Pulvérisation de valériane contre le gel, domaine de la Paonnerie, Loire-Atlantique.
Photo : M. Carroget.
- 1 La méthode de l’observation participante a été utilisée spécifiquement de 2012 à 2017, pendant le (...)
- 2 Si aucun des informateurs n’a utilisé l’expression, certaines professions ou fonctions s’apparenta (...)
1Un réseau de vignerons « nature », élaborant des vins sans produits chimiques de synthèse à la vigne et à la cave, a émergé au début de ce troisième millénaire. Leurs façons de faire empruntent aux savoirs anciens issus du sensible mais s’appuient aussi sur les travaux relevant des sciences académiques [Pineau 2019]. Dans un contexte de changement climatique qui accentue les risques, augmente le sentiment d’incertitude et agit sur le cycle du végétal, ces pratiques exposent davantage ces professionnels dont l’aléa réside au cœur de leur choix de vie. Or, cette double pression semble pouvoir être compensée par la valorisation de leur liberté recouvrée, suite à leur émancipation du modèle de vitiviniculture dominante, mais aussi par le plaisir de réintroduire du sens dans leur métier et de développer une énergie créatrice [Gorz 1988]. Ainsi, tout acte est censé alimenter un processus de résilience du vivant. Cet article questionne les risques associés à la pratique « naturelle » ainsi que les dispositifs techniques et spirituels mis en place pour les contourner, les accepter, les dépasser ; ou comment les notions de liberté et d’autonomie retrouvées participent à la construction d’actions résilientes pour les vignes. Nous prendrons le parti de ne pas considérer ces risques du seul point de vue de la perception et de sa mesure [Slovic 2000] mais plutôt de saisir le sens des parades déployées comme moyen d’action sur ce qui échappe. Sinon mesurer, prendre la mesure symbolique de leurs engagements [Houdart et al. 2015]. À partir du contact retrouvé avec la terre et les êtres, de l’expression d’une vinification accompagnatrice, des épisodes de gel du printemps 2019 et de cette course avec et contre le temps, nous verrons comment se mettent en place leurs actes de résilience. Le terrain sur lequel est menée cette enquête depuis une dizaine d’années peut être qualifié de multi-situé. Il s’est toutefois concentré dans les vignobles de France comme le Beaujolais, le Jura, la Loire, l’Ardèche, le Sud-Ouest, où des pionniers du mouvement ont agrégé autour d’eux des collègues en conversion agrobiologique et « naturelle » ou des néo-vignerons issus de professions éloignées de la terre.1 Le réseau des vignerons « nature » se compose de deux grands ensembles : les vignerons qui ont basculé d’un modèle conventionnel vers des pratiques « nature » (les conversions se font souvent par pallier, le premier étant la conversion en agriculture biologique), et ceux que l’on qualifie de néo-vignerons dans la mesure où ils ont quitté des professions le plus souvent très éloignées de la terre, et perçues comme vidées de leur sens.2 On observe également une nouvelle frange de très jeunes vignerons décidés à se lancer directement dans la viticulture « nature ».
- 3 Voir C. et L. Bourguignon, Le sol, la terre et les champs. Pour retrouver une agriculture saine, P (...)
2À la vigne, la pratique « nature » se distingue par l’absence d’utilisation de désherbant chimique de synthèse ou de tout autre biocide pour combattre les maladies. Ces produits arrivés en masse dans les années 1970 (avec plus ou moins de prégnance selon les régions) ont procuré un certain confort aux vignerons de l’époque. Plusieurs d’entre eux se souviennent de l’arrivée chez leurs parents de représentants commerciaux très persuasifs qui relayaient le discours du progrès, avec en filigrane la promesse d’un changement de statut du vigneron en viticulteur (c’est-à-dire en chef d’exploitation d’un domaine). Cette mutation sociale a séduit nombre de paysans, stigmatisés et figés dans une image alors devenue ringarde [Champagne 2002]. Or, ce délaissement de la terre, mais surtout l’absorption régulière des produits par le sol et les plantes ont eu des incidences à plusieurs niveaux. D’une part, un appauvrissement des sols et de la vie microbiologique des sous-sols3 et d’autre part, une césure entre le vigneron et le végétal et, plus largement, avec son milieu. Pour contrer cet étiolement des liens à la terre et au vivant, et dans le but de revivifier les sols, d’anciennes pratiques comme le labour léger, avec ou sans cheval, ont été revalorisées [Pineau 2020]. La revitalisation des sols et la restauration des milieux abîmés par les excès de produits phytosanitaires constituent une part conséquente des actions menées à la vigne. La pioche, la charrue en traction animale ou motrice symbolisent un recentrage des efforts sur la terre. Plus d’une décennie après être passé du modèle conventionnel à la méthode « naturelle », ce vigneron du Jura mondialement reconnu estimait en 2013 que son travail de restauration n’était pas encore achevé :
Quand on travaille bien les sols, ils sont plus filtrants, et la plante travaille différemment du fait que les racines vont plus en profondeur. Si la plante a été habituée pendant des années à avoir des produits de synthèse, elle n’est jamais rassasiée et, au contraire, elle demande toujours plus. Après quinze ans, les sols ne sont encore pas complètement prêts. […] Le travail du sol, on doit le respecter, on ne doit pas scier la terre, la découper, il faut faire ça intelligemment. Il a fallu retravailler et puis adapter du matériel qu’on ne connaissait pas, par rapport à nos parcelles, par rapport à nos sols, par rapport à nos terroirs, c’était un travail assez difficile mais ça a bien fonctionné…
- 4 Si le non-labour peut être privilégié par des vignerons « nature », il ne renvoie pas aux mêmes pr (...)
- 5 Voir L. et Y. Darricau, La Vigne et ses plantes compagnes. Histoire et avenir d’un compagnonnage v (...)
- 6 La biodynamie a été théorisée par le fondateur de l’anthroposophie Rudolf Steiner au début du xxe (...)
- 7 Voir J.-M. Florin (dir.), Viticulture biodynamique, nouvelles voies pour la culture de la vigne, C (...)
- 8 Si le rapprochement peut surprendre dans le contexte occidental, il n’en reste pas moins observé. (...)
- 9 La bouse de vache constitue la base d’une préparation emblématique de la biodynamie, la « 500 ».
3L’attention portée à la terre et le temps retrouvé avec elle peuvent se traduire différemment. Certains prennent l’option de ne plus labourer, laissent place à l’enherbement dans les vignes, et sèment des plantes compagnes [Morison et al. 2014] dans l’inter-rang pour favoriser la diversité et lutter contre les insectes nuisibles4. Le compagnonnage des vignes, des arbres, de fleurs, des légumineuses, des herbes à salade, fait renaître des paysages viticoles que les plus anciens avaient connus5. Ces savoirs et ces pratiques ont perduré dans quelques endroits du Languedoc où l’on plante entre les rangs des fèveroles, des amandiers et où s’épanouissent les asperges et les poireaux sauvages [Amiel 1985 ; Pineau 2019]. Tout un collectif de vivants habite l’ensemble-vignes et l’enrichit de ses échanges. Ces vignerons engagés dans une relation intime avec la vigne et le vin cherchent des voies de communication pour affiner la compréhension de chaque parcelle, de chaque cépage afin de lui apporter le soin le plus adapté. Pour y parvenir, d’aucuns s’approprient à différents degrés la méthode de viticulture biodynamique6 inspirée de la pensée goethéenne, soit une « approche phénoménologique et qualitative »7, quand d’autres se forgent des cosmologies hybrides puisant dans des formes de chamanisme8ou des registres tels que l’intuition ou la création artistique. Citons l’exemple de structures pyramidales en bois installées dans les vignes d’une jeune vigneronne de Loire-Atlantique. Divers éléments sont déposés en leur centre (eau de rose, valériane, piment doux), en vertu d’analogies supposées (pour apaiser ou réchauffer la vigne). Ces pyramides sont envisagées comme des diffuseurs de messages. Un très grand nombre de vignerons utilisent les traitements à base de tisanes ou d’huiles essentielles. Ainsi, lorsqu’une vigneronne du Minervois récolte des bouses de sa vache pour élaborer un cataplasme destiné à la cicatrisation de la vigne après la taille, elle articule différentes catégories de savoirs. L’alliance de son intuition, issue de l’observation fine de la faune et de la flore et de la transposition de pratiques issues de la biodynamie9, la conduit à inventer sa propre prophylaxie, issue d’un « syncrétisme des savoirs » [Foyer 2018].
Vache dans les vignes de A. -M. Lavaysse (au second plan) du Petit Domaine de Gimios (Minervois, mai 2016).
Photo : C. Pineau.
4Les pratiques non exhaustives du travail à la vigne évoquées ci-avant viennent combler l’absence de sécurisation par les produits phytosanitaires de synthèse. La prévention, l’inventivité et, pour certains, des formes de spiritualité semblent s’imposer comme seuls boucliers face aux risques de tout ordre, avec cette idée sous-jacente qu’en cas d’agression, la vigne puisse résister grâce aux soins prodigués en amont. Les vignes sont conduites dans le principe de l’accompagnement, afin de renforcer leur autonomie, autonomie relative puisque le vigneron et sa vigne forment un couple ; disposition d’esprit que l’on retrouve au sein du réseau Semences paysannes, où le cultivateur « joue un rôle d’accompagnement de l’évolution des plantes, afin qu’elles expriment tout leur potentiel » [Demeulenaere et Goulet 2012 : 127]. Si le vigneron, comme le cultivateur, reste intimement lié à sa vigne ou à sa variété de semence, il crée dans le même temps une relation à la fois émancipatrice pour lui-même et pour la vigne.
- 10 La piqûre lactique produite par les bactéries lactiques lors d’un arrêt de la fermentation alcooli (...)
- 11 Cela ne signifie pas pour autant que ces agriculteurs ne travaillent pas. « Le moins on est interv (...)
- 12 En vinification conventionnelle les doses de SO2 total autorisés vont de 150 à 200 mg/l selon les (...)
- 13 Flash pasteurisation, osmose inverse (en œnologie, technique qui vise à concentrer les moûts et à (...)
- 14 Propos tirés du documentaire Anthropologie des vins « nature », la réhabilitation du sensible, réa (...)
- 15 Pour davantage de précisions se reporter à J. Néauport, Jules Chauvet ou le talent du vin, Paris, (...)
5L’accompagnement dans les vignes se prolonge en vinification. Le vin issu de raisins sains et mûrs vendangés manuellement, produit par des vignes robustes, doit contenir suffisamment de micro-organismes et d’immunité pour être en capacité de résister à des agressions. Les accidents fermentaires peuvent être multiples : oxydation non choisie, piqûres lactiques ou acétiques10, trop forte présence de certaines bactéries altérant le goût (brettanomyces notamment). Comme pour la culture de la vigne, l’étape des vinifications s’inscrit dans le paradigme de l’intervention limitée ou « intervention indirecte négative » pour reprendre le concept d’A. G. Haudricourt [1962] qui correspond bien à ce modèle de vitiviniculture11. Les pratiques œnologiques diffèrent radicalement de la vinification conventionnelle dans laquelle 74 familles de produits sont autorisées. Les additifs ainsi remisés – hormis le soufre d’origine naturelle qui peut être ajouté en quantité infinitésimale selon les cuvées, les millésimes et les options du vigneron12 – et les manipulations techniques jugées trop brutales évacuées13, le vin doit être en capacité de « s’exprimer librement ». Cette liberté souhaitée a néanmoins un coût, celui de pouvoir perdre une cuve lorsque toutes les conditions de bonnes fermentations ne sont pas réunies. « Faire du vin “nature” est une entreprise risquée qui demande beaucoup d’expérience », rappelle Jacques Néauport14, diplômé de l’école de vitiviniculture de Beaune, ami et élève de Jules Chauvet (1907-1989), l’une des figures tutélaires du réseau des producteurs de vins « nature ». Ce dernier, négociant-vigneron du Beaujolais a œuvré en recherche fondamentale et appliquée dans les domaines de la chimie et de la microbiologie afin d’élaborer, précisément, des vins sans chimie de synthèse15. Malgré son intense labeur, Jules Chauvet avouait à la fin de sa vie qu’il « ne comprenait rien au vin ». Cet aveu de modestie devant l’immensité de la recherche à poursuivre n’a pas rebuté de jeunes aspirants toujours plus nombreux à emprunter ce chemin. L’un des pionniers du réseau « nature » ardéchois prévient néanmoins les jeunes aspirants de la difficulté de cet engagement :
Si tu ne veux pas avoir mal à la tête tous les jours, arrête de conjuguer le verbe maîtriser […]. On travaille sans filet, c’est le prix de la liberté de faire les vins qu’on aime sans avoir à reproduire le même vin tous les ans à l’aide de produits œnologiques qui rectifient. [Entretien du 6 août 2015].
- 16 Théorie selon laquelle la perception du risque diffère en fonction de la culture du groupe auquel (...)
6Sans vouloir épouser les contours du cadre fixiste de « la théorie culturelle »16 élaborée par Mary Douglas et Aaron Wildavsky [1983], négligeant les parcours individuels, nous observons toutefois une tendance à vivre le risque et l’incertitude sur des bases communes dans le réseau. Elle se traduit comme une acceptation de la part de risque intégrée, presque métabolisée, comme étape liminaire dans l’engagement vers le « nature », comme l’indique ce vigneron. Dans ce cheminement conçu comme une préparation mentale, le risque perd de sa dimension inquiétante car il est compensé par la notion de liberté, hautement valorisée. La perception du danger potentiel est reléguée au second plan. Valoriser ainsi la liberté semble aider à se libérer de la peur. Il ne s’agit pas véritablement d’un « déni » de la peur tel que le décrit Françoise Zonabend à propos des riverains de la presqu’île de La Hague où se situe une usine nucléaire [1989] mais plutôt d’une peur maintenue sciemment et autant que possible à distance. Dans cette prise de risque se joue aussi l’affirmation de l’identité du vigneron au travers de la voie choisie et non subie. Les jeunes qui s’engagent ou les vignerons installés qui basculent du modèle conventionnel vers le « nature » cherchent du sens à leurs actions. David Le Breton le formule ainsi :
L’indétermination de nos sociétés, le déracinement du symbolisme collectif projettent chaque acteur dans une quête de sens fortement individualisée. Donner une signification et une valeur à son existence est laissé à l’initiative de l’individu. [2000 : 162]
- 17 CAB pour Coordination agrobiologique des Pays de la Loire.
7Cette quête de sens renvoie à la façon dont les apiculteurs vivent leur métier avec passion, cherchant à développer leur autonomie pour résoudre leurs problèmes. Confrontés à la surmortalité des abeilles, ils font face en testant, expérimentant, essayant de trouver des formes d’adaptation [Fortier et al. 2019]. Les auteurs rapprochent cette dimension de l’autonomie des travaux d’André Gorz [op. cit.], en ce qu’ils évoquent la liberté créatrice du sujet, générée par sa capacité à donner un sens au monde par l’expérience vécue, l’intelligence sensible et l’acquisition des savoirs. Si la mise en narration de la notion de liberté et d’initiative se retrouve énoncée de différentes manières dans les entretiens, elle relève bien de l’occurrence. Ces récits produits sur la liberté convertissent le risque « négatif » en risque « positif ». La perception du risque est ainsi modifiée et vidée d’une partie de sa composante paralysante. Mais une partie seulement. C’est pour cette raison que s’est mis en place un laboratoire itinérant dans le secteur élargi (au fil des ans) d’Anjou-Loire-Touraine-Vendée en 201117. À l’initiative de quelques vignerons, une ingénieure en viticulture-œnologie spécialisée en bio et en biodynamie a été recrutée. Outre le suivi et les conseils donnés tout au long de l’année, l’instauration du laboratoire itinérant (chez les vignerons) en période de vinification aide à pallier les pics d’angoisse ou à rassurer sur le processus des fermentations en cours. Le microscope et d’autres outils techniques permettent d’observer en temps réel l’état de la vie des levures et des bactéries, le pH et le potentiel d’oxydoréduction. Le diagnostic est ainsi livré au vigneron, le plus souvent au cours de séances collectives pour faciliter les échanges en cas de problèmes détectés. Nathalie Dallemagne, l’ingénieure, employée de cette structure (CAB) dès sa création et jusqu’en 2020, évoque les valeurs de ce réseau de vignerons dont elle a partagé des moments de vie critiques.
On veut créer un réseau entre les gens pour qu’ils puissent s’aider au quotidien, parce que des fois, sur des choses toutes simples, vous allez perdre une journée alors que le voisin peut vous dépanner. Le temps est précieux parce qu’on dépend de la météo. L’autre valeur c’est l’autonomie, il faut que les vignerons puissent se réapproprier leur métier, leurs choix, leurs décisions. Les vignerons bio n’ont pas de certitudes, c’est ce qui leur permet de s’adapter à chaque millésime. [Entretien du 6 février 2013]
8Le partage d’expérience existe aussi en dehors des périodes de fermentation sous la forme d’ateliers œnologiques. Au début de l’été, lorsque les vignerons recouvrent un peu de temps, des visites de chais par petits groupes sont organisées et animées par des spécialistes de la vinification naturelle. Ces journées permettent d’évoquer les choix de l’année passée, les doutes, les expérimentations et d’entendre en retour les conseils des pairs et des experts. Au fur et à mesure des discussions, transparaît la vulnérabilité de tout professionnel face à son entreprise « nature ». Chacun capte les astuces qui lui conviennent et engrange des connaissances notamment sur la gestion du soufre, qui reste une donnée complexe et discutée. Ce vigneron des coteaux d’Ancenis, dont le mode de vie économique reste précaire l’exprime ainsi :
Moi quand je mets un peu de soufre c’est quand j’ai peur, pourquoi j’ai peur, c’est qu’il ne faut pas que je rate une cuve pour le banquier. [Entretien du 6 mai 2019]
- 18 L’anhydride sulfureux est un antioxydant et un antiseptique, il peut être d’origine naturelle ou i (...)
9Si la question du soufre est prégnante18 dans les discussions, c’est que beaucoup constatent que le SO2, quand bien même d’origine volcanique naturelle et ajouté en très faible dose, a des incidences sur le goût du vin. Le SO2 bloque une partie des arômes les plus délicats, assèche le palais et laisse place à des notes métalliques. Le vin « nature » sans soufre ajouté demeure l’idéal à atteindre pour ces vignerons, avec lequel ils doivent composer dans la réalité de leur quotidien.
Égrappage de poulsard à la vigne pendant les vendanges, Domaine Overnoy-Houillon (Jura, 2016).
Photo : C. Pineau.
Expérimentations de vinifications en dame-jeanne par Didier Chaffardon (Anjou, 2015)
Photo : C. Pineau.
10Des épisodes de gel successifs du printemps 2019 nous ont servi de point d’appui pour décrire à la fois ce moment paroxystique de symbiose vécu entre le végétal et le vigneron, mais aussi pour comprendre le type de relations nouées entre eux. Quelques heures après une nuit de gel printanier, ce vigneron du pays nantais explique au petit matin les effets redoutés :
Il faut attendre encore une heure ou deux pour connaître l’étendue des dégâts. […] Le gel, c’est au dixième près que ça se joue. On a pulvérisé un peu de valériane pour apaiser la vigne mais c’est un peu comme si on mettait un cierge ! Mais on le fait ! [Entretien du 5 avril 2019]
11Des dispositifs techniques de protection contre le gel existent, chacun avec leurs limites (diffuseurs d’air chaud, éoliennes, câbles chauffant, aspersion d’eau) mais elles s’avèrent très coûteuses et n’épousent pas toutes l’esprit « nature ». C’est pourquoi très peu de vignerons de domaines de petite taille investissent dans ce type de protection, dont l’efficacité totale ne peut être garantie. Face à la technologie, les méthodes empiriques sont testées. Cette nuit-là, beaucoup avaient passé des heures critiques dans leurs rangs de vignes, allumant des bougies pour les réchauffer, ou cherchant d’autres parades. Ce jeune vigneron des coteaux d’Ancenis raconte, quelques semaines plus tard :
Je ne m’en sors pas trop mal, j’ai fait brûler des tas de foins puis j’ai étouffé le feu pour faire de la fumée. C’est comme un écran protecteur au petit jour lorsque le soleil apparaît. Je ne sais pas si c’est ça, mais pour moi, ça a plutôt bien fonctionné. [Entretien du 6 mai 2019]
12Dans tous les cas observés et relatés, la présence est vécue comme un soutien au végétal avec lequel un dialogue non verbal est entretenu tout au long de l’année. L’aide compatissante à la fois active et passive permet, dans ce cas, de tenter de contrer l’inéluctable mais aussi de partager d’une certaine manière la souffrance de la vigne. Cette posture se présente comme la seule négociation intérieure acceptable face à un sort difficile à conjurer. Ces « conversations » ou ces échanges restent complexes à qualifier, ils diffèrent selon les sensibilités des chercheurs et les disciplines auxquelles ils se rattachent ; l’écueil principal dénoncé repose sur l’anthropomorphisation des plantes quant à leurs supposés sentiments [Myers 2015]. Mais les vignerons n’évoquent pas tant une « similitude » entre plantes et humains qu’une nécessaire empathie à restaurer envers ces autres vivants dans le but de comprendre les signaux envoyés. Car « ce n’est pas que le monde est muet, mais que nous avons oublié sa langue », résume Romain Bertrand à l’issue de son essai consacré à « l’art perdu de la description de la nature » [2019 : 239]. Les vignerons cherchent les moyens de déchiffrer les autres « langues » du monde vivant.
13En ce mois d’avril 2019, un deuxième épisode survient moins de quinze jours après le premier qui avait sérieusement secoué la plupart des vignobles français. Des vignerons avaient renoncé à participer à un salon ou écourté leur présence pour être au plus près de leurs vignes, comme ce biodynamiste du Bordelais :
Il faut y être pour ressentir le gel et comprendre ce que la plante ressent. [Entretien du 13 avril 2019]
14Dans une relation envisageant la plante comme un être vivant qui « peuple » une Terre partagée [Houdard et Thiery 2011], ressentir devient un moyen d’entrer en communication avec celle-ci, d’être en empathie avec elle. Les produits de la vigne ne sont pas perçus comme de simples ressources économiques. C’est ce qui confère vraisemblablement à certains de ces vignerons la capacité à appréhender le risque non seulement en termes financiers mais aussi relationnels. La vigne étant apparentée à un compagnon, un être cher, presque un prolongement de soi [Kohn 2017]. Être en capacité d’entrer en empathie avec la vigne permet de postuler l’existence d’une disposition particulière de l’être-vigneron, d’une sensibilité accrue à l’égard des autres vivants. Cette aptitude (elle-même résultante d’un parcours idiosyncrasique et d’une certaine façon d’être au monde) l’invite non seulement à compatir mais aussi à réagir, à entrer en action, donc à continuer de tisser des interactions avec le vivant. Dans cette continuité du vivant non scellée par une vision dualiste occidentale moderne [Descola 2005], la vigne est stimulée (par la présence, par les pulvérisations de valériane, par la mise en place de protection…) et invitée à entrer en résilience. Bien-sûr elle peut geler, malgré tout. Mais l’accompagnement poursuivi après le gel (le choc) semble aider certains pieds à faire éclore de nouveaux bourgeons, selon les vignerons. Ce dispositif mental conscientisé ou non par le vigneron relève d’une forme de résilience partagée en ce qu’elle engage le végétal et l’humain dans une étroite dynamique relationnelle. Le fait de partager le choc implique le vigneron et l’oblige à chercher des parades pour prévenir ou soulager un autre choc.
- 19 Pour plus d’informations, voir le site <https://fr.climate-data.org>.
15Les vignerons « nature » – plus encore que ceux qualifiés par opposition de « conventionnels » – sont en prise directe avec les deux dimensions du temps. Le temps météorologique de plus en plus déboussolé par rapport aux repères calendaires observés par les anciens et le temps-durée bousculé lui aussi au regard des actions à opérer en corrélation avec le temps météorologique. Autrement dit, des vendanges de plus en plus précoces, des hivers instables et doux et des périodes de sécheresse trop longues modifient le rythme du cycle végétal et celui des vignerons avec lui. Les changements altèrent tous les vignobles dans des proportions variables selon qu’ils se situent en zones septentrionales ou méridionales, en plaine ou en coteaux. Un vigneron géorgien installé à Chardhaki à une trentaine de kilomètres de la capitale Tbilissi, au climat tempéré chaud19, s’inquiète des hivers où la neige ne tombe plus en quantité suffisante voire plus du tout certaines années. La montagne du Caucase qu’il aperçoit dans le lointain a perdu de sa blancheur éternelle présente au temps de son grand-père :
La neige qui tombait fournissait la réserve d’eau nécessaire pour passer les étés chauds. [Entretien du 22 juillet 2019]
16Cet autre vigneron du Jura, octogénaire, se souvient des deux étés de grosses chaleurs, 2003 et 2007 :
Au lieu de vendanger 100 jours après la fleur comme c’est normal, on a vendangé 90 jours parce qu’on avait 15,2° d’alcool. On avait la maturité alcoolique mais on n’avait pas la phénolique, ça pose d’autres problèmes. Et puis 2007 qui était encore plus précoce que 2003, souvent on s’en rappelle pas de 2007, on se rappelle de 2003 parce qu’il y a eu la canicule, mais 2007 était encore plus précoce que 2003. Par contre, après, il n’a fait que pleuvoir dans l’année et là on a vendangé 130 jours après. Là 90 jours après la fleur, là 130 jours après, c’est deux cas de figure que je n’avais jamais vus. [Entretien du 12 février 2013]
- 20 Voir G. Bischeri et M. Lacroix (coord.), Fruits oubliés, « Spécial cépages interdits », 2018, n o (...)
- 21 La thèse de Valérie Boidron [2011] évoque cette culture ampélographique (des cépages) populaire re (...)
- 22 Association Rencontres des cépages modestes (<www.rencontres-des-cépages-modestes.com>).
- 23 Le phylloxéra est un insecte importé des États-Unis vers la fin du xixe siècle qui a ravagé la maj (...)
17Les symptômes des changements climatiques sont bien observés par les acteurs de terrain et ils accentuent les risques en vitiviniculture naturelle en l’absence de produits chimiques de synthèse à la vigne et à la cave. Ils savent qu’aucune pharmacopée œnologique ne peut sauver une cuvée mal engagée. L’adaptation est corrélée à l’inventivité. Ainsi, face aux étés plus chauds qui provoquent des degrés d’alcool trop élevés, des vignerons pensent à replanter des cépages délaissés pour leur faible rendement et leur acidité. D’autres font revivre à titre expérimental les cépages interdits en France en 193420, robustes face aux maladies21 ou bien des cépages dits « modestes 22» ou encore font renaître des vignes rescapées du phylloxéra23 pour planter ces francs de pied. Plus qu’un espoir, une intuition basée sur l’observation, accompagne les vignerons dans leurs tentatives de réimplanter de vieilles variétés de cépages. Les métamorphoses de la vigne font partie intégrante de l’histoire de sa domestication, ce que rappelle le biologiste Marc-André Selosse en ces termes :
[…] c’est ainsi que s’esquisse la carte des cépages de l’Ancien Monde, issue des métamorphoses de la vigne par des adaptations locales. [2018 : 240]
18Un vigneron des coteaux d’Ancenis, en fin de carrière, propose une reformulation :
La nature elle se régule, il faut lui laisser la possibilité de se réguler, et l’un des bons moyens qu’elle se régule c’est justement de travailler sur des variétés anciennes. Il ne faut pas commencer à ramener de la syrah ici [coteaux d’Ancenis]. Au contraire il faut avoir des gamay Magny comme j’ai un petit peu, qui sont vraiment acclimatés, et qui ont déjà vécu des accidents climatiques. Ils sont adaptés et mieux acclimatés pour répondre aux problèmes que des cépages d’une autre planète, que ceux travaillés en laboratoire. [Entretien du 8 septembre 2019]
19Après des années d’études et d’observation des vignobles, l’œnologue bourguignon Max Léglise avait compris que les vignobles les plus robustes et les plus sapides avaient été conduits « à la limite de l’état sauvage » et que le fait de laisser la vigne chercher ses solutions était un moyen de renforcer sa capacité d’adaptation :
- 24 Voir M. Léglise, La vigne et le vin entre ciel et terre, Paris, Éditions du Vin, 2007 (1990), p. 1 (...)
Avant la crise phylloxérique, les vignes de pied franc, qui étaient les nôtres, avaient des racines pivotantes qui pouvaient rechercher l’eau à plusieurs mètres en profondeur et résistaient bien à une sécheresse prolongée. Aujourd’hui, avec l’emploi des porte-greffes de croisement, qui ont des racines traçantes en forme de parapluie inversé, trois mois et plus de sécheresse consécutifs se ressentent douloureusement dans le vignoble.24
20La vigueur des cépages anciens voire sauvages est également mise en avant par des chercheurs suisses. Ils précisent que « la résistance au gel des vignes sauvages est un caractère connu depuis longtemps. Certaines viroses telles que le court-noué ou l’enroulement ne touchent apparemment pas les vignes sauvages » [Arnold et al. 1998 : 159-170]. La recherche sur la vigne sauvage à titre conservatoire et expérimental ne peut fournir de solution immédiate et concrète aux vignerons mais elle les conforte dans leurs pratiques qui reposent sur un accompagnement du végétal peu interventionniste. Toutes les préparations de tisanes et de composts sont pensées comme une assistance douce en vue d’autonomiser la plante et la rendre plus résistante, résiliente.
- 25 Des vignerons moins touchés par les intempéries peuvent donner un pourcentage de leur récolte à de (...)
- 26 Des tentatives sont lancées notamment dans le Sud-Est chez un groupe de vignerons. Une partie de l (...)
21La part de risques liés aux pratiques de la vitiviniculture « nature » et ou biodynamique a mis en lumière la distinction fondamentale qui la sépare de la vitiviniculture conventionnelle. Ces risques augmentent dans le contexte contemporain des modifications climatiques. Pour y faire face, les vignerons déploient des parades technico-spirituelles. Si ces façons de faire tendent vers une autonomisation de la plante et la limitation des interventions, elles ne placent pas nécessairement les vignerons dans une posture passive. Des actions de prévention sont menées et renouvelées au gré des réflexions personnelles des acteurs et des partages d’expériences au sein du réseau. Ainsi le couplage présence-observation-attention abrase les tensions du quotidien liées aux risques. À l’instar des naturalistes amateurs anglais férus d’inventaires et observateurs du déclin de la biodiversité, « tenir la nature à l’œil » permet de rendre visible la menace [Manceron 2015], de rester en alerte et de ne pas s’enfermer dans une posture fataliste. La valorisation de leur liberté recouvrée ainsi que le sens posé dans leur engagement qui dépasse largement le cadre du travail, leur permettrait de mieux accepter les risques corrélés à leur choix de vie. Toutefois, l’acceptation du risque comporte une dimension qui peut être fatale pour l’entreprise « nature ». Comment conserver alors à la fois sa liberté, son autonomie et continuer d’œuvrer pour une conversion des vignobles à une pratique plus « naturelle » dans le contexte des changements climatiques ? La question du risque se déplace alors sur le collectif et les modes de coopération. Car si, jusqu’à présent, l’entraide se pratique dans le réseau (prêt ou don de raison25 les années difficiles par exemple), elle n’est pas formalisée. Or certains se posent la question d’associations sur un même domaine, pour partager les risques sur le plan pratique, psychologique et financier ou de mise en place d’une caisse intempéries26. La mutualisation du risque par diversification des activités a été tentée par des producteurs de vins et de pommes de terre de l’île de Ré [Hochedez et Leroux 2018] où le système de la coopérative leur a permis de sécuriser leurs revenus en cas d’intempéries, comme ce fut le cas après la tempête Xynthia de 2010. Si ce type de proposition reste lié à la spécificité de cette île, elle offre des éléments de réflexion sur de nouveaux modes de coopération. Ce vigneron de Bourgueil souligne la nécessité de la solidarité non seulement de groupe mais aussi des institutions publiques ou privées :
Je ne me bats pas contre la nature, je suis avec elle. Le vrai risque, la seule problématique, c’est l’État et les banques qui ne nous accompagnent pas dans les variations auxquelles on doit faire face. Je ne demande pas de subvention mais une souplesse pour payer la mutuelle agricole les années où je gèle par exemple. [Entretien du 26 août 2019]
22Dans ce réseau en expansion, il s’agira de voir si, comment et dans quelle mesure, le goût pour la liberté et l’autonomie peuvent s’articuler avec des formes de coopérations plus structurées. Et si les institutions peuvent s’engager à soutenir un mode de vitiviniculture risqué dans sa pratique, mais plus vertueux pour la santé des milieux et des vivants.