Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’éden africain
Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’éden africain, Paris, Flammarion, 2020, 352 p.
Texte intégral
- 1 Guillaume, Blanc, Une histoire environnementale de la nation. Regards croisés sur les parcs nation (...)
1Historien de l’environnement, spécialiste des parcs africain1, Guillaume Blanc analyse dans L’invention du colonialisme vert la continuité d’un gouvernement de l’environnement de préservation des espèces sauvages d’Afrique. Si elle se pare de nouvelles justifications (durabilité, biodiversité…), cette politique, estime l’auteur, ne serait qu’un prolongement de l’ancien colonialisme, qui tente de dépasser le poids de sa culpabilité et des « théories déclinistes » (p. 112). Car elle maintient cette mythologie d’une Afrique préservée, d’un « Éden », « demeure de la nature inévoluée depuis son origine » (p. 8). Avec rigueur et précision, il revient sur la construction de cette représentation idéalisée, notamment à partir de la trajectoire des grands parcs naturels africains. Cette manière de voir et gérer la nature résulte de l’action de grandes organisations non gouvernementales (ONG) – comme le World wide fund for nature ou l’International union for conservation of nature (p. 76-79, p. 88-93) qui « organisent à marche forcée la naturalisation de toute une partie du continent [conduisant à] la déshumanisation de l’Afrique » (p. 16) et « protègent une idée coloniale de l’Afrique » (p. 217). G. Blanc entend dénoncer la « violence » générée par cette vision occidentale de l’Afrique : « il y a environ 350 parcs nationaux en Afrique et, dans la plupart d’entre eux, les populations ont été expulsées pour faire place à l’animal, la forêt ou la savane » (p. 26). Cette thèse controversée aurait mérité d’être plus étayée en introduction, notamment afin de mieux saisir les ressorts historiques de la responsabilité de l’Occident. L’enchaînement des chapitres permet cependant de clarifier les termes du débat.
2D’abord, il faut « Déconstruire nos croyances, (re)penser la nature » (ch. 1). C’est l’occasion de revenir, rapidement, sur l’histoire des politiques environnementales, notamment à travers le cas de l’Éthiopie que l’auteur connaît très bien et qui constitue l’armature empirique centrale de l’ensemble de la démonstration. Inventées par les Européens, poursuivies par les autorités souveraines, ces politiques seraient désormais pilotées par les grandes ONG. Le colonialisme vert ne serait donc pas une invention récente (p. 33-39) et il s’accentuerait en raison de l’amplification des préoccupations environnementales dans les pays du Nord. Selon l’auteur, il aurait même comme objectif final de « débarrasser la nature de ses habitants » (p. 39). C’est le point saillant de la démonstration, mais aussi le point le plus critiquable, car la démonstration manque d’études approfondies sur l’institutionnalisation d’une telle volonté.
- 2 Il est dommage de ne pas montrer la diversité des perceptions de cette Afrique, notamment dans le (...)
- 3 Toutes les études ne convergent pas vers cette vision unique, héritée de l’époque coloniale, d’une (...)
3La matérialisation de cette exclusion des humains se réalise par la mise en parc de l’Afrique (ch. 2). On tente de préserver cet éden, image fantasmée par les premiers colonialistes, qui propagent une vision romantique de ces espaces vierges, de ces peuples primitifs, de ces mystères… Mais il s’agit aussi de valoriser les potentialités productives de ces terres ; dès lors, le rôle des scientifiques est « déterminant ». Il en résulte une pluralité de discours, qui allient l’émerveillement (romans2, documentaires, films animés…), la protection de la nature, son exploitation, la modernisation (avec la rhétorique du développement, finalement peu interrogée) et de la science (exploiter rationnellement la nature, et l’expliquer aux Africains, « prisonniers malgré eux de leur propre archaïsme » p. 180)3.
- 4 « Les experts poursuivent des trajectoires transnationales, circulant de pays en pays, au gré des (...)
4Pour l’auteur, ce récit de la conservation donne cependant une vision particulière de l’Afrique, un « Projet spécial » (ch. 3). Il ne correspond pas à un plan effectif, signé et daté, mais résulte d’un processus historique, qui allie expertises et textes-réseaux (p. 107) et s’appuie sur un présupposé : la dégradation des paysages comme la disparition des espèces relève de la responsabilité des autochtones. Il faut donc préserver ces richesses, malgré eux. L’auteur évoque, à partir de quelques parcours biographiques d’experts internationaux, la construction et la circulation au niveau des instances internationales, publiques comme privées, d’un vaste projet de préservation de la vie sauvage (wildlife) de l’Afrique. Qu’importe les erreurs scientifiques, les déductions hasardeuses des rapports des experts… l’ensemble doit conforter la volonté d’empêcher la dénaturation de cette terre. Le chapitre suivant poursuit cette exploration des représentations postcoloniales des experts de la conservation « néo-malthusiennes, paternalistes et bien souvent racistes » (p. 119), qui perpétuent une approche colonialiste, notamment celle de la rationalisation de l’exploitation de la nature. Mais les données sociologiques manquent pour étayer la démonstration de l’auteur. Quelques trajectoires, même exemplaires, suffisent-elles pour établir des généralités 4 ?
5Une telle construction de la nature ne peut qu’aboutir à exacerber les tensions entre les post-colonialistes et les Africains. Car « Derrière la nature », il y a la violence (ch. 5). L’historien met alors en scène les relations de pouvoir, inégales, à l’œuvre dans la gestion de cette vie sauvage. C’est (toujours) au détriment des populations locales et notamment du paysan et de l’agro-pasteur, qu’il faut expulser, rediriger, canaliser (empêcher les circulations), rééduquer (sensibiliser au développement durable)…
6Vient le temps pour l’auteur d’examiner les solutions les plus récentes pour tenter de réconcilier les attentes des populations locales et les préconisations internationales. Le développement durable constitue le dernier avatar, plus policé, de cette politique coloniale verte (ch. 6). La gouvernance verte et mondiale ne change guère la donne : expertise, délimitation, incitations (sous perfusions financières), négociations (asymétriques)… Le « développement durable » fait la part belle à la lutte contre la pauvreté et l’inclusion des personnes jusqu’ici reléguées dans le débat public (pauvre, femmes, minorités), ce que l’auteur ne rappelle pas. Mais l’intention est élaborée loin des contraintes de proximité et les vertueuses déclarations internationales ne résistent pas aux « permanences des pratiques » (p. 195). La création d’une « fiction communautaire » (ch. 7) aurait-elle eu plus de chance d’aboutir ? La conservation devient communautaire, avec ses nouveaux lieux communs participatifs. D’années en années, reviennent les mêmes schémas explicatifs, la mobilisation des mêmes causes et la préconisation des mêmes solutions. La communauté se construit à partir d’une vision commune, privée des habitants.
7Enfin, Guillaume Blanc dénonce les « racines de l’injustice » (ch. 8). Assumant son parti pris (mais ni réducteur, ni caricatural !), l’auteur insiste sur l’importance de tenir compte des effets de ces politiques de conservation sur les humains, avant tout. Elles produisent de la pauvreté, du déracinement, de l’exploitation. Elles minimisent la parole des Africains. Elles diminuent la souveraineté des administrations nationales. La conclusion revient, une nouvelle fois, sur la contradiction profonde qui anime nos représentations et nos politiques à l’égard de l’Afrique : la volonté de préserver un éden fantasmé, alors que nous continuons, par notre mode de vie, à détruire la planète.
- 5 Marie-Claude Smouts (dir.), La situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat fra (...)
- 6 Estienne Rodary, L’apartheid et l’animal. Vers une politique de la connectivité, Marseille, Wildpr (...)
8La démonstration s’inscrit dans un courant porteur des études postcoloniales, qui entendent revisiter les modalités et le sens de la relation entre les ex-puissances coloniales et les pays désormais souverains, mais contraints de faire face à l’héritage colonial5. Le géographe E. Rodary parvient aux mêmes conclusions6 : sous prétexte de préserver cette nature originelle, les politiques de préservation produisent une nouvelle forme d’apartheid – qui spatialise et hiérarchise la valeur des zones dédiées à l’homme (blanc et riche) et l’animal (sauvage), au détriment des populations locales.
9Enfin, sans doute faudrait-il explorer davantage les conditions d’une construction autonome de ces politiques de gestion de l’environnement par les autorités locales, afin de ne pas complètement les déposséder de leur autonomie d’action (« ils répondent systématiquement aux injonctions des institutions internationales de la conservation », p. 27) – au risque de tomber dans une sorte de vision néocoloniale, en les considérant comme privées de toute capacité d’initiative. Il conviendrait d’étudier la place des gouvernements locaux et des sociétés civiles africaines dans l’édification de politiques de préservation de ce patrimoine naturel. De la même manière, il conviendrait d’interroger le rapport des classes moyennes des pays africains avec la préservation de leur environnement, leur vision de la modernité et de l’aménagement du territoire ou encore les stratégies politiques propres aux élites locales, maniant l’autoritarisme et instrumentalisant aussi l’écologie… Bref, autant de moyens de comprendre les dimensions relationnelles qui s’élaborent entre les populations locales et les non-humains, permettant ainsi de saisir les contours de la connectivité entre eux [Rodary op. cit.].
10Par son engagement théorique et empirique, ce livre constitue une très belle entrée sur l’analyse de cette histoire de l’environnement dans les pays africains. Il permet aussi d’engager un débat de fond sur la responsabilité de l’expertise internationale, parée de l’objectivité technique.
Notes
1 Guillaume, Blanc, Une histoire environnementale de la nation. Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015.
2 Il est dommage de ne pas montrer la diversité des perceptions de cette Afrique, notamment dans le rapport avec l’animal sauvage, comme l’éléphant, voir Romain Gary, Les racines du ciel, Paris, Gallimard (« Collection blanche »), 1956.
3 Toutes les études ne convergent pas vers cette vision unique, héritée de l’époque coloniale, d’une Afrique peuplée de paysans vivant en osmose avec la nature, « enracinés » dans le sol et gardiens de coutumes ancestrales qu’il faut préserver au même titre que l’environnement. Voir Véronique Dimier, « À l’origine de la politique européenne de développement durable : la doctrine coloniale des paysans noirs. », in B. Villalba (dir.), Appropriations du développement durable. Émergences, diffusions, traductions, Villeneuve d’Ascq, Septentrion Presses universitaires (« Espaces politiques »), 2009, p. 145-168.
4 « Les experts poursuivent des trajectoires transnationales, circulant de pays en pays, au gré des opportunités d’emplois » (p. 138). Ils seraient issus des mêmes filières, avec les mêmes références culturelles et les mêmes soubassements scientifiques.
5 Marie-Claude Smouts (dir.), La situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Paris, Presses de Sciences Po (« Références »), 2007.
6 Estienne Rodary, L’apartheid et l’animal. Vers une politique de la connectivité, Marseille, Wildproject (« Le monde qui vient »), 2019.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Bruno Villalba, « Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’éden africain », Études rurales, 208 | 2021, 146-149.
Référence électronique
Bruno Villalba, « Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’éden africain », Études rurales [En ligne], 208 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/27814 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.27814
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