Navigation – Plan du site

AccueilNuméros209Numériser les machines

Numériser les machines

Dynamiques de la recherche technologique sur les agroéquipements en France
Digitalising machinery: Dynamics within technological research on agricultural equipment in France
Jeanne Oui, Sara Angeli Aguiton et Stéphanie Barral
p. 62-82

Résumés

Cet article interroge l’essor de l’agriculture numérique à travers les organisations publiques, privées et parapubliques qui contribuent au développement des innovations en agromachinisme en France. Comment ce secteur industriel s’est-il adapté à l’usage des outils numériques et aux exigences environnementales ? À partir d’entretiens, d’observations et de l’analyse de la littérature grise, ce texte met au jour la division du travail technoscientifique d’innovation. Les institutions de recherche publique, comme le Cemagref et l’Inra, participent à la construction d’une infrastructure informationnelle pour l’agriculture, tandis que la recherche privée opte pour une stratégie d’innovation numérique par les services. Quant aux instituts techniques, ils adaptent ces innovations aux problématiques de terrain. L’exploration de ces périmètres d’activités montre que, finalement, la question environnementale joue un rôle mineur dans le tournant numérique pris par les agroéquipements.

Haut de page

Texte intégral

1Alors que les technologies numériques connaissent leurs premiers développements, le secteur agricole a rapidement constitué une cible privilégiée de ces processus d’innovation. Dès la fin des années 1990 aux États-Unis, l’utilisation du GPS est adoptée au sein d’exploitations dans l’objectif d’optimiser l’usage des intrants et de limiter les pollutions d’origine agricole. Ces nouvelles pratiques se font connaître sous la bannière de l’« agriculture de précision » [Wolf et Buttel 1996], évoquant directement leur intérêt environnemental. Mais l’heure est aujourd’hui au bilan : face au foisonnement d’innovations numériques proposées depuis deux décennies [Birner et al. 2021 ; Schnebelin et al. 2021], quels sont les fonctions et les usages associés à ces nouvelles technologies ? Par qui sont-elles portées, et vers quels objectifs de transformation de la production agricole sont-elles orientées ? L’optimisation environnementale en constitue-t-elle toujours un moteur puissant ?

Vue aérienne de tracteurs flambant neufs à Baden-Württemberg (Allemagne).

Vue aérienne de tracteurs flambant neufs à Baden-Württemberg (Allemagne).

Photo : Abstract Aerial Art / Getty Images.

  • 1 Le Cemagref est renommé Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environn (...)

2Pour appréhender les ressorts de la numérisation, cet article s’intéresse aux activités encore peu étudiées de recherche et d’innovation dans le domaine des agro-équipements, activités centrales dans la trajectoire de modernisation de l’agriculture française. Dans cet article, l’entrée par le cas hexagonal permet d’analyser les articulations et les transformations des périmètres occupés respectivement par les firmes internationales et par les politiques publiques de recherche technologique. Plus précisément, cela conduit à porter le regard sur trois grands types d’organismes qui participent à l’économie de l’innovation machinique. Premièrement, la construction et la commercialisation des machines sont le fait d’entreprises privées : les tractoristes. À partir des années 1990, cette industrie se concentre par jeux de rachats successifs et s’organise maintenant autour de sept grands groupes internationaux aux marques renommées (dont AGCO, John Deere, Case New Holland (CNH), Claas) et, en France, de petites entreprises familiales. Deuxièmement, les instituts de recherche publique ont joué un rôle important dans le développement des machines. C’est particulièrement par l’intermédiaire du Centre national d’études et d’expérimentations du machinisme agricole (Cneema), qui devient le Centre national du machinisme agricole du génie rural des eaux et des forêts (Cemagref)1 en 1981, que l’appui aux entreprises de l’agroéquipement est conduit, par des tests et des recherches techniques. Troisièmement, les instituts techniques agricoles, organismes parapublics de recherche appliquée spécialisés par filière ou par production, contribuent à l’adaptation des machines aux contraintes locales et à leur intégration dans les exploitations.

3L’article analyse la division organisationnelle du travail d’innovation qui caractérise la production de nouveaux objets connectés et leur intégration dans les machines agricoles utilisées pour les grandes cultures [Lowenberg‐DeBoer et Erickson 2019]. Nous proposons d’appréhender conjointement la place accordée à l’écologisation dans les innovations numériques des équipements agricoles et les potentielles relations de coopération ou de concurrence entre entreprises privées, centres de recherche publique et instituts techniques agricoles. L’article documente le poids important du numérique dans la croissance d’un marché de technologies et de services revêtant une dimension environnementale, notamment grâce aux données qu’il permet de produire. Les organismes de recherche publique, comme les instituts techniques, jouent un rôle central dans l’essor d’infrastructures informationnelles robustes. De telles innovations permettent également aux entreprises de l’agroéquipement et aux organisations agricoles de se présenter comme des actrices de l’agroécologie. Cet affichage doit cependant être abordé de façon critique car l’emploi de technologies numériques peut conduire à requalifier les préoccupations croissantes pour la protection des écosystèmes cultivés en opportunité d’optimisation des processus de production agricole, en appréhendant l’environnement principalement comme un facteur de production [Oui 2021]. Par ailleurs, le numérique agricole entend principalement rationaliser le fonctionnement et la gestion des exploitations indépendamment de la question environnementale. Ces éléments permettent ainsi de situer le centre de gravité des innovations, largement conçues et commercialisées par les entreprises privées, et le rôle finalement assez mineur joué par la question environnementale dans le tournant numérique pris par les agroéquipements.

4Les résultats proposés s’appuient sur une enquête qualitative composée d’une vingtaine d’entretiens menés auprès de membres d’organismes de recherche publics, parapublics et privés (Cemagref-Irstea, Inra, association Arvalis, entreprises d’agro-machinisme), du ministère de l’Agriculture, de chaires consacrées à l’innovation numérique dans l’agroéquipement ou d’associations industrielles pour la robotique. Ces entretiens ont été complétés par une observation du Salon international du machinisme agricole (Sima) en 2019 et par une analyse documentaire des projets d’innovation appliquée financés par le ministère d’Agriculture entre 2010 et 2018, de rapports d’activité des instituts techniques et d’expertises conduites pour ce même ministère autour de l’innovation numérique et du secteur de l’agroéquipement.

5L’article est organisé en trois parties, qui abordent les activités de recherche et développement numérique de chacun des types d’organisations précitées et explorent la dimension environnementale des innovations proposées. Il conclut en discutant le rôle des politiques publiques dans cette division du travail.

Territoire de la recherche publique : un repli vers les infrastructures

6La recherche française sur les agroéquipements a profondément évolué lors des quarante dernières années, depuis son rôle historique dans l'accompagnement de la mécanisation des campagnes jusqu’au soutien actuel à l'agriculture numérique. Ce repositionnement s’illustre dans la place occupée par le Cemagref face aux entreprises privées, dont la capacité d’innovation augmente avec leur concentration. On observe depuis les années 1990 une division du travail et des missions entre l’Inra et le Cemagref, ce qui éclaire les dynamiques publiques d’innovation numérique au service de l’écologisation du secteur agricole.

Redéfinition des domaines d’innovation au sein de la recherche publique

7À partir des années 1990 et 2000, on note un changement radical dans les thématiques de recherche de l’Inra et du Cemagref sous l’influence d’un nouveau contexte sociopolitique en Europe, marqué par les enjeux environnementaux et l’importance accordée aux innovations technologiques [Griset 2011 : 105‑106]. La recherche appliquée au développement technique des machines disparaît progressivement à la fin des années 1990, parallèlement à une montée en puissance de la thématique environnementale. Les recherches pour l’innovation conduites au Cemagref, qui visaient à soutenir l’industrie nationale, se recentrent autour de l’électronique, de l’informatique et de la robotique au début des années 2000. L’unité de recherche Technologies et systèmes d’information pour les agrosystèmes (TSCF) du Cemagref de Clermont-Ferrand joue notamment un rôle moteur dans ces travaux : elle noue des partenariats d’innovation avec les industries internationales de l’agroéquipement, comme celui mené avec la coopérative Limagrain et le tractoriste Claas sur la cartographie du taux de protéines des blés [Vigier et al. 2000]. Se dessine progressivement une division du travail d’expertise entre le Cemagref et l’Inra autour des recherches sur le numérique. C’est ce qu’indique en entretien Frédéric Garcia, chercheur en intelligence artificielle recruté à l’Inra dans les années 1980 au sein du département mathématique et informatique appliquée (MIA) :

Je me rappelle de colloques dans les années 2000 où les gens qui commençaient à être très « agriculture de précision » à l’époque […]. C’étaient les tracteurs équipés, il n’y avait pas encore beaucoup d’images satellites mais c’étaient les premières images de parcelles, il n’y avait pas encore les drones et ils commençaient à mettre des capteurs… Il y avait ce côté très ingénierie et c’était très porté par le Cemagref. […] L’Inra dans sa programmation scientifique n’a pas retenu le machinisme agricole, il n’y avait pas d’équipes de recherche en tracteurs, en capteurs. Il n’y en avait pas, c’était le Cemagref qui faisait ça. […] [Au sein de l’Inra], on a participé à la montée en puissance de la vague « agriculture numérique » avant que cela s’appelle « agriculture numérique » : sur tout ce qui était modèle d’aide à la décision, modélisation des acteurs, couplage entre décision, modèle de parcelles de culture de climat : là, on était assez forts.

8Frédéric Garcia explique que le Cemagref est perçu au sein des équipes de l’Inra comme un organisme expert sur les questions entourant les technologies numériques agricoles (l’« agriculture de précision »). En effet, les machines agricoles – au cœur du périmètre du Cemagref – équipées de capteurs capables de produire des données ont constitué le premier point d’entrée des innovations numériques en agriculture (voir infra). Cette expertise entraîne une répartition des missions entre les deux institutions qui persiste jusqu’à leur fusion en 2020 pour devenir Inrae. D’un côté, les équipes du Cemagref, tournées vers l’ingénierie, travaillent sur la production de données de qualité à partir de capteurs installés sur les machines agricoles. De l’autre, celles de l’Inra, spécialisées en modélisation, élaborent des méthodes pour étudier le comportement des acteurs et des actrices ainsi que leur prise de décision en lien avec des modèles agronomiques (croissance des plantes, variations météorologiques, etc.). Ces travaux sont menés au sein des laboratoires d’économie rurale et d’agronomie de l’Inra à Grignon et à Toulouse, en coordination avec des spécialistes en intelligence artificielle du laboratoire Mathématiques et informatique appliquées (MIA) du centre Inra de Toulouse.

  • 2 Voir S. Brunier, « Une économie du contrôle ? Les débuts de la télédétection agricole (1975-1990)  (...)

9Un exemple de cette tendance est le rôle de l’Inra dans la production d’images satellites pour la réglementation environnementale en agriculture. Au sein de l’institut, l’utilisation des images satellitaires dans des modèles agronomiques d’aide à la décision remonte aux années 1980 et se construit en partenariat avec le Centre national d’études spatiales (Cnes). Le secteur agricole est envisagé comme un marché applicatif pour une industrie satellitaire qui cherche à diffuser ses produits, dans un contexte de prospection sur les usages à venir des images de télédétection2 et de stratégie d’indépendance vis-à-vis des États-Unis. Ces recherches se poursuivent dans les années 1990 et 2000, notamment par des partenariats avec des entreprises du spatial et des instituts comme l’Institut technique des céréales et des fourrages (ITCF, futur Arvalis) et Terres Inovia. Elles aboutissent à l’outil Farmstar commercialisé en 2002, sur lequel nous reviendrons.

  • 3 Voir J.-M. Bournigal, 2014, Définir ensemble le futur du secteur des agroéquipements, Rapport de l (...)
  • 4 Idem, p. 48-49.

10La redéfinition progressive des périmètres d’expertise des institutions publiques est concomitante de la réduction des effectifs dans les équipes de recherche consacrées aux agroéquipements. Un rapport daté de 2014 recense, sur cette thématique, « une dizaine d’équipes employant moins d’une centaine de chercheurs »3, cumulée au sein de l’Irstea, de l'Inra, du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), de Montpellier SupAgro… Mais, ce document note que les recherches sur les « capteurs, systèmes d’information, méthodes de représentation des connaissances… » sont le foyer de futures technologies décrites comme « encapsulées » au sein des machines4. Ainsi, alors que le périmètre de la recherche publique rétrécit en nombre de personnels dédiés et en dotation [Griset op. cit.], les agroéquipements ne sont plus appréhendés comme un objet de recherche aux frontières claires et bien délimitées comme à l'époque du Cemagref, mais ils sont abordés à des échelles technologiques plus fines, c’est-à-dire par les sous-systèmes techniques qui les composent et par les infrastructures sur lesquelles ils reposent. Cela nous renseigne aussi sur le rôle actuel de la recherche dans le secteur des agroéquipements, qui supporte l'innovation privée notamment par le développement d’infrastructures informationnelles. La recherche publique contribue néanmoins à sectoriser des innovations relativement génériques (imagerie satellitaire, mais aussi robotique) pour l’agriculture. C’est, en effet, par l’intermédiaire du positionnement du Cemagref et de l’Inra sur ces thématiques et de l’essor d’agendas de recherches adaptés que l’usage de ces technologies peut être ajusté aux activités agricoles pour être in fine développé par l’industrie.

Des recherches publiques orientées vers les infrastructures informationnelles

  • 5 Voir l’introduction de B. Blumenthal à la séance matinale intitulée « La télématique au service de (...)

11Par cette recomposition de la division du travail, la recherche publique menée à l’Inra et au Cemagref se tourne progressivement vers la construction d’une infrastructure informationnelle, c’est-à-dire un système d’information interconnecté articulant des classifications, des normes et des standards [Star et Ruhleder op. cit.] régulant la production et la mise en circulation des données agri-environnementales. Cette dimension infrastructurelle liée à l’expansion des technologies apparaît à l’échelle nationale dès les années 1980, lors des premiers développements informatiques, puis fut amplifiée par l’essor d’Internet. Les pouvoirs publics s’interrogent alors sur l’application de la « télématique » (la connexion entre les télécommunications et l’informatique à l’origine du Minitel) dans des objectifs d’aménagement territorial dont pourrait bénéficier le secteur agricole5. L’agriculture est ainsi un secteur économique parmi d’autres au croisement entre des investissements publics dans des infrastructures et technologies numériques et des stratégies d’élaboration de nouveaux produits et services commerciaux.

  • 6 L’interopérabilité désigne la possibilité technique de communiquer en informatique et passe notamm (...)
  • 7 On pense au projet européen In-Space débuté en 1994 rassemblant le Cemagref, Arvalis et des univer (...)

12Dans le domaine de l’agro-machinisme, la contribution de la recherche publique à la construction d’une infrastructure informationnelle constitue un soutien essentiel au développement technique et commercial des outils numériques par les entreprises privées. Il faut noter que ce phénomène existe dans d’autres pays, comme en Allemagne où un centre de recherche publique est partenaire de l’entreprise Auerhammer. En France, l’accent est mis sur la conception de standards technologiques partagés par l'ensemble des entreprises et des instituts techniques, afin d’assurer la compatibilité technique entre des équipements informatiques embarqués. Ces standards visent aussi à faciliter la circulation de données aux formats hétérogènes produites pendant les opérations agricoles, afin qu'elles alimentent différents outils (machines agricoles, logiciels de gestion, bases de données d'acteurs et d'actrices tierces…). Par exemple, les travaux de l'équipe de recherche Copain – systèmes d'information communicants et agri-environnementaux de l'unité TSCF de Clermont-Ferrand – portent sur les réseaux locaux sans fil et à bas débit (WLAN), sur la conception de systèmes où les équipements agricoles sont à la fois émetteurs, récepteurs et routeurs de données, ou encore sur l'interopérabilité6 de données issues de sources hétérogènes. Dans ce domaine, ces chercheurs et chercheuses travaillent en partenariat avec d’autres universités au Royaume-Uni et en Belgique7. On mesure, ici, l’émergence de niches de spécialisation technologiques spécifiques à l’agriculture numérique.

  • 8 Voir, par exemple, le protocole bus de données « Can » sur le câblage informatique notamment pour (...)

13Ces recherches contribuent à forger l’infrastructure informationnelle de l’agriculture numérique, par-delà les entreprises industrielles concurrentes et les systèmes informatiques propriétaires. Elles s’inscrivent, en cela, dans un foisonnement d’initiatives globales associant plusieurs partenaires pour la construction de protocoles de communication numériques normalisés à destination des industries à partir des années 19908. En agriculture, il s’agit de la norme Isobus pour coordonner des machines de marques différentes, du standard Tractor implement management (TIM) pour permettre à des outils de communiquer avec les machines ou encore de l’Agricultural industry electronics foundation (AEF) créée en 2008 au niveau international afin de construire des normes communes au secteur de l'agréquipement. Il existe ainsi une multiplicité d’acteurs et d’actrices provenant des mondes publics et privés qui œuvre pour la création de standards, sans qu’un système de normes domine actuellement le marché.

  • 9 Voir D. Boisgontier, et al., « L’agriculture par satellite. GPS : à chaque application sa précisio (...)

14Une technologie générique illustre l’importance de cette dimension infrastructurelle dans le développement des outils numériques à différentes échelles et dans leur lien avec les enjeux environnementaux : le Global positioning system (GPS). L’ouverture du signal satellite GPS aux applications civiles en 20009 permet l’émergence d’un marché grand public de services dans divers secteurs économiques (automobile, transports…), dont le secteur agricole où il est utilisé pour le travail dans les parcelles. Il rend possible l’opérationnalisation des autres données numériques produites en agriculture, en permettant de les spatialiser. Là encore, l’application de cette technologie à ce secteur a réclamé un travail scientifique d’intermédiation. Par ses travaux sur les standards informatiques et sur la communication entre les machines, l’équipe TSCF du Cemagref de Clermont-Ferrand adapte l’usage de cet outil à une variété d’équipements et au terrain français. Mais la recherche publique est loin d’en être la seule actrice : les principaux tractoristes – au premier rang desquels John Deere avec le lancement du GPS StarFire1 en 1998 – commercialisent des offres de guidage des machines agricoles aux précisions croissantes, comme le relate Denis Boisgontier, actuel directeur d’une entreprise de services numériques d’agro-météorologie, ancien conseiller en agro-machinisme à l’ITCF et un des premiers chercheurs français en agriculture de précision :

L’utilisation de nouvelles technologies, ça a surtout démarré avec le guidage automatique des engins agricoles. […] Ça a permis de faire décoller ce concept d’agriculture de précision en France et à l’étranger : l’utilisation de GPS. […] C’était facile d’utilisation, parce qu’il n’y a pas de raisonnement à apporter au niveau agronomique. C’est : « Je vais tout droit, donc je suis plus précis, donc c’est mieux ».

15Cet essor commercial est lié au fait que le GPS est à la base de beaucoup d’autres innovations numériques dans l’agroéquipement qui promettent d’adapter les interventions agricoles (l’épandage notamment) aux écosystèmes cultivés par la production de données agri-environnementales. En rendant possible un géo-référencement de la position des outils de travail et donc une variation géographique des doses d’intrants à l’intérieur de la parcelle, le GPS est ainsi un opérateur central de la façon dont les technologies numériques promettent de répondre aux dégradations environnementales par l’agriculture de précision [Bordes 2017]. Avec le développement graduel de réseaux de communication (Internet, téléphones portables, réseaux bas débit) dans les territoires, l’accessibilité de la technologie du GPS permet une large offre commerciale standardisée.

16Ce point illustre le travail de standardisation et la fonction support de la recherche publique, qui interviennent en amont de l’innovation industrielle pour concevoir les réseaux numériques permettant non seulement l’essor de nouvelles technologies et services, mais également leur intégration dans un système technique, de plus en plus standardisé. Les infrastructures et les échanges de données numériques deviennent particulièrement cruciaux dans un contexte où les politiques d’open data organisent la mise à disposition de volumes croissants de données agri-environnementales issues des programmes satellitaires et des institutions publiques.

Le numérique dans l’agroéquipement : optimiser plutôt qu’écologiser les machines

  • 10 Le secteur des agroéquipements est défini ici comme l’ensemble des entreprises produisant, importa (...)

17Comment le secteur de l’agroéquipement10 s’est-il positionné face à l’essor des technologies numériques pour l’agriculture ? Quelle forme d’écologisation du machinisme ces technologies ont-elles produite en retour ? L’enquête montre que la question environnementale reste mineure dans les activités d’innovation des grands groupes tractoristes. Le rôle donné aux technologies numériques alimente surtout une stratégie d’innovation centrée sur les services que les entreprises de l’agroéquipement internalisent ou construisent en partenariat avec d’autres entreprises (du spatial, de l’informatique) grâce aux infrastructures informationnelles évoquées plus haut.

Un tournant électro-numérique centré sur les machines et le rendement

  • 11 Ces full liners ont des stratégies très offensives en exigeant, par exemple, l’exclusivité sur les (...)

18À partir des années 1990, le secteur des agroéquipements connaît un mouvement de fusions et d’acquisitions entraînant la concentration de la production entre les mains de grands groupes tractoristes alimentant le marché mondial (pour un chiffre d’affaires annuel moyen de plusieurs centaines de millions d’euros par groupe). Les groupes AGCO, CNH ou encore John Deere adoptent des stratégies commerciales d’intégration par le rachat d’entreprises plus petites pour élargir leur gamme de produits et être en mesure de proposer des machines agricoles pour tout type d’usage et de production (stratégie de full liner). Parallèlement, le marché s’internationalise fortement, avec l’ouverture de nouveaux débouchés commerciaux à des agricultures intensives et industrialisées comme celles du Brésil, de la Russie ou de la Chine. Cette conjoncture très concurrentielle et les spécificités d’une industrie, où les innovations mécaniques sont peu nombreuses, ont initialement fait du numérique une technologie de différenciation11.

19Les technologies électroniques intégrées aux équipements agricoles émergent alors [Rastoin 1989], en leur associant des logiciels et des instruments de mesure embarqués pour automatiser et optimiser la production. Des firmes spécialisées comme N-Tech Industries et Dickley-John ou généralistes comme John Deere et Claas conçoivent des capteurs installés sur les machines (mesure de la compaction des sols, doseur d’humidité des grains, compteur à lait, capteur de biomasse, capteurs de rendement), des radars pour les tracteurs, des outils de calcul des surfaces, des techniques de relevage électro-hydraulique du matériel tracté, des outils permettant d’automatiser des tâches mécaniques (distributeurs d’aliments pour l’élevage, régulation climatique des serres et systèmes d’irrigation), ou encore des équipements informatiques pour la gestion des exploitations [idem]. En France, alors que les tractoristes nationaux peinent à suivre ce mouvement, d’autres entreprises hexagonales se positionnent sur ces marchés, comme Isagri, spécialisée en logiciels pour les exploitations agricoles et créée en 1983.

20Cette logique d’automatisation a été poursuivie par le développement des technologies GPS. S’appuyant sur les infrastructures informationnelles émanant de la recherche publique, l’industrie de l’agroéquipement y a articulé ses propres innovations. C’est l’analyse de Michel Berducat, ingénieur en génie physique et matériaux à Inrae à propos de John Deere :

Enfin moi, je n’ai pas d’actions chez John Deere, mais bon vraiment John Deere a fait sa marque comme étant novateur et précurseur pour développer toutes ces technologies autour de l’agriculture de précision et… le guidage, le GPS, etc. Il a son propre… enfin des noms sur des satellites pour son propre réseau de corrections différentielles [permettant de corriger les erreurs en croisant les données de différents satellites] ou d’offres de service au niveau de la localisation par GPS. Donc ça, tout le monde ne l’a pas quand même !

  • 12 Comme nous l’a expliqué en entretien le directeur de la gestion de produit d’une industrie interna (...)

21L’entreprise John Deere a été particulièrement active dans les innovations permettant d’appliquer la technologie du GPS au travail agricole : Michel Berducat explique le positionnement précoce de l’entreprise sur le marché des technologies agricoles, non seulement par le développement de services, mais également par l’amélioration de l’infrastructure informationnelle publique sur laquelle ils se basent (ici la correction du signal GPS). Les pays de l’Europe de l’Ouest constituent des marchés privilégiés pour les industries internationales de l’agroéquipement, notamment grâce au soutien fiscal à l’achat dans la plupart d’entre eux12 et, pour le cas de la France, aux spécificités de son tissu agricole (impliquant un nombre d’exploitations et de surfaces cultivées important à l’échelle européenne, et surtout un rythme élevé de renouvellement des machines).

Une course aux services et une intégration relative des questions environnementales

22Avec les capteurs embarqués et les technologies GPS, les tractoristes élaborent d’abord des innovations électro-numériques centrées sur les machines et le rendement. Elles peuvent être conçues en interne par le jeu de rachats, de recherche et développement, ou encore à travers des partenariats avec des startups, nouvelles actrices du numérique qui émergent dans le secteur agricole à partir des années 2010. En 2021, Claas a ainsi pris une participation dans l’entreprise de robotique agricole AgXeed, tandis que John Deere ou CNH ont chacune leur incubateur de startups.

23Progressivement, le numérique ouvre la voie à une nouvelle économie de services dans le secteur des agroéquipements, au sein de laquelle la question environnementale ne joue qu’un rôle modeste. Parmi les procédés les plus courants, on trouve notamment l’informatisation de la maintenance des machines dont les écrans intégrés communiquent des codes pannes aux usagers et aux usagères. Fondé en grande partie sur l’analyse statistique de bases de données issues du fonctionnement des machines, ce type d’outils constitue actuellement un domaine de forte innovation (à l’instar du secteur automobile, certains tractoristes vendent des offres de maintenance « prédictive » afin d’anticiper les pannes). Cette tendance servicielle s’observe également autour de la plateformisation progressive des outils de gestion. Un phénomène que l’on observe dans l’évolution du constructeur allemand Claas sur ces questions :

En 2000, Class investit les technologies numériques autour des capteurs et de l’électronique – un choix qui s’explique car Claas domine le marché des moissonneuses-batteuses auxquelles sont destinés les capteurs de rendement. En 2005, Claas se positionne sur la « télématique » : il s’agit alors de connecter les produits directement aux ordinateurs des agriculteurs et agricultrices, ce qui favorise le « data management ». En 2010, l’entreprise construit des « systèmes de produits » intégrés, puis des « systèmes de systèmes » grâce à une plateforme partenaire 365 Farm Net, opérée par l’entreprise du même nom, qui rassemble différentes données (de gestion, météo, sur les parcelles, de rendement, etc.) et de la visualisation sur une même interface. [Notes de terrain, conférence de presse du constructeur Claas lors du Salon du machinisme agricole, février 2019]

24En effet, 365 Farm Net présente un cas intéressant dans le marché des logiciels de gestion de l’exploitation agricole, ces outils informatiques qui permettent l’enregistrement des interventions dans les parcelles, la gestion des assolements ou encore la production de documents réglementaires. Selon les usages, ces logiciels peuvent aussi faire office de plateforme informatique centralisant des données économiques, administratives ou encore agri-environnementales (sur les pratiques, le rendement, la météorologie ou encore les sols) sur l’exploitation. Ces logiciels sont proposés par une diversité d’organisations : Smag Farmer (Smag), Mes parcelles (Assemblée permanente des chambres d’agriculture), Géofolia (Isagri) ou encore MyJD (John Deere).

25Les tractoristes se positionnent progressivement sur ce marché d’outils soit en établissant un partenariat avec une entreprise du numérique (comme celui entre 365 Farm Net et Claas), soit en créant en interne les innovations (comme chez John Deere). Ces deux modèles économiques nous éclairent sur la façon dont les outils numériques de gestion s’inscrivent dans des stratégies de concurrence et de différenciation des tractoristes. Dans le cas du partenariat entre 365 Farm Net et Claas, l’accent est mis sur une plateforme de services interopérables, ouverte à toutes les entreprises et organisations pour y déposer leurs logiciels. Ici, la démarche full liners s’arrête au numérique, l’entreprise n’investit pas en propre dans la R & D et c’est une logique de diversité, d’accessibilité et d’interopérabilité entre services numériques, souscrits pour une exploitation, qui prévaut. Inversement, avec sa marque de logiciel propriétaire MyJohnDeere et son absence de partenariats avec des acteurs et des actrices du numérique, John Deere maintient sa stratégie numérique dans une logique full liner exclusive en gérant en propre et par rachats ses ressources internes pour innover et en cherchant à fidéliser la clientèle par un paquet technologique complet, de la machine au service numérique.

26Parallèlement, le développement d’applications à visée environnementale spécifiquement conçues pour répondre à un problème de pollutions (et non pour améliorer le rendement) est également à l’œuvre, en particulier grâce à l’essor de capteurs spécifiques dont sont équipées les machines dans le but d’optimiser l’apport d’intrants. C’est le cas de la gamme de capteurs Isaria pour la fertilisation organique ou encore d’une technologie de pulvérisation ciblée de la marque Amazone. Un exemple autour du capteur proche infrarouge NIR nous est donné par Valéry Bailly, directeur commercial de la marque de bennes Joskin :

V. Bailly évoque avec un grand enthousiasme le capteur NIR, [qui] permet de mesurer la masse spectrométrique et la couleur du lisier, la comparer avec une base de données et un relevé topographique pour être en mesure de disperser exactement la même quantité de lisier au même endroit. Le capteur analyse la couleur et rend compte du niveau d'azote, de phosphore, de potassium de la culture. Il est ainsi possible d'ajuster les apports de fertilisants au plus près. […] Le calculateur est intégré dans la tonne à lisier et détermine la vitesse du tracteur. [Notes de terrain, extraits d’entretien, Salon du machinisme agricole, février 2019]

27L’usage de ces technologies pour réduire les intrants, en ligne avec le paradigme agronomique de l’agriculture de précision, est émergent, même chez des agriculteurs et des agricultrices très équipées [Oui op. cit.]. En cela, les propos de ce directeur commercial peuvent davantage illustrer un script supposé [Akrich 1987] qu’un usage réel.

  • 13 Voir le Contrat de solutions, 2018, FNSA (<https://www.fnsea.fr/nos-belles-initiatives/contrat-de-solutions/>).
  • 14 Idem, p. 3.
  • 15 Idem, p. 3.

28Si elles sont encore loin d’être adoptées massivement, ces technologies sont néanmoins promues sur un plan politique, comme dans le cadre du Contrat de solutions13, proposé par la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), à la suite de la controverse sur l’interdiction du glyphosate. Ce document, créé en 2018, rassemble sur une centaine de pages, des propositions pour « réduire l’utilisation et l’impact des produits phytosanitaires »14. Il présente le secteur de l’agroéquipement et les organisations agricoles comme engagées dans l’écologisation de l’agriculture, tout en rappelant que le marché n’est pas encore suffisamment mature pour s’affranchir de ces intrants menacés d’interdiction. Les technologies numériques constituent donc aussi des ressources pour certains acteurs et actrices souhaitant témoigner de la bonne volonté environnementale du secteur agricole en réclamant en contrepartie des délais de mise en place et des dérogations aux régulations environnementales, et en attendant « des pouvoirs publics qu’ils s’engagent à leur tour […] par un soutien financier à la recherche »15.

Les instituts techniques, entre expérimentation et traduction auprès des mondes agricoles

  • 16 Voir C. Auger, et al., Rapport. Mission sur les exploitations et stations expérimentales, juin 200 (...)

29Un dernier type d’organisation est central dans cette économie de l’innovation : les instituts techniques agricoles. L’analyse de leur rôle dans la division du travail d’innovation permet de comprendre la façon dont les partenariats entre organismes publics et entreprises privées s’articulent sur le terrain. Financés principalement par les filières agricoles par le biais des cotisations volontaires obligatoires (CVO) prélevées aux agriculteurs et agricultrices, par des crédits européens et par leurs activités commerciales, les instituts techniques jouent un rôle majeur de diffusion des nouvelles technologies à travers leurs activités d’expérimentation sur leurs stations agronomiques, de rédaction de références techniques ou de réalisation d’expertises. Leurs travaux sont destinés à servir de support technique pour les organismes de conseil agricole, les agriculteurs et les agricultrices. Dans le domaine des innovations technologiques environnementales menées par ces instituts, deux points forts se dégagent : la prééminence des outils et des données numériques et la position majeure qu’occupe Arvalis, l’institut technique des grandes cultures, qui est doté de 450 salariés et de quinze fermes expérimentales, représentant la moitié des stations du réseau16.

Un rôle d’intermédiation et de testeur

30Se focaliser sur les innovations numériques pour l’agroéquipement permet d’analyser le rôle de testeur des instituts techniques au sein de la division du travail d’innovation dans la filière. Ceci est visible notamment dans les fonctions de Caroline Desbourdes, chargée de mission agro-machinisme au sein d’Arvalis. Comme elle nous l’a expliqué dans un entretien mené en mars 2020, son travail consiste à tester le matériel et les innovations mises à disposition par les entreprises d’agroéquipement afin d’évaluer la performance et l’utilité de l’outil en conditions réelles :

Un autoguidage, qu’il soit dans du blé ou dans du maïs, il va se comporter pareil. Donc, on est sur des protocoles qui sont indépendants de la culture et qui sont totalement spécifiques. […] Donc oui, [avec] toutes ces technologies [et ces] nouvelles innovations, on est sur de l’évaluation, sur des protocoles, sur des méthodos qui sont différents, effectivement, de ce qu’on a l’habitude de faire en micro-parcelles.

31Certaines innovations technologiques comme le GPS ou l’autoguidage sont des outils génériques conçus par des entreprises internationales pour une grande diversité de pays et de contextes agricoles. Pour ces technologies, le type de culture importe peu mais leur adaptation à des contextes locaux et à des usages nécessite de réaliser des essais et de développer de nouveaux protocoles et de nouvelles mesures. Il a donc fallu les adapter aux contraintes agricoles avant de les diffuser auprès des utilisateurs et des utilisatrices. Cette étape nécessite un travail d’intermédiation. Les missions de Caroline Desbourdes consistent donc à tester, par exemple, les offres de GPS et d’autoguidage des tracteurs, des capteurs embarqués sur les machines ou encore les outils de « modulation » permettant de faire varier les doses de produits administrés aux parcelles. Par ces tests, Arvalis affirme un rôle d’intermédiaire traducteur des innovations auprès des agriculteurs et des agricultrices : son expertise appliquée et ses travaux sont valorisés par des publications dans des revues agricoles ainsi qu’auprès des réseaux régionaux d’ingénieurs et d’ingénieures de l’institut technique, comme l’explique Caroline Desbourdes lors ce même entretien :

Les constructeurs, c’est eux qui font le marché pour l’agriculteur. […] Les tests que l’on a faits, c’est avant que ça sorte, ou dans les premières années de sortie de ces matériels-là, avec les constructeurs. […] Mais ce n’est pas forcément nous qui allons directement donner l’information aux agriculteurs, puisque… On a beau dire, on a notre journal, mais on est loin d’aborder l’ensemble des agriculteurs. Donc l’innovation vient des constructeurs, pas forcément des demandes agriculteurs ou de la réalité terrain, au moins pour le matériel pur. Donc là, on prend ce qui arrive. Après, effectivement, à nous de déterminer si l’agriculteur a un [intérêt] à utiliser ce matériel.

  • 17 Voir J.-M. Bournigal, Définir ensemble le futur du secteur des agroéquipements
  • 18 Voir l’article « Les acteurs historiques se détournent du machinisme », La France agricole, no 369 (...)

32En tant qu’organismes prescripteurs historiques chargés de conseiller techniquement les agriculteurs et les agricultrices, les instituts techniques tirent ainsi une partie de leur légitimité de leur position d’intermédiaire entre les entreprises constructrices d’innovation et les agriculteurs et les agricultrices. Ils sont d’ailleurs explicitement identifiés comme des centres experts en charge d’accompagner le déploiement des innovations auprès de leurs utilisateurs et utilisatrices par les rapports institutionnels sur les agroéquipements17, là où d’autres organismes de conseil – comme les chambres d’agriculture, les coopératives ou les concessionnaires – sont davantage positionnés sur la commercialisation des offres et l’accompagnement de terrain autour des usages. Cette place d’intermédiaire contraste avec la raréfaction des compétences de conseil en agroéquipement au sein des organismes prescripteurs publics comme les chambres d’agriculture au cours des années 2000 et 201018. Notons enfin qu’Arvalis participe également à divers projets autour du numérique : plateformes de production de données pour l’expérimentation agronomique, logiciels accessibles en ligne donnant accès aux bases de références de l’institut, tests de technologies de la robotique, etc.

Une expertise numérique-environnement pour le marché

33À la faveur de différentes évolutions contemporaines, dont la montée en puissance des savoirs et des outils numériques dans le conseil agricole [Di Bianco 2018], certaines missions prennent davantage d’importance au sein des instituts techniques : celles d’Arvalis évoluent, notamment face aux entreprises privées et au marché des innovations étudiées ici. Son rôle d’organisme associé à la conception de services de conseil s’est affermi, montrant différentes dynamiques d’innovation technologique à l’interface numérique-environnement.

  • 19 Voir les rapports d’activité en ligne sur le site d’Arvalis, Institut du végétal (<https://www.arvalisinstitutduvegetal.fr/rapports-d-activites-@/file/galleryelement/pj/39/3b/d3/a6/ra2020-2021_bd1493004058126559379.pdf>).

34Arvalis est impliqué dans la conception et la commercialisation de ces services de conseil agri-environnemental depuis plusieurs années. Par exemple, un partenariat commercial entre Airbus, Arvalis et Terres Inovia propose depuis 2002 l’outil Farmstar, un service de conseil autour de l’utilisation des engrais en grandes cultures basé sur des images satellitaires et en lien avec les réglementations environnementales. Aux côtés de l’offre Farmstar, Arvalis est également partenaire de Météo France depuis 2016 dans la conception d’un outil d’aide à la décision nommé Taméo, qui propose des conseils agronomiques basés sur des observations et des prévisions météorologiques. Ces services autour du numérique n’épuisent cependant pas les activités d’Arvalis sur le plan des innovations environnementales et de l’agroéquipement. L’institut met en œuvre de nombreux projets visant à produire des connaissances et des innovations pour l’agriculture biologique, ainsi que des alternatives aux techniques agricoles à l’origine des pollutions environnementales, par exemple, par sa convention de partenariat avec l’Institut technique de l’agriculture biologique (Itab). Cependant, comme l’attestent les rapports annuels d’activité d’Arvalis, les technologies numériques constituent souvent une alternative transversale aux différents problèmes environnementaux sur lesquels il travaille, parmi une diversité de solutions : outils d’aide à la décision pour la gestion des intrants aux côtés du développement des cultures de légumineuses et des couverts végétaux ; robotique et guidage pour le désherbage en parallèle de la sélection variétale ou encore outils d’aide à la décision en complément de produits de biocontrôle19.

35Si les autres instituts techniques entretiennent également des relations commerciales avec des entreprises et conçoivent leurs propres offres d’outil d’aide à la décision, Arvalis est à la pointe de ce type de partenariat. Ainsi les entreprises des agroéquipements bénéficient-elles de la position d’intermédiaire légitime auprès des acteurs et actrices agricoles, qui est essentielle dans l’expansion commerciale du service. C’est ce que relate, en entretien, Gilbert Grenier, professeur d’agro-machinisme dans une école d’agronomie et expert dans les technologies numériques agricoles depuis le milieu des années 1980, à propos de Farmstar :

— Gilbert Grenier : Farmstar, c’est Airbus […] pour la partie acquisition d’images, traitement et production de cartes et puis Arvalis pour le côté analyse agronomique et un organisme qui a changé de nom… Terres Inovia, qui y est aussi parce que c’est les spécialistes pour le colza. […]

— Arvalis a ouvert le marché agricole à Airbus ?

— G. G. : Oui, tout à fait. Airbus s’est rendu compte que s’ils n’étaient pas avec ces gens-là, ils ne perceraient pas.

36Ainsi, dans le secteur des grandes cultures et, au-delà des tests, l’institut Arvalis constitue un intermédiaire, expert privilégié dans la conception des innovations technologiques pour les entreprises. Ce rôle est également perçu par les nouvelles actrices de l’innovation technologique agricole, les startups du numérique, qui visent à améliorer la conception de leurs produits par des retours de terrain. Cela se concrétise, par exemple en 2016, par la création par les instituts techniques des Digifermes, des fermes expérimentales dédiées aux tests et à l’évaluation des produits et des prototypes de ces startups.

37Pour Caroline Desbourdes, la collaboration avec ces entreprises a engendré un glissement de ses missions au sein d’Arvalis vers davantage de co-conception des outils technologiques, alors que les entreprises de l’agro-machinisme lui fournissent plutôt des innovations déjà abouties et prêtes à être commercialisées. Ainsi, les instituts techniques, au premier rang desquels Arvalis, occupent un positionnement essentiel dans l’adaptation technique des outils numériques au terrain français. Ce rôle d’intermédiation évolue également avec l’arrivée de nouvelles actrices au sein de cette économie de l’innovation numérique.

Conclusion

38Ainsi, la division du travail d’innovation autour des agroéquipements s’est-elle transformée du fait des évolutions de la recherche publique, de la montée en puissance des problématiques environnementales et de l’importance croissante des outils numériques. À différents niveaux (programmes satellitaires et infrastructures informationnelles, tournant serviciel, nouvelles expérimentations, etc.), l’adoption d’outils numériques dans le secteur de l’agro-machinisme a été concomitante de l’accompagnement à l’écologisation des pratiques agricoles. Les récentes évolutions montrent que les entreprises privées – startups et tractoristes internationaux – occupent dorénavant une place centrale dans l’essor d’outils numériques pour les agroéquipements. Si les institutions publiques, historiquement spécialisées dans ce secteur, ont progressivement intégré la question environnementale, leur périmètre d’intervention a été limité à la production d’un ensemble de données dans lequel les entreprises privées puisent pour créer des innovations et les commercialiser. Dans cette redéfinition, ces organismes scientifiques concentrent leurs efforts sur la construction d’infrastructures et contribuent ainsi à soutenir le développement d’innovations génériques dont les applications peuvent être diffusées hors du champ de l’agriculture (comme le GPS). Quant aux industries de l’agroéquipement, elles ont redéfini leurs activités avec un nouveau périmètre d’expertise et de recherche autour de technologies étroitement intégrées à une stratégie de full liner et de services numériques leur permettant de proposer des outils pour diverses opérations agricoles. Bien que beaucoup de leurs initiatives soient encore au stade expérimental, elles ont la maîtrise des orientations technologiques et, en particulier, de la place donnée à la question environnementale dans les applications. Enfin, si le rôle des organismes publics et parapublics est important dans la mise en place des infrastructures, il l’est également par leur position d’intermédiaires experts auprès des agriculteurs et des agricultrices. En effet, les instituts techniques agricoles participent notamment à la traduction de ces innovations auprès des producteurs et des productrices, dont les besoins sont davantage en prise avec des problématiques territoriales.

Haut de page

Bibliographie

Akrich, Madeleine, 1987, « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques et culture 9 : 49‑64.

Birner, Regina, Thomas Daum et Carl Pray, 2021, « Who drives the digital revolution in agriculture ? A review of supply‐side trends, players and challenges », Applied economic perspectives and policy 43 (4) : 1260‑1285.

Bordes, Jean-Paul, 2017, « Numérique et agriculture de précision », Annales des Mines. Responsabilité et environnement 87 (3) : 87‑93.

Di Bianco, Soazig, 2018, « Recadrer le conseil par l’agriculture écologiquement intensive. L’exemple du conseil en productions végétales au sein d’une coopérative agricole », Revue d’anthropologie des connaissances 12 (2) : 171‑197.

Griset, Pascal, 2011, Du Cemagref à Irstea. Un engagement pour la recherche environnementale. Versailles, Éditions Quæ.

Lowenberg‐DeBoer, James et Bruce Erickson, 2019, « Setting the record straight on precision agriculture adoption », Agronomy journal 111 (4) : 1552‑1569.

Martimort, David et Jérôme Pouyet, 2014, « Effets des restrictions verticales et accès au réseau de distribution. Les pratiques d’exclusivité dans le secteur des machines agricoles », Concurrences 4 : 1-13.

Oui, Jeanne, 2021, La précision au secours des pollutions : des technologies numériques pour écologiser le productivisme agricole. Thèse de sociologie. Paris, École des hautes études en sciences sociales.

Rastoin, Jean Louis, 1989, « Perspective de développement des marchés de l’agrionique », Économie rurale 192‑193 : 123‑26.

Schnebelin, Éléonore, Pierre Labarthe et Jean-Marc Touzard, 2021, « How digitalisation interacts with ecologisation ? Perspectives from actors of the French agricultural innovation system », Journal of rural studies 86 : 599‑610.

Star, Susan Leigh et Karen Ruhleder, 1996, « Steps toward an ecology of infrastructure : design and access for large information spaces », Information systems research 7 (1) : 111‑134.

Vigier, Frédéric, et al., 2000, « Échantillonnage et mesure automatique de la qualité des grains à la récolte », Ingénieries - EAT 24 : 63‑71.

Wolf, Steven et Frederick Buttel, 1996, « The political economy of precision farming », American journal of agricultural economics, 78 (5) : 1269‑1274.

Zwaenepoel, Philippe et Jean-Michel Le Bars, 1997, « L’agriculture de précision », Ingénieries – EAT 12 : 67-79.

Haut de page

Notes

1 Le Cemagref est renommé Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea) en 2012. Il fusionne en 2020 avec l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) pour devenir l’Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae).

2 Voir S. Brunier, « Une économie du contrôle ? Les débuts de la télédétection agricole (1975-1990) », proposition pour le dossier « Agricultures numériques », Études rurales, 2022.

3 Voir J.-M. Bournigal, 2014, Définir ensemble le futur du secteur des agroéquipements, Rapport de la mission agroéquipements au ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, au ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique, à la secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, 2014, Irstea, p. 48.

4 Idem, p. 48-49.

5 Voir l’introduction de B. Blumenthal à la séance matinale intitulée « La télématique au service des exploitants agricoles », 5e Journée nationale d’étude sur l’agriculture et l’informatique, Paris-La Défense, 24 septembre 1980.

6 L’interopérabilité désigne la possibilité technique de communiquer en informatique et passe notamment par la construction de protocoles de communication numérique normalisés utilisables ensuite par les différentes marques d’agroéquipement.

7 On pense au projet européen In-Space débuté en 1994 rassemblant le Cemagref, Arvalis et des universités belge, britannique et hollandaise. Le Cemagref est chargé de concevoir « une architecture électronique de communication entre les différents équipements » [Zwaenepoel et Le Bars 1997 : 76].

8 Voir, par exemple, le protocole bus de données « Can » sur le câblage informatique notamment pour l’automobile.

9 Voir D. Boisgontier, et al., « L’agriculture par satellite. GPS : à chaque application sa précision », Perspectives agricoles, 2005, n316, p. 46‑48.

10 Le secteur des agroéquipements est défini ici comme l’ensemble des entreprises produisant, important et distribuant le matériel agricole : tracteurs et automoteurs, machines de manutention, matériel forestier, appareils tractés pour les semis, la récolte, la fertilisation, le travail du sol, l’épandage, l’irrigation, les serres, matériels pour espaces verts et jardins…

11 Ces full liners ont des stratégies très offensives en exigeant, par exemple, l’exclusivité sur les réseaux de distribution ou en réclamant aux concessionnaires, véritables portes d’accès vers le marché, de ne vendre que les produits de leur marque [Martimort et Pouyet 2014].

12 Comme nous l’a expliqué en entretien le directeur de la gestion de produit d’une industrie internationale de l’agroéquipement en juin 2019.

13 Voir le Contrat de solutions, 2018, FNSA (<https://www.fnsea.fr/nos-belles-initiatives/contrat-de-solutions/>).

14 Idem, p. 3.

15 Idem, p. 3.

16 Voir C. Auger, et al., Rapport. Mission sur les exploitations et stations expérimentales, juin 2009, CGAAER n° 1738, Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux, ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche (<https://agriculture.gouv.fr/sites/minagri/files/rapport-1738-fermes-experimentales.pdf>).

17 Voir J.-M. Bournigal, Définir ensemble le futur du secteur des agroéquipements

18 Voir l’article « Les acteurs historiques se détournent du machinisme », La France agricole, no 3692, 20 avril 2017.

19 Voir les rapports d’activité en ligne sur le site d’Arvalis, Institut du végétal (<https://www.arvalisinstitutduvegetal.fr/rapports-d-activites-@/file/galleryelement/pj/39/3b/d3/a6/ra2020-2021_bd1493004058126559379.pdf>).

Haut de page

Table des illustrations

Titre Vue aérienne de tracteurs flambant neufs à Baden-Württemberg (Allemagne).
Crédits Photo : Abstract Aerial Art / Getty Images.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/28314/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 122k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Jeanne Oui, Sara Angeli Aguiton et Stéphanie Barral, « Numériser les machines »Études rurales, 209 | 2022, 62-82.

Référence électronique

Jeanne Oui, Sara Angeli Aguiton et Stéphanie Barral, « Numériser les machines »Études rurales [En ligne], 209 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/28314 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.28314

Haut de page

Auteurs

Jeanne Oui

sociologue, post-doctorante, Natural Ressources and the Environment Department, Université de Cornell, Ithaca (États-Unis)

Articles du même auteur

Sara Angeli Aguiton

sociologue, chargée de recherche, CNRS, Centre Alexandre-Koyré (UMR 8560), Aubervilliers

Articles du même auteur

Stéphanie Barral

sociologue, chargée de recherche Inrae, Laboratoire interdisciplinaire sciences innovations sociétés (UMR 9003), Marne-la-Vallée

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search