- 1 Par données, nous entendons la représentation sous forme numérique d'informations collectées, par (...)
- 2 En Suisse, les centrales de vulgarisation ont pour mission de transférer aux agriculteurs les conn (...)
1Courant 2017, un projet de plateforme numérique émerge sur la scène agricole suisse. Son ambition est d’offrir aux agriculteurs un outil unique pour saisir toutes leurs données1 et, sur la base de ces dernières, des services (modules) innovants d’agriculture intelligente. Selon ses promoteurs, cela simplifiera le travail administratif des agriculteurs, tandis que les services intelligents augmenteront la compétitivité des exploitations. La plateforme est présentée comme reposant sur un entrepôt central de données. Les actionnaires du projet sont une centrale nationale de vulgarisation2 et une société informatique active dans la branche animale. Cette société, détenue majoritairement par l’État, exploite la base de données nationale sur le trafic des animaux et la prévention des épizooties (BDTA). Début 2018, une grande coopérative, principal fournisseur des exploitations agricoles et acheteur de leurs produits, rejoint l’actionnariat. Une société étrangère est mandatée pour équiper le cœur de la plateforme avec un logiciel qu’elle a développé et exploite en Europe. Il s’agit de la filiale d’un fabricant européen de matériel agricole dont la coopérative est l’importateur exclusif en Suisse. Fin 2018, plusieurs organisations des branches animales et laitières complètent l’actionnariat. L’Union suisse des paysans, organisation faîtière, annonce qu’elle ne prendra pas de participation dans le projet.
Systèmes et bases de données dans les domaines de l’agriculture, de la médecine vétérinaire et de la sécurité alimentaire (Suisse).
Shéma repris d'après celui de l'Office fédéral de l'agriculture.
2La plateforme centralisée d’agriculture intelligente a suscité de nombreuses critiques de la part des acteurs du monde agricole, tant pour ses objectifs et ses moyens que pour sa base d’investisseurs. Cet article est consacré à ces critiques. Il montre que les difficultés rencontrées par la plateforme, en particulier la non-atteinte de ses objectifs à ce jour, peuvent être attribuées à une prise en compte insuffisante des configurations sociotechniques dans lesquelles évoluent les acteurs visés par son dispositif, et en particulier de leurs pratiques associées aux données.
- 3 Parmi les participants figurent des fonctionnaires de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) et (...)
3Le projet est présenté en août 2017 lors d’un atelier sur la numérisation dans la filière agroalimentaire, organisé à l’initiative et en présence du ministre de l’Économie et de l’Agriculture. L’événement réunit à Berne, capitale de la Suisse, plus de 200 personnes, représentant les principaux acteurs du secteur agricole suisse3. Un mois plus tard, la plateforme entre sur le marché avec un module pour le trafic des bovins et un module pour le calcul des bilans de fumure. Le premier repose sur la BDTA, le second sur Suisse-Bilanz, un programme édité par la centrale de vulgarisation. Début 2019, la plateforme compte, selon ses investisseurs, 2 400 utilisateurs. Leur objectif pour 2024 est fixé à 25 000 exploitations sur les 53 000 que compte la Suisse. En 2021, malgré de nouveaux modules, la plateforme ne totalise que 3 800 utilisateurs. Le logiciel promis pour équiper le cœur de la plateforme n’est toujours pas disponible et la saisie unique n’est pas une réalité. Le capital initial de 5,5 millions de francs (env. 5M€) est toutefois sur le point d’être épuisé. Pour ses promoteurs, la réussite du projet n’est qu’une question de temps et d’argent. Ils lancent une nouvelle levée de fonds sous la forme d’une prise de participation pour 5 millions de francs supplémentaires.
4Cet article s’inscrit dans le champ des études des infrastructures informationnelles [Bowker et al. 2009 ; Edwards et al. 2009]. À l’instar de cette littérature, nous considérerons les systèmes numériques (bases de données, systèmes d’information, plateformes, etc.) comme des infrastructures, c’est-à-dire comme des ensembles de technologies, accumulées au fil du temps, plus ou moins connectées entre elles, et intimement liées à des procédures, des pratiques de travail et des structures organisationnelles. Nous verrons que cette lecture relationnelle des systèmes numériques et l’accent mis sur la base installée [Star et Ruhleder 1996] sont essentiels pour comprendre les raisons de l’échec actuel de la plateforme.
5Le suivi des critiques des acteurs à l’égard de la plateforme centralisée nous invite à remettre en question deux hypothèses généralement admises par la littérature sur l’agriculture numérique. La première concerne le rôle de l’État dans la promotion de la numérisation. Dans la littérature, il est souvent affirmé que l’État ne jouerait plus qu’un rôle passif, après avoir entrepris des politiques de libéralisation et de privatisation depuis les années 1980 en faveur d’une régulation par le marché. Les industriels et les grandes entreprises occuperaient désormais une place centrale dans la diffusion des innovations numériques [Wolf et Wood 1997 ; Bates 2014 ; Christen 2017]. Les critiques des acteurs de notre terrain nous incitent à ne pas prendre ce postulat pour acquis. L’État pourrait être moins étranger à ces développements qu’en être un participant actif. L’hypothèse nous amène à questionner la critique en sciences sociales qui, dénonçant le capitalisme de plateforme [Srnicek 2017], appelle soit à un retour à plus de régulation étatique pour encadrer ses développements, soit à ce que l’État lui privilégie des alternatives critiques de type communs numériques [Dulong de Rosnay et Musiani 2020].
- 4 Du terme dystopie : récit de fiction ou d’anticipation décrivant un monde terrifiant.
6La seconde hypothèse concerne les effets escomptés de ces développements numériques, en particulier dans le domaine de l’agriculture intelligente. Selon la littérature, ces développements conduiraient à l’intégration des marchés et à la concentration des exploitations [Wolf et Wood op. cit. ; Sykuta 2016 ; Regan 2019 ; Rotz et al. 2019]. Les mêmes acteurs finiraient par contrôler les technologies et les données, les logiciels et la plateforme, l’offre des intrants et la demande des produits agricoles. Seules les grandes exploitations industrielles auraient les moyens de s’équiper et de répondre au modèle standardisé promu par ces technologies numériques. Les petites exploitations familiales seraient vouées à disparaître. Ces effets supposent une réelle capacité d’action du numérique et, dans le cadre des plateformes, une capacité à collecter et centraliser de grands ensembles de données de qualité, à les analyser, à formuler des décisions et à les faire appliquer par leurs clients agriculteurs. Les critiques des acteurs de notre terrain nous poussent à ne pas prendre pour argent comptant cette supposée performance et performativité des plateformes numériques. Elles pourraient représenter des initiatives irréalisables, transformant les sombres prédictions de la littérature en purs produits dystopiques4. Le solide ancrage de cette hypothèse appelle la critique en sciences sociales à renforcer ses fondements empiriques dans son étude des plateformes numériques, notamment de celles qui se positionnent (ou plutôt tentent de se positionner) à l’échelle de secteurs économiques entiers.
7L’article se base sur les matériaux d’une enquête ethnographique menée dans le secteur agricole suisse entre janvier 2018 et septembre 2019. Il s’appuie, en particulier, sur une quarantaine d’entretiens avec des agriculteurs (chefs de petites exploitations familiales, représentant la majorité des exploitations suisses), des responsables d’administrations étatiques (services agricoles et vétérinaires cantonaux, Office fédéral de l’agriculture) et d’organisations privées (organismes de contrôle, coopératives agricoles, associations de producteurs, prestataires de services, y compris numériques, organismes de certification…). L’objectif principal de ces entretiens était de discuter des différentes initiatives de numérisation que le secteur traversait et de la manière dont les acteurs se positionnaient par rapport à celles-ci. Ces entretiens sont complétés par des notes prises tout au long de l’enquête, en particulier lors des grands événements de présentation publique de la plateforme. Les documents collectés lors de l’enquête, rapports et coupures de presse liés au thème de la numérisation dans l’agriculture suisse, complètent ce corpus. Les critiques, qui font l’objet de cet article, sont tirées de ces matériaux. Elles ont été reprises d’articles de presse sur la plateforme centralisée, relevées lors de présentations publiques de la plateforme, ou encore et surtout recueillies lors des entretiens menés par l’enquêtrice, informée du projet et alertée de son caractère controversé par les premiers acteurs rencontrés sur le terrain. Ces critiques ont pris la forme de prises de position individuelles, sans donner lieu à des prises de position collectives.
8Dans une première partie, nous proposons de revenir sur les deux objectifs affichés de la plateforme centralisée d’agriculture intelligente : la simplification du travail administratif des agriculteurs par la saisie unique et l’augmentation de la compétitivité des exploitations par le développement de l’agriculture intelligente. Nous fournirons quelques éléments de contextualisation pour comprendre ces objectifs, puis nous aborderons les critiques des acteurs interrogés à leur sujet. Dans une seconde partie, nous proposons d’exposer et de discuter les critiques des acteurs sur l’instrument présenté par les promoteurs de la plateforme comme la solution évidente pour atteindre ces objectifs, la centralisation des données.
9Le travail des agriculteurs s’est complexifié au cours des dernières décennies dans toute l’Europe. Des exigences de traçabilité ont été associées à des questions de santé publique suite aux crises sanitaires, comme celle de la crise de la vache folle. Les politiques publiques ont soumis l’obtention de subventions à l’éco-conditionnalité. Les marchés sont désormais régulés par la certification et la contractualisation comme dans le cas des productions biologiques et intégrées. Ces évolutions ont fortement augmenté le travail administratif de l’agriculteur [Droz 2001 ; Daugbjerg 2003 ; Joly et Weller 2009 ; Joly 2009 ; Mesnel 2017 ; Droz et al. 2014], désormais consacré à la gestion de données pour informer nombre d’institutions publiques et privées actives dans le secteur.
10En Suisse, les données des administrations publiques sont regroupées en trois catégories. Elles concernent les registres (personnes et formes d’exploitation), les structures (surfaces, cultures, animaux et main-d’œuvre) et les paiements directs et prestations écologiques (couvrant les contributions financières pour le paysage cultivé, la sécurité de l’approvisionnement, la biodiversité, la qualité du paysage, les systèmes de production…). Les agriculteurs sont tenus de fournir ces données aux cantons, qui les contrôlent régulièrement. Sur cette base, les cantons et la Confédération dispensent les paiements directs aux agriculteurs, établissent des statistiques et des rapports, évaluent et développent leurs politiques agricoles et remplissent leurs autres obligations légales.
11Du côté des organisations privées (labels, associations de producteurs ou fédérations d’élevage), les agriculteurs souscrivent à des cahiers des charges afin d’accéder à certains marchés et d’obtenir une meilleure valorisation de leurs produits. Les organisations contrôlent les conditions contractuelles à l’aide de données, souvent différentes entre elles et de celles des administrations. Les logiciels d’aide à la décision et les objets connectés associés à l’agriculture intelligente (robots de traite, capteurs sur les animaux ou sur les machines, GPS sur les tracteurs, drones, etc.) sont gourmands en données. Ils nécessitent un travail de configuration avant de livrer les fruits de l’automatisation. Ces systèmes (propriétaires) sont fournis par des prestataires concurrents qui ne sont pas disposés à partager leurs données.
12Les bases de données auxquelles sont destinées ces informations ont été créées depuis les années 1990, au fur et à mesure qu’apparaissaient de nouveaux besoins, initialement dans le domaine public. Le système d’information sur la politique agricole (Sipa) qui centralise depuis 1996 les données des systèmes cantonaux (aujourd’hui réduits au nombre de cinq) ; la BDTA mentionnée en introduction et mise en place en 1999 ; la base de données nationale du lait (BDlait) qui coordonne différents systèmes de compensation public-privé ; le système d’information du service vétérinaire public (Sisvet) et la gestion des flux des engrais de ferme (Hodoflu) en sont quelques exemples. Nous les retrouverons mentionnées par les différents acteurs rencontrés lors de notre enquête.
13Ces systèmes échangent des données entre eux ou avec d’autres administrations, comme le registre des entreprises de la statistique fédérale. Certains inter-opèrent, comme les bases de données des organisations du secteur animal (associations d’éleveurs, entreprises d’insémination, coopératives, et éditeurs de logiciels de gestion agricole) avec la BDTA, ou celles des transformateurs et des laboratoires de contrôle sanitaire du lait avec la BDlait. Malgré ces connexions, plus fréquentes entre administrations, l’agriculteur doit saisir des données dans chaque système, le plus souvent dans des formats et avec des procédures différentes d’un système à l’autre, même si les données représentent parfois la même information.
14En proposant de centraliser toutes les données dans une seule base, la plateforme promet à l’agriculteur de pouvoir les saisir toutes une seule fois, en un seul endroit, et ainsi de simplifier son travail administratif. Plusieurs acteurs rencontrés sur le terrain qualifient cet objectif de louable, mais trouvent chimérique de le réduire à la seule saisie des données. Des agriculteurs et des fonctionnaires témoignent de leurs expériences : dès les années 1990, l’introduction de la saisie en ligne facultative (devenue obligatoire depuis) fut présentée comme une mesure de simplification. Dans la pratique, cependant, elle n’entraîna qu’un transfert du travail des employés des organisations vers l’agriculteur, qui avait l’habitude de soumettre ses données sur des formulaires papier, lesquels étaient ensuite recopiés dans les systèmes informatiques par du personnel administratif. Ce responsable d’un service agricole cantonal raconte :
Quand on a fait notre système, on a dit : « c’est le paysan qui fait la saisie ». On avait des dames qui faisaient ça. Qu’on n’a plus. Donc on a exporté le travail chez le paysan. Mais comme on le fait toujours avec Internet : ebooking, Easy Jet, ils ont externalisé leur bureau au client qui fait le travail. On a fait exactement la même chose avec le paysan. [18 juin 2018]
15Plus récemment, l’introduction des coordonnées géographiques des parcelles (géo-données) fut présentée comme une mesure de simplification : les agriculteurs allaient pouvoir mieux discerner les programmes et mesures auxquels ils avaient souscrit grâce aux couches superposées de géo-données. Comme le raconte cette autre responsable :
- 5 Politique qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2014, pour la période 2014-2017, et qui a marqu (...)
On l’a réalisé avec la politique agricole 145 , avec tous les projets et programmes annexes qui se sont greffés sur les surfaces. On s’est dit, de toute façon, on a la numérisation, les géo-données, donc on peut se permettre d’augmenter le nombre de programmes chaque année. Mais ça a posé des problèmes aux exploitants, précisément au niveau des liens entre eux. [17 juillet 2018]
16Le nombre de programmes et de mesures augmenta d’année en année, tout comme le nombre de couches de géo-données, tandis que les liens entre mesures et couches devenaient de plus en plus flous et que leur superposition ne permettait pas une meilleure lisibilité. Selon les fonctionnaires et les agriculteurs rencontrés, il serait préférable de poursuivre un objectif de réduction du nombre des mesures édictées et des contrôles effectués par les acteurs publics et privés du secteur, plutôt que de poursuivre un objectif de simplification par la saisie unique. Sans compter que cet objectif de saisie unique pourrait finir par se retourner contre ses bénéficiaires supposés. Un paysan explique :
Une donnée qui circule sans qu’on en ait vraiment conscience, c’est quand même un peu problématique… Souvent on triche un peu. C’est-à-dire que tous les contrôles qui sont faits, administratifs, c’est juste inutile. Enfin, c’est administratif, donc on va présenter de belles déclarations qui sont en règle, mais voilà. [17 décembre 2018]
17D’un côté, les données, de l’autre, la réalité du terrain. Cet agriculteur précise que, comme tout le monde, il adapte ses données en fonction du public auquel elles sont destinées : à l’administration, elles seront globalement en règle pour éviter les sanctions ; à son technicien agricole, elles seront plus précises, l’objectif étant d’obtenir des conseils avisés. S’il était contraint de ne les saisir qu’une seule fois, il serait dans l’embarras : quelle perspective pourrait-il choisir, sans mettre en péril sa relation avec l’un ou l’autre de ces acteurs ?
- 6 Document en ligne sur le site du conseil fédéral (<https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-68633.html>).
18En novembre 2017, deux mois après l’atelier sur la numérisation dans la filière agroalimentaire, le Conseil fédéral publie sa Vue d’ensemble du développement à moyen terme de la politique agricole6. Le rapport analyse sa politique agricole d’alors et définit les contours de celle qui lui succèdera à partir de 2022 (PA22+). L’insatisfaction est à l’ordre du jour :
- 7 Vue d’ensemble du développement terme de la politique agricole à moyen, 2017, Conseil fédéral, Ber (...)
La situation de l’agriculture est dans l’ensemble insatisfaisante, à cause surtout de sa forte dépendance au soutien étatique. À noter en outre un grand déficit de compétitivité internationale. Si l’orientation marché de notre agriculture a pu être sans cesse améliorée, le développement à l’étranger a été en partie plus rapide. Dans l’UE [Union européenne] plus spécialement, le soutien à l’agriculture (y inclus la protection douanière) a davantage reculé qu’en Suisse.7
- 8 Les revenus de ces mesures, au lieu de bénéficier aux agriculteurs, seraient réappropriés et conce (...)
19Le gouvernement veut réduire les mesures de protection aux frontières qui, tout en contribuant à des prix intérieurs stables et élevés, entraîneraient des inefficacités et la création de rentes inopportunes le long de la chaîne de valeur8. Elles exacerberaient les problèmes de l’îlot de cherté suisse et du tourisme d’achat transfrontalier. Alors que les producteurs s’attendraient à en tirer davantage de revenus, elles profiteraient principalement aux acteurs en amont et en aval de la chaîne de valeur, agro-équipementiers, fournisseurs d’intrants (largement importés), acheteurs et distributeurs. Une réduction de ces mesures est également jugée nécessaire pour conclure des accords de libre-échange avec les pays d’Asie et d’Amérique du Sud (accords Mercosur signés en 2019). Dans le même temps, il convient d’éviter une pression incontrôlable sur l’agriculture et l’industrie alimentaire suisses.
20Le gouvernement appelle au développement des exploitations et de leurs performances environnementales, afin qu’elles puissent produire des aliments de qualité dans le respect des ressources et du bien-être animal et offrir de nouveaux services aux marchés intérieurs et extérieurs. Le numérique est présenté comme un axe stratégique. Des robots qui allègent la charge de travail, des systèmes de pulvérisation intelligents qui réduisent les émissions de produits phytosanitaires et l’automatisation des processus administratifs sont cités en exemple.
21L’augmentation de la compétitivité des exploitations visée par la plateforme centralisée d’agriculture intelligente soutenue par le gouvernement doit être comprise dans ce contexte d’ouverture des frontières. L’idée que le numérique serait un moyen de rendre l’agriculture suisse compétitive face aux productions agricoles d’Amérique latine et d’Asie semble absurde aux agriculteurs rencontrés sur le terrain. Ils rappellent les conditions de la production suisse, entre contraintes topographiques, climatiques et légales, le prix des terres, des machines et des bâtiments, et le coût élevé des autres moyens de production, main-d’œuvre, intrants et frais vétérinaires. La défense professionnelle y voit une nouvelle action de sacrifice de l’agriculture au profit de l’industrie et de ses exportations (motif supposé de la signature des accords de libre-échange).
22L’objectif – autant que le moyen de l’atteindre – n’est pas considéré comme pertinent par les éleveurs et les producteurs que nous avons rencontrés. En effet, l’agriculture intelligente, importée principalement d’Amérique du Nord, constituerait pour eux un modèle de rentabilité qui n’est pas applicable à l’agriculture suisse, à ses structures (familiales et de petite taille) et à son cadre légal. Un agriculteur cite l’exemple de l’obligation de rotation des cultures, qui rend caduque la recommandation des logiciels embarqués de privilégier certaines céréales, comme le blé plutôt que l’orge. Une agricultrice évoque la loi sur la protection des animaux, alors que certaines pratiques sont illégales comme le chargement automatique des poulets (moissonneuse-batteuse à poulets). Ces outils intelligents, coûteux à l’achat, à l’analyse et à la programmation, puis à l’entretien, sans valeur ajoutée, ne feraient qu’accroître leur endettement. Ils ne serviraient que les intérêts des acteurs du marché qui cherchent à prédire et à spéculer sur les rendements, comme l’explique cet agriculteur :
Par exemple : quand un épandeur d’engrais passe et envoie ses données, ben ceux qui vont agir sur les marchés vont pouvoir prédire les rendements beaucoup plus tôt, bien avant la récolte, en combinant ça avec d’autres informations, la météo, etc. Donc pour eux, il y a un intérêt total. Mais toujours vendu comme bénéfique pour le paysan, [bénéfice que] je ne vois pas. [11 mars 2019]
23En braquant les projecteurs sur les actionnaires de la plateforme, plusieurs agriculteurs et responsables d’organisations se voient confortés dans leur point de vue par la présence de la grande coopérative, acteur majeur en amont comme en aval de la filière. Un dirigeant d’une organisation faîtière s’inquiète du risque d’intégration verticale que pourrait représenter la plateforme. La coopérative, en ayant accès à l’ensemble des données agricoles, pourrait contrôler l’offre des produits agricoles et la demande des intrants :
Donc vous voyez, si vous avez une boîte ici qui s’appelle X. Elle achète les porcs, les transporte, les amène à l’abattoir, et en même temps elle a accès à toutes les informations sur la ferme. X peut savoir au jour près combien de porcs l’éleveur possède, combien ils pèsent. Si X sait ça pour un grand nombre de fermes, que se passe-t-il ? Il contrôle l’offre. Et si X contrôle ces fermes, il peut dire au paysan : demain, je passe à 4 heures avec le camion et on prend tes 50 porcs, les numéros 27 à 32, etc. Et le paysan, il va devenir quasiment un ouvrier de X. D’autant plus que la même boîte va lui dire : on te livre ce fourrage pour engraisser tes porcs. [11 mars 2019]
24Outre les agriculteurs, les organisations privées du secteur seraient également menacées. Un responsable d’une organisation laitière souligne le risque de construction monopolistique : en disposant de toutes les données, les promoteurs de la plateforme pourraient supplanter les autres organisations du secteur, entraînant leur disparition. Un responsable d’une organisation du secteur animal (pourtant actionnaire de la plateforme) lie ce risque à la capacité des entreprises étrangères, une fois entrées sur le marché suisse par le biais de la plateforme (comme la société en son cœur), d’évincer les petites structures locales :
Il y a de gros joueurs qui arrivent en Suisse avec la plateforme, axés sur le développement d’une production industrielle, pas nécessairement compatible avec la Suisse, mais qui peut intéresser les grandes exploitations suisses, sources de revenus. Et ça pourrait être le début de la fin pour nous. [22 mai 2019]
25Dans ce contexte, de nombreux acteurs du terrain, dont des représentants des administrations cantonales, des responsables d’organisations privées et des agriculteurs, s’inquiètent de la relation de l’État avec le projet de plateforme centralisée. Ils soulignent que deux entités liées à l’État par des mandats publics (la centrale de vulgarisation et l’exploitant de la BDTA) siègent aux côtés de la grande coopérative et espèrent qu’elles n’ont pas souscrit au capital de la plateforme. Ils relèvent l’utilisation de la BDTA, propriété de l’État, comme base du premier module de la plateforme. La controverse sur le rôle de l’État débouchera sur un article dans un important journal d’investigation germanophone :
- 9 « Le Contrôle fédéral des finances remet en question l’entreprise Identitas proche de la Confédéra (...)
Alors que le gouvernement fédéral devrait se concentrer sur le bien commun, l’accent est mis sur la maximisation des bénéfices pour les entreprises, a déclaré le Contrôle fédéral des finances. Il y voit un conflit d’objectifs et met en garde contre les problèmes de responsabilité et les risques de réputation, par exemple en cas d’utilisation abusive ou de vol de données9.
26Les dynamiques de pouvoir des grandes entreprises à l’encontre des agriculteurs et des petites organisations, évoquées par les acteurs de notre terrain, s’alignent sur les conclusions de la littérature en sciences sociales sur l’agriculture numérique. Une critique du rôle joué par l’État dans ces développements numériques, comme celle formulée par nos interlocuteurs, y est cependant plus rare. Nous y reviendrons dans la conclusion. Mais avant cela, nous abordons la question de la faisabilité même de ces développements. En effet, leurs promesses de performance et performativité reposent sur une faisabilité implicite, dont la critique ne ressort pas de la littérature en sciences sociales.
27La centralisation des données est un objectif fondamental de la plateforme, condition supposée incontournable pour la simplification du travail administratif : selon cet argument, qui dit pas de centralisation, dit pas de saisie unique et donc pas de simplification. Nous avons vu que cette ambition pouvait s’avérer contraire aux intérêts des agriculteurs. Qu’en est-il des organisations, qui seraient contraintes à devoir se connecter à la plateforme pour pouvoir recevoir des données ?
28Interrogés, les responsables des administrations cantonales nous disent bien connaître de telles vues. À plusieurs reprises, la Confédération s’est lancée dans des projets qui ont échoué (n’aboutissant pas ou finissant en « cimetière de données ») ou ont été déployés au prix de bugs réguliers, de bricolages ou de contournements coûteux pour les faire fonctionner, comme en témoigne ce fonctionnaire :
- 10 Le SAP (Systeme, Anwendungen und Produkte in der Datenverarbeitung) est le nom d’une entreprise al (...)
On avait notre propre système informatique, intégré à notre SAP10, pour saisir et gérer les projets d’amélioration structurelle. Puis un jour, l’Office fédéral de l’agriculture a eu l’idée de développer un système centralisé pour ça, appelé EMapis, qu’il a imposé à tous les cantons. Jusqu’ici, on envoyait à la Confédération des formulaires Excel directement exportés de notre système. Maintenant, on doit recopier les données de notre SAP dans EMapis, système fédéral qui n’a aucune interface, sauf de leur côté bien sûr. Et vice-versa une fois le projet accepté. [18 juin 2018]
29La Confédération a apparemment appris la leçon. Elle encourage désormais les cantons à numériser les nouvelles mesures directement dans leurs systèmes, parfois avec un soutien financier. Un fonctionnaire fédéral confirme cette tendance, à une exception près. Si le problème est bien délimité, que le processus est simple et qu’aucun système cantonal n’existe, alors la centralisation peut se justifier et fonctionner. Il cite l’exemple d’Hoduflu, le système fédéral qui gère les échanges de fumures entre agriculteurs, et pour lequel aucun système cantonal n’avait développé d’application au moment de son lancement.
30Les responsables des administrations cantonales expliquent, sur la base de leurs expériences, pourquoi la centralisation est difficile, voire impossible. Ils se réfèrent à ce que nous connaissons dans les sciences sociales comme la dépendance au sentier [Meyer et Schubert 2007]. Il a été question à plusieurs reprises de n’avoir qu’un seul système de gestion agricole pour tous les cantons, en place des cinq actuellement utilisés en plus de celui de la Confédération. Or, ces différents systèmes ont été intégrés au fil du temps dans des écosystèmes d’applications qui traversent les administrations cantonales (comme pour SAP mentionné ci-dessus par un interlocuteur). L’adoption d’un système unique pour tous les cantons les obligerait à créer de nombreuses passerelles (interfaces) avec ce nouveau système.
31Les systèmes utilisés par les cantons sont également construits et maintenus de différentes manières : certains cantons font appel à des prestataires privés sur la base de forfaits ou de devis, tandis que d’autres emploient leur propre personnel informatique, considéré comme plus rentable. Le passage à un système unique créerait une incertitude sur le maintien de ces avantages, comme le fait valoir cette fonctionnaire :
Faire réaliser les développements par notre service informatique plutôt que de faire appel à un bureau privé est plus intéressant financièrement pour nous. Et aussi d’un point de vue organisationnel, car ils sont là, à quelques mètres de nous. Si on a besoin de développer quelque chose, on ne doit pas négocier avec les autres cantons pour voir s’ils sont d’accord. C’est flexible, on décide nous-mêmes quels développements sont prioritaires. [17 juillet 2018]
32Ces programmes peuvent différer d’un canton à l’autre. Ils répondent à des besoins locaux, pour lesquels il n’existe pas de collecte de données au niveau fédéral. Cette même fonctionnaire poursuit :
On a aussi des spécialités cantonales, des registres cantonaux spécifiques comme celui des vignes, des cultures spéciales, en particulier arboricoles, que les autres cantons ne proposent pas avec leurs systèmes. [17 juillet 2018]
33Le passage à un système unique rendrait incertaine la prise en compte de ces besoins. Les cantons expriment leur position à l’enquêtrice : au sein de l’administration, le passage à un système unique entraînerait des coûts d’investissement, des coûts liés aux effets d’apprentissage du nouveau système, des coûts de coordination pour les 26 cantons et la Confédération, et des coûts d’incertitude tout simplement trop élevés. Si un système unique pour les administrations semble déjà irréaliste, comment imaginer un système unique pour toutes les organisations du secteur agricole, publiques et privées ?
- 11 Selon une expression couramment employée par nos enquêtés pour signifier le caractère trop complex (...)
34Comme les cantons avec leurs cultures spéciales, les responsables des organisations que nous avons interrogés expliquent avoir, eux aussi, des besoins spécifiques en matière de données. Un responsable d’une coopérative d’insémination nous donne l’exemple des valeurs d’élevage : des données essentielles pour son entreprise mais dont une organisation du secteur végétal ne saurait que faire. Une plateforme centralisée, devant répondre à chacun de ces besoins, deviendrait vite « une usine à gaz »11. D’autant plus qu’elle devrait spécifier ces besoins au niveau de chacune des interfaces qui la relieraient aux systèmes des différentes organisations. Pour ce responsable d’une société de développement de logiciels, une telle gestion présenterait des coûts prohibitifs :
Mais ce sont des développements énormes ! On a l’impression que tout… Alors bien sûr ça marche, mais c’est… Nous, pour maintenir nos interfaces, disons, une seule interface, chaque année c’est des dizaines, des centaines d’heures de travail. [11 décembre 2018]
35La plateforme proposée et chacune de ces interfaces devraient non seulement répondre aux besoins spécifiques en données, mais aussi respecter les moments où ces données seraient requises par une organisation. Par exemple, le responsable de la coopérative d’insémination explique que ses inséminateurs ont besoin, pour planifier leur tournée, d’avoir accès à une liste d’adresses d’exploitations mise à jour quotidiennement. De son côté, un responsable d’un organisme de contrôle confie que la liste d’adresses utile à ses contrôleurs ne nécessite que deux actualisations par an. Quant à l’administration cantonale, elle a besoin de l’adresse exacte à la date du recensement annuel, même si elle traite cette information plusieurs semaines plus tard. Selon ces acteurs, la maintenance de toutes ces interfaces, tant au niveau des données que des temporalités des processus, serait un véritable casse-tête opérationnel.
36Autrement dit, confier la responsabilité des données à un tiers (centralisateur) mettrait en péril la bonne exécution de leurs tâches (missions publiques ou services privés), avec des conséquences désastreuses pour eux, mais aussi pour l’agriculteur. Un fonctionnaire de l’administration cantonale explique :
Dans notre base de données, on répertorie les parcelles culturales. Chaque parcelle a un identifiant unique. Sur cette parcelle, on va ajouter, par exemple, des primes réseaux, sur une partie de la surface, des compensations écologiques, des arbres, des primes pour l’efficience des ressources, des primes… mais toujours liées à cette parcelle. Maintenant imaginons que le paysan supprime une parcelle dans la plateforme centralisée, ça va supprimer chez nous tout ce qui est lié à cette parcelle, ses contrats pour lesquels il s’est parfois engagé pour 6 ou 8 ans. Et puis à la fin de l’année, il viendra nous dire : je n’ai pas reçu mes primes ! Pire, on lui demandera de rembourser ce qu’il a reçu pour rupture de contrat. [17 juillet 2018]
37Les mêmes difficultés seraient observées si la responsabilité du moment de la transmission des données était confiée au tiers (centralisateur). Cet autre fonctionnaire précise que :
Il y a des moments dans l’année où ces données sont considérées comme valides. Elles ont été reconnues, publiées, tracées. Le moment où elles sont ouvertes à l’écriture est clairement défini. Pour ceux qui reçoivent des paiements directs, c’est une fois en septembre pour s’inscrire aux programmes. Après ça, on organise déjà les contrôles. Et puis au printemps, les exploitations saisissent les données. Si on recevait des données en permanence… nos listes de plausibilité aussi, avec lesquelles on travaille, je veux dire, on ne s’en sortirait plus pour faire nos calculs et nos contrôles. [18 juin 2018]
38Pour les membres des organisations interrogées, la plateforme centralisée est une impasse : trop d’acteurs composent le secteur agricole, chacun ayant des besoins en données spécifiques, et chacun dépendant d’une gestion autonome de ses données (quelles données à quel moment) pour garantir le bon déroulement de ses opérations.
39Les systèmes numériques sont des infrastructures, des assemblages de technologies, ancrés dans des procédures, des pratiques de travail et des structures organisationnelles. Les critiques formulées par les acteurs de notre terrain à l'encontre de la plateforme centralisée nous le rappellent. En cherchant à se positionner en nouvel intermédiaire central, la plateforme proposée menaçait de perturber les pratiques liées aux données des agriculteurs et des organisations publiques et privées du secteur, au détriment de leurs intérêts. Plus qu'un manque de ressources et de temps (explication avancée par ses promoteurs), et au-delà des questions de faisabilité technique (soulevées par certains acteurs critiques), l'échec actuel de la plateforme semble davantage lié au fait que sa conception ne prenne pas en compte de manière satisfaisante les pratiques attachées aux données des acteurs qu’elle cherche à faire adhérer à son projet.
40Par la centralisation, la plateforme aurait contraint les agriculteurs à renoncer à leur capacité d’ajuster les données à leurs destinataires. La littérature sur les infrastructures informationnelles montre que de tels ajustements n’ont rien d’inhabituel. Les données ne sont jamais brutes, elles sont toujours travaillées [Gitelman 2013]. Un exemple est donné par J. Denis et S. Goëta [2017] dans le cadre des initiatives d’open data (couvrant des sujets aussi divers que les dépenses publiques, l’emplacement et la nature des arrêts de bus, les inondations, les accidents de la route, l’emplacement des arbres et les soins de santé). Ils montrent les manipulations sur les données effectuées par les agents publics, entre nettoyage et interventions pour améliorer leur intelligibilité et leur réutilisation par le plus grand nombre. Le public cible correspond à un public générique et universel (probablement plus fantasmé que réel). Tiraillés entre leurs administrations, centres de vulgarisation, organismes de certification, etc., les agriculteurs s’adressent à un public hétérogène et changeant. Leurs manipulations sont adressées : elles répondent à des contextes organisationnels spécifiques, dont les objectifs de connaissance sont pluriels et différenciés, tout comme les conséquences pour leurs auteurs de la réception de ces données.
41Pour les organisations du secteur agricole, la centralisation des données aurait été synonyme de graves perturbations de leurs activités, au point de menacer d’y mettre un terme. Ces craintes trouvent confirmation dans la littérature sur les infrastructures informationnelles. De nombreuses tentatives de centralisation des données ont été documentées. Chaque fois qu’elles ont été dirigées vers des collectifs d’usagers aux pratiques de travail hétérogènes et dispersées, elles ont échoué. O. Hanseth et ses co-auteurs [2006] l’ont montré à l’échelle d’un hôpital, K. Baker et F. Millerand [2010] à celle d’une communauté de recherche. Il semble raisonnable de douter, avec les acteurs de notre terrain, que cela soit possible à l’échelle d’un secteur économique entier.
- 12 Quelque 3 800 agriculteurs utilisent la plateforme, d’après ses promoteurs. Lorsque nous avons dem (...)
42Les promoteurs de la plateforme d’agriculture intelligente ont surfé sur les préoccupations du moment dans le secteur agricole. Leurs objectifs de simplification du travail administratif et d’augmentation de la compétitivité des exploitations étaient choisis dans le contexte d’ouverture des frontières décidé par le gouvernement dès 2017. Placer la centralisation au cœur de ces objectifs fut cependant une erreur, dans la mesure où elle détourna de nombreux acteurs du projet. En 2021, avec moins de 8 % d’adhérents, la plateforme peinait à poursuivre ses développements12.
43La centralisation des données est un thème qui apparaît dans les organisations dès les années 1990. En effet, ces dernières souhaitent lutter contre l’effet de silo des systèmes d’information, auquel on attribue des inefficacités (coûts de la maintenance et difficulté de construire une vision transversale et intégrée, jugée nécessaire pour l’amélioration des services). Des prestataires de services informatiques comme SAP ont su profiter de cet élan pour vendre leurs systèmes ERP (enterprise resource planning) ou PGI (progiciel de gestion intégrée). Les désillusions de l’intégration ne se sont pas fait attendre [Nonjon et Marrel 2015].
44Sous une forme plus contemporaine, la plateforme centralisée d’agriculture intelligente a tenté de raviver cet espoir au niveau sectoriel. Mais les acteurs rencontrés lors de notre enquête n’y ont pas adhéré. Les responsables des administrations cantonales en particulier, qui avaient fait l’expérience de nombreux projets de centralisation de la part de la Confédération, et autant d’échecs, ont mis en doute sa faisabilité. La centralisation a été perçue comme impossible, surtout à l’échelle envisagée : l’agriculture dans son ensemble. Trop d’acteurs et d’organisations composent un secteur de cette envergure. Leurs besoins en données sont divergents, tout comme les moments où ces besoins s’expriment. Les systèmes d’information construits au fil du temps par ces organisations pour y répondre ne sauraient être délégués par elles sans mettre en péril leurs missions ou leurs services et, finalement, la relation avec leurs clients agriculteurs.
45Dans ce contexte, l’objectif de centraliser toutes les données, assigné aux plateformes qui émergent dans l’agriculture comme ailleurs, semble loin d’être atteint. Les sérieux doutes, quant à la faisabilité de rassembler l’intégralité des informations d’un secteur économique et recensés dans cet article, nous amènent à relativiser les discours de promotion de ces plateformes, ainsi que les sombres prédictions des chercheurs en sciences sociales. Pour avoir la capacité d’agir sur le secteur agricole et son devenir structurel (intégration des marchés, concentration des exploitations), encore faudrait-il que ces plateformes puissent collecter et gérer de grands ensembles de données de qualité. Cela ne signifie pas que ces plateformes sont sans effet. Mais pour observer ces effets, il convient d’entrer dans les coulisses de ces grands projets numériques pour l’agriculture, comme l’a fait, pour d‘autres secteurs, la littérature sur les infrastructures informationnelles [Pollock et Williams 2008 ; Bowker et al. op. cit.] ou l’instrumentation de l’action publique [Weller 2008 ; Lascoumes et Le Galès 2014].
46Outre la question de la faisabilité, notre enquête invite également à questionner le rôle de l’État dans ces développements numériques. La plateforme d’agriculture intelligente a toujours été présentée comme une initiative privée. Pourtant, plusieurs facteurs ont conduit les acteurs du terrain, agriculteurs, fonctionnaires et responsables d’organisations professionnelles, à la considérer comme une initiative liée à l’État. En août 2017, le grand atelier au cours duquel la plateforme a été présentée au public avait été organisé à l'initiative et en présence du ministre de l'Agriculture. Deux sociétés proches de l’État sont actionnaires de la plateforme. Son premier module a bénéficié d’un accès privilégié à la Banque de données sur le trafic des animaux. Le département des finances a considéré que l’utilisation de ce système à vocation nationale stratégique soulevait des questions de responsabilité et représentait un conflit d’objectifs et des risques de réputation.
47À défaut de pouvoir nous positionner par rapport à cette controverse, il nous semble opportun de laisser la question ouverte, par opposition à l’hypothèse, dominante dans la littérature sur l’agriculture numérique, d’un État généralement passif. Des auteurs comme Mazzucato [2020] ont montré, pour d’autres secteurs comme ceux des technologies de l’information et de la communication, de la pharmaceutique ou des énergies renouvelables, à quel point le discours sur la passivité de l’État (qui n’interviendrait qu’en cas de défaillance du marché ou pour faciliter l’innovation du secteur privé) était erroné par rapport au fonctionnement réel de l’économie. Ces éléments appellent une fois de plus l’enquête collective.
48Dans l’ensemble, la littérature soutient une vision sombre de la numérisation et des plateformes en agriculture [Klerkx et al. 2019]. Elle dénonce leurs développements ou s’attache à explorer d’autres alternatives issues du domaine des communs numériques [Carolan 2020 ; Fraser (à paraître) ; Stiefel et Sandoz 2021]. Tant dans les actes de dénonciation que dans la recherche d’alternatives, l’État est souvent appelé à intervenir, soit en régulant davantage le modèle de la plateforme numérique commerciale, soit en accordant à ses alternatives une reconnaissance institutionnelle, voire un financement, facteurs essentiels à leur pérennité [Dulong et Musiani op. cit. ; Tréguer et al. 2020 ; Shulz 2021]. Si l’État devait se révéler partie prenante de ces développements numériques, des stratégies complémentaires ou alternatives d’action, de mobilisation ou de contournement mériteraient peut-être d’être envisagées.