, de susciter les échanges entre pairs et, par là même, de favoriser la prise de conscience de la richesse incroyable qui existe en matière de « bricole paysanne ». Dès 2010, les premières formations donnaient l’occasion de se rencontrer à huit, à dix paysans ou paysannes ayant en commun un vif intérêt pour l’appropriation technique collective et la circulation de savoir-faire : ces personnes arrivaient aussi en ayant en tête certaines innovations repérées sur d’autres fermes ou pouvaient contribuer plus tard à de la mise en relation entre l’équipe et ces autres « inventeurs » et « inventrices ».
10Très vite, l’association de préfiguration de la coopérative s’est dotée d’un site Internet et surtout d’un forum informatique pour centraliser les échanges, les questionnements et les mettre à disposition librement : depuis fin 2012, ce dernier permet à des paysans et paysannes de toute la France de communiquer entre pairs sur des questions techniques propres à l’auto-construction ou le « bidouillage » d’outils, donc dans une logique d’accumulation et de circulation de savoir-faire. Pour l’équipe de l’Atelier paysan, c’est aussi un outil efficace à la fois pour se faire une idée de la demande sur un sujet, pour voir comment cette demande est problématisée par les paysans et paysannes et éventuellement pour identifier des personnes-ressources.
11Mais au-delà des échanges au sein du forum ou lors des formations, il s’agit dès le départ d’adopter une démarche pro-active dans la circulation des savoir-faire. Concrètement, dès l’époque de l’ADABio Autoconstruction, des « tournées de recensement des innovations paysannes » (TRIP) ont été organisées pour documenter ce qui existe directement dans les fermes et contribuer ainsi à cette diffusion. Une méthode s’est peu à peu forgée, au point de publier en 2017 un Guide méthodologique des TRIP de 76 pages, destiné lui-même à faciliter le recensement de ce que nous appelons les « trouvailles paysannes ». Le « colportage » des innovations paysannes est donc constitutif de ce qu’est l’Atelier paysan aujourd’hui.
12Les TRIP peuvent porter sur une thématique précise (l’agroforesterie, le micro-maraichage, l’apiculture, les plantes à parfum, aromatiques et médicinales) ou être plus transversales (l’aménagement de bâtiments, les outils de transformation à la ferme, l’ergonomie…), voire carrément ouvertes (recensement sur un territoire ou un parcours donné de tout type d’innovations). Il n’y a pas de « modèle » de TRIP, il y a plutôt une méthodologie pour recenser et mettre en forme les informations afin de les valoriser sous forme de recueil ou/et sur notre forum.
13La valorisation des TRIP elle-même peut varier. Par exemple, le guide de l’auto-construction à la tronçonneuse est né de la rencontre entre le savoir-faire d’un paysan qui avait déjà construit sa ferme comme ça, et des charpentiers-architectes dans l’équipe salariée qui avaient cette sensibilité à la construction bois. Il nous a ainsi semblé à la fois intéressant et réaliste, puisque nous avions les personnes-ressources pour cela, de rendre reproductible cette expérience que nous avions identifiée, d’autant que cela confortait notre volonté initiale d’envisager l’auto-construction comme un moyen de gagner en autonomie pour les outils mais aussi pour le bâti.
14Reste que la notion d’« innovation » est quelque chose de très subjectif. Il nous arrive de recenser, sans volonté de diffuser largement (par des formations, etc.) quelque chose que nous promouvons alors comme une innovation, juste pour montrer comment un paysan ou une paysanne s’est débrouillée dans une situation donnée. Le colportage touche alors à la démarche : on promeut ainsi une façon de se parler, de témoigner de la « bricole » aussi dans une perspective de démystification du bricolage et du niveau à avoir pour faire des choses par soi-même. On peut même ainsi recenser une méthode, et non l’innovation à laquelle elle a abouti cette fois.
Comment le choix d’être un organisme de formation s’est-il imposé ? Quelles différences avec un modèle de valorisation économique basé sur la propriété intellectuelle des outils ?
15A. P. : Dès le départ, notre projet repose sur l’idée structurante que le savoir-faire est et doit rester collectif, et que les outils doivent en être le véhicule plutôt que la finalité. Dès lors, puisque nous ne voulions pas vendre d’outils clés en main, le modèle économique ne pouvait que reposer sur de la vente de formations. Et il était évident qu’il y avait, sinon une « demande », en tout cas un besoin. Tout d’abord, nous voyions arriver – et étions parfois nous-mêmes – ce qu’on nomme souvent comme des « néo-ruraux », voire des « néo-paysans » ; ou, dans le jargon technocratique, des installations « hors cadre familial » : des paysans et paysannes qui n’ont pas grandi dans une ferme, et qui ne savent pas se servir d’une meuleuse et d’un poste à souder. Ensuite, même parmi les personnes qui ont évolué depuis toujours dans le milieu agricole, il n’y avait pas forcément une maîtrise technique suffisante pour se lancer, surtout à partir d’un plan dessiné selon certaines normes. Il n’était donc pas possible de se contenter de mettre en circulation des plans, il y avait une nécessité évidente de formation pour lire ces derniers d’une part, et pour apprendre à travailler le métal d’autre part. En clair, former était dès le départ une évidence, comme une conséquence logique du « modèle du logiciel libre » sur lequel vous nous interrogiez et qui est intrinsèquement lié à notre rejet de l’accaparement du savoir et du savoir-faire paysan.
16Très vite, nous sommes devenus un organisme formateur finançable par Vivéa, le fonds de formation professionnelle agricole : nous y avons été incités par nos contacts dans cet organisme. Donc il y a une part d’opportunité et de résultat de relations interpersonnelles, avec des personnes chez Vivéa qui ont peut-être été séduites par notre projet et qui nous ont, en tout cas, informés que des financements étaient potentiellement disponibles. Depuis, les règles de Vivéa ont bien changé – peut-être lorsque les chambres d’agriculture ont réalisé que plusieurs acteurs et actrices politiquement éloignées du syndicat majoritaire proposaient des formations prises en charge par les cotisations professionnelles. Nous sommes donc en train d’adapter notre modèle économique pour moins dépendre de ce financement, un comble pour quiconque réalise l’utilité sociale et professionnelle des formations que nous dispensons aux agriculteurs et agricultrices.
Quelles sont les étapes qui permettent d'aboutir à la mise en ligne de plans et de tutoriels ? Comment s'organise le travail collectif ?
17A. P. : Il y a plusieurs manières d’arriver à un outil fini, mis en plan et valorisé sur notre site web. Dans le cas idéal, la démarche de R & D part d’une sollicitation d’un groupe plus ou moins organisé de paysans et paysannes, qui ont donc déjà un peu réfléchi à une problématique, mené un travail de questionnement sur le besoin de l’outil, sur l’inadaptation ou les inconvénients des outils existant sur le marché et sur le souhait de développer quelque chose d’adapté. L’équipe salariée de l’Atelier paysan peut dès lors accompagner un processus collectif et très progressif de réponse à ce besoin.
18Prenons l’exemple du groupe de viticulteurs du Périgord voulant un semoir à usage collectif, donc nécessairement modulable selon les largeurs de plantation mais aussi selon les souhaits de conduite de l’inter-rang. Un technicien y est allé, a animé une discussion avec ce groupe de manière à bien définir un cahier des charges. Puis un croquis a été esquissé, à partir des connaissances et des idées de chaque participant et participante, et un prototype d’outil a été conçu en groupe. Par la suite, on a procédé à sa modélisation 3D sous un logiciel spécialisé (SolidWorks) avec des ingénieurs en mécanique. Dans ce type de cas, il s’agit donc de rétro-engeneering : au lieu de faire un plan détaillé en bureau puis un prototype, on fait l’inverse. Un premier prototype est « bricolé », puis est modélisé et mis en plans. La modélisation en 3D et la mise en plans sont des étapes nécessaires pour rendre l’outil facilement reproductible (l’outil est alors précisément nomenclaturé, c’est-à-dire qu’on répertorie et nomme chaque pièce, visualisable en 3D, mis en plans avec des cotes précises). Le résultat de tout ce travail est alors mis en libre accès sur notre site web.
19Bien sûr, selon la complexité des demandes, il peut y avoir besoin de commencer, en fait, par réaliser en tout premier lieu une modélisation 3D, sur la base du cahier des charges établi par les producteurs et les productrices : ce fut le cas, par exemple, pour la récolteuse de PPAM mise au point en 2021. Les esquisses et les croquis, réalisés en 3D, ont été les supports d’échanges réguliers avec le groupe de producteurs, jusqu’à ce qu’on arrive à quelque chose de satisfaisant sur le papier pour se lancer dans un premier prototype. Autrement dit, et c’est un point essentiel en termes de méthode, il n’y a pas qu’une seule façon de faire émerger un outil ou un bâti : c’est fonction du groupe de paysannes et paysans, des compétences de chacun et chacune, de la complexité de la demande et des ressources humaines et financières dont dispose l’Atelier paysan pour accompagner ce processus. Évidemment, un projet de R & D issu d’une demande d’un groupe de paysans et paysannes bien investi dans la conception est une forme d’idéal-type. Dans la réalité, il y a beaucoup de variabilité mais nous faisons attention à ne pas devenir un bureau d’études, nous n’avons ni les moyens ni le souhait de nous positionner en tant que tel. Nous sommes bien un organisme « accompagnant » car l’objectif est, depuis le début, une ré-autonomisation des paysannes et paysans.
20Certes, il est arrivé, et il arrive encore, qu’un processus de R & D sur une technologie paysanne soit plus individuel. Les tout derniers semoirs viticoles à disques ont constitué un cas d’école, en la matière. Un premier semoir de ce type (semoir à disques sur dents double spire) est issu d’un travail avec un viticulteur de l’Hérault, sans qu’il y ait eu avec lui un groupe très formel. Pour autant, la problématisation du semis d’engrais verts était largement partagée dans la profession, et les besoins techniques bien identifiés. La rencontre avec ce viticulteur engagé et souhaitant financer et construire un premier prototype a donc permis de s’attaquer concrètement à un sujet considéré depuis longtemps comme central par la profession, sans pour autant qu’un collectif s’y attelle. Ce vigneron a donc été accompagné par l’Atelier paysan dans ce projet. Depuis, de nombreux viticulteurs et viticultrices se sont lancées dans ce type de semoir à disques. Et même mieux : cela a généré des interrogations et des évolutions majeures sur les semoirs de semis directs en viticulture : de nouveaux prototypes, avec des fonctionnalités tout à fait nouvelles, ont ainsi émergé du côté du Minervois. Autrement dit, le déclenchement de ce processus de R & D, sur la base d’une problématisation étayée même en l’absence d’un groupe bien constitué, peut nourrir notre projet d’autonomisation collective dans les fermes. En outre, et contrairement à bien des industries pour lesquelles la R & D s’arrête au moment de lancer la diffusion commerciale, ce processus n’est jamais, pour nous, quelque chose de figé dans le temps : chaque outil peut continuer d’évoluer, en fonction des retours d’expériences des paysannes et paysans. Par exemple, nous en sommes ainsi à la cinquième version du Cultibutte, l’un des tout premiers outils de travail en planches permanentes.
21Enfin, en amont de tout cela, il y a évidemment la question des ressources financières et humaines que l’on doit mobiliser pour mener cette R & D. Et donc un risque de dilemme permanent : qu’est-ce qui fait que l’on se lance dans un projet de R & D plutôt qu’un autre ? Car nous avons, bien sûr, beaucoup plus de demandes que de moyens, d’où la nécessité d’une part de nous reposer sur le propre engagement des paysans et paysannes, et pas uniquement sur l’équipe salariée, pour accompagner certains processus et, d’autre part, de prioriser nos travaux. C’est un enjeu pour nous de réussir à inclure le plus possible nos sociétaires dans ce type de décision. La coopérative est à un stade où elle réfléchit à se doter d’un organe de décision plus formel, qui serait une sorte de « parlement des technologies paysannes » où seraient discutées et étudiées les sollicitations qui nous arrivent, pour établir des priorités dans nos actions. Nous souhaitons ouvrir plus largement la question des choix de R & D à mener, choix qu’il convient d’aborder de manière technique mais aussi politique.
- 2 Voir l’émission « Un monde en docs » du 27 février 2021, diffusée sur Public Sénat le 27 février 2 (...)
22Alors que les politiques publiques concernant l’agro-équipement, et donc notre agriculture et notre alimentation, ont été accaparées depuis quatre-vingts ans par une poignée d’acteurs et actrices du complexe agro-industriel, nous revendiquons en effet de « faire parlement » sur cette question, trop longtemps délaissée, des technologies agricoles. Pour nous, cela s’inscrit dans un projet politique, celui porté par l’agroécologie paysanne, qui nous semble le plus à même de répondre aux enjeux primordiaux qui nous préoccupent : assurer l’accès à toutes et tous à une alimentation de qualité, issue de systèmes de production qui ne détruisent ni le travail humain ni la biosphère. Donc, en un mot, qui redonnent tout son sens au métier de paysan ou paysanne. Ce choix politique nous amène à délaisser des innovations problématiques soit d’un point de vue écologique (par exemple le travail de matériaux composites, de plastique, etc.), soit d’un point de vue du travail paysan lorsque des matériels, même auto-construits, lui feraient perdre cette dimension du « sens » (en transformant l’humain en simple opérateur de contrôle d’une chaîne automatique pilotée par des algorithmes), et/ou seraient trop coûteux financièrement (et risqueraient d’alimenter un processus constant de destruction du travail par la capitalisation et donc la concentration des fermes). Chaque innovation devrait ainsi faire l’objet d’une réflexion collective sur le problème auquel elle vient répondre, notamment pour savoir s’il s’agit d’une question technique ou, en réalité, des conséquences du modèle socio-économique dans lequel sont enfermées l’agriculture et notre alimentation. C’est un marqueur essentiel dans les choix que nous opérons, qui sont à l’opposé de ce que disait un directeur de recherche de l’Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) qui, vantant lors d’une interview le travail de l’Atelier paysan, expliquait : « Évidemment ils ne font pas des drones, mais un jour ils en feront ! »2 Une telle certitude enferme notre démarche dans un cadre de pensée dominant : le « solutionnisme » technologique, qui consiste à imaginer des solutions techniques à des problèmes d’organisation sociale ou de fonctionnement économique.
Vous avez vous-mêmes développé plusieurs outils numériques. Pouvez-vous revenir sur ce choix qui peut paraître, à première vue, contradictoire avec votre démarche ?
23A. P. : La remise en cause de l’ultra dépendance technologique et de la vulnérabilité économique et politique qu’elle entraîne est régulièrement discréditée par l’accusation de « technophobie », qui précède en général de peu celle « d’archaïsme ». Au contraire, c’est parce que nous n’avons pas peur d’une technologie que nous maîtrisons que nous pouvons nous aventurer sur certains outils numériques, à condition de maîtriser notre dépendance, d’en choisir la portée.
24Pour saisir la démarche, il faut d’abord réaliser que la numérisation en cours de l’agriculture mène, parallèlement à l’utilisation d’outils hyper sophistiqués, à une simplification à outrance des itinéraires techniques : la complexification de l’outillage va de pair avec une ultra simplification agronomique, lourde de conséquences sur le plan social et écologique. Inversement, nous développons des outils relativement simples de conception et de fabrication, mais dont l’usage est proportionnellement bien plus complexe : c’est ce qui offre la finesse nécessaire pour avoir la conduite agronomique de son choix, en fonction de son contexte, son terroir, ses contraintes et ses convictions. C’est donc cette simplicité qui reste garante de l’autonomie.
25On peut donc, dans la même approche, chercher à s’approprier collectivement des technologies numériques, d’une manière collective et maîtrisée : il s’agit alors, comme pour l’acier, de rendre les usagers et les usagères autonomes et en capacité d’échanger librement. Un sociétaire de l’Atelier paysan a ainsi développé, en lien avec d’autres maraîchers et maraîchères, un logiciel libre de planification des cultures : QROP. La coopérative a organisé des formations pour permettre à des paysannes et des paysans de s’en saisir, en tant qu’usagères ou usagers bien sûr mais aussi, pourquoi pas, pour contribuer à son développement, comme pour tout logiciel libre. Dans la même idée, des formations ont régulièrement été dispensées sur l’utilisation de cartes électroniques programmables Arduino, dont les schémas sont aussi en licence libre. Ce type d’initiation à la programmation vise à rendre les paysans et les paysannes autonomes sur l’électronique simple (ouvertures automatiques de portes de poulailler, pèse-ruche à distance, etc.), maîtrisée, librement partageable et faisant l’objet de très nombreux échanges entre usagers et usagères.
26Des solutions numériques auto-construites et peu coûteuses peuvent tout de même, dans certaines conditions, être à leur tour génératrices d’une dépendance, notre coopérative l’a appris à ses dépens. En 2013, l’arrivée (dans ce qui était le tout début de l’équipe salariée) d’un ingénieur ayant développé en autodidacte des compétences de codage a été une opportunité pour commencer à se doter d’un logiciel auto-construit de gestion de l’entreprise, plutôt que de continuer avec des outils inadaptés et d’utilisation chronophage (de type tableur Excel partagé en Dropbox), mais sans se tourner vers les solutions commerciales de logiciels de gestion intégrée de type Enterprise Resource Planning (ERP). Depuis près de huit ans, ce logiciel est devenu l’armature informatique principale de notre coopérative : son évolution a suivi celle de nos activités, de l’équipe, de nos besoins… La majorité des arguments en faveur de l’auto-construction en agriculture sont aussi applicables ici : il s’agit d’un outil approprié aux usages, donc efficace et ergonomique, un outil en perpétuelle évolution grâce aux retours des usagers et des usagères, avec une grande réactivité pour intégrer de nouvelles fonctionnalités répondant directement à de nouvelles activités (vente d’outils en kits, nouveau format de formation, évolutions de la méthode de fixation des prix, mise en ligne des catalogues de formations et inscriptions en ligne…). Le problème, c’est que, contrairement à la façon dont nous fonctionnons concernant les outils agricoles, les usagères et usagers de ce logiciel sont restés strictement au stade de « l’utilisation ». En effet, leurs retours d’expérience ont régulièrement alimenté la conception progressive du logiciel, mais uniquement comme forces de proposition ; la mise en œuvre, la « fabrication » en quelque sorte, est restée entièrement déléguée à ce seul salarié de l’équipe capable de l’adapter (ou de le « réparer », en cas de bug). Cela n’a pas permis non plus de faire évoluer l’outil en fonction des méthodes disponibles : la façon de coder le logiciel, propre à ce développeur autodidacte et trop éloignée des standards de la programmation, accentue cette relation de dépendance à une personne puisqu’un intervenant extérieur, formé aux méthodes usuelles, rencontrerait des difficultés à saisir le fonctionnement du logiciel et à intervenir efficacement. Accessoirement, cette dépendance à une personne de l’équipe salariée de l’Atelier paysan empêche de diffuser ce logiciel (sous forme libre), alors même que des associations partenaires pourraient par exemple en avoir l’usage : l’outil est, en quelque sorte, devenu trop « sophistiqué », c’est-à-dire trop complexe dans sa conception, pour être approprié par d’autres. Nous avons donc initié un chantier interne pour recoder intégralement cet outil, selon des méthodes et procédés garantissant désormais une telle possibilité d’appropriation collective. Cela ne signifiera malheureusement pas que toutes ses utilisatrices et tous ses utilisateurs pourront se l’approprier au point de pouvoir participer à l’amélioration de sa conception mais, comme pour d’autres logiciels libres, qu’il y aura une communauté potentielle (parmi les sociétaires ou sympathisants et sympathisantes de l’Atelier paysan compétentes en codage) en mesure de le faire. Nous conserverons ainsi un outil sur mesure et auto-construit, en cohérence avec notre projet politique de maîtrise des outils de travail.
27Il n’en reste pas moins que le recours à de tels outils appropriés à nos besoins, auto-construits et adaptables collectivement présuppose la mobilisation de ressources particulièrement inaccessibles (les matériaux nécessaires à la production d’outils numériques tels que les métaux appelés « terres rares », dont les conditions effroyables d’extraction minière et de transformation sont connues). C’est un choix qui peut paraître contradictoire mais sur lequel nous sommes lucides, au vu de l’inflation technologique dans nos vies et de la généralisation de l’informatique, avec ce que cela implique dans les champs écologique et social dans lesquels l'Atelier paysan entend pourtant œuvrer. Ce choix est au croisement de la recherche d’autonomie, c’est-à-dire de choisir parmi ses dépendances, et de celle de la transformation sociale qui implique de renoncer à un purisme socialement suicidaire consistant à confondre absolument la fin et les moyens. Dans notre société, il nous serait impossible de nous passer de l’informatique et de la puissance qu'elle confère à l'opérationnalisation de notre démarche, laquelle vise justement à outiller l'émancipation vis-à-vis de telles dépendances technologiques… On transforme une société telle qu'elle est, à partir de ce qu'elle est : nous faisons donc le choix de notre dépendance à la technologie informatique et à tout ce que cela implique de procès minier et industriel que nous ne maîtrisons pas, dans une visée stratégique et opérationnelle.
Quel type d'usages, d'usagers et d’usagères promeut l'autoconstruction et la diffusion libre de prototypes ? Pour soutenir quelle forme d'autonomie professionnelle ? Et dans quel rapport au collectif, à la construction de réseaux ?
28A. P. : Il y a, de fait, une grande diversité de profils, et nous avons d’ailleurs pu constater une certaine évolution. La première saison de formation avait attiré, en quelque sorte, les personnes les plus impliquées, particulièrement motivées par le projet et l’idée complètement nouvelle qui le sous-tendait, au point de prendre le risque « d’essuyer les plâtres ».
29Les années d’après, outre les gens toujours très impliqués et conscients de nos moyens, nous avons aussi vu arriver parfois des personnes plus « consuméristes », c’est-à-dire un peu en décalage avec le projet politique fondateur, et moins « compréhensives » par rapport à nos méthodes de bricoleurs, à hauteur de nos maigres moyens financiers. Ce sont des cas heureusement minoritaires, mais qui nous ont finalement obligés à nous professionnaliser, à mieux cadrer nos formations, ce qui est positif. Aujourd’hui, en plus de méthodes efficaces et d’un équipement de travail conséquent, nous accordons également beaucoup de temps à la réalisation de « topos pédagogiques » sur les principaux aspects du travail de l’acier (topo perçage, topo soudure, etc.). C’est une évolution notable par rapport aux premières années, où la priorité était donnée à la production d’outils.
30Depuis 2020, grâce au soutien de quelques régions (Bretagne, Auvergne Rhône-Alpes, Occitanie…), nous développons de nouvelles formations pour les porteurs et porteuses de projets d’installation. Le format, de plusieurs semaines, permet entre autres de replacer l’acte, la transmission de savoir-faire, dans sa dimension collective, qui découle d’une double évidence : d’une part, que la réappropriation de l’autonomie ne peut pas être individuelle, elle nécessite le groupe, la mise en réseau, pour garantir une capacité d’évolution, une adaptabilité par l’intelligence collective ; d’autre part, que les démarches d’une construction « alternative » d’autonomie sont vaines si on ne construit pas, dans le même temps, un rapport de force face aux intérêts industriels qui entretiennent la dépendance technologique et en profitent financièrement.
Notes
1 CC : Creatives commons ; BY : Attribution ; NC : pas d’utilisation commerciale ; SA : Partage dans les mêmes conditions. Voir « A propos des licences » sur le site de Creative commons (<https://creativecommons.org/licenses/?lang=fr-FR>).
2 Voir l’émission « Un monde en docs » du 27 février 2021, diffusée sur Public Sénat le 27 février 2021, et intitulée « Agriculture et numérique la technologie au service des agriculteurs ? » (<https://www.publicsenat.fr/emission/un-monde-en-docs/agriculture-et-numerique-la-technologie-au-service-des-agriculteurs-186994>).
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Titre | Autoconstruction de matériel agricole à la Maison des technologies paysannes d'Occitanie, antenne régionale de l'Atelier paysan (Félines-Minervois, Hérault, mars 2022). |
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Crédits | Photo : Atelier paysan. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/28662/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 150k |
Pour citer cet article
Référence papier
Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier et Jeanne Oui, « Autonomie technologique et innovation ouverte paysanne », Études rurales, 209 | 2022, 148-161.
Référence électronique
Sara Angeli Aguiton, Sylvain Brunier et Jeanne Oui, « Autonomie technologique et innovation ouverte paysanne », Études rurales [En ligne], 209 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/28662 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.28662
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