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Quels usagers pour les images satellite ?

De l’observation des terres émergées à la surveillance des activités agricoles (1972-1990)
Who uses satellite images ? From observing landmasses to monitoring agricultural activities (1972-1990)
Sylvain Brunier
p. 20-38

Résumés

Cet article propose de réinscrire le couplage entre les technologies numériques issues de l’observation spatiale et les pratiques agricoles dans une histoire longue. Il revient sur les efforts déployés par le Centre national d’études spatiales, à partir des années 1970, pour enrôler dans le développement de ses programmes satellitaires une communauté d’utilisateurs spécialistes de l’agriculture. À défaut de structurer une économie de services diversifiée, ces derniers vont principalement orienter la nouvelle infrastructure informationnelle vers des usages centrés sur le contrôle administratif des surfaces cultivées.

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Texte intégral

1Dans le sillage de l’engouement pour les innovations technologies numériques, l’utilisation des images satellitaires en agriculture apparaît aujourd’hui assez routinière. Elles servent, par exemple, de support aux déclarations de surfaces cultivées par les agriculteurs qui souhaitent bénéficier des subventions de la PAC (politique agricole commune). Elles sont également traitées dans de nombreux outils d’aide à la décision qui visent à moduler les apports en intrants en fonction de l’état des cultures à l’intérieur d’une parcelle donnée. Cet article propose de resituer le couplage entre technologies spatiales et pratiques agricoles dans une histoire longue en revenant sur les efforts déployés par le Centre national d’études spatiales (Cnes), à partir des années 1970, pour enrôler dans le développement de ses programmes une communauté d’utilisateurs spécialistes de l’agriculture, et assurer à moyen terme la rentabilité des investissements consentis.

Opération pilote interministérielle de télédétection (OPIT), carte d’occupation des sols du département d’Indre-et-Loire réalisée par télédétection en 1979.

Opération pilote interministérielle de télédétection (OPIT), carte d’occupation des sols du département d’Indre-et-Loire réalisée par télédétection en 1979.

Source : M. Bied-Charreton Marc, et al., « Cartographie et statistique de l’occupation du sol par télédétection dans le département de l’Indre-et-Loire en 1979 », Cahiers de l’OPIT, 1980, no 4, p. 23-27.

2Cette histoire s’inscrit dans le contexte plus large de l’émergence de nouvelles technologies d’observation de la Terre depuis l’espace, conséquence non anticipée de la course vers l’espace entre les grandes puissances pendant la Guerre froide. Sur le plan symbolique, la diffusion très large des premières photographies de la Planète bleue contribue à donner une image unifiée de l’environnement terrestre et de sa vulnérabilité dans l’immensité de l’espace [Jasanoff 2001 ; Cosgrove 1994]. Sur le plan scientifique, les instruments embarqués sur des satellites pour procéder à des mesures physiques de l’atmosphère ou des océans génèrent de nouveaux flux de données, utilisés par les chercheurs pour construire une représentation globalisée des variations de l’environnement [Miller et Edwards 2001 ; Grevsmühl 2014]. En 1972, le lancement du satellite américain Landsat marque un tournant, puisqu’il s’agit du premier consacré exclusivement à l’observation des terres émergées à des fins non militaires [Lauer et al. 1997]. Le développement de ce programme est un des signes de la bascule progressive qui s’opère entre la période précédente, où la logique de Guerre froide prévalait et justifiait des investissements considérables dans les politiques spatiales, et la nouvelle ère qui s’ouvre où les agences doivent chercher de nouveaux appuis au sein de la société civile pour légitimer la poursuite de leurs activités [McDougall 1997]. L’intégration des questions environnementales et climatiques dans les programmes spatiaux renvoie donc à des enjeux stratégiques globaux [Oreskes 2014], dans un contexte de restrictions budgétaires croissantes [Maher 2019]. Le programme Spot (Satellite probatoire d’observation de la Terre), discuté dès le début des années 1970, et issu d’une collaboration entre la France, la Belgique et la Suède, s’inscrit dans ce même contexte [Gärdebo 2019]. Principalement piloté par le Cnes, il se concrétise par le lancement d’un premier satellite en 1986.

3Plusieurs travaux de sociologie et d’histoire des sciences se sont intéressés à la manière dont les agences spatiales américaine, européenne ou française ont cherché à enrôler de nouvelles communautés d’usagers, en se focalisant principalement sur les scientifiques et les effets de ces politiques sur la structuration des disciplines et des savoirs produits. L’adéquation entre les habitudes de travail, les méthodes et les questions de recherche déjà établies au sein d’une discipline et les nouveaux flux de données générés par les capteurs des satellites ne va pas de soi, comme le montrent, par exemple, les réticences des écologues à adopter ce paradigme global [Kwa 2005]. Inversement, l’implication d’une communauté de recherche particulière dans la conception des outils peut avoir pour conséquence de rendre plus difficile l’appropriation des données produites par les spécialistes d’autres disciplines : celles provenant du satellite Argos sont longtemps restées inutilisables par les biologistes marins qui voulaient suivre les migrations des animaux car elles avaient d’abord été calibrées en fonction des attentes des océanographes et des météorologistes intéressés par le déplacement des flux de matière [Benson 2012]. En favorisant la création de postes de spécialistes des données satellitaires, les agences spatiales peuvent également contribuer à dissocier les activités de production de données des activités visant à leur seule exploitation au sein des laboratoires de recherche avec lesquels elles collaborent [Cirac-Claveras 2018].

  • 1 Voir I. Sourbès-Verger, « Repères, généalogie de l’observation de la Terre depuis l’espace », in C (...)

4Dans le cas de Spot, les choix initiaux de paramétrage de l’instrument d’observation (résolution, répétitivité, orientation des capteurs) renvoient à des enjeux de différenciation par rapport à l’offre déjà existante, Landsat d’un côté et les satellites de reconnaissance militaire de l’autre, en assurant une forme de continuité entre usages civils et militaires1. Contrairement à d’autres projets spatiaux, la communauté d’utilisateurs visée par les promoteurs de ce programme s’étend bien au-delà de la recherche scientifique et inclut notamment un grand nombre d’organisations publiques ou privées intéressées par l’exploitation et la gestion des ressources naturelles (minières, forestières, agricoles, aquatiques). Cette orientation, qui dépasse le seul cadre du programme Spot et engage la politique générale du Cnes, vise à donner une utilité pratique aux données produites, au-delà des seules fins de recherche, et à procéder à leur commercialisation par des filiales dédiées [Lamy 2021]. Outre les administrations nationales, les programmes d’observation de la Terre tels que Landsat et Spot cherchent à susciter l’intérêt des administrations des pays en voie de développement et des organisations internationales afin de pallier leur ancrage territorial fragile. Cependant, les études d’autres cas similaires ont bien montré que le passage des données satellitaires aux applications concrètes ne va pas sans difficultés [Krige 2000] et se traduit par des compromis entre les différentes communautés d’utilisateurs, au risque de mécontenter toutes les parties prenantes [Mack 1990].

5Suivant cette perspective, l’article revient sur la manière dont les acteurs agricoles deviennent, en l’espace de quelques années, les principales cibles des promoteurs du programme Spot. En retour, ces mêmes acteurs vont contribuer à orienter la nouvelle infrastructure informationnelle vers des usages surtout centrés sur le contrôle administratif des surfaces cultivées. Les efforts déployés pour créer de nouvelles prestations de services en agriculture en exploitant les données satellitaires trouvent leurs principaux débouchés dans les commandes publiques qui entendent créer de nouveaux outils de surveillance des terres agricoles, pour les substituer aux instruments existants jugés défaillants. L’analyse repose sur la consultation de fonds d’archives du ministère de l’Agriculture déposés aux Archives nationales, sur les collections de sources imprimées conservées à la Bibliothèque nationale de France, ainsi que sur des entretiens biographiques et des archives privées collectées à l’occasion de ces entretiens. Dans un premier temps, nous analysons les processus qui mènent à l’enrôlement d’un certain nombre de spécialistes de l’agriculture dans le programme Spot en mettant en avant des enjeux stratégiques et géopolitiques, puis nous décrivons la construction fragile d’une économie de services autour de l’enjeu du contrôle administratif des pratiques agricoles.

À la recherche des usagers de la télédétection agricole

6L’étude des préparatifs du programme Spot rappelle l’importance de décloisonner l’histoire des politiques spatiales [Jouvenet et al. 2015], en prêtant attention aux logiques organisationnelles, économiques et scientifiques qui débordent le simple récit des progrès technologiques. Loin de répondre à une demande spontanée, la commercialisation des données satellitaires, réalisée par une filiale du Cnes (Spot-Image), suppose un intense travail d’identification, et même de construction de communautés d’usagers. L’agriculture apparaît dès lors comme un secteur particulièrement stratégique.

Les images Landsat, nouvel horizon de la télédétection

  • 2 Voir A. Chabreuil et M. Chabreuil, Exploration de la Terre par les satellites, Paris, Hachette («  (...)

7Le lancement du satellite Landsat, en juillet 1972, ouvre de nouvelles perspectives en matière d’observation des terres émergées : il permet d’obtenir des mesures radiométriques (dans le spectre visible et infrarouge), répétées (tous les 18 jours) sur une zone donnée (un carré de 185 km de côté), avec une bonne résolution (80 mètres environ). La conception de Landsat est marquée par les tensions entre la Nasa, qui en fait un projet d’expérimentation de technologies de pointe, et les administrations publiques, principalement le centre d’études géologiques du département de l’Intérieur et le département de l’Agriculture (USDA), qui souhaitent disposer de données fiables et immédiatement opérationnelles [Mack op. cit.]. Pour développer de nouveaux usages, la Nasa soutient des programmes de recherche comme le projet Lacie, qui doit démontrer l’intérêt de la télédétection pour améliorer les prévisions de récolte de blé à l’échelle mondiale2. Ces informations sont particulièrement stratégiques car elles conditionnent la politique d’achat et de vente des négociants, les décisions gouvernementales en matière de stockage, de prix de soutien ou encore de gel des terres. Le Foreign service de l’USDA produisait déjà des prévisions sur la base des rapports trimestriels des attachés agricoles des ambassades américaines et l’exploitation des rapports officiels des pays, mais le projet Lacie promet une plus grande précision, une plus grande rapidité, et l’accès à des territoires et des pays sur lesquels il est difficile de collecter des informations fiables, notamment l’URSS. Ce type de projet apparaît comme une tentative de compromis entre les différents acteurs impliqués dans le programme Landsat, mais la dimension expérimentale prend le pas sur la dimension proprement opérationnelle. L’utilisation des images satellite est donc supposée conférer un avantage stratégique aux pays qui investiraient dans les programmes d’observation de la Terre, mais les expérimentations menées ne semblent pas modifier de manière décisive le travail de prévision de l’Administration américaine, au moins durant la période étudiée dans le cadre de cet article.

  • 3 Archives privées de Marc Bied-Charreton, OPIT, « État de l’art en télédétection. Télédétection et (...)
  • 4 Louis Laidet (ancien administrateur du GDTA), « La préhistoire de la télédétection au Cnes » (<https://nospremieresannees.fr/cnes/cnk-teledetection/teledetection.html>).

8En France, plusieurs universités et organismes de recherche utilisent également les images Landsat. Différents projets voient le jour : cartographie des zones inondées au Mali, contrôle des zones arides en Tunisie, gestion des ressources en eau dans les Bouches-du-Rhône3. Dès 1973, le Cnes entreprend de structurer le Groupement de développement de la télédétection aérospatiale (GDTA) pour développer des outils de traitement des images et des algorithmes de classification, en partenariat d’abord avec l’Institut géographique national (IGN), puis avec l’Institut français des pétroles, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et le Bureau pour le développement de la production agricole (BDPA). Le GDTA a pour missions de mener des recherches sur l’utilisation des données multispectrales, de commercialiser des données et des services (assistance technique, réalisation de missions aéroportées, traitement de données, formation), de former des étudiants et de diffuser les données Landsat auprès d’autres opérateurs4. Le GDTA participe également activement à la promotion des activités spatiales auprès du grand public en multipliant les supports de communication : conférences, presse, films documentaires, etc. En parallèle, le Cnes noue un partenariat direct avec plusieurs laboratoires du CNRS qui travaillent sur différents domaines d’application possibles de la télédétection : l’atmosphère, la biosphère, la géologie, l’océan. Et dès 1974, le Cnes met à l’étude son projet de satellite d’observation de la Terre (Spot), dont la programmation sera finalement actée en 1976 avec un lancement prévu pour 1984. En France comme aux États-Unis, les agences spatiales jouent donc un rôle moteur dans le lancement des programmes de télédétection, illustrant ainsi le principe du « technology push » dans lequel l’innovation est davantage construite par l’offre que par la demande. Si certains travaux de sciences sociales ont relativisé l’opposition radicale entre ce régime d’innovation et un autre régime dans lequel le changement technique serait intégralement tiré par le marché (market-pull), pour mettre en avant la pluralité des configurations possibles [Dosi 1982], le cas de la télédétection rappelle l’importance de la programmation de long terme et des investissements publics dans la construction des infrastructures informationnelles.

L’Opération pilote de télédétection : la recherche d’applications concrètes

  • 5 Ce bulletin, intitulé Cahiers de l’OPIT, constitue une source précieuse pour suivre le déroulement (...)

9Afin de développer des communautés d’utilisateurs des futures données Spot, le Cnes s’appuie sur la création de l’Opération pilote de télédétection (Opit), qui rassemble des délégués des ministères de l’Agriculture, de l’Environnement, de l’Équipement, ainsi que la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (Datar) et la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) entre 1976 et 1980. Ce plan de quatre ans associe les utilisateurs finaux potentiels – les thématiciens – et les spécialistes du Cnes dans une série d’expérimentations destinées à évaluer les applications de la télédétection. L’Opit prend en charge l’évaluation et le développement des techniques de traitement-interprétation des données. Elle réalise un état de l’art des publications disponibles, édite également des rapports ainsi qu’un bulletin diffusé à 3 000 exemplaires5 et organise des sessions de formation pour les techniciens. Elle finance, par ailleurs, le développement de nouveaux logiciels de traitement.

  • 6 P. Rimkine, « De Lacie au programme de six ans : expérience et projets de l’USDA en télédétection (...)
  • 7 Ibid.

10En 1979, l’Opit envoie une douzaine de spécialistes aux États-Unis pour un voyage d’études, selon une formule proche de celle des « missions de productivité » financées par le plan Marshall vingt ans plus tôt. Les missionnaires – une douzaine d’ingénieurs représentant les différentes administrations impliquées dans le programme – remarquent qu’il n’existe encore que très peu d’applications véritablement opérationnelles, qui seraient prises en charge financièrement par les utilisateurs. Surtout, ils prennent notamment connaissance de la déception de leurs homologues américains qui ont été confrontés au « techno push » de la Nasa lors du programme agricole Lacie évoqué ci-dessus. Malgré des investissements financiers considérables, l’USDA se montre très critique à l’égard de la « prééminence excessive de la Nasa dans la définition et la conduite de l’opération »6 qui a excessivement simplifié les objectifs du projet sans tenir compte de leurs attentes. Le projet s’est limité aux estimations des récoltes de blé des principaux producteurs mondiaux, alors que l’USDA entendait collecter des données sur une dizaine de types de cultures et dans une cinquantaine de pays. Les missionnaires français notent que « l’USDA s’est senti dans cette expérience “poussée par la technique” »7, comme si les besoins de ses missions et de ses programmes devaient s’adapter à la nouvelle source d’information plutôt que l’inverse. Les problèmes organisationnels et politiques retiennent davantage l’attention des missionnaires que les difficultés techniques. Par exemple, la différence entre la structure du parcellaire américain et celle du parcellaire français, beaucoup plus morcelé, n’est pas pointée comme un obstacle majeur au cours de la mission.

  • 8 Voir le numéro 0 des Cahiers de l’OPIT, consacré aux comptes rendus des rencontres de Trégastel su (...)
  • 9 M. Bied-Charreton, « Cartographie de l’occupation du sol dans le département de l’Indre-et-Loire e (...)
  • 10 Entretien avec Marc Bied-Charreton réalisé par l’auteur le 12 décembre 2017.

11Les responsables de l’Opit entendent ainsi souligner qu’ils ont pris acte des tensions qui étaient au cœur du programme américain et, par contraste, que les attentes des utilisateurs français sont bien prises en compte dans le projet Spot. Dans cette perspective, l’agriculture fait l’objet d’une attention soutenue, comme le montre l’analyse de la liste des participants aux Rencontres de Trégastel, premier évènement organisé par l’Opit pour rassembler la communauté « télédétectrice » : plus du quart des participants appartiennent aux services centraux du ministère de l’Agriculture ou à des directions départementales de l’Agriculture (DDA)8. Plusieurs expérimentations sont réalisées pour tenter de démontrer la capacité des données satellitaires à renouveler les méthodes statistiques qui étudient l’occupation des sols et évaluent la taille des surfaces consacrées aux différentes cultures. Une cartographie de l’occupation du sol dans le département de l’Indre-et-Loire en 1979 est, par exemple, réalisée9. Les résultats sont imprécis mais le document produit semble néanmoins marquer les esprits puisqu’une reproduction de cette image est ensuite largement diffusée à l’ensemble des DDA10. D’une manière générale, les éditoriaux de bulletins spécialisés et les conclusions de colloque ne cessent ainsi de rappeler que les usagers sont au centre de la conception et de l’évaluation des nouveaux instruments, en critiquant la stratégie techno push de la Nasa. Pourtant, au-delà de cette rhétorique, l’examen des archives montre qu’en France également, les usagers potentiels continuent d’exprimer un certain nombre de réserves et résistent à l’imposition de ces nouvelles méthodes.

Les efforts de commercialisation des images Spot

  • 11 B. Naudin, « Compte-rendu de l’atelier Agriculture aux Rencontres de Trégastel », Les cahiers de l (...)
  • 12 Groupe interministériel de télédétection, « Pour une prise en compte globale de la télédétection e (...)
  • 13 Dans une note datée du 30 mai 1980 à destination du cabinet du ministre de l’Agriculture, un haut (...)

12Les résultats de l’Opit sont ambivalents. D’un côté, plusieurs responsables de cette opération vont effectivement jouer un rôle clé au sein de différentes administrations pendant les décennies suivantes pour assurer la promotion de la télédétection. De l’autre, les utilisateurs potentiels utilisent les espaces d’expression offerts par l’Opit, revues et conférences, pour manifester un certain nombre de réserves sur la dimension opérationnelle des méthodes expérimentées. Les spécialistes de statistiques agricoles n’hésitent pas à exprimer leur scepticisme devant les approximations dues aux nouvelles technologies et insistent sur le fait que « l’on ne peut remplacer par la télédétection des méthodes traditionnelles de type enquêtes »11. Après quatre années d’expérimentation, le livre blanc rédigé en forme de bilan provisoire par les participants à l’Opit reconnaît qu’il n’existe pas encore un outil « véritablement opérationnel » et critique les « mythes » entretenus initialement par les promoteurs de la télédétection12. L’Opit n’étant pas prolongée au-delà de 1980, le Cnes reprend plus directement la main via le GDTA, en lien avec des laboratoires de recherche, afin de poursuivre la mise au point et le calibrage des instruments qui seront ensuite embarqués sur le satellite Spot, sans néanmoins susciter une forte adhésion de la part des utilisateurs potentiels de données13.

  • 14 Des nouvelles de Spot [bulletin semestriel édité par le Cnes et Spot Image], no 11, mars 1989.
  • 15 Courrier du directeur général de l’enseignement et de la recherche au ministère de l’Agriculture a (...)

13Dès 1981, la commercialisation des images est confiée à une société filiale du Cnes, Spot Image, dans laquelle les industriels Matra et la Société européenne de propulsion, les organismes de recherche (BRGM, Institut français du pétrole et Institut géographique national), ainsi que les agences spatiales belge et suédoise, prennent également des parts. Spot Image a pour missions la promotion du système Spot, la reproduction et le traitement des données, la distribution sur une base mondiale. Elle commercialise des produits standardisés, des images satellite sous la forme de bandes magnétiques et de photographies. Au début des années 1980 – le premier satellite Spot ne sera lancé qu’en 1986 – la société Spot Image organise des campagnes de simulation en embarquant les capteurs sur des avions. Elle noue des partenariats avec des constructeurs informatiques et des développeurs de logiciels afin de proposer « un nouvel outil opérationnel et directement utilisable »14. La stratégie de l’entreprise américaine IBM, qui participe bénévolement à ces actions de recherche, inquiète d’ailleurs le ministère de l’Industrie qui craint que ce partenariat, poussé par le Cnes afin de développer Spot Image aux États-Unis, nuise à l’industrie informatique française15.

14Surtout, le Cnes soutient la création de sociétés de services qui exploitent les données Spot, comme Scot Conseil, Sysame, ou Geosys. Scot Conseil, filiale du Cnes à 100%, est par exemple lancé en 1985-1986, pour :

  • 16 Des nouvelles de Spot, no 13, juin 1990.

organiser la réponse en besoin en consultance et conseil technique, accroître la promotion de la télédétection spatiale dans les différents secteurs économiques et en particulier dans des organisations internationales où ces possibilités [sont] encore mal connues16.

15La société organise des séminaires sur la télédétection dans les organisations internationales ou dans les pays en voie de développement, réalise des missions de consultance pour :

  • 17 Ibid.

apporter à des clients gouvernementaux, institutionnels ou privés, l’assistance au choix et à l’implantation de stations de réception, de systèmes de traitement, la préparation de projets d’application, l’élaboration de programmes de télédétection ou la conduite d’études de coûts visant à apprécier l’apport économique de la télédétection17.

  • 18 Entretien avec Christine King, spécialiste de télédétection au BRGM, réalisé par l’auteur le 17 av (...)
  • 19 Par exemple, en 1990, la présentation de la société Geosys mentionne dans ses principaux clients u (...)

16Le marché de l’agriculture apparaît particulièrement prometteur car les utilisateurs potentiels ont besoin de séries temporelles pour suivre l’évolution des cultures et la transformation de l’occupation du sol, contrairement aux géologues qui sont demandeurs d’images mais n’ont pas besoin de mesurer des transformations18. Les différentes sociétés de services qui se constituent à la fin des années 1980 restent néanmoins très dépendantes des investissements publics comme le montre l’examen des listes de clients et de projets dans lesquels ils sont engagés19.

17Les efforts réalisés par le Cnes pour structurer une économie de services autour des données Spot rencontrent néanmoins un certain nombre d’oppositions au sein des administrations qui avaient été enrôlées dans l’Opit. En témoigne une note interne du ministère de l’Agriculture datée de 1984 :

  • 20 Courrier du 31 octobre 1984 de Michel Gervais, directeur général au ministère de l’Agriculture, ad (...)

Le Cnes a tout misé sur un satellite Spot qui sera lancé en 1985. […] Le Cnes déploie tous ses efforts et dépense beaucoup de ses crédits de développement afin que le système Matra [prises de vue aéroportées] reste inconnu des administrations françaises. En particulier, il sert des crédits d’études assez importants à plusieurs laboratoires de l’Inra [Institut national de la recherche agronomique] pour que cet organisme travaille sur le satellite Spot et qu’il ne parle que de Spot. À partir de 1985 le Cnes a besoin de crédits pour la mise en chantier d’un nouveau satellite, dit Spot III, dont le lancement est prévu pour 1990. Le CNRS a déjà puisé 17 MF sur les crédits de l’agriculture sans résultats pour notre ministère. Il voudrait continuer. Toute son activité vise à nous engager vers une nouvelle et importante participation financière.20

18La programmation du Cnes, qui engage des opérations pour dix ans, et le travail d’enrôlement des acteurs de la recherche (en l’occurrence l’Inra), suscite ici l’inquiétude de ce haut fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, pour qui les « résultats » concrets se font encore attendre. Deux ans avant le lancement effectif du satellite Spot, l’exploitation opérationnelle des données satellitaires reste donc peu évidente. Dans une perspective classique d’histoire des sciences et des techniques, restituer ces tensions nous permet de sortir d’un récit linéaire et inéluctable du progrès technique, pour souligner les choix politiques qui prévalent au moment de l’adoption ou du rejet des nouveaux instruments et des nouvelles méthodes de travail autour de la télédétection.

Une fragile économie de services autour de la surveillance de l’agriculture

19Au cours des années 1980, les promoteurs français de la télédétection jouent un rôle proactif dans la construction d’une nouvelle économie autour de trois axes : proposer des services, cartographiques et statistiques, adaptés aux pays en voie de développement considérés comme sous-administrés, développer des prévisions de récolte valorisables sur les marchés agricoles, offrir de nouvelles possibilités de contrôle administratif non plus à l’échelle du département ou de la petite région mais à celle des exploitations agricoles. Assiste-t-on pour autant à la formation d’un marché de la surveillance agricole centré sur les données satellitaires et les services associés ? Quels sont les acteurs publics ou privés qui tentent de structurer ce marché ?

Vendre des services d’inventaire et de planification pour les pays en voie de développement

20Dès la fin des années 1960, la Nasa souhaite structurer une communauté de recherche internationale autour des applications possibles des données issues de Landsat, tournée en grande partie vers les pays en voie de développement. Il s’agit à la fois de construire une infrastructure de réception globale, avec des stations capables de recevoir et de traiter les données satellitaires en différents points du globe pour assurer la continuité de service, et de susciter des commandes de nouveaux services de télédétection de la part des administrations de ces pays [Maher op. cit.]. En développant leur propre satellite d’observation de la Terre, les Français et leurs partenaires Suédois, Belges et Italiens, entendent explicitement concurrencer les Américains sur ce terrain [Gärdebo op. cit.] :

  • 21 « Compte-rendu de la mission aux USA », Cahiers de l’OPIT, no 2, p. 9.

Sans oublier l’aspect purement stratégique, nous retiendrons que le principal marché pour la télédétection devrait se situer dans les pays en développement, notamment francophones, vers lesquels la concurrence américaine s’exerce particulièrement. Les programmes que nous y conduirions pourraient être, par le biais de la télédétection, l’occasion de développement tout à fait différents : construction et implantation de systèmes statistiques, études de programmes de mise en valeur, etc.21

  • 22 AN, Direction générale de l’industrie, politiques et industries spatiales françaises, dossier 2 : (...)
  • 23 Archives privées Bied-Charreton, « Développement industriel et coopération internationale », Contr (...)

21Avant même le lancement de Spot, dès le début des années 1980, le ministère des Relations extérieures et l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer, l’organisme de recherche associé, financent de nombreux projets expérimentaux dans les pays en voie de développement avec l’objectif de susciter des demandes de services réguliers par la suite. Une dizaine de techniciens spécialistes de télédétection sont affectés à l’étranger pour délivrer des formations et assurer l’assistance à des projets d’application22. Il ne s’agit pas seulement de vendre un service mais bien un système technique complet, une « chaîne » de télédétection qui suppose « l’archivage des images, l’informatique et le traitement d’image assuré par une bonne maintenance, la diffusion des résultats (production de cartes par exemple), une gestion soigneuse »23. Dans cette économie du développement, les pouvoirs publics, et notamment les organisations internationales, sont appelés à jouer un rôle clé de coordination entre les industriels et les usagers potentiels, et plus encore de bailleurs de fonds pour les États :

  • 24 Idem., p. 397.

On doit ne pas oublier que la télédétection sous toutes ses formes : matériels, logiciels, images, services, ne constitue pas encore un grand marché et que par ailleurs la demande solvable est de nature particulière : pendant longtemps elle émanera des pouvoirs publics des États, qui eux-mêmes feront ou ne feront pas appel aux bailleurs de fonds habituels : dons ou prêts provenant de la coopération bilatérale ou multilatérale ou des organismes financiers internationaux.24

  • 25 Des nouvelles de SPOT, no 14, décembre 1990.

22Ces efforts visent d’abord à diversifier les sources de financement des activités de recherche et de développement des industries et des organismes de recherche du secteur spatial, grâce aux crédits affectés aux politiques de coopération et de développement agricole. Ces transferts financiers peuvent prendre des formes variées mais la logique reste identique. Par exemple, au début des années 1990, plusieurs sociétés de services en télédétection qui gravitent dans l’orbite du Cnes (Spot Image, Geosys, BDPA) ainsi que l’IGN signent un contrat avec le Gouvernement égyptien pour développer un système d’information géographique. L’exploitation des données Spot doit permettre d’établir de nouvelles statistiques agricoles ainsi que des cartes, afin que les pouvoirs publics égyptiens puissent « posséder tous les éléments de prévision et de contrôle de leur surface agricole pour gérer convenablement l’utilisation des sols »25. Outre le développement des instruments, ce projet, emblématique de la stratégie de développement de « produits nouveaux » « clés en main » de Spot Image comporte un volet de formation ainsi qu’une assistance technique locale. Cité en exemple dans la presse économique et généraliste française, ce contrat fait néanmoins l’objet d’un protocole de financement du Gouvernement français. Palliant les difficultés rencontrées pour développer un véritable marché des données et des services, les investissements publics restent au centre de cette économie de la télédétection agricole à destination des pays en voie de développement.

Les espoirs déçus au sujet de la création d’un service de prévisions économiques

  • 26 P. Rimkine, « De Lacie au programme de six ans… », p. 15-18.

23En parallèle, les promoteurs de la télédétection agricole tentent de développer une économie de services autour des enjeux de prévision, davantage tournée vers les pays industrialisés. Là encore, la Nasa joue un rôle important au travers du programme Lacie, déjà évoqué dans la première partie, prolongé par l’administration fédérale agricole américaine par le programme Crop condition assessment (CCA) à partir de la fin des années 1970. Le CCA emploie 27 agents du Foreign service de l’USDA, détachés dans les locaux de la Nasa à Houston, afin de produire des données sur les évènements anormaux (sécheresse, gel…) susceptibles d’affecter la qualité ou le rendement des récoltes, à l’échelle globale26. Il s’agit de combiner des données de télédétection sur l’utilisation du sol, des données météorologiques, des modèles de croissance des plantes et de rendement, des calendriers des stades de culture, pour arriver à produire des prévisions de récolte avant la récolte, et ainsi anticiper les évolutions du cours des produits. Un des enjeux principaux est de parvenir à produire des informations fiables sur les récoltes en Union soviétique. Là encore, la dimension stratégique globale et les intérêts des États prennent le pas sur une stricte logique de commercialisation des données de télédétection à l’attention des seules entreprises privées.

  • 27 AN, Cabinet du directeur général des politiques économique, européenne et internationale (ministèr (...)
  • 28 Avis sur le projet « passager végétation de SPOT 3 », 6 janvier 1985. AN, Cabinets du ministre de (...)
  • 29 Avis de la Commission Télédétection du ministère de l’Agriculture du 6 janvier 1985. AN, Cabinets (...)

24En France, les expérimentations se poursuivent pour améliorer les procédés de classification automatique, c’est-à-dire la capacité à identifier informatiquement des types de culture en fonction de leur signature lumineuse enregistrée par les capteurs de Spot. En 1980, le ministère de l’Agriculture français envoie deux personnes – un jeune statisticien du Service central des enquêtes et des études statistiques (SCEES) qui va jouer un rôle clé auprès de la Commission européenne et un jeune ingénieur du Centre technique du génie rural des eaux et forêts qui va devenir le P.-D. G d’une société de services de télédétection agricole – pour un stage d’un an auprès de l’USDA afin qu’elles se familiarisent avec les techniques de télédétection agricole27. En 1985, le Cnes crée un nouveau groupe de travail d’utilisateurs, dont le ministère de l’Agriculture, « pour donner des avis sur les choix technologiques (prises d’image, mémoire de bord, mode de transmission des informations, rapidité de diffusion des données, etc.) » des équipements qui seront embarqués dans les futurs satellites Spot qui doivent être lancés au début des années 199028. La programmation spatiale dicte le calendrier de réflexion. Le Cnes et la Commission télédétection du ministère de l’Agriculture, mettent en avant la cruciale souveraineté sur les données produites, la concurrence avec les États-Unis, la possibilité de commercialiser de nouveaux services auprès des pouvoirs publics et des organisations professionnelles agricoles, dont l’enjeu de la prévision des récoltes étrangères toujours plus stratégique avec l’accroissement des échanges mondiaux29.

  • 30 Lettre du directeur général de l’Onic au chef du Service central des enquêtes et études statistiqu (...)
  • 31 Examen d’une étude de faisabilité sur l’utilisation de la télédétection pour faire de la prévision (...)

25Parmi les organisations professionnelles agricoles, l’Office national interprofessionnel des céréales (Onic) se montre particulièrement intéressé à l’idée de disposer d‘un « outil efficace dans la connaissance des productions céréalières des pays concurrents (USA…) ou acheteurs (URSS…) »30. En concertation avec les utilisateurs potentiels (exportateurs, syndicats professionnels, Onic) et les intervenants techniques (Spot image, Inra, Météorologie nationale, SCEES, Laboratoire d'études et de recherches en télédétection spatiale [Lerts]), il propose de lancer en 1985 une étude de faisabilité avec une première phase pour approfondir les méthodes utilisées à l’étranger ainsi que les sources disponibles en France et, une seconde, pour analyser les coûts en fonctionnement opérationnel, le tout sous la direction de Jean Meyer Roux, un des deux stagiaires envoyés en 1980 aux États-Unis. Quelques mois plus tard, le Cnes demande au ministère de l’Agriculture de lui assurer le concours de ses services, de favoriser la collaboration entre les établissements de recherche (Inra et Cemagref) et l’Onic, de constituer un groupe de travail spécifique et d’accorder une subvention de fonctionnement31.

26Les enjeux économiques et politiques liés à la prévision de récolte – qui articulent la question de l’avantage concurrentiel sur les marchés mondiaux avec la question de la souveraineté sur les informations produites – sont mobilisés au moment de justifier de nouveaux investissements publics dans le développement du programme Spot. Il est alors intéressant de remarquer qu’à presque dix ans d’intervalle, entre la décision de programmer Spot 1 en 1976 et celle de programmer Spot 3 en 1985, les mêmes promesses peuvent être réutilisées par les promoteurs de la télédétection. Cette question des prévisions de récolte s’avère néanmoins particulièrement complexe à traiter, du fait de la combinaison de plusieurs modélisations et types de données, et les résultats ne donnent pas véritablement lieu à une commercialisation au cours des années suivantes. Le développement d’une économie de services autour de cet enjeu reste fragile et ne permet pas de structurer véritablement un marché des données agricoles au moins jusque dans les années 1990, voire au-delà.

Un service de contrôle des agriculteurs à l’échelle européenne

  • 32 Archives privées Marc Bied-Charreton, Jean Meyer Roux, « Application de Spot aux systèmes d’inform (...)

27À la fin des années 1980, une nouvelle piste de développement de l’usage des données satellitaires en agriculture émerge : le contrôle réglementaire des déclarations des agriculteurs relatives à leurs surfaces cultivées éligibles aux aides de la Politique agricole commune. À partir de 1986, un des acteurs de la promotion de la télédétection agricole en France, J. Meyer Roux, prend la direction d’une équipe au Centre commun de recherche (CCR) de la Commission européenne avec pour ambition d’améliorer « [l]es statistiques agricoles en Europe à partir de la télédétection pour l’obtention d’un système avancé d’information sur l’agriculture »32. Le programme de recherche initial – Monitoring agriculture with remote sensing (MARS) – vise à convaincre la Direction générale de l’agriculture de la Commission européenne et Eurostat de l’utilité de la télédétection et à débloquer ainsi de nouveaux financements pour le CCR afin de pérenniser l’existence de cette équipe.

  • 33 On voit bien, ici, que le régime d’innovation en matière de télédétection articule une programmati (...)
  • 34 Selon une logique proche de celle décrite par Waterton et Wynne [2004] pour le cas de l’Agence eur (...)
  • 35 Entretien avec Jean Meyer Roux réalisé par l’auteur le 7 novembre 2017.

28La mise en œuvre du programme MARS repose, en grande partie, sur les sociétés de services qui gravitent autour du Cnes, déjà évoquées plus haut, qui deviennent des contractants du CCR, pour proposer une nouvelle méthodologie de mesures des surfaces de blé33. Plus de la moitié du budget est consacrée à l’achat et au traitement d’images satellite auprès de la société Spot Image. Des expérimentations sont notamment menées en Sicile et en Grèce pour estimer les superficies consacrées à la culture du blé dur et comparer les résultats obtenus avec les statistiques agricoles de chaque pays. L’enjeu pour la Commission européenne est de disposer de son propre instrument statistique, afin de ne plus seulement dépendre des déclarations des États membres34. Les expériences réalisées montrent que les déclarations des agriculteurs sont surestimées en Italie (suspicion de fraude car une aide directe est versée aux agriculteurs) et sous-estimées en Grèce (par défaut d’information et d’encadrement administratif)35. Cette recherche convainc le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole, qui est au cœur de la Politique agricole commune, de l’intérêt de la télédétection pour établir des statistiques agricoles, de manière plus rapide et plus fiable que les déclarations des États membres.

29À partir de 1992, la réforme de la PAC impose le passage d’une logique de soutien aux prix à une logique de subventions individuelles aux agriculteurs. Dans ce contexte, le programme MARS est désormais mobilisé pour construire le Système intégré de gestion et de contrôle (SIGC) qui doit permettre à chaque État membre de disposer d’une cartographie du parcellaire et du type de culture pratiqué dans chaque parcelle, afin de pouvoir vérifier les déclarations des agriculteurs et leur éligibilité aux subventions qu’ils demandent. Les données issues de la télédétection prennent une importance nouvelle à l’intérieur de cet espace réglementaire. Elles sont désormais au cœur d’une vaste infrastructure de surveillance qui organise la répartition des subventions européennes à l’agriculture. La télédétection agricole trouve, ici, une nouvelle utilité du fait de la libéralisation des politiques agricoles, qui suit son propre calendrier. Les promoteurs de la télédétection agricole parviennent à faire coïncider cet agenda avec celui des politiques spatiales et de leur programmation à long terme, qui avait suscité des résistances importantes au niveau national. L’économie de services tournés vers les entreprises privées reste très fragile, comme le montrent les difficultés rencontrées par plusieurs sociétés de conseil autour du Cnes au début des années 1990, et le décollage annoncé quinze ans plus tôt par les promoteurs de ces nouveaux instruments ne se produit pas véritablement. En revanche, il est intéressant de constater que la Commission européenne utilise la télédétection comme un nouvel instrument de contrôle administratif dont la mise en œuvre à l’occasion de la nouvelle PAC lui donne une légitimité inédite pour obtenir un droit de regard sur les pratiques des administrations agricoles des États membres.

Conclusion

30Le passage des données produites par les satellites aux applicationx concrètes est un enjeu central d’un bout à l’autre de la période étudiée dans cet article. Si les projections réalisées ne se réalisent pas dans les temps impartis, de nouvelles promesses technologiques permettent aux industriels et aux centres de recherche du spatial de maintenir leur programmation. Le développement progressif des usages de la télédétection agricole repose sur le travail d’intermédiation réalisée par une série de sociétés de services soutenues par le Cnes ainsi que par des fonctionnaires très tôt embarqués dans des commissions de spécialistes et qui endossent le rôle de promoteurs des nouveaux instruments auprès de leurs administrations. L’analyse permet de souligner la prééminence des investissements publics dans l’économie de services qui se met difficilement en place à partir des années 1980, que ce soit à travers les politiques de coopération avec les pays du Sud ou la transformation de la Politique agricole commune. Au début des années 1990, la commercialisation des données agricoles issues de la télédétection a donc partie liée avec des administrations qui souhaitent acquérir de nouveaux moyens de surveillance de l’usage des sols. Il n’existe pas véritablement de marché de services associés à ces technologies, c’est davantage la question de la souveraineté des États et des organisations supranationales qui a nourri le développement d’une nouvelle infrastructure informationnelle autour des données de la télédétection agricole.

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Notes

1 Voir I. Sourbès-Verger, « Repères, généalogie de l’observation de la Terre depuis l’espace », in C. Dubois, et al., (dir.), Observer la Terre depuis l’espace, Paris, Dunod (« Quai des sciences »), 2014, p. 27-65.

2 Voir A. Chabreuil et M. Chabreuil, Exploration de la Terre par les satellites, Paris, Hachette (« Des livres pour notre temps »), 1979.

3 Archives privées de Marc Bied-Charreton, OPIT, « État de l’art en télédétection. Télédétection et aménagement », novembre 1977.

4 Louis Laidet (ancien administrateur du GDTA), « La préhistoire de la télédétection au Cnes » (<https://nospremieresannees.fr/cnes/cnk-teledetection/teledetection.html>).

5 Ce bulletin, intitulé Cahiers de l’OPIT, constitue une source précieuse pour suivre le déroulement de l’opération ; sa collection est conservée aux Archives nationales (AN) à Pierrefitte-sur-Seine. Fonds Industrie, Direction générale de l’industrie, Service industries de communication et de service (1955-1988), Utilisateurs SPOT : opération-pilote interministérielle de télédétection (OPIT) : notes, bilans, les Cahiers de l’OPIT (1978-1980), 19910672/86.

6 P. Rimkine, « De Lacie au programme de six ans : expérience et projets de l’USDA en télédétection spatiale », Cahiers de l’OPIT, n2, 1980, p. 16.

7 Ibid.

8 Voir le numéro 0 des Cahiers de l’OPIT, consacré aux comptes rendus des rencontres de Trégastel sur la télédétection face aux besoins des utilisateurs, publié en 1979.

9 M. Bied-Charreton, « Cartographie de l’occupation du sol dans le département de l’Indre-et-Loire en 1979 », Cahiers de l’OPIT, no 0, 1979, p. 23-27.

10 Entretien avec Marc Bied-Charreton réalisé par l’auteur le 12 décembre 2017.

11 B. Naudin, « Compte-rendu de l’atelier Agriculture aux Rencontres de Trégastel », Les cahiers de l’OPIT, n° 0, 1979, p. 11.

12 Groupe interministériel de télédétection, « Pour une prise en compte globale de la télédétection en France », Cahiers de l’OPIT, no 4, 1980, p. 28.

13 Dans une note datée du 30 mai 1980 à destination du cabinet du ministre de l’Agriculture, un haut fonctionnaire estime qu’il n’y a « pas de raison pour le ministère de l’Agriculture de se précipiter à accepter la proposition du Cnes » de constituer un groupe de travail destiné à évaluer les applications de la télédétection aux systèmes d’information agricoles. AN, Cabinet du directeur général des politiques économique, européenne et internationale (ministère de l'Agriculture), 19900223/38.

14 Des nouvelles de Spot [bulletin semestriel édité par le Cnes et Spot Image], no 11, mars 1989.

15 Courrier du directeur général de l’enseignement et de la recherche au ministère de l’Agriculture adressé au cabinet du ministre de l’Agriculture, 31 octobre 1984. AN, Cabinets du ministre de l’Agriculture et des secrétaires d’État auprès du ministre de l’Agriculture, 19940718/42, 32 CAB 42.

16 Des nouvelles de Spot, no 13, juin 1990.

17 Ibid.

18 Entretien avec Christine King, spécialiste de télédétection au BRGM, réalisé par l’auteur le 17 avril 2019.

19 Par exemple, en 1990, la présentation de la société Geosys mentionne dans ses principaux clients un grand nombre d’organismes publics ou parapublics tels que la Banque mondiale, le Centre d'étude du machinisme agricole et du génie rural des eaux et forêts (Cemagref), le Cnes, la Communauté européenne, plusieurs Directions départementales de l’agriculture et de la forêt , l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation, le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole, l’ Inventaire forestier national, le ministère de l’Agriculture, l’Office national des forêts, l’Organisation nationale interprofessionnelle des oléagineux, etc. Voir Des nouvelles de Spot, no 14, décembre 1990.

20 Courrier du 31 octobre 1984 de Michel Gervais, directeur général au ministère de l’Agriculture, adressé au directeur du cabinet du ministre de l’Agriculture, Michel Rocard, en amont de la conférence que ce dernier doit prononcer quelques jours plus tard en faveur du développement de la télédétection agricole.

21 « Compte-rendu de la mission aux USA », Cahiers de l’OPIT, no 2, p. 9.

22 AN, Direction générale de l’industrie, politiques et industries spatiales françaises, dossier 2 : Coopération, document de synthèse sur les services du ministère des Relations extérieures compétents en matière de télédétection, 1980-1984, 19910672/86.

23 Archives privées Bied-Charreton, « Développement industriel et coopération internationale », Contribution au symposium sur l’observation de la Terre, Paris, 1-5 octobre 1984, note transmise par l’auteur.

24 Idem., p. 397.

25 Des nouvelles de SPOT, no 14, décembre 1990.

26 P. Rimkine, « De Lacie au programme de six ans… », p. 15-18.

27 AN, Cabinet du directeur général des politiques économique, européenne et internationale (ministère de l'Agriculture) ; Utilisation de la télédétection en agriculture, généralités : correspondance, notes, 1976, 1979-1981, 19900223/38.

28 Avis sur le projet « passager végétation de SPOT 3 », 6 janvier 1985. AN, Cabinets du ministre de l’Agriculture et des secrétaires d'État auprès du ministre de l'Agriculture, Commission Télédétection, 19860534/15.

29 Avis de la Commission Télédétection du ministère de l’Agriculture du 6 janvier 1985. AN, Cabinets du ministre de l’Agriculture et des secrétaires d’État auprès du ministre de l'Agriculture, 19860534/15.

30 Lettre du directeur général de l’Onic au chef du Service central des enquêtes et études statistiques du ministère de l’Agriculture, 22 février 1985. AN, Cabinets du ministre de l’Agriculture et des secrétaires d’État auprès du ministre de l'Agriculture, 19860534/15.

31 Examen d’une étude de faisabilité sur l’utilisation de la télédétection pour faire de la prévision de récoltes étrangères, 10 juillet 1985. AN, Cabinets du ministre de l’Agriculture et des secrétaires d’État auprès du ministre de l’Agriculture, 19860534/15.

32 Archives privées Marc Bied-Charreton, Jean Meyer Roux, « Application de Spot aux systèmes d’information agricole en milieu tempéré », SPOT 1. Utilisation des images, bilan, résultats. Rapport du Cnes, novembre 1987, p. 235.

33 On voit bien, ici, que le régime d’innovation en matière de télédétection articule une programmation de long terme – lancement du projet au milieu des années 1970 et du satellite en 1986, utilisation des images produites par les capteurs pendant plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années – poussée par des institutions publiques, avec des travaux inscrits dans des temporalités plus courtes (développement des logiciels de système d’information géographique, traitement des données, modélisation des résultats, etc.), menés par des acteurs privés, à la frontière des agences spatiales et des entreprises d’informatique. De fait, le perfectionnement technique de la télédétection agricole est incrémental : les innovations en matière de traitement sont tributaires des choix de programmation engagés plusieurs années ou plusieurs décennies auparavant.

34 Selon une logique proche de celle décrite par Waterton et Wynne [2004] pour le cas de l’Agence européenne de l’environnement, la capacité du CCR à produire une information « objective », indépendante des États membres, lui permet d’affirmer l’importance de son rôle vis-à-vis de la Direction générale de l’agriculture (DG VI), et à cette dernière de disposer d’un point de référence externe pour engager des contrôles de déclaration.

35 Entretien avec Jean Meyer Roux réalisé par l’auteur le 7 novembre 2017.

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Table des illustrations

Titre Opération pilote interministérielle de télédétection (OPIT), carte d’occupation des sols du département d’Indre-et-Loire réalisée par télédétection en 1979.
Crédits Source : M. Bied-Charreton Marc, et al., « Cartographie et statistique de l’occupation du sol par télédétection dans le département de l’Indre-et-Loire en 1979 », Cahiers de l’OPIT, 1980, no 4, p. 23-27.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/28117/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 450k
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Pour citer cet article

Référence papier

Sylvain Brunier, « Quels usagers pour les images satellite ? »Études rurales, 209 | 2022, 20-38.

Référence électronique

Sylvain Brunier, « Quels usagers pour les images satellite ? »Études rurales [En ligne], 209 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/28117 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.28117

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Auteur

Sylvain Brunier

sociologue et historien, chargé de recherche au CNRS, Centre de sociologie des organisations (UMR 7116), Paris

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Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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