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Comptes rendus

Julie Guthman, Wilted : Pathogens, chemicals, and the fragile future of the strawberry industry

Niccolò Mignemi
p. 241-244
Référence(s) :

Julie Guthman, Wilted : Pathogens, chemicals, and the fragile future of the strawberry industry, Oakland, University of California Press (« Critical environments : Nature, science, and politics »), 2019, 328 p.

Texte intégral

  • 1 Julie Guthman, Agrarian dreams : The paradox of organic farming in California, Berkeley, University (...)

1Avec son ouvrage paru en 2004 Agrarian Dreams, Julie Guthman avait ouvert des nouvelles pistes dans l’analyse de la « conventionnalisation » des systèmes alimentaires alternatifs1. Le succès de l’agriculture biologique californienne s’explique, ici, par le fait qu’elle avait été enfin rattrapée par les mécanismes et les acteurs auxquels elle entendait précisément s’opposer. Son nouveau livre poursuit les recherches sur la food justice et l’agriculture en régime capitaliste, mais s’engage, cette fois, dans l’étude d’une filière agro-industrielle qui, après sa croissance au cours de la seconde moitié du xxe siècle, se trouve aujourd’hui vulnérable face à la dégradation des écosystèmes et à l’émergence de pathogènes plus résistants. Il s’agit de l’industrie des fraises en Californie, industrie d’autant plus propice à cette analyse qu’elle est devenue très dépendante aux pesticides fumigants. En effet, ces traitements ont joué un rôle crucial et modelé ses évolutions mais semblent désormais incapables d’élaborer des réponses à la fois viables économiquement et compatibles avec les nouvelles régulations en matière de produits toxiques et de protection environnementale.

2Si d’autres auteurs ont mis l’accent sur les conséquences dramatiques du modèle agro-industriel ou sur les mobilisations autour des pratiques alternatives, Julie Guthman a le mérite d’engager la réflexion sur une économie politique de la transition des systèmes agroalimentaires dont les conditions de possibilité et les retombées – tant écologiques que sociales – ne sont ni acquises ni neutres. Pour explorer ces aspects, ce livre croise entretiens avec les acteurs (exploitants, travailleurs, expéditeurs, intermédiaires, chercheurs engagés dans les laboratoires et dans les organismes de conseil…), récits institutionnels sur l’histoire des entreprises et des « pionniers » de la filière au cours du xxe siècle et littérature spécialisée sur les conditions de production du discours scientifique sur les fraises.

  • 2 Voir Miriam J. Wells, Strawberry fields : Politics, class, and work in California agriculture, Ith (...)
  • 3 L’ouvrage s’appuie largement sur les analyses de Christopher R. Henke Cultivating science, Harvesti (...)

3Le choix de focaliser l’enquête sur le big business des fraises situe, par ailleurs, Wilted au croisement de deux pistes de réflexion qui guident les sciences sociales dans l’observation des campagnes californiennes. D’une part, le livre mobilise la longue tradition des études critiques sur les formes de gestion et de discipline de la main-d’œuvre dans les cultures spécialisées, comme en témoignent les nombreuses références à l’ouvrage classique de Miriam Wells, mais aussi aux enquêtes récentes sur les pratiques d’auto-exploitation et sur les risques professionnels2. D’autre part, l’auteur s’appuie sur les travaux en histoire qui, depuis quelques années, questionnent le succès de l’agriculture du Golden State à travers l’étude des dispositifs associant les producteurs, les industriels, les organisations professionnelles, les scientifiques et les institutions publiques autour d’un modèle qui combine l’exploitation intensive des ressources avec l’avantage offert par le « printemps éternel » de la région3.

4Huit chapitres composent le volume qui commence par poser le cadre théorique. L’attention se porte ainsi sur la complexité des assemblages entre facteurs humains et non-humains afin de comprendre comment les fumigants ont pu façonner l’industrie des fraises en Californie (chap. 1). Ces traitements se généralisent au cours du xxe siècle, au point de rendre en apparence inutile la recherche de solutions alternatives. Mais le livre montre que les conditions de leur efficacité supposent, en fait, une œuvre permanente de repair – concept emprunté à l’historien des sciences Christopher Henke – qui mobilise les institutions de recherche, les pouvoirs publics et les organisations professionnelles.

5Les chapitres de 2 à 7 retracent ensuite les différentes facettes de ce modèle agricole fondé sur la quête incessante de l’innovation et sur la production de denrées aussi périssables que rentables. Dans le deuxième chapitre, le champignon Verticillium Dahliae, vivant dans les sols et responsable du flétrissement des plantes (d’où le wilted du titre), devient la métaphore de la route engagée par l’industrie des fraises. L’attention qui lui est portée, dès les années 1910, est mise en relation avec les solutions entreprises pour l’intensification des pratiques culturales et avec les réponses élaborées grâce à l’aide des scientifiques de l’université de Californie. Ainsi, il ne s’agit pas de décrire la diffusion de ce pathogène sous la forme d’une invasion mais plutôt de l’inscrire dans les mécanismes de fonctionnement du système agraire.

6Face à un tel défi, les fumigants ont pendant longtemps été considérés comme une réponse efficace, au point d’avoir une incidence significative et durable sur au moins quatre aspects de la production fraisière. La protection qu’ils assurent contre les maladies et les nuisibles a, par exemple, permis à la sélection génétique de se focaliser sur la recherche de combinaisons toujours nouvelles en termes de productivité, maturation précoce ou tardive, qualités esthétiques et gustatives, résistance à la conservation et au transport (chap. 3). Dans le même temps, la fumigation des sols a orienté les choix techniques et les solutions économiques élaborées en réponse aux évolutions de la réglementation des produits toxiques (chap. 4) et aux pressions sur le foncier (chap. 5). Non seulement elle a transformé les fraises en culture annuelle mais elle a fini par peser sur l’organisation spatiale et industrielle de la filière. Enfin, le recours aux fumigants a réduit le coût de la main-d’œuvre pour le nettoyage des champs en facilitant le travail de soins des plantes (chap. 6).

7Si les traitements chimiques ont eu une importance stratégique au fil du temps, leur abandon mérite alors d’être questionné du point de vue des conséquences sur l’équilibre de la filière dans son ensemble. Ainsi, les évolutions au niveau des circuits d’approvisionnement, des formes contractuelles, de l’intégration des entreprises, de la capacité d’accès aux innovations technologiques sont d’abord analysées sous l’angle de leur influence sur la distribution des bénéfices et des risques parmi les acteurs de la filière (chap. 7). Le huitième et dernier chapitre s’interroge ensuite sur les arbitrages – écologiques et socio-économiques – inscrits dans chaque alternative aux fumigants. L’ouvrage distingue alors, d’une part, la recherche des produits substituables (fumigants organiques, moyens mécaniques, hors-sol) qui s’inscrivent dans le processus de « conventionnalisation » des standards bio et, d’autre part, les tentatives pour opérer un véritable changement de paradigme obligeant à prendre en compte les interactions culturales et les pratiques agroécologiques.

8Néanmoins, une solution optimale ne semble pas exister et chaque option nécessite d’être évaluée à travers ses conséquences environnementales et sociales. S’inspirant de la réflexion récente sur les ruines du capitalisme, l’auteur émet même l’hypothèse qu’il faudrait laisser l’industrie californienne s’effondrer sous le poids de ses contradictions. Toutefois, Julie Guthman ne semble pas se résoudre à une voie dont l’issue imprévisible ferait des fraises un produit de luxe, sans affronter des problèmes de nature plus générale. Si ces cultures sont abandonnées à leur destin, quid de celles des autres fruits et légumes – dont la production industrielle partage nombre de défauts évoqués dans le livre – quand une alimentation saine et suffisante devient un enjeu prioritaire à l’échelle mondiale ?

9Pour avancer dans cette direction, Wilted se conclut par un plaidoyer pour une refondation de la science – et de la recherche publique – au service de l’agriculture, à partir de bases nouvelles et radicalement interdisciplinaires. Il ne propose aucune recette mais présente les fraises californiennes comme un cas exemplaire pour penser le caractère irréversible de la situation actuelle et la difficulté qu’il y a à élaborer des réponses alternatives et éventuellement généralisables. Face à de tels enjeux, Julie Guthman invite à transformer une crise industrielle en révolution épistémologique capable de prendre finalement en compte la complexité des systèmes agricoles et ruraux.

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Notes

1 Julie Guthman, Agrarian dreams : The paradox of organic farming in California, Berkeley, University of Calirmonia Press, 2004. Pour une mise en perspective sur le thème de la « conventionnalisation », voir Ronan Le Velly, « Dynamiques des systèmes alimentaires alternatifs », in P. Lubello et al. (dir.), Systèmes agroalimentaires en transition, Versailles, Quæ, 2017, p. 149-158.

2 Voir Miriam J. Wells, Strawberry fields : Politics, class, and work in California agriculture, Ithaca, Cornell University Press, 1996 ainsi que les récents travaux des anthropologues : Seth M. Holmes (Fresh fruit, broken bodies : Migrant farmworkers in the United States, Berkeley, University of California Press, 2013) et Sarah B. Horton (They leave their kidneys in the fields : Illness, injury and illegality among US farmworkers, Oakland, University of California Press, 2016).

3 L’ouvrage s’appuie largement sur les analyses de Christopher R. Henke Cultivating science, Harvesting power : Science and industrial agriculture in California, Cambridge, MIT Press, 2008. Méritent aussi d’être cités celui de Richard C. Sawyer (To make a spotless orange : Biological control in California, Ames, Iowa State University Press, 1996) et de Steven Stoll (The fruits of natural advantage : Making the industrial countryside in California, Berkeley, University of California Press, 1998).

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Pour citer cet article

Référence papier

Niccolò Mignemi, « Julie Guthman, Wilted : Pathogens, chemicals, and the fragile future of the strawberry industry »Études rurales, 207 | 2021, 241-244.

Référence électronique

Niccolò Mignemi, « Julie Guthman, Wilted : Pathogens, chemicals, and the fragile future of the strawberry industry »Études rurales [En ligne], 207 | 2021, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/26335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.26335

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Auteur

Niccolò Mignemi

historien, chargé de recherche, CNRS, Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain (UMR 8236), Paris

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