- 1 Ces derniers entendent s’adresser tant à leurs pairs qu’à un public extérieur au monde agricole, no (...)
1Le 7 août 2014, Thierry Bailliet, agriculteur dans le Pas-de-Calais, publie une vidéo sur une chaîne YouTube créée quelques mois auparavant pour « expliquer son métier au grand public ». Il annonce vouloir tenir une promesse à ses abonnés, celle de ne pas avoir de « tabou » et de « parler des sujets qui fâchent », en commençant par celui des « traitements […] que vous appelez pesticides [mais] que nous appelons plutôt produits phytosanitaires ». Plusieurs années plus tard, la chaîne de Thierry agriculteur d’aujourd’hui1 fait figure de pionnière pour de nombreux agriculteurs vidéastes, les « agri-youtubeurs ». Ces derniers entendent s’adresser tant à leurs pairs qu’à un public extérieur au monde agricole, notamment pour « lutter contre l’agribashing ». Ainsi, plus d’une centaine de vidéos consacrées au sujet des pesticides ont été publiées par ces agriculteurs au cours des dernières années.
Alexandre Richard et Étienne agri youtubeurre, deux agri-youtubeurs en train de se filmer.
Vidéo mise en ligne le 12 juillet 2020.
Image : capture depuis la chaîne de Étienne agri youtubeurre (<https://www.youtube.com/watch?v=Nj_WTLPtkD8>).
- 2 Voir N. Jas, « Pesticides et santé des travailleurs agricoles en France : questions anciennes, nou (...)
- 3 Je souhaiterais remercier S. Brunier, S. Angeli Aguiton, G. Ollivier, A. Cardona et É. Amiet pour l (...)
2Régulièrement placé au cœur du débat médiatique, l’usage de ces produits constitue un cas emblématique de la problématisation à la fois scientifique et politique des pratiques agricoles qui s’est accentuée lors des deux dernières décennies2 [Aulagnier 2020]. Pourtant, les effets de ces intrants sont l’objet d’une ignorance relative au sein du monde agricole [Jouzel 2019], qui se manifeste par leur délicate prise en charge par les organisations traditionnelles de la profession agricole [Hobeika 2020 ; Jouzel et Dedieu 2013 ; Jouzel et Prete 2015]. Au regard de ce paradoxe, cet article3 porte sur un phénomène singulier : la prise de parole collective d’agriculteurs qui mettent en scène leur usage des pesticides et le justifient publiquement via la plateforme YouTube.
3Depuis plusieurs décennies les recherches en sociologie du numérique se sont intéressées aux communautés en ligne [Rheingold 2000]. Mais elles ont porté le plus souvent sur des communautés d’amateurs, comme celles de passionnés de musique ou d’histoire [Beaudouin 2019 ; Licoppe et Beaudouin 2002]. Peu de travaux ont documenté le cas de communautés de professionnels utilisant des médias sociaux pour se filmer en train de travailler. Les recherches portant sur les usages d’Internet et des médias sociaux en agriculture ont abordé la question sous l’angle des communautés de pratiques [Wenger 1998] et du partage de connaissances entre pairs en vue d’un changement de pratiques [Bliss et al. 2018 ; Mills et al. 2019 ; Prost et al. 2017]. Elles n’ont toutefois pas interrogé le caractère ouvert des plateformes de type médias sociaux et la possibilité de dialoguer avec un public néophyte. Nous proposons ainsi de contribuer à cette littérature sur les communautés en ligne par l’étude d’un nouveau cas, celui de vidéos d’agriculteurs prenant la parole au nom d’une appartenance professionnelle et avec la volonté de rendre compte de la technicité de leurs pratiques quotidiennes. Dans la perspective d’une sociologie des médias en agriculture [Chupin et Mayance 2016], l’article contribue à éclairer un versant peu exploré de la rencontre entre agriculture et numérique, celui des reconfigurations médiatiques induites par l’appropriation des technologies de communication.
4Comment cette communauté des agri-youtubeurs s’est-elle construite au travers de ses vidéos et de ses interactions avec son public ? Nous répondrons à cette question en analysant le cas spécifique de leur mise en scène des pesticides sur la plateforme YouTube.
5Notre recherche s’appuie sur une enquête ethnographique menée en ligne et hors ligne [Hine 2015]. Nous mobilisons tout d’abord 16 entretiens semi-directifs visant à reconstituer les trajectoires de vidéastes de ces agri-youtubeurs, le sens qu’ils donnent à leurs vidéos ainsi qu’à leurs interactions avec leur public. Ces entretiens ont par ailleurs été complétés par huit journées d’observations directes et un suivi des agri-youtubeurs lors de rencontres physiques entre eux et avec leurs abonnés sur des salons professionnels.
6Le volet en ligne de notre enquête comporte un suivi au long cours de la constitution de la communauté des agri-youtubeurs sur la plateforme YouTube. À partir de l’exploration d’un premier corpus de plus de 400 chaînes YouTube d’agriculteurs, échantillonnées par « boule de neige », nous avons progressivement identifié une communauté réduite de vidéastes entretenant des relations étroites, aussi bien en ligne que hors ligne.
- 4 Par ces termes recueillis lors de son entretien (31 mai 2019), Gilles vk propose une définition de (...)
- 5 Sont ainsi exclues de ce corpus les vidéos qui abordent le sujet des pesticides sans le constituer (...)
- 6 Nous reviendrons sur cette distinction dans la dernière partie de cet article.
7Pour étudier de plus près cette communauté, un deuxième corpus a été constitué à partir d’une trentaine de chaînes. Ces dernières ont en commun d’être tenues par des agriculteurs publiant des vidéos en « prenant la parole en face caméra » et en « se montrant en train de travailler […] au fil des saisons »4. Elles sont, par ailleurs, les plus significatives du point de vue de leurs productions, avec une fréquence de publication élevée, et de leur visibilité, avec un nombre moyen de 42 000 abonnés en octobre 2021. Nous avons effectué une recension systématique de leurs vidéos consacrées aux pesticides, sujet annoncé dans le titre et apparaissant dans l’image d’affiche5. De là, nous avons extrait un troisième corpus composé de 118 vidéos publiées entre 2014 et 2021, analysé dans la deuxième partie de cet article. Enfin, la troisième partie porte sur les fils de commentaires et s’appuie sur l’étude qualitative d’un échantillon réduit de ces fils de discussion (N=8, pour un total de 628 commentaires), indexés à des vidéos sélectionnées pour leur caractère représentatif. Les publications retenues ont été choisies de telle sorte que figurent les agri-youtubeurs les plus anciens comme les plus récemment arrivés sur la plateforme, au prorata de leurs contributions respectives. Elles ont ensuite été échantillonnées afin que soient représentés deux types de vidéos : d’une part celles que nous qualifions de publications de « routine » et, de l’autre, celles que nous qualifions de « polémiques »6.
8Sur le plan théorique, nous nous appuyons sur le cadre conceptuel des grammaires de l’action [Lemieux 2009], afin de mettre en évidence les éléments constitutifs de cette communauté, depuis l’analyse des relations entre vidéastes, jusqu’à celles qu’ils entretiennent avec leur public dans les commentaires, en passant par l’analyse de leurs vidéos, des récurrences et des variations qu’elles présentent dans la mise en scène des traitements phytosanitaires.
9L’exposition des usages des pesticides sur la plateforme YouTube s’inscrit dans une pratique collective de la mise en scène du métier d’agriculteur, celle des agri-youtubeurs. Ces derniers constituent une communauté de pratique de professionnels de l’agriculture partageant une volonté de « communication positive » et une expérience de médiatisation de leur métier au format vidéo, le tout dans une relation de proximité avec les organisations professionnelles majoritaires.
10Le terme d’« agri-youtubeur » ne désigne pas indifféremment l’ensemble des agriculteurs publiant des vidéos en lien avec leur métier sur YouTube. Il renvoie, en réalité, à un qualificatif utilisé depuis 2017 par plusieurs agriculteurs vidéastes pour s’identifier tout en distinguant leur démarche de la variété des vidéos agricoles circulant sur la plateforme. Ainsi dès ses origines, le phénomène des agri-youtubeurs a pris la forme d’une communauté de pratique [Wenger op. cit.], qui s’est constituée autour d’une pratique de communication, celle de mettre en scène leur travail quotidien, et d’une volonté commune, celle de s’adresser au « grand public ». De la sorte, leurs vidéos se distinguent de celles d’autres agriculteurs, qualifiées de « commerciales » – car montrant du matériel neuf et hors de leurs exploitations –, de vidéastes jouant en direct à des jeux de simulations agricoles, ou encore de vidéos qui filment les techniques de cultures « mais sans prendre le temps de les expliquer » (Gilles vk, 31 mai 2019).
- 7 Le featuring consiste en un jeu d’invitations réciproques entre youtubers au sein d’une même vidéo (...)
11Nous avons montré dans un précédent travail [Rénier et al. 2022] comment cette communauté s’est constituée à la fois en ligne et hors ligne. Tout d’abord au travers de leurs pratiques du featuring7, du commentaire et de la recommandation réciproque, qui permettent de rendre publiquement visibles leurs relations sur la plateforme, et ainsi de fidéliser leurs communautés d’abonnés. Mais aussi lors des salons agricoles, où les agri-youtubeurs se retrouvent systématiquement depuis 2017 (allant jusqu’à louer des chambres dans les mêmes hôtels), et organisent à ces occasions des rencontres communes avec leurs abonnés. Durant le reste de l’année, plus d’une trentaine d’entre eux échangent au quotidien sur un groupe de messagerie privé (Messenger), où ils partagent leurs expériences d’agriculteurs communicants, se soutiennent et se conseillent mutuellement en matière de techniques filmiques et discursives, ou encore de gestion des commentaires et des sollicitations médiatiques. Ainsi la communauté des agri-youtubeurs s’est-elle constituée autour de deux pratiques rendues coïncidentes, celle de la production agricole et celle de la production de vidéos. Elle peut donc à double titre être considérée comme une communauté de pratique (au sens de E. Wenger) : au sein de leurs vidéos, c’est le sujet de la production agricole qui fait l’objet d’un partage dans toute sa technicité ; une fois les agri-youtubeurs réunis entre eux, c’est celui de la réalisation des vidéos qui est discuté.
12Pour compléter cette présentation, précisons que durant la période d’émergence de la communauté, les premiers agri-youtubeurs étaient très majoritairement des céréaliers et plus minoritairement des éleveurs de vaches laitières. Ils étaient, par ailleurs, tous des hommes, âgés en moyenne de 34 ans, installés dans le quart nord-ouest du territoire métropolitain, ayant repris récemment une exploitation familiale de taille moyenne. Depuis 2019, la communauté s’est relativement élargie, sur le plan géographique avec la représentation d’exploitations de l’Est et du Sud-Est de la France, l’arrivée de deux femmes et la représentation de nouvelles filières (viticulture, élevage avicole et ovin en particulier). Du point de vue technique, les modes de productions sont relativement variés au sein du corpus que nous étudions, du conventionnel (43 %) à la production labellisée bio (21 %), en passant par les techniques d’agriculture de conservation (36 %).
13Analysons plus en détail un élément constitutif de la cohésion entre les membres de cette communauté, à savoir leur engagement dans une démarche de « communication positive » visant un public étranger au monde agricole. Dès leurs premières publications sur la plateforme YouTube, la plupart des agri-youtubeurs ont souhaité « prendre la parole pour expliquer l’agriculture au grand public », selon un mot d’ordre régulièrement repris par plusieurs d’entre eux dès 2016. On retrouve notamment cette idée chez David Forge (céréalier, 168 ha, en Indre-et-Loire), quand il déclare devant un public composé d’une centaine de jeunes issus du milieu agricole, le 1er mars 2019 sur le stand de la Ferme digitale lors du Salon international des solutions et technologies pour une agriculture performante et durable (Sima) :
J’ai pris la parole sur YouTube dans l’objectif de témoigner de mon métier au grand public […]. Quand j’ai repris la ferme, je me suis rendu compte que mes amis citadins avaient plein de clichés sur l’agriculture […]. Par exemple, ils pensaient que dans un pulvérisateur ça ne pouvait être que des désherbants, ou des insecticides… alors que moi j’y mettais aussi de l’engrais sous forme liquide.
- 8 Voir l’intervention de S. Brunier, et al., « “Agribashing” et critique environnementale. Les contr (...)
14Mais c’est aussi par rapport à une autre parole, celle des médias télévisés, que les agri-youtubeurs se positionnent. Cet engagement à publiciser leurs pratiques de professionnels peut être décrit comme une contre-mobilisation agricole8 sur le plan informationnel, en réaction à un traitement médiatique des pratiques agricoles qu’ils estiment illégitime et injuste, en particulier sur le sujet des pesticides. C’est le cas, par exemple, de Alex agriculture Vienne :
J’ai commencé les vidéos parce qu’on entendait beaucoup de bêtises sur l’agriculture dans les médias… Et c’est facile quand tu regardes la télé, de voir que quand on parle d’agriculture ce n’est presque jamais un agriculteur qui parle… Je trouvais ça très injuste […] parce que quand tu écoutes ces gens parler à la télé c’est très clair qu’ils ne connaissent pas l’agriculture… Mais alors vraiment pas… qu’ils ont une idée très éloignée de la réalité. [A. V., céréalier, 180 ha, entretien, 26 février 2021]
15Dans cette perspective, la prise de parole est pensée par les agri-youtubeurs comme une expression directe des agriculteurs, comme dans cet extrait tiré d’une vidéo de la chaîne de JLC Lunelle Farms, appelant ses confrères à se mobiliser :
Qui de mieux que, nous, agriculteurs pour parler de notre métier ? Je pense que notre but à tous est de reprendre en main la médiatisation de notre métier et je souhaite que, demain plus qu’aujourd’hui, de plus en plus d’agriculteurs s’intéressent à cela […]. Il faut que nous laissions le moins de place possible aux mauvaises infomations. J’apporte une petite pierre par ma contribution […]. [J. L. C., céréalier dans l’Allier, 300 ha, YouTube, mars 2017]
16On retrouve, par ailleurs, cette idée d’une responsabilité de communiquer incombant aux agriculteurs dans les mots de Thierry agriculteur d’aujourd’hui qui mentionne, dans son entretien, un sondage montrant que le grand public fait preuve de scepticisme à l’égard de l’agriculture en général mais conserve une bonne image des agriculteurs. Thierry en conclut que ce sont « les agriculteurs qui [ont] le devoir d’expliquer [leurs] pratiques pour qu’elles soient mieux comprises par le consommateur ».
- 9 Lancé en 2013 par des acteurs impliqués dans la promotion de l’agriculture raisonnée durant la déc (...)
17Les vidéos des agri-youtubeurs relèvent d’un engagement expressif d’individus ayant rapidement formé une communauté, sans qu’une structure partisane, syndicale ou professionnelle y joue un rôle direct. Néanmoins, au-delà de cette spontanéité apparente, il est possible d’établir un parallèle entre la démarche des premiers agri-youtubeurs et des structures de communication agricoles comme Agridemain ou FranceAgriTwittos9 et le projet qu’elles portent d’une « communication positive » à destination du grand public, en réponse à l’« agribashing » qu’elles estiment véhiculé par les reportages télévisés et les associations environnementalistes. Ainsi, les premières rencontres hors ligne entre agri-youtubeurs se sont souvent greffées à des évènements organisés par ces structures, la plupart d’entre eux étant membres et « ambassadeurs » des associations FranceAgriTwittos et Agridemain. C’est le cas notamment de Gilles vk agriculteur du Loiret, qui a d’abord communiqué sur Twitter avant de venir sur YouTube :
J’ai commencé à communiquer dès que je me suis installé en créant d’abord mon compte Twitter […] et je me suis aussi tout de suite mis dans Agridemain… Puis, ensuite, dans plusieurs structures de communication comme FranceAgriTwittos… et au niveau local avec d’autres agriculteurs on a fait une team du Loiret. Donc oui… j’étais déjà assez actif dans la communication. [Gilles vk, céréalier, 250 ha, entretien, 31 mai 2019]
18Le rapport des agri-youtubeurs au syndicalisme est, en revanche, plus variable. Si plusieurs d’entre eux ont déclaré en entretien être syndiqués ou avoir été syndiqués aux Jeunes agriculteurs (JA) ou à la FNSEA, la majorité tient à ne pas l’afficher dans ses vidéos et distingue, dans la pratique, l’engagement en ligne d’un éventuel engagement syndical, par crainte notamment d’être considérés comme « encartés ». Toutefois, le passage par ces structures syndicales semble pour beaucoup avoir contribué à déclencher leur engagement en ligne, comme le montre l’entretien de Guillaume éleveur de brebis :
J’ai commencé les vidéos j’étais encore aux JA [Jeunes agriculteurs]… Et on disait tout le temps là-bas qu’il fallait communiquer sur notre métier… et voilà « faut qu’on, faut qu’on », tout le temps… Sauf qu’au final personne ne le faisait… Et, du coup, à un moment je me suis dit : « bah faut arrêter d’attendre que ça soit les autres qui le fassent ». [G. E. B., éleveur de 500 brebis allaitantes, 70ha en Haute-Loire, entretien, 9 février 2021]
19Si ce constat doit d’être nuancé – certains agri-youtubeurs adoptant une posture distante voire méfiante vis-à-vis du syndicalisme – on peut toutefois observer que ce mouvement est né en interagissant avec les organisations principales de la profession et, notamment, avec le syndicat majoritaire. Notons sur ce point que l’idée d’une nécessité de communiquer sur les pratiques agricoles n’est pas neuve au sein de la FNSEA, puisqu’elle est apparue dès les premières controverses environnementales et s’est ensuite mutée en stratégie d’influence avec l’arrivée d’Internet et des médias sociaux au cours des années 2000 [Chupin et Mayance op.cit.]. Ainsi les agri-youtubeurs sont-ils progressivement devenus des figures exemplaires de la communication que les organisations professionnelles agricoles tentent de mettre en place et sont régulièrement cités en exemple pour leur engagement en ligne lors de réunions publiques, par des responsables syndicaux ou encore le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie. Plus généralement, leur statut d’influenceur fait l’objet d’une reconnaissance institutionnelle et médiatique depuis 2018 : tandis que certains comme Étienne agri youtubeurre sont régulièrement invités sur les plateaux de télévisions, d’autres comme Gilles vk sont invités par les JA ou des lycées agricoles pour témoigner et former à la « communication positive » sur les médias sociaux, tandis que David Forge s’est vu convié à l’Élysée pour interviewer le Président de la République durant le Salon de l’agriculture 2018.
20Intéressons-nous à présent aux modalités selon lesquelles les agri-youtubeurs filment leurs usages des pesticides. En nous appuyant sur le corpus de 118 vidéos présenté en introduction, nous montrerons dans cette partie qu’elles ont une série de traits communs, dont la conjugaison dessine une grammaire collective de la représentation des traitements phytosanitaires partagée au sein de la communauté. Trois éléments se dégagent de nos analyses. Les agri-youtubeurs se placent tout d’abord au centre de leurs récits, se construisant une identité de praticiens en action. Plus précisément encore, ils font porter l’attention sur leurs raisonnements et leur maîtrise responsable de l’usage des pesticides, tout en respectant une règle de non-normativité à l’égard de la diversité de leurs propres pratiques culturales.
- 10 Pour plus d’information sur le mode de publication des agri-youtubeurs au-delà du cas spécifique d (...)
21Les publications des agri-youtubeurs sur la plateforme YouTube prennent la forme de comptes rendus hebdomadaires, où ils mettent en scène leurs journées de travail. La réalisation de ces documents audiovisuels implique de « [partir] tous les jours travailler accompagné de [sa] caméra » (D.F., entretien du 29 mai 2019). Cette dernière est tenue à la main au bout d'une perche ou encore ventousée sur la vitre d’un tracteur. Les images peuvent être complétées de prises de vues effectuées à l’aide d’un drone, et s’accompagnent par ailleurs de prises de parole sur les lieux du travail, visant à expliquer les pratiques agricoles filmées. Les vidéos des agri-youtubeurs durent en moyenne une vingtaine de minutes et obtiennent chaque semaine plusieurs dizaines de milliers de vues10.
22Deux traits saillants peuvent dans un premier temps être dégagés de l’analyse de notre corpus de vidéos consacrées spécifiquement au sujet des pesticides. Tout d’abord celui d’une mise en scène des agriculteurs par eux-mêmes avec le recours au « face caméra ». Cette mise en avant de l’auteur des pratiques agricoles filmées est pensée par les agri-youtubeurs comme un signe d’appartenance et d’inscription dans le registre de l’agri-youtubing, mais elle est aussi présentée comme une nécessité afin d’incarner l’agriculture. On retrouve ici l’idée mentionnée plus haut que c’est le rôle de l’agriculteur de « prendre en main sa propre communication », qu’il en a la « responsabilité » pour reprendre les termes de Thierry Baillet et de David Forge. Ainsi, ce dernier propose-t-il dès 2017 une vidéo tutorielle sur sa chaîne bonus, pour montrer aux aspirants agri-youtubeurs comment s’y prendre pour « expliquer son métier sur les réseaux ». Sa vidéo type se découpe en quatre temps, dont le premier est celui de se présenter en tant qu’agriculteur (fig. 1).
Figure 1. « Comment je procède pour réaliser mes vidéos ».
Tutoriel de David Forge à destination des agriculteurs qui « souhaitent communiquer sur les réseaux ».
Source : <https://www.youtube.com/watch?v=fuQEM3teePM>.
23La figure 1 montre, par ailleurs, le deuxième trait saillant des publications d’agri-youtubeur : celui d’un accent mis sur la dimension pratique de leur métier, le « faire ». Sur les 118 vidéos de notre corpus, 82 % montrent les traitements de pesticides tels qu’ils sont effectués. Cette prépondérance du travail en train de se faire dans les récits d’agri-youtubeurs est de surcroit le fruit d’une dynamique historique au sein de la communauté. En effet, les 18 % restant de vidéos tournées hors cours d’action (par exemple en plan fixe devant un champ ou dans la cour d’une ferme) ont pour la plupart été publiées avant 2017. L’exemple de ce tutoriel, non pas destiné à diffuser une technique agricole en particulier mais plutôt une bonne façon de communiquer sur cette dernière, illustre ainsi comment des normes de mise en scène se sont progressivement instaurées au sein de cette communauté de pratique d’agriculteurs vidéastes. Ces normes sont véhiculées notamment par les figures les plus expérimentées, qui entreprennent de transmettre leur savoir-faire et leur vision de la « communication au grand public ».
24Ce constat d’une centralité des pratiques et de leurs auteurs appelle une analyse plus approfondie. Les vidéos des agri-youtubeurs montrant leurs activités de traitements comprennent une série de scènes et de thèmes récurrents qui révèlent leur grammaire partagée en matière de communication et de justification de ces interventions.
Figure 2. Scènes récurrentes des vidéos d'agri-youtubeurs portant sur les traitements phytosanitaires.
Sources (de gauche à droite et de haut en bas) : vidéo de Gilles vk (<https://youtu.be/QofZGANMB9Q>), de David Forge : (<https://youtu.be/3a0dzAOsoZM>), de Alex agriculture Vienne (<https://youtu.be/6kNNioTswVI>) et de Thierry agriculteur d’aujourd’hui (<https://youtu.be/ledUn4CiWGY>).
25Sur la figure 2, en haut à gauche, Gilles vk fini d’enfiler sa tenue de protection avant de démarrer l’incorporation d’un produit à base de glyphosate dans son pulvérisateur. Quelques secondes auparavant, il vient de souligner l’importance de se protéger durant cette phase de manipulation du « produit pur ». À droite, David Forge se trouve allongé dans une de ses parcelles et surveille avec une loupe la présence de pucerons susceptibles de transmettre le virus de la jaunisse nanisante à ses blés. Après avoir évalué que la présence de ces insectes a dépassé un seuil de mise en danger du rendement de sa culture, il décide de réaliser un traitement à base de pyrèthre synthétique. En bas à gauche, Alex agriculture Vienne se trouve dans la cabine de son tracteur et s’apprête à appliquer un fongicide bio sur ses blés. Il précise à l’instant que les rampes de son pulvérisateur ne resteront pas aussi surélevées et qu’il les rabaissera une fois sa marche arrière terminée. À droite, « pourquoi traitons-nous le matin de bonne heure ? », interroge Thierry agriculteur d’aujourd’hui alors qu’il programme son pulvérisateur avant un traitement sur ses betteraves :
Non pas pour nous cacher, comme vous pouvez peut-être le penser, mais tout simplement pour avoir le meilleur résultat possible grâce à la brume qui rend efficace l’absorption du produit par les plantes […] ce qui nous permet aussi de diminuer les doses et de faire des économies.
26Au gré de ces différentes mises en scène, les vidéos des agri-youtubeurs instaurent une série d’objets et de lieux communs dans leurs comptes rendus des activités de traitements phytosanitaires. Les différents outils d’aide à la décision (OAD), instrumentant et garantissant la pertinence d’une décision de traitement, la tenue de protection individuelle (EPI), la cuve du pulvérisateur et la bassine d’incorporation du produit, les bidons et leur égouttoir, ou les buses du pulvérisateur, sont autant d’objets dont la présence à l’image est régulièrement expliquée. La parcelle où est évalué et effectué le traitement, la cour de la ferme où est rempli et nettoyé le pulvérisateur, le local phytosanitaire où les produits sont rangés derrière une porte fermée à clef ou encore la cabine du tracteur constituent les lieux liés au traitement et depuis lesquels l’agriculteur présente son travail.
27Les agri-youtubeurs accompagnent, par ailleurs, ces mises en scène d’un travail de production de sens par leurs « explications » discursives. Ces explications s’organisent autour de deux ordres de considérations majeures, dont la prépondérance définit un régime d’attention et une intelligibilité spécifique de leur usage des traitements phytosanitaires. Le raisonnement qui sous-tend la décision d’un traitement constitue le premier de ces ordres de considérations. Les agri-youtubeurs s’attachent à montrer que leurs raisonnements comprennent des dimensions agronomiques, économiques, tout en s’appuyant sur des observations écologiques faites sur le terrain. Ainsi la nécessité d’un traitement est évaluée en direct de la parcelle, au contact avec les plantes et leur écosystème, par la mise en évidence à l’image de la présence d’insectes ou de maladies fongiques dont la prolifération peut s’avérer néfaste pour les rendements de la culture (fig. 2). L’enjeu est alors de faire preuve d’une capacité d’évaluation, pouvant se traduire par le fait de renoncer à un traitement ou de prendre en compte le caractère complexe d’une prise de décision au regard de paramètres écologiques et économiques. Ainsi, après quelques jours d’attente, Alex agriculture Vienne décide de ne pas traiter ses colzas contre les méligèthes. Il explique que lorsque le stade de floraison sera suffisamment élevé, ces coléoptères passeront du statut de ravageurs perçant les boutons de colzas non éclos et menaçant les rendements à celui d’auxiliaires accélérant la pollinisation, au même titre que les abeilles.
- 11 Ce système permet de réduire jusqu’à 70 % la dérive de produits phytosanitaires liée au vent lors (...)
28Le second ordre de considération qui occupe une place majeure dans ces vidéos est la mise en évidence des compétences de leurs auteurs dans l’application d’un traitement sur le plan technique. Les agri-youtubeurs mettent en scène leur manipulation consciencieuse des produits phytosanitaires, comme Gilles vk (fig. 2, photo 1). Ils démontrent aussi leur maîtrise de la technicité des outils. Certains précisent, par exemple, leur préférence pour des buses anti-dérives si une brise se lève11, ou encore leur aptitude à changer d’avis et décider d’interrompre un traitement lorsque les conditions météorologiques ne s’y prêtent plus. De cette façon, les vidéos des agri-youtubeurs s’attachent à faire considérer leur savoir-faire responsable dans la conduite des traitements pesticides.
29La grammaire de la représentation des pesticides partagée par les agri-youtubeurs prend ainsi la forme d’une opération de hiérarchisation de l’attention. Certains éléments sont mis en avant et font l’objet de considérations particulières : leurs raisonnements et leur maîtrise de l’utilisation des produits, autrement dit leur expertise de praticiens. D’autres sont mis en retrait, par l’absence de leur apparition à l’image ou de leur mention à l’oral (par exemple l’absorption du produit par la faune et la flore suite au traitement, sa diffusion au-delà de la parcelle ou sa possible rémanence dans le temps).
30Le dernier trait commun aux vidéos des agri-youtubeurs concerne les précautions qu’ils prennent à ne pas émettre de jugement sur les différentes façons d’utiliser des pesticides en agriculture. Cette règle, respectée par la totalité d’entre eux, est d’autant plus frappante que les modèles de culture des agri-youtubeurs sont relativement diversifiés et qu’ils pourraient diverger sur la question des pesticides. Ainsi, produire bio ne signifie pas l’absence de traitements, comme tiennent à le souligner ceux dont les productions en sont labellisées. Cela n’épargne pas non plus ces agriculteurs d’avoir des problèmes avec leur voisinage, comme en témoigne Gaël Blard qui a choisi à deux reprises de raconter ses altercations avec les riverains de ses parcelles. Des agri-youtubeurs comme Thierry B. ou Guillaume R. appellent ainsi à une solidarité entre pairs, tandis que d’autres expliquent en entretien s’être fixé pour règle de ne pas émettre de jugement sur des pratiques agricoles autres que les leurs, comme on peut notamment le voir ici concernant la chaîne La VitiBio d’Émilie et Benjamin :
Un truc qui est vachement important pour nous c’est qu’on n’est jamais pour ou contre, on ne donne jamais notre avis en disant : « les conventionnels c’est de la merde et les bios c’est les meilleurs ». […] Le but du jeu c’est pas ça. C’est vraiment juste de montrer ce qu’on fait au domaine. On présente ce qu’on s’attache à faire, nous, ici. Après, les autres on n’a pas de leçons à donner ou quoi et, en conventionnel, il y en a plein qui travaillent très bien. [Émilie, viticultrice dans l’Hérault, 60 ha, entretien, 2 juillet 2019]
31On remarquera, une fois de plus, dans ce dernier extrait la dimension centrale du travail agricole en train de se faire, à laquelle les agri-youtubeurs se tiennent, sans y adjoindre de considérations morales sur les différentes techniques de leurs collègues. Ce positionnement fait régulièrement l’objet d’explications au sein même des vidéos, voire de rappels à l’ordre, afin de ne pas laisser libre cours à de potentielles interprétations normatives de la part du public. C’est le cas, par exemple, dans cette réponse à un commentaire donnée par Gilles vk, suite à une vidéo dans laquelle il expliquait son recours au glyphosate :
Commentateur : Voilà une superbe leçon d’agriculture de conservation ! Si tous les agriculteurs pouvaient être ouverts comme ça !
Gilles vk : Je ne fais pas de leçons ! C’est justement l’inverse je montre simplement ce que je fais sur ma ferme !
32Cette coexistence pacifique des différents modèles de cultures tels qu’ils sont représentés au sein des vidéos des agri-youtubeurs contribue ainsi à rendre invisible, sinon à faire passer au second plan, les conflictualités existantes entre la variété des substances utilisées et le rôle plus ou moins important qu’elles occupent au sein de ces systèmes de productions. Elle constitue le troisième élément de la grammaire de la représentation des pesticides partagée par ces agriculteurs. Ici se dessine l’enjeu pour les agri-youtubeurs de se montrer unis dans leur adresse à un public extérieur à la profession. C’est cet élément central du phénomène de mises en scène des pesticides que nous retrouverons dans l’analyse des fils de commentaires.
33Intéressons-nous à présent aux interactions que les agri-youtubeurs entretiennent avec leur public via l’espace dédié aux commentaires. Dans Le devoir et la grâce, Cyril Lemieux [2009], définit le concept de grammaire comme l’ensemble des règles à suivre pour être reconnu dans une société comme sachant agir et juger correctement. Le concept de grâce est alors formulé pour qualifier génériquement les différentes formes d’appréciations positives de l’agissement d’un membre d’un groupe social. Il s’oppose à celui de devoir dont l’expression à l’égard des actes d’autrui passe par la notification d’une faute. Dans une perspective pragmatique, c’est l’analyse de la succession des devoirs et des grâces qui permet au sociologue de déceler l’existence de grammaires au sein d’une société donnée. En considérant les agri-youtubeurs comme les membres d’une communauté politique consacrée par la plateforme, nous verrons dans cette partie que les fils de commentaire de leurs vidéos sont à la fois le lieu d’une validation de leur mode de communication sur les pesticides, le lieu d'échanges sur les techniques de cultures, mais également le lieu où se jouent des luttes pour définir les frontières extérieures de la communauté et les formes plus ou moins légitimes du recours aux pesticides ainsi que de leur discussion sur les médias sociaux.
34L’analyse qualitative des commentaires publiés en réaction à huit vidéos sélectionnées parmi notre corpus permet de dégager la prédominance de trois grands registres qui le plus souvent se combinent, ceux de la gratification, de l’interrogation et de la comparaison technique bienveillantes.
35Ainsi, deux tiers des commentaires comprennent – entre autres – des formes de gratification (61 %). Ils se traduisent plus précisément par de nombreuses salutations familières et personnelles à l’égard des agri-youtubeurs, des encouragements, des expressions d’accord, des hommages et des remerciements. Sur le fond, une très grande partie de ces gratifications portent sur le caractère pédagogique de la vidéo, comme l’illustre cet exemple :
Salut David ! toujours un plaisir de regarder tes vidéos, merci pour ton courage et d’expliquer si bien l’agriculture et avec humilité en plus ! Continue comme ça !!!
- 12 À travers un module de la plateforme, il est notamment possible de recenser le nombre de commentai (...)
36Nombre de déclarations reprennent à leur compte le discours des agri-youtubeurs et son lexique, celui d’une « agriculture qui mérite d’être expliquée » (Thierry B.), et valorisent les vidéos par des formules soulignant la qualité des explications et la légitimité de ces agriculteurs à prendre la parole au nom de la profession. Lors de ces occasions, la communauté des agri-youtubeurs voit ses mises en scène des pesticides validées par le public (ses abonnés). Notons que ces derniers sont en grande majorité des visionneurs et des commentateurs fidèles, puisqu’ils ont en moyenne déjà commenté trente fois les vidéos de l’agri-youtubeur auxquelles ils réagissent12. Par ailleurs, des sondages effectués par les agri-youtubeurs montrent que leurs abonnés affichent une position relativement proche du monde agricole en se déclarant dans plus de 72 % des cas agriculteurs, salariés du secteur para-agricole ou encore étudiants issus du milieu agricole.
37Dans une proportion plus faible, deux autres registres de commentaire sont récurrents, ceux de l’interrogation et de la comparaison sur le plan des techniques culturales ou du matériel agricole. Si nous les distinguons dans l’analyse, ces deux formes d’interaction avec les agri-youtubeurs sont en pratique régulièrement couplées au format de la gratification. On les retrouve présentes dans 28 % des commentaires du corpus que nous avons étudiés. Le fait de recourir, ou non, à certains produits plutôt qu’à d’autres, ou encore les modalités techniques du traitement sont ainsi souvent commentées et font l’objet d’interrogations. Ces dernières sont alors formulées sur les registres de la curiosité et de la bienveillance, de la question à titre informatif, par opposition à celui de la mise en cause qui critiquerait l’agri-youtubeur par une formulation émettant un doute sur ses choix. Par exemple, ce court commentaire reçu par J. L. C., dans lequel se lit à la fois une appréciation technique de l’utilisation du pulvérisateur, mais aussi une demande de précision sur l’avancée de sa campagne de traitements fongiques printaniers :
Une fois rôdé ça fait du super taf ton pulvé !!👌👌PS : as-tu terminé tous tes différents passages en blé ?
- 13 Les néonicotinoïdes sont une classe d’insecticides dont cinq ont été interdits en France à compter (...)
38Le format de la comparaison se manifeste par des références à d’autres contextes de production connus par des commentateurs, le plus souvent agriculteurs. L’exemple ci-dessous a été posté à la suite d’une vidéo de J. L. C. dans laquelle il évoque ses difficultés à gérer ses cultures de betterave suite à l’interdiction des néonicotinoïdes13 :
Salut JL, chez nous aussi c'est compliqué. La moitié des colzas n'ont pas poussé, la sucrerie de Toury va sans doute fermer l'an prochain, les pommes de terre et les oignons perdent leur valeur et le blé dur commence à vraiment disparaître dans mon coin de Beauce. Mon père est dans le conventionnel et on essaie de se diversifier dans les blés améliorants, le maïs en non irrigué et le seigle, ou encore les pois chiches, les pois marbrés, ou les lentilles (qui ruinent les machines à secoueurs). On espère que l'agriculture ne va pas disparaître malgré les têtes de cons en haut du système, et on a besoin de personnes comme toi pour nous défendre et pour détruire les idéologies sur les agriculteurs venant des citadins qui voient le bio comme la 7e merveille du monde !!!!! Continue comme ça, tu représentes bien le monde agricole.
39Ce commentaire illustre ainsi la forme que prennent la majorité des commentaire, celle d’un mélange entre gratification et comparaison techniques de la part d’un autre agriculteur, sans remise en cause des usages des pesticides en agriculture.
- 14 L’étude Agrican (étude de cohorte liant agriculture et cancer), concerne depuis 2005 plus de 180 0 (...)
40Outre ces trois premières formes de commentaire largement majoritaires (la gratification, l’interrogation et la comparaison), les notifications critiques sont présentes dans seulement 8 % de notre corpus. Caractérisées par leur formulation plus frontale, elles sont en particulier localisées à la suite de vidéos que l’on peut qualifier de polémiques, car elles portent sur le recours à des substances controversées comme le glyphosate et sont publiées dans des périodes de forte présence de ces thématiques dans les médias nationaux. Ainsi les vidéos sur le glyphosate de Gilles vk présentent un pourcentage très élevé de commentaires critiques (jusqu’à 20 %). La légitimité des agri-youtubeurs peut y être mise en cause. De nombreux commentaires émettent, par exemple, l’hypothèse d’un conflit d’intérêts entre cet agriculteur et les firmes commercialisant les traitements phytosanitaires. Enfin, les commentaires faisant référence aux risques sanitaires que représente le glyphosate pour les agriculteurs sont relativement rares (une occurrence, mentionnant les résultats de l’étude Agrican14), si on les compare avec ceux évoquant les nuisances écologiques induites par le recours au glyphosate, comme celui-ci :
Et les nappes phréatiques t'en fais quoi ? le glyphosate ne s'arrête pas aux feuilles, ça demeure toujours un problème […]. Vanter le glyphosate comme ça, ça va encourager l'agrochimie à reverdir son image.
41Dans les vidéos de traitements fongicides de JLC Lunelle Farms et Alex agriculture Vienne, les retours critiques sont très rares (moins de 3 %). Contrairement aux vidéos polémiques, celles que l’on peut qualifier de « routine » sont publiées sans avoir dans leur titre des références à des substances controversées telles que le glyphosate ou les néonicotinoïdes mais utilisent des termes plus techniques. Faisant l’objet de moindres recommandations via les algorithmes de la plateforme YouTube, elles mobilisent davantage un public de connaisseurs et de suiveurs réguliers des vidéos d’agri-youtubeurs. Les rares occurrences de commentaires critiques y prennent alors le plus souvent une forme hybride, comme celui-ci, posté par un agriculteur, commençant par une critique mais se clôturant par une gratification :
Tu ne préfères pas appliquer tes fongicides sur colza la nuit sachant qu’ils sont en fleur (présence des abeilles et autres pollinisateurs) ? Dans notre région les apiculteurs nous demandent de l’effectuer la nuit et on essaye de respecter même si ce n’est pas un insecticide ça ne fait jamais de bien aux abeilles. Sinon super vidéo comme d’hab bien expliqué merci à toi 👍
42La prédominance de commentaires de gratifications peut être interprétée comme la marque du partage d’une grammaire commune entre les agri-youtubeurs et leurs abonnés, y compris dans ce dernier exemple, où l’on peut noter une forme de tolérance voire de consensus sur la nécessité de recourir aux pesticides.
43Un dernier élément majeur à prendre en compte dans l’analyse des fils de commentaires des vidéos portant sur les pesticides est celui d’une pratique fréquente de la modération par les agri-youtubeurs. Cette pratique, relativement explicite dans les entretiens, peut prendre plusieurs formes, dont la suspension du fil de commentaire pour une durée limitée. Ce fut notamment le cas pour l’une des vidéos consacrées au glyphosate de Gilles vk, pour laquelle ce dernier explique ne pas avoir su faire face à l’afflux de commentaires négatifs :
Après ma première vidéo sur le glyphosate j’ai suspendu les commentaires pendant… je sais plus, trois semaines… Pour attendre que ça se calme. Et puis parce que c’était en plein pendant les semis, j’étais sur mon tracteur à bosser quinze heures par jour, j’étais fatigué et je me prenais dix, parfois vingt commentaires par jour du type « pollueur », « assassin », « suicide-toi »… Alors les premiers tu réponds un petit peu… et puis tu t’en reprends dix autres dans la foulée… Donc au bout d’un moment j’ai dû arrêter les commentaires parce que psychologiquement c’était… franchement c’était dur… [Gilles vk, céréalier dans le Loiret, 250ha, entretien, 31 mai 2019]
44Cette pratique de la modération des fils de commentaires est par ailleurs susceptible de prendre une seconde forme, plus radicale, celle de la suppression. Cette dernière, explicite dans les entretiens, n’en est pas pour autant taboue pour les agri-youtubeurs, puisqu’elle est parfois annoncée publiquement sous forme d’avertissements. L’extrait ci-dessous illustre ainsi comment JLC Lunelle Farms menace certains commentateurs de bannissement dans le sous-titre même de sa vidéo :
Dans cette vidéo, je filme la fin de la protection des épis avec un fongicide. Je vous explique les raisons ! PS : ceux qui ne veulent pas comprendre ou pensent tout savoir sans effectuer le métier ou avec des propos injurieux seront directement bannis de la chaîne. [J. L. C., YouTube, 30 mai 2020]
45On retrouve ainsi dans cet avertissement deux motifs de suppression selon J. L. C. : d’une part le caractère injurieux de certains commentaires et, de l’autre, le caractère jugé illégitime de certaines critiques n’émanant pas d’individus eux-mêmes praticiens. D’autres agri-youtubeurs, comme Vincent Buard agriculteur passionné, céréalier sur 70 hectares en Charente, justifient leur modération au nom d’un idéal de dialogue constructif avec leur public. Les commentaires critiques sont alors acceptés dans la mesure où il les juge « aimables » et formulés sous forme de « conseils » plutôt que de manière frontale ou « insultante ».
46Notons toutefois que certains vidéastes adoptent une posture inverse à celle de la modération par la suppression. Ainsi Alex agriculture Vienne explique qu’il préfère « au contraire » garder et parfois même « épingler » les commentaires critiques, en particulier les plus virulents et les plus erronés, car ils lui permettent de démontrer l’ignorance de leurs auteurs. Ce choix, qui peut paraître risqué, poursuit pour autant la logique d’une modération. Il va de pair avec le fait de promouvoir les bons commentaires ou encore d’afficher leur appréciation (avec les émoticônes de réactions de type du « cœur » ou « like »).
47Les fils des commentaires des vidéos de pesticides apparaissent donc comme des espaces d’interaction relativement contrôlés par les agri-youtubeurs, qui définissent et interviennent sur les échanges par la modération. Cette modération passe par l’invisibilisation des critiques jugées non constructives et consolide, en quelque sorte, la communauté des abonnés.
48Comment comprendre ce phénomène de mise en scène de l’usage des pesticides par des agriculteurs sur la plateforme YouTube ? Nous avons montré dans cet article que ces vidéos sont le fait d’une communauté d’agriculteurs vidéastes mobilisés pour défendre leur profession face à des critiques environnementalistes qui feraient preuve d’une méconnaissance du monde agricole. Leur mobilisation, prolongeant une volonté de communication des institutions majoritaires de la profession agricole, laisse apparaître une coordination relativement importante : par les relations d’échanges qu’entretiennent ces agri-youtubeurs, du point de vue du sens qu’ils donnent à leurs publications, mais aussi et surtout, du point de vue du format de communication adopté dans leurs vidéos. La « communication positive » qu’ils revendiquent peut ainsi être analysée comme une grammaire de la représentation des usages des pesticides concentrant l’attention sur leurs compétences de praticiens responsables et raisonnés, tout en évitant d’adopter une posture normative à l’égard de la diversité des pratiques culturales. La plateforme YouTube offre, par ailleurs, à ces vidéastes la possibilité de prolonger le cadrage de leur communication au niveau de leurs interactions avec leur public par la régulation des fils de commentaires. La forte prédominance des commentaires de gratification, par opposition aux commentaires critiques envers les agri-youtubeurs, indique le partage d’une même grammaire entre ces agriculteurs vidéastes et leur public d’abonnés, auquel la dynamique communautaire s’étend. Cette grammaire est celle d’une profession agricole soucieuse de maintenir son unité face aux controverses qui portent sur ses pratiques.