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Le cadre d'usage des outils d'aide à la décision

Le cas d'une grande coopérative agricole
A framework for the use of decision support tools. The case study of a large agricultural cooperative
Soazig Di Bianco, Claude Compagnone et Bertille Thareau
p. 128-147

Résumés

Cet article analyse la prise en charge par les coopératives de la critique environnementale au moyen d’outils numériques et la façon dont leur cadre d’usage se construit avec les technico-commerciaux (TC) et les agriculteurs. À partir du cas d’une coopérative, il montre comment son engagement dans une forme réduite d’agroécologie se traduit par le développement d’outils d’aide à la décision pour aider l’activité de prescription des TC. Cependant, les agriculteurs s’approprient ces OAD et cadrent également l’activité des TC. L’article décrit l’inertie des pratiques et du rapport entre ces deux acteurs dans la construction d’un cadre d’usage commun des OAD et de plusieurs variantes, et interroge le rôle d’intermédiation des TC dans sa stabilisation et ses déclinaisons.

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Texte intégral

  • 1 En 2012, l’agroécologie devient une des priorités du ministre de l’Agriculture S. Le Foll.

1À partir de 2012, l’agroécologie s’impose1 officiellement en France comme horizon souhaitable de transformation de l’agriculture. Visant à une écologisation des pratiques agricoles, c’est-à-dire à l’intégration croissante d’objectifs environnementaux dans ces pratiques [Deverre et de Sainte Marie 2008], le développement et la promotion de ce modèle s’opèrent en cohérence avec la mise en place, dès 2008, du plan national Ecophyto centré sur une réduction de l’usage des pesticides par les agriculteurs [Cerf et al. 2017 ; Guichard et al. 2017]. Une des voies possibles qui s’ouvre alors, au début des années 2010, de réduction de l’usage de ces produits phytosanitaires est le couplage des techniques de protection des cultures et des technologies numériques afin de moduler l’apport et les doses de produits épandus au plus près des besoins réels de protection des cultures [Aulagnier et Goulet 2017]. À cette période, les grandes coopératives agricoles des bassins d’agriculture « intensive » [Duru et al. 2015] prennent en charge – dans un jeu de critique / justification / transformation [Boltanski et Thévenot 1991] – le traitement de la critique qui leur est adressée de contribuer à une intensification de la production au détriment de la protection de l’environnement [Villemaine 2016]. Nombre d’entre elles vont alors mettre en œuvre, pour réduire l’usage des pesticides, un conseil aux agriculteurs qui repose essentiellement soit sur l’usage d’outils d’aide à la décision (OAD) [Aujas et al. 2011 ; Cerf et al. op. cit.], soit sur la substitution des pesticides par des produits de biocontrôle [Villemaine et al. 2021].

Agriculteur, assis dans un tracteur, utilisant une tablette numérique.

Agriculteur, assis dans un tracteur, utilisant une tablette numérique.

Photo : S. Skafar/Getty Images.

  • 2 L'itinéraire technique est « la combinaison logique et ordonnée des techniques mises en œuvre sur (...)
  • 3 Voir l’enquête de F. Gramond et N. Sauget, Néo-agriculteurs, UV656, Paris, BVA, 2019.
  • 4 Sur cette plateforme sont enregistrées les préconisations des technico-commerciaux et les pratique (...)
  • 5 Les OAD tactiques représentent 96 % de l’offre sur le marché agricole et guident les pratiques des (...)

2De manière générale, pour ces coopératives, l’usage des technologies numériques doit à la fois permettre aux agriculteurs de s’engager de manière maîtrisée dans des changements de pratiques en matière de protection des cultures et de rendre visible la prise en compte d’objectifs environnementaux dans les itinéraires techniques2 mis en place, et donc d’en rendre compte. Les bassins de production, où ces coopératives sont implantées, sont alors l’objet d’un usage important des artefacts à base de technologie numérique3 [Di Bianco et al. 2019 ; Eastwood et al. 2017 ; Klerkx et al. 2010, 2019]. Des outils de nature numérique comme des référentiels techniques, des plateformes4 de conseil et de traçabilité des pratiques, des OAD « équipent » les conseillers et les agriculteurs dans leurs activités [Aujas et al. op. cit. ; Di Bianco 2018 ; Klerkx et Leeuwis 2008]. Les OAD, en particulier, sont des programmes informatisés, utilisables sur ordinateur ou smartphone, dont la finalité est de permettre à l’usager, à partir de la saisie de données sur les caractéristiques de la situation rencontrée, de choisir la solution optimale parmi un ensemble de solutions. Ils peuvent être de nature tactique ou stratégique5.

3En nous focalisant sur une coopérative agricole polyvalente de l’ouest de la France, nous nous intéressons ici à la façon dont ces OAD ont émergé et à la manière dont les technico-commerciaux de cette coopérative, dans leur activité de conseil auprès des agriculteurs, mais aussi les agriculteurs adhérents, dans leur activité de production de matières premières, s’en saisissent et les utilisent. L’usage de ces outils s’inscrivant à la fois dans des systèmes de pratiques et des structures d’interactions sociales établies (les relations hiérarchiques ou entre pairs au sein de la coopérative ; les relations marchandes et de conseil entre les technico-commerciaux et les agriculteurs), il contribue à modifier l’un et l’autre. La question que nous nous posons est alors de savoir comment et jusqu’où s’est opérée et s’opère cette modification. Pour répondre à cette question, nous rendons compte du « cadre d’usage » [Flichy 2008] qui s’est stabilisé, au sein de la coopérative et avec les agriculteurs, sur l’utilisation de cet outil. Les technico-commerciaux étant, dans leur activité de vente d’intrants et de conseil associée à cette vente, en interaction directe avec les autres agents de la coopérative et avec les agriculteurs-adhérents, ils se trouvent à la charnière de deux espaces sociaux de négociation de l’usage de l’outil et donc de définition d’un « cadre d’usage » un tant soit peu commun. Comment le « cadre d’usage » des adhérents se stabilise-t-il avec celui de la coopérative ? Existe-t-il une variation selon les agriculteurs ? Quel rôle jouent les technico-commerciaux dans l’émergence d’un cadre d’usage commun ? Un tel questionnement devrait nous permettre de préciser et de relativiser le pouvoir de transformation du social que l’on prête souvent à l’usage de ces technologies numériques.

4Dans un premier temps, nous présenterons le cadre théorique et méthodologique ainsi que le terrain sur lesquels nous nous appuyons. Nous verrons ensuite comment se sont structurés au sein de la coopérative la construction, l’entretien et l’usage des OAD. Nous rendrons compte, enfin, de la façon dont l’usage de ces outils par les agriculteurs s’inscrit dans un type de relation plus large qu’ils ont établi avec les technico-commerciaux de la coopérative et que les OAD transforment peu.

Cadre théorique, terrain et méthode

Le concept de cadre d’usage

5La sociologie des usages, qui privilégie les processus d’appropriation, montre que les personnes définissent le sens de l’utilisation d’un artefact technique en fonction de leur culture et de leur groupe d’appartenance [Terssac 2013]. Cette culture « renvoie à la fois à un ensemble de pratiques sociales, à certains lieux, à certaines situations » [Flichy 2008 : 159] et diffère donc, dans notre cas, selon les acteurs concernés, technico-commerciaux ou agriculteurs. Le recours à ces outils peut être choisi ou être imposé par certains individus à d'autres selon le type d’interaction dans lequel ils se trouvent impliqués et le degré de liberté qui est le leur dans cette interaction [Alter 2000]. Par rapport au travail de cadrage qu’opère l’utilisation de l’artéfact technique, les usagers ne sont jamais totalement démunis et peuvent sortir totalement ou partiellement du cadre qui leur est imposé en circonscrivant l’usage de l’outil numérique à un domaine plus restreint que prévu, en l’utilisant d’une manière autre que celle définie par son concepteur ou en le rejetant au bénéfice d’un autre [Flichy 2004, 2008].

6Pour rendre compte du monde commun à différents acteurs nécessaire au développement d’un processus technique, Patrice Flichy utilise le concept de cadre d’usage, qui décrit

le type d’activités sociales proposées par la technique, qui la positionne dans l’éventail des pratiques sociales, des routines de la vie quotidienne, et précise les publics envisagés, les lieux et les situations où cette technique peut se déployer [2008 : 164-165].

7Des controverses peuvent opposer des cadres portés par des acteurs différents, ces acteurs allant des concepteurs aux usagers. C’est à l’issue de ces controverses que le cadre d’usage trouve sa stabilité.

  • 6 Le marginal sécant est « un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en rel (...)
  • 7 Les ponteurs sont des acteurs disposant de « liens faibles qui font le pont entre des groupes soci (...)

8Dans le cas des OAD, ce processus va mobiliser les technico-commerciaux – en position d’intermédiaire [Cerf et al. op. cit. ; Klerkx et Leeuwis op. cit.], de marginal-sécant6 [Crozier et Friedberg 1992 : 86] ou de ponteur7 [Burt 1995] – connectant deux espaces sociaux différents, celui des agents de la coopérative et celui des agriculteurs qui y adhèrent [Compagnone 2006]. Dans ce processus, les technico-commerciaux et les agriculteurs peuvent déborder [Callon 1999] du cadre défini par d’autres services de la coopérative et constituer un cadre d’usage alternatif ou « personnaliser » les usages :

le cadre d’usage ne défini[ssant] qu’un ensemble d’usages standard autour desquels les usagers peuvent broder. […] Ainsi, la stabilité du cadre ne s’oppose pas à la flexibilité des usages [Flichy 2008 : 66].

9Comment les technico-commerciaux et les agriculteurs usagers de ces OAD contribuent-ils à la définition et la stabilité du cadre d’usage ? Par quelles opérations de « débordement » ou de « personnalisation » ?

Un travail de recherche sur une grande coopérative de l’Ouest

  • 8 21 000 d’entre eux adhèrent à la coopérative.

10La coopérative étudiée rassemble près de 29 000 agriculteurs8 majoritairement polyculteurs et éleveurs. Adossée à un groupe coopératif filialisé, elle réalise près de cinq milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel et emploie près de 14 000 salariés. Elle est organisée en trois pôles d’activités : le pôle amont (activités de production et de commercialisation des productions végétales et animales), le pôle végétal spécialisé (activités semencières, de transformation végétale et de productions végétales spécialisées) et le pôle produits carnés (activités industrielles de transformation et commercialisation des produits carnés). Pour développer leurs activités, ces pôles s’appuient sur une « filiale d’innovation », qui est un service de recherche et développement externalisé, constituant, aux côtés des services agronomie, marketing et comptes coopérateurs, l’un des quatre services supports des activités techniques et commerciales de la coopérative (fig. 1).

Figure 1. Organigramme simplifié de la coopérative.

Figure 1. Organigramme simplifié de la coopérative.

11Le pôle amont regroupe les activités de conseil auprès des agriculteurs. Il est lui-même constitué de quatre unités organisationnelles couvrant respectivement les activités d’élevage de monogastriques, d’élevage de ruminants, de viticulture et, enfin, de grandes cultures et de machinisme. À l’image d’autres grandes coopératives agricoles [Filippi et Frey 2015 ; Villemaine op. cit.], les activités de conseil agricole portant sur la nutrition animale ruminants et les grandes cultures, que nous analysons ici, sont menées par des technico-commerciaux qui associent vente de produits et conseil dans la conduite des productions. Ils s’appuient pour cela sur des ressources (argumentaires de vente, grilles tarifaires, offres commerciales de produits et services, référentiels caractérisant les variétés vendues, guide technique, etc.) produites par les quatre services supports de la coopérative. Les 161 technico-commerciaux dits « de terrain », qui travaillent dans les domaines des grandes cultures (131) et de l’élevage de ruminants (30), sont placés sous l’autorité de directions commerciales spécifiques, elles-mêmes subordonnées au directeur du pôle amont.

Les données d’enquête utilisées

  • 9 Ces enquêtes ont été conduites dans le cadre d’une thèse bénéficiant d’une convention industrielle (...)

12Pour rendre compte des activités centrées sur l’usage des OAD, nous nous appuyons sur trois types de données9, dont les résultats d’une enquête qualitative menée par entretiens semi-directifs auprès de vingt-trois agriculteurs répartis sur l’ensemble du territoire de chalandise de la coopérative. Cette enquête portait, notamment, sur la manière dont ces professionnels sollicitent l’appui des technico-commerciaux de la coopérative et utilisent les OAD proposés. Le corpus comprend aussi une quinzaine d’entretiens avec des dirigeants de la coopérative et des membres des services supports (sur l’histoire, l’organisation et le fonctionnement de la structure) et trente-trois avec des technico-commerciaux (sur leurs activités). Enfin, nous avons suivi ces derniers dans une soixantaine de leurs interventions auprès d’agriculteurs de la coopérative.

  • 10 Nous avons notamment examiné la place occupée par les technico-commerciaux de la coopérative par r (...)
  • 11 Ils s’appuient sur trois critères principaux : la part des productions que l’agriculteur livre à l (...)
  • 12 Nous avons distingué des agriculteurs « 100 % coopérateur », qui s’engagent à livrer la totalité d (...)

13Pour sélectionner les vingt-trois agriculteurs, nous avons d’abord distingué trois zones du territoire de la coopérative à partir des types de productions et de la position qu’y occupe la coopérative10. Nous avons, ensuite, demandé aux technico-commerciaux de chacun de ces territoires de nous désigner des agriculteurs représentatifs11 des principaux types de clients auxquels ils ont affaire et avons établi, à partir des huit agriculteurs ainsi rencontrés, trois types distincts. Pour valider et élargir l’assise de cette typologie, nous avons enfin réalisé des enquêtes complémentaires auprès de 15 agriculteurs entretenant avec la coopérative des relations commerciales différentes12. La typologie initiale des huit agriculteurs a ainsi été confirmée et renforcée.

Figure 2. Caractéristiques socio-économiques des agriculteurs enquêtés.

Figure 2. Caractéristiques socio-économiques des agriculteurs enquêtés.

Élaboration d’un cadre d’usage des OAD dans la coopérative

Définition du cadre d’usage par le service R & D et les technico-commerciaux

14Issus d’une série de fusions dans les années 2000, les grands groupes coopératifs français se trouvent alors confrontés à un triple défi : réviser leur modèle économique en anticipant la diminution des ventes de produits phytosanitaires ; développer une offre de produits et de services aux agriculteurs, qui prenne en compte les impératifs environnementaux, et structurer leurs services et leurs compétences en conséquence.

15Pour répondre à ce défi, les dirigeants de la coopérative enquêtée mettent en place, à partir de 2008, un service de recherche et développement (R & D) qu’ils chargent d’élaborer un ensemble de solutions agroécologiques. L’agroécologie est, ici, réduite à un socle technique permettant de concevoir à moindre coût des itinéraires de pratiques plus économes en intrants chimiques [Griffon 2013]. Les technologies numériques sont utilisées pour développer des solutions agroécologiques numériques (mobilisant capteurs, drones, outils d’aide à la décision ou analyse de données à distance, etc.) à côté de solutions agroécologiques non numériques (biocontrôle, plantes compagnes, couverts végétaux, etc.). Les agriculteurs qui s’engagent à suivre le cahier des charges intégrant l’utilisation de ces solutions, valorisent leur production sous une marque détenue par la coopérative.

  • 13 Bien que pertinents pour la réduction de l’usage des intrants et proposés, pour certains, depuis l (...)
  • 14 La perception et les usages de ces OAD par les technico-commerciaux a fait l’objet d’une autre pub (...)

16Au cours de leur réflexion sur les solutions agroécologiques numériques à proposer aux adhérents, les ingénieurs du service R&D de la coopérative ont redécouvert13 certains outils d’aide à la décision. Ces OAD sont alors conçus pour une utilisation limitée aux technico-commerciaux. Il s’agit de leur fournir des outils d’appui à l’expertise, leur permettant d’ajuster leurs prescriptions, en amont ou pendant le rendez-vous de conseil avec l’agriculteur. Toutefois, quand ces technologies ont été proposées aux technico-commerciaux, ces derniers ont opposé une certaine résistance. Il apparaît aussi montrant un écart entre « la stratégie de la technologie » et la « technologie en usage » [Orlikowski et Gash 1994] au sein même de la coopérative. Le degré d’autonomie dont disposent les technico-commerciaux dans leurs activités leur a permis de faiblement relayer ces nouvelles offres auprès des agriculteurs14.

17Ils reprochent deux choses à ces outils. La première porte sur leur pertinence pour résoudre des problèmes techniques. Les technico-commerciaux opposent à la standardisation des raisonnements et des finalités prédéfinis par l’outil, la spécificité des situations qu’ils rencontrent. Ils soulignent les limites d’une métrologie laissant peu de place aux savoirs experts, non quantifiables, dont ils disposent, ou mettent en cause la fiabilité et la praticité de ces outils dans leurs activités. La seconde critique concerne l’importance de l’échange en face-à-face qu’ils ont avec les agriculteurs, dans le conseil. Le cadre de leur relation se négociant dans cet échange, l’usage de l’OAD est vu comme entraînant un risque d’éloignement, et donc de désajustement, entre le service apporté par la coopérative et les attentes des agriculteurs. Si les responsables de la coopérative voient dans la nouvelle technologie un moyen d’être plus efficace dans la prescription de solutions agroécologiques, les technico-commerciaux, au contraire, craignent d’être dépossédés de leur expertise et de leurs relations spécifiques avec les agriculteurs.

  • 15 Il s’agit toutefois d’un engagement en termes de moyens et non de résultats. En cas de non-conform (...)

18Toutefois, ces solutions agroécologiques numériques s’avéreront pour les technico-commerciaux d’un usage plus aisé que celles non numériques. Ils le constatent en comparant les performances technico-économiques (état de la culture, nombre de traitements, rendement) des parcelles conduites avec ou sans un OAD. Les solutions agroécologiques non numériques présentent un risque plus élevé de ne pas conduire au résultat escompté que les pratiques standards conventionnelles. Or le contrat tacite qui lie agriculteurs et technico-commerciaux repose sur le fait que ces derniers doivent assurer15 la sécurité des résultats des itinéraires techniques agricoles prescrits. Dans cette situation, les solutions agroécologiques numériques ont l’avantage de mesurer les risques et d’élargir leur prise en charge, par le travail de back-office qu’intègre l’outil, au-delà des technico-commerciaux. Ces outils numériques deviennent, à ce titre, davantage promus par les technico-commerciaux que d’autres solutions agroécologiques non adossées à un artefact technologique.

19De plus, alors que le cadre d’usage initialement pensé par le service R & D désignait les technico-commerciaux comme seuls usagers de l’outil, certains élargissent ce cadre pour y intégrer les agriculteurs en tant qu’utilisateurs directs de l’outil. Les technico-commerciaux sont ainsi amenés à faire un double usage des OAD : soit ils s’en servent pour appuyer leur propre expertise technique dans le conseil aux agriculteurs, soit ils les commercialisent au même titre que d’autres produits. Cet élargissement du cadre se fait en accord avec leurs responsables hiérarchiques et le service de R & D.

20Parmi les solutions agroécologiques numériques, les OAD sont aujourd’hui perçus par les dirigeants et les technico-commerciaux comme des outils de conseil emblématiques de la coopérative. Ils constituent la vitrine des solutions innovantes conçues pour répondre aux enjeux environnementaux sans renoncer pour autant à l’objectif de performance productive. Le taux d’usage par les agriculteurs de ces outils est ainsi très important. Parmi les vingt-trois enquêtés, vingt en mobilisent au moins un en production végétale proposé par la coopérative. Toutefois, si pour certains, le technico-commercial leur présente l’interface de l’outil et les invite à découvrir son fonctionnement, pour d’autres, le technico-commercial ne leur fournit que le résultat issu de l’OAD : ils n’identifient alors que le service associé à l’outil sans même en connaître le nom.

Le cas de FongiPlus

  • 16 Les OAD tactiques orientent l’action immédiate alors que les OAD stratégiques apportent des élémen (...)

21Parmi ces OAD en productions végétales, FongiPlus, dédié à l’optimisation de l’utilisation de fongicide sur céréales, est systématiquement mentionné par les agriculteurs. Il est emblématique de cette catégorie d’outils, tant par sa finalité tactique – la réduction de l’usage de fongicides –, que par l’orientation prescriptive16 des informations qu’il délivre – un signal de traitement ou de non-traitement.

  • 17 Institut du végétal.

22En tant qu’outil d’aide à la décision, FongiPlus dépend de quatre paramètres : un modèle, des données, une infrastructure numérique et une plateforme de visualisation. Le modèle, qui est la traduction mathématique simplifiée de processus constatés dans la réalité, vise à optimiser l’usage de fongicide à partir d’une évaluation de l’impact du développement des maladies sur le rendement, selon les conditions rencontrées et les actions mises en œuvre. Il a été conçu par des experts en agronomie et en épidémiologie d’Arvalis17 à destination des organisations proposant des services de conseil aux agriculteurs.

23Le service R & D de la coopérative a adapté l’OAD aux conditions pédoclimatiques du Grand Ouest pour appuyer les technico-commerciaux dans leur préconisation des traitements fongicides sur céréales. Ces derniers ne vendent pas directement l’outil aux agriculteurs mais leur proposent de souscrire à ce service sur les parcelles pour lesquelles ils souhaitent bénéficier d’un appui. Les technico-commerciaux n’ont accès qu’à la plateforme de l’outil, sur laquelle ils saisissent les données spécifiques aux parcelles souscrites et visualisent les préconisations formulées par l’outil. Le « risque maladie » apparaît ainsi, sur l’écran de l’ordinateur, sous la forme d’un feu tricolore : rouge (très élevé), orange (modéré) et vert (faible).

24Parallèlement, les technico-commerciaux reçoivent un message sur leur téléphone, appelé « top traitement », quand il faut traiter la parcelle concernée, leur indiquant la « fenêtre » de traitement préconisée par l’outil (3-4 jours) à partir de la réception de l’alerte. L’usage de cette information varie selon les technico-commerciaux : si certains choisissent de faire suivre en l’état ce message à l’agriculteur, rendant ainsi visible le vrai émetteur du message, d’autres préfèrent le maintenir invisible et recommandent aux agriculteurs cette préconisation en leur nom propre, entretenant une ambiguïté entre ce qui relève de leur compétence et ce qui relève de l’objet technologique.

25Toutefois, certains technico-commerciaux débordent le cadre d’usage des OAD pensé et structuré par le service de R & D en faisant bénéficier indirectement et gratuitement de cet outil des agriculteurs n’ayant pas, selon eux, les ressources économiques suffisantes pour y souscrire. Ils se servent des données de suivi d’une parcelle inscrite dans l’outil pour ajuster leurs préconisations sur des parcelles non enregistrées mais présentant des conditions pédoclimatiques comparables. Ce débordement du cadre d’usage, par une utilisation alternative, est invisible pour le service de R & D.

26Le cadre d’usage de cet OAD résulte donc d’une série de glissements et d’ajustements. Initialement pensé par les concepteurs d’Arvalis à destination de conseillers et d’agriculteurs, il a été redéfini par la coopérative pour les seuls technico-commerciaux. Ceux-ci l’ont ensuite ré-élargi à un usage semi-direct des agriculteurs en faisant fonctionner le logiciel sous le regard de ces agriculteurs. Si cet élargissement est visible pour le service R & D, il en va autrement de l’usage de l’OAD sur des parcelles non inscrites dans l’outil : il se fait de manière souterraine, à l’insu des autres services de la coopérative. Le cadre d’usage stabilisé est constitué, finalement, de l’agrégation d’usages prévus et imprévus, visibles ou invisibles pour le service de R & D.

Variations dans le cadre d’usage de l’OAD chez les agriculteurs

27Comme nous l’avons indiqué précédemment, nous avons distingué trois types d’agriculteurs à partir des vingt-trois enquêtés. Nous avons pu repérer qu’à chacun de ces types correspond globalement une logique d’usage particulière des OAD tactiques : une logique d’optimisation économique de l’itinéraire de production, une logique de construction d’une expertise pour un nouveau mode de production et une logique d’appropriation de nouvelles bonnes pratiques agricoles pour être en conformité. Pour les présenter, nous allons nous appuyer pour chacune sur le cas d’un agriculteur considéré comme exemplaire des agriculteurs inscrits dans cette logique. Nous avons ainsi repéré trois agriculteurs que nous avons nommés Stéphane, Yves et Pierre. Le premier a une visée « pragmatique et gestionnaire » de l’usage des OAD, le deuxième une visée « cognitive » et le dernier une visée « de conformité aux bonnes pratiques agricoles ».

Stéphane, une visée pragmatique et gestionnaire

  • 18 Leur fils est en cours d’installation en tant que 7e associé.

28Stéphane a 55 ans et obtient un brevet professionnel responsable d’entreprise agricole (BPREA) avant de reprendre l’élevage de bovins lait et viande de ses parents en 1995. Cherchant à permettre à leur fils de s’installer sur une structure pérenne, Stéphane et sa conjointe s’associent à des voisins pour former un groupement agricole d’exploitation en commun à six associés18 (âgés de 22 à 60 ans), en polyculture-élevage, sur 250 hectares en Loire-Atlantique.

29Pour Stéphane, le métier d’agriculteur exige de la rigueur et un sens aigu des affaires et doit lui permettre de dégager un salaire confortable et du temps libre (weekends, vacances). Il se méfie des organisations qui, comme les coopératives ou les négoces, exercent à la fois des activités de conseil et d’approvisionnement et veut garder son pouvoir de décision. Afin de les tenir à distance, Stéphane a rejoint un « groupe culture », à la fois lieu de discussions techniques et groupement d’achat [Compagnone et Hellec 2015] animé par un agronome de la chambre d’agriculture, dans lequel il trouve des préconisations techniques, des échanges entre pairs et la possibilité d’acheter des produits à des prix intéressants.

30Sa stratégie consiste à entretenir des relations avec différentes structures commerciales afin d’organiser une veille sur les prix et les offres de produits pour effectuer le meilleur choix. Le conseil technique étant principalement obtenu auprès de la chambre d’agriculture ou d’un cabinet de conseil indépendant, le technico-commercial de la coopérative est cantonné à un rôle de fournisseur d’intrants. En matière de fourniture de produits phytosanitaires, il doit répondre aux appels d’offres de Stéphane, parmi différents fournisseurs mis en concurrence.

Le problème des techniciens de [la coopérative] c’est qu’ils ne sont pas techniciens « tout simples » on va dire : ils sont technico-commerciaux, donc ça veut dire ce que ça veut dire. […] Pour moi [la coopérative], c’est une grande surface. J’ai ma liste de courses toute faite par [l’animateur du groupe culture], et je l’achèterai chez celui qui me fera les produits les moins chers.

31En instaurant une stricte relation de client-fournisseur avec la coopérative, il opère un cadrage fort de l’activité de son technico-commercial. En lui refusant l’accès au traitement des questions techniques et commerciales, il ne lui laisse que peu de place pour décliner, ou seulement proposer, les solutions agroécologiques promues par la coopérative et pour diffuser des informations sur cette dernière (commerciales, politiques…). Le rôle dédié par Stéphane aux technico-commerciaux est donc bien plus restreint que celui que la coopérative qui les emploie leur attribue.

32Néanmoins, il évalue positivement l’usage des OAD qui lui permet d’accéder à des contrats plus rémunérateurs pour la vente de ses céréales et de repérer des postes économiques à fort potentiel d’amélioration (économie de traitements). Stéphane utilise ainsi FongiPlus comme un outil au service du pilotage économique de l’exploitation, lui permettant d’évaluer le bon itinéraire technique à mettre en place à partir de la performance économique visée. En comparant les préconisations de l’OAD à celles formulées par d’autres structures de conseil, il en juge, par lui-même, la pertinence.

Yves, une visée cognitive

  • 19 Il s’inscrit dans un programme qui cadre ces activités d’innovation au moyen d’un contrat passé av (...)
  • 20 Il suit les cours de l’Institut de formation des cadres paysans, obtient un diplôme universitaire (...)

33Yves, 60 ans, est installé depuis 1990 en tant que céréalier avec une exploitation de 200 hectares dans la Vienne. Administrateur au sein de la coopérative étudiée, il conduit des expérimentations sur sa ferme avec le service R & D19. Après un bac technologique F1 (construction mécanique), il a travaillé pendant 15 ans dans l’industrie aéronautique puis obtient, en 1990, un BPREA et s’installe comme pluriactif dans la ferme familiale. Élu à la coopérative, il a suivi une série de formations professionnelles20, qui lui a permis d’accéder à son conseil d’administration.

34Pour Yves, le métier d’agriculteur est un métier de passion et d’innovation. Il s’intéresse aux processus biologiques et considère que les technologies doivent jouer un rôle secondaire dans l’exploitation pour laisser la place au savoir professionnel de l’agriculteur. Il est séduit par les solutions agroécologiques développées par la coopérative. L’agroécologie permet, selon lui, un renouvellement des connaissances sur les méthodes de production et au monde agricole de retrouver une dynamique d’innovation, en phase avec les enjeux de qualité des aliments et de l’environnement. Autant d’éléments qui renforcent son attachement à la coopérative.

Aujourd’hui c’est quand même formidable, on a tous les outils […] : l’analyse ADN dit qu’il n’y a pas de piétin, le satellite te dit : « bon, ben, là, c’est bon, il y en a assez, il ne faut pas en remettre, attends un peu ». Là, tu l’écoutes parce que… avant on faisait des conneries, c’est clair, mais par méconnaissance. Tandis qu’aujourd’hui, avec tous ces essais qui sont faits, on arrive sur une solution.

35Investi par ailleurs dans un réseau d’agriculture de conservation des sols, Yves, pour se libérer du temps, attribue au technico-commercial de la coopérative un rôle quasi-décisionnaire pour son exploitation.

Il travaille pour moi […], il me connaît bien, donc il sait ce que je veux et ce que je ne veux pas, quelque part. Donc, il propose, pour me faire gagner du temps aussi, mais c’est moi qui choisis […]. Le rôle du technicien, c’est de te répondre mais aussi de te dire : « méfie-toi il y a des altises [des insectes] qui arrivent ». C’est ça aussi qui est important. Et on a des SMS et des choses comme ça. C’est l’échange qui est intéressant et riche.

  • 21 Il peut, par exemple, s’agir d’établir un historique détaillé et chiffré du travail mené sur les p (...)

36Yves lui confie les travaux qualifiés de « routine », comme la conception des itinéraires culturaux et le suivi des productions mais aussi certaines tâches administratives21, notamment celles liées à sa participation aux activités d’innovation conduites avec la coopérative. Ce niveau de délégation, facilité par sa posture de membre du conseil d’administration de la coopérative, dépasse le rôle d’accompagnement technique habituel des technico-commerciaux, qui s’arrête normalement à la co-conception d’itinéraires techniques ou à la conduite d’expérimentation menée conjointement avec les agriculteurs.

37Yves utilise les OAD pour mettre à l’épreuve ses connaissances et son propre raisonnement technique, dans le cadre d’échanges avec le technico-commercial sur les préconisations de l’outil. Dans ce sens, il a un usage « cognitif » de l’outil.

Tous les outils d’aide à la décision ont été, pour moi, des leviers d’amélioration. […] Alors 95 fois sur 100, c’est explicable, il y a une logique, il y a une compréhension. Et puis parfois, tu as un petit pourcent où tu te dis : « pourquoi, mais pourquoi ? ». Et le technico, il est comme toi, il dit : « ben, c’est l’outil qui nous donne ça… »

38Le degré d’information limité dont les technico-commerciaux disposent sur le modèle agronomique encapsulé dans l’outil [Compagnone et al. 2018] agit comme une limite à cet échange et conduit Yves à se tourner vers le service R & D de la coopérative pour accéder aux indicateurs, raisonnements et éléments logiques des schémas de décision de l’outil. Yves est ainsi loin de la posture de simple usager : il cherche, au contraire, à réinterroger ses propres schémas d’évaluation et de conduite technique à partir des préconisations de l’OAD. Il est lui-même dans un usage alternatif de l’outil, non prévu par la coopérative.

Pierre, une visée de conformité aux bonnes pratiques agricoles

  • 22 Un élu local représente les intérêts des agriculteurs d’un « bassin de vie » (territoire de la tai (...)

39Pierre, céréalier dans la Vienne, obtient un brevet de technicien agricole (BTA) puis exerce des « petits boulots » agricoles pendant quatre ans. Après une première installation, il reprend seul, une exploitation agricole céréalière à responsabilité limitée de 245 hectares. Au moment de l’enquête, il vient d’être nommé élu local22 de la coopérative et s’attache à lui apporter la totalité de ses productions.

40Pierre cherche à écologiser ses pratiques à moindre coût et estime mieux travailler grâce à l’adoption de solutions agroécologiques. Il a la sensation d’avoir complètement changé de métier et de perception de ses pratiques. Il attribue ce progrès à une amélioration de la qualité du conseil de la coopérative. L’usage des OAD lui permet une meilleure valorisation économique de ses productions (contrats plus rémunérateurs) et une mise en conformité de ses pratiques agricoles avec celles promues par la coopérative. Il a toutefois dû apprendre à faire confiance à l’outil.

La première année, j’ai eu un peu peur. Comme je travaillais chez [une autre coopérative], ils avaient lancé les gars. Ils t’envoient un SMS : « il faut mettre le fongicide sur les blés […] ». Donc ils l’ont fait faire à tout le monde. Et chez [la coopérative] avec FongiPlus : « vous attendez »… Putain, on attend… […] Et donc, moi, je me suis fait peur, j’ai passé une petite dose alors qu’à mon avis ça a servi à rien. Oui, il fallait que j’attende. Le conseil était bon. […] Je ne me pose plus de questions, le conseil est toujours le bon !

41Pierre attend toujours de son technico-commercial qu’il lui présente un ensemble de solutions avec leurs caractéristiques technico-économiques et les risques associés, afin qu’ils sélectionnent ensemble les plus adaptées à ses objectifs et à son exploitation. Pierre reste attaché au rôle de prescripteur du technico-commercial, garant de la simplicité et de la sécurité du résultat de la conduite de la culture. Il refuse de ce fait l’invitation à tester des solutions agroécologiques moins sécurisées.

C’est moi qui décide, si je dis que je le ferai pas, je le ferai pas. Un exemple, on est pas d’accord avec [le technico-commercial] […] sur les plantes-compagnes dans les colzas.[…]. Je suis pas prêt à ça. [Lui], il serait plus de rentrer dans ce jeu de trouver de nouvelle façon de cultiver, de sortir… avec ces méthodes-là on utilise un peu moins de traitement.

42Pierre mobilise les OAD dans le cadre d’une logique de délégation au technico-commercial de la gestion de la contrainte environnementale. Ce dernier prend en charge l’écologisation des pratiques sur son exploitation jugée trop risquée sur le plan agronomique et économique pour être menée par lui seul. Il laisse le technico-commercial jouer le rôle que lui attribue la coopérative.

Conclusion 

43Le concept de cadre d’usage, développé par Flichy [2008] et appliqué à l’utilisation des OAD au sein d’une coopérative agricole, nous a permis de mettre en relief la manière dont ce cadre s’est structuré par une série d’ajustements entre le service de R & D, les technico-commerciaux et les agriculteurs, pour donner un cadre d’usage commun. Nous avons vu comment l’outil OAD, au départ peu utilisé par les technico-commerciaux, leur est, au cours du temps, apparu comme de plus en plus pertinent pour répondre à l’exigence de maîtrise du risque qui structure leur relation de conseil avec les agriculteurs. Alors que l’usage de cet outil était vu comme mettant en danger cette relation, il s’avère, aujourd’hui, dans un contexte de promotion de solutions agroécologiques, la préserver.

44Si des variations d’usage des outils d’aide à la décision dans le cadre commun sont relevées, des débordements de ce cadre apparaissent aussi. Certaines de ces pratiques de débordement sont intégrées en retour dans le cadre d’usage commun de l’outil et l’élargissent (comme permettre aux agriculteurs adhérents d’acquérir des OAD pour en faire un usage direct) alors que d’autres restent invisibles à une partie des acteurs impliqués (comme l’usage de l’outil FongiPlus pour des agriculteurs qui ne souscrivent pas au service). Le cadre d’usage général est donc fait de l’agrégation du cadre d’usage commun et de cadres alternatifs qui peuvent demeurer tels quels, dans des niches de pratiques, et constituer une réserve potentielle pour la transformation future du cadre d’usage commun.

45Bien évidemment, les agriculteurs adhérents participent aussi à cette définition du cadre commun. Si les agriculteurs enquêtés ne sont pas représentatifs de l’ensemble des adhérents de la coopérative, ils montrent cependant la diversité et l’intensité du cadrage qu’ils exercent à l’égard des technico-commerciaux. Les trois visées d’usage différentes des OAD qui ressortent (« pragmatique et gestionnaire », « cognitive » et « de conformité aux bonnes pratiques agricoles »), sont alors étroitement liées au type de relation de conseil dans lesquelles cet usage s’inscrit, et donc aux rôles différents attribués par les agriculteurs aux technico-commerciaux. Ces rôles peuvent être conformes à ceux définis par les responsables de la coopérative pour les technico-commerciaux, élargis ou restreints. Lorsque ce rôle est élargi, on assiste, là encore, à un débordement du cadre commun de l’usage de l’OAD (comme dans le cas où le service R & D de la coopérative est sollicité pour accéder aux indicateurs, raisonnements et éléments logiques des schémas de décision de l’outil).

46Une telle approche montre à la fois la dynamique de construction d’un cadre d’usage commun et le rôle des différents acteurs dans cette construction. Elle fait également apparaître la tension que vivent les technico-commerciaux dans leur activité, pris entre, d’une part, le mandat et les rôles que leur assignent leur hiérarchie et, de l’autre, ceux qui leur sont imposés par les agriculteurs eux-mêmes. Les technico-commerciaux, du fait de leur position entre des mondes sociaux différents, jouent, dans l’articulation de ces cadres différents, un rôle pivot.

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Notes

1 En 2012, l’agroécologie devient une des priorités du ministre de l’Agriculture S. Le Foll.

2 L'itinéraire technique est « la combinaison logique et ordonnée des techniques mises en œuvre sur une parcelle en vue d'obtenir une production » [Sebillotte 1974].

3 Voir l’enquête de F. Gramond et N. Sauget, Néo-agriculteurs, UV656, Paris, BVA, 2019.

4 Sur cette plateforme sont enregistrées les préconisations des technico-commerciaux et les pratiques mises en œuvre par chaque agriculteur.

5 Les OAD tactiques représentent 96 % de l’offre sur le marché agricole et guident les pratiques des utilisateurs quotidiennement (traitements fongicides, pilotage de l’azote, etc.). Les OAD stratégiques représentent 3 % de l’offre (souvent des outils de gestion parcellaire) et répondent à des objectifs de long terme (achat de terre, de matériel, choix d’assolement, etc.). Ces données sont établies à partir du référencement des outils d’aide à la décision sur le site de Référence agro (<https://www.reference-agro.fr/>).

6 Le marginal sécant est « un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires » [Crozier et Friedberg 1992].

7 Les ponteurs sont des acteurs disposant de « liens faibles qui font le pont entre des groupes sociaux qui seraient déconnectés sans eux » [Burt 1995 : 609].

8 21 000 d’entre eux adhèrent à la coopérative.

9 Ces enquêtes ont été conduites dans le cadre d’une thèse bénéficiant d’une convention industrielle de formation par la recherche (cifre).

10 Nous avons notamment examiné la place occupée par les technico-commerciaux de la coopérative par rapport aux autres agents qui délivrent des conseils aux agriculteurs (conseillers de chambres d’agriculture, représentants de firmes, etc.).

11 Ils s’appuient sur trois critères principaux : la part des productions que l’agriculteur livre à la coopérative, le rôle qu’il assigne aux technico-commerciaux (politique, cognitif, marchand) et l’importance stratégique que l’agriculteur représente pour le technico-commercial et la coopérative (taille de l’exploitation, responsabilités de l’agriculteur…).

12 Nous avons distingué des agriculteurs « 100 % coopérateur », qui s’engagent à livrer la totalité de leurs productions à la coopérative, des « grands comptes », fortement contributeurs au chiffre d’affaires de la coopérative, et des « partageurs », qui livrent leurs productions à plusieurs structures.

13 Bien que pertinents pour la réduction de l’usage des intrants et proposés, pour certains, depuis la fin des années 1990, ces OAD étaient jusqu’alors peu utilisés au sein de la coopérative.

14 La perception et les usages de ces OAD par les technico-commerciaux a fait l’objet d’une autre publication [Di Bianco 2018].

15 Il s’agit toutefois d’un engagement en termes de moyens et non de résultats. En cas de non-conformité de la production livrée par l’agriculteur au cahier des charges fixé par la coopérative, le technico-commercial ne se voit pas imputer de sanction financière, l’agriculteur assume seul les pénalités associées.

16 Les OAD tactiques orientent l’action immédiate alors que les OAD stratégiques apportent des éléments de connaissance pour l’action à moyen terme.

17 Institut du végétal.

18 Leur fils est en cours d’installation en tant que 7e associé.

19 Il s’inscrit dans un programme qui cadre ces activités d’innovation au moyen d’un contrat passé avec le service R & D de la coopérative.

20 Il suit les cours de l’Institut de formation des cadres paysans, obtient un diplôme universitaire de décideur économique (DUDE), puis bénéficie de formations internes au sein de la coopérative (notamment en finance).

21 Il peut, par exemple, s’agir d’établir un historique détaillé et chiffré du travail mené sur les parcelles depuis plusieurs années.

22 Un élu local représente les intérêts des agriculteurs d’un « bassin de vie » (territoire de la taille d’un canton environ, variable selon la densité d’agriculteurs sur ce territoire) auprès de la coopérative. Il est l’interlocuteur privilégié des agriculteurs et de la coopérative sur ce territoire.

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Table des illustrations

Titre Agriculteur, assis dans un tracteur, utilisant une tablette numérique.
Crédits Photo : S. Skafar/Getty Images.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/28594/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 47k
Titre Figure 1. Organigramme simplifié de la coopérative.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/28594/img-2.jpg
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Titre Figure 2. Caractéristiques socio-économiques des agriculteurs enquêtés.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/28594/img-3.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Soazig Di Bianco, Claude Compagnone et Bertille Thareau, « Le cadre d'usage des outils d'aide à la décision »Études rurales, 209 | 2022, 128-147.

Référence électronique

Soazig Di Bianco, Claude Compagnone et Bertille Thareau, « Le cadre d'usage des outils d'aide à la décision »Études rurales [En ligne], 209 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/28594 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.28594

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Auteurs

Soazig Di Bianco

sociologue, enseignante-chercheuse, École supérieure d’agricultures d’Angers, Laboratoire de recherches en sciences sociales , Angers

Claude Compagnone

sociologue, professeur, l'Institut Agro Dijon, Centre d’économie et de sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux (UMR 1041), Dijon

Bertille Thareau

sociologue, enseignante-chercheuse, École supérieure d’agricultures d’Angers, Laboratoire de recherches en sciences sociales , Angers

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Droits d’auteur

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