Navigation – Plan du site

AccueilNuméros207De drôles d’oiseaux sur les toits

De drôles d’oiseaux sur les toits

Pratiques colombophiles et fabrique des masculinités à Amman (Jordanie)
Pigeon keeping and the fabrication of masculinity in Ammam (Jordan)
Perrine Lachenal
p. 146-166

Résumés

Cet article repose sur une enquête ethnographique portant sur l’élevage de pigeons à Amman. La colombophilie – « kashsh hamâm » en arabe – constitue un loisir particulièrement apprécié dans la société jordanienne. Il suffit pour le comprendre de passer une matinée au milieu de la foule réunie pour le marché aux pigeons qui se tient chaque vendredi dans le centre-ville. L’expérience permet d’un même coup de constater que ces oiseaux sont une affaire d’hommes. Ce texte décrit la manière dont s’organisent les activités colombophiles à Amman, à travers les relations et jeux dans lesquels les pigeons sont investis, et questionne en termes de rapports sociaux de sexe les figures et sociabilités masculines qui y sont associées. Car ce ne sont pas seulement des pigeons que se disputent les kashshâsh mais des représentations sociales associées à leur passion : des histoires de dignité et de mépris, de bonnes et de mauvaises fréquentations. .

Haut de page

Texte intégral

1Monter les escaliers. C’est par cela que commence tout rendez-vous avec un éleveur de pigeons : une volée de marches qui mènent vers un toit. On ne s’arrête à aucun étage. On continue à monter jusqu’en haut. Sans être encore arrivés au sommet, on entend déjà des roucoulements et des froissements d’ailes, des bruits de clochettes également. Et puis l’odeur, qui s’impose de plus en plus forte à mesure que l’on s’approche des oiseaux. Particulièrement envahissante les premières fois, elle deviendra familière et on finira par être en mesure de la reconnaître ensuite au détour des rues escarpées de la ville, témoignage olfactif de la popularité de la pratique à Amman. Ce n’est qu’une fois sur le toit que les yeux valident ce que les oreilles et le nez ont déjà identifié : les pigeons sont là. Certains, perchés, semblent admirer la vue alors que d’autres sont occupés à boire ou à picorer le béton, se disputant les graines qui viennent de leur être distribuées au sol. La néophyte que je suis ne peut que constater la diversité des tailles, des couleurs, des becs et des plumes des nombreux oiseaux ainsi rassemblés, sans pouvoir encore nommer les types de pigeons présents. On m’invitera alors à faire le tour des volières, faire connaissance avec les oiseaux favoris et contempler la promesse des œufs bientôt éclos, puis à m’asseoir sur une chaise en plastique. Un café me sera servi – impossible de le refuser – et l’entretien pourra commencer.

2L’enquête ethnographique sur laquelle repose cet article s’est ainsi principalement déroulée en hauteur. Elle illustre à partir du cas jordanien que, bien qu’encore peu investis par l’anthropologie urbaine, les toits terrasses des immeubles constituent des terrains d’enquête fondamentaux des villes moyen-orientales en raison des activités d’élevages qui y prennent place, à l’image de la colombophilie. À Amman, le « kashsh hamâm » est un loisir particulièrement apprécié et il suffit pour le comprendre de passer une matinée au milieu de la foule réunie pour le marché aux pigeons qui se tient chaque vendredi dans le centre-ville. L’expérience permet d’un même coup de constater que ces oiseaux sont une affaire d’hommes. Dans cet article, je souhaite à la fois décrire comment s’organisent les activités colombophiles à Amman en montrant les relations et les jeux dans lesquels les pigeons sont investis, et questionner les rapports sociaux de sexe, les figures et les sociabilités masculines qui y sont associées.

3Après avoir insisté sur la dimension spatiale des pratiques colombophiles et la pertinence de mener des enquêtes « haut perchées » à Amman, j’expliquerai en quoi consistent les jeux colombophiles et les raisons pour lesquelles ils sont souvent mal considérés dans la société jordanienne. Il s’agira ensuite d’aller à la rencontre de quelques éleveurs et de les écouter parler de leur passion. J’analyserai leurs discours en termes de masculinités socialement différenciées, montrant que la colombophilie relève d’enjeux de distinction à l’intérieur même des classes populaires, organisés autour de figures masculines plus ou moins valorisées.

Colombophilie : les dimensions spatiales et sociales d’un loisir populaire

4En fin de journée à Amman, il est difficile de ne pas remarquer les centaines de pigeons qui évoluent en petits groupes au-dessus de la ville. On peut parfois deviner, en étudiant leurs trajectoires circulaires, où se trouvent leurs éleveurs. Dans certains cas, on apercevra même les silhouettes de ces derniers, debout sur leurs toits terrasses, portant à la main un bâton ou un drapeau leur servant à orienter le vol de leurs oiseaux et à renvoyer vers le ciel ceux qui voudraient revenir se poser trop tôt. En se déplaçant ainsi de pigeonnier en pigeonnier, le regard fait naître une strate nouvelle – comme une épaisseur – dans l’espace urbain et révèle que la ville loge dans ses hauteurs une sorte de société en « satellites » [Aubin-Boltanski et Lachenal à paraître] : des hommes perchés, le visage tourné vers le ciel, reliés entre eux par leur passion commune pour les pigeons. C’est cette passion singulière, à laquelle a été consacrée mon enquête de terrain, qu’il s’agit dans cette première partie de présenter.

Hauts perchés : terrains et objets de l’anthropologie urbaine au Moyen-Orient

  • 1 Ces enquêtes ethnographiques menées au Pakistan dévoilent d’ailleurs les similitudes existant entr (...)

5Une anthropologie urbaine, qui ne prendrait pas en compte la dimension verticale de l’espace des villes et resterait littéralement au ras du sol, passerait à côté de la diversité des manières de « faire-ville » [Agier 2015] ainsi que de leur dimension genrée, comme je l’ai montré dans de précédents travaux [Lachenal 2012, 2018]. En Égypte en 2011, c’est par exemple depuis les balcons, les fenêtres et les toits que de nombreuses femmes ont expérimenté le processus révolutionnaire et y ont stratégiquement participé. Alors que certaines faisaient descendre, au moyen de paniers accrochés à une corde, des citrons aux manifestants afin qu’ils se protègent des gaz lacrymogènes, d’autres utilisaient leur hauteur comme ressource stratégique afin de prévenir, ou affronter, la répression policière. C’est d’ailleurs depuis leurs fenêtres que plusieurs d’entre elles ont perdu la vie, touchées par des balles qui n’avaient rien de « perdues ». Assef Bayat [2000] mentionne lui-même la dimension spatiale des tensions qui opposent les « subalternes » à l’État dans les villes du Moyen-Orient. À propos des vendeurs de rue, il évoque les stratégies d’occupation des trottoirs, des ruelles et des autres interstices de la ville comme autant de formes d’action empiétant sur la prérogative étatique du contrôle de l’espace et de la gouvernance urbaine. Il invite à considérer la nature « multidirectionnelle » du mouvement d’empiétement [idem : 547], précisant que les pratiques sociales se fraient aussi des espaces vers le haut, le long des murs artisanalement percés de fenêtres, sur les balcons agrandis, les étages rajoutés ou encore les toits aménagés et transformés en logements, en buanderies ou en étables. Faire porter l’analyse sur les toits et ce qui s’y passe revient ainsi à s’intéresser aux manières populaires d’habiter les villes au Moyen-Orient [Abd Elrahman et Mahmoud 2014 ; Frembgen et Rollier 20141] – à « l’urbanité des marges » ainsi que l’étudient Kamel Doraï et Nicolas Puig au Liban [2012].

6L’enquête menée par la géographe Marie Piessat [2018] révèle, dans le cas du Caire, la pluralité des usages des toits terrasses et le fait que, dans les quartiers populaires, ils sont majoritairement utilisés pour l’élevage de bêtes – vaches, chèvres, poules, cochons – qui servent à approvisionner les familles en viande, en lait et en œufs. C’est là, également, qu’il est fréquent de voir dressés des pigeonniers, depuis lesquels des colombophiles – appelés en arabe kashshâsh – élèvent et font voler leurs oiseaux. Dans la capitale jordanienne, surnommée la « Ville aux sept collines », il est aisé de prendre de la hauteur et de remarquer de semblables dispositifs sur les toits des immeubles. Selon les ressources de l’éleveur, ils peuvent être de taille variée et faits de tôles, de bois ou de béton. Certains toits sont même équipés de systèmes d’éclairage pouvant être utilisés à la nuit tombée.

Photo 1. Volière sur un toit terrasse à Tabarbour, quartier au nord-est d’Amman, chez Abu Shadi (octobre 2019).

Photo 1. Volière sur un toit terrasse à Tabarbour, quartier au nord-est d’Amman, chez Abu Shadi (octobre 2019).

Photo : P. Lachenal.

Photo 2. Volière sur un toit terrasse au centre-ville d’Amman, chez Abu Abdullah (octobre 2019).

Photo 2. Volière sur un toit terrasse au centre-ville d’Amman, chez Abu Abdullah (octobre 2019).

Photo : P. Lachenal.

  • 2 Donc légèrement plus en euros, 1 JD équivalant environ à 1,2 €.
  • 3 Voir « Pigeons Battle of Cairo », Al-Jazeera, 17 septembre 2017 et « Pigeon wars : A side of Leban (...)

7Même si les pigeons sont parfois cuisinés – farcis ou grillés – ce ne sont pas pour des raisons culinaires que l’activité colombophile est si répandue à Amman. Un « bon » pigeon, qui peut coûter plusieurs centaines de dinars jordaniens2, n’est en effet pas destiné à être mangé mais plutôt à venir grossir les rangs de l’élevage d’un kashshâsh, se reproduire, s’entraîner et participer à des joutes célestes. Le principe de ces dernières – qui se voient aussi qualifiées dans les médias de « jeu », de « guerre » ou de « sport »3 – est simple même s’il en existe différentes variantes : du haut de son toit, chaque kashshâsh doit essayer d’attirer vers lui les pigeons des autres afin de les capturer. À Amman, c’est au printemps que la saison du kashsh hamâm bat son plein : il ne fait plus trop froid ni encore trop chaud et les pigeons ont de belles plumes, renforcées par l’hiver. Chaque jour à heure fixe, les kashshâsh montent sur leurs toits pour libérer leurs pigeons ; l’astuce consistant à ne pas les nourrir avant de les faire voler. Il s’agit d’abord de les chasser du sol et de les empêcher de se reposer immédiatement – comme le relève justement Emma Aubin-Boltanski [à paraître] le verbe kashsha en arabe signifie « envoyer promener » ou « refouler ». Une fois envolés, les pigeons évoluent en mouvements circulaires ascendants autour de leur pigeonnier. Et c’est à ce moment-là, quand les pigeons des uns et des autres se retrouvent ensemble dans le ciel que le risque de perdre un oiseau est le plus grand, tout comme l’est la chance d’en capturer un. En effet, les groupes de pigeons prennent de la hauteur, s’éloignent et se rapprochent les uns des autres. Ils se croisent et parfois se confondent. C’est lorsque l’éleveur constate que quelques pigeons qui ne lui appartiennent pas se sont égarés parmi sa troupe qu’il décidera de la rappeler à lui. Pour ce faire, il peut user de techniques variées : sifflements, cris ou signaux visuels. Il est notamment fréquent que le kashshâsh batte le rappel en agitant en l’air une femelle – car seuls les mâles volent – dont le battement d’ailes frénétique produit à la fois un son et un mouvement reconnaissable par les oiseaux. Les pigeons sont rapides à entamer leur descente, d’autant plus qu’ils savent que le repas est proche. C’est, en effet, généralement à ce moment-là que l’éleveur jette sur le sol de généreuses brassées de graines, espérant que dans la précipitation les quelques oiseaux égarés et affamés suivront le mouvement et viendront atterrir sur son toit. Il lui faudra alors user de précautions pour attraper les pigeons perdus avant que ceux-ci ne veuillent retourner à leurs pigeonniers. L’issue de la capture variera d’un cas à un autre, ainsi que le décrit E.  Aubin-Boltanski [op. cit.], en fonction de l’identité et du statut du propriétaire des pigeons capturés. Si l’affront causé par la perte des pigeons est jugé trop grand ou faisant potentiellement courir un risque de représailles, les pigeons sont immédiatement rendus. Si, en revanche, leur disparition passe inaperçue ou si le rapport de pouvoir est inversé entre les deux éleveurs, les pigeons seront gardés et progressivement fidélisés à leur nouvel habitat.

Un loisir de « mauvais garçons » ?

8À Amman, comme au Caire, à Beyrouth ou à Damas, ce ne sont pas comme à Bali les notables locaux qui s’adonnent aux « jeux » d’oiseaux [Geertz 1972] mais des hommes des classes populaires, souvent déclassés socialement [Barbosa 2013 ; Alshawawreh 2018 ; Aubin-Boltanski op. cit.]. Et si le combat de coq étudié par Clifford Geertz éclairait le système de notabilité de l’île, la compétition de pigeons informerait plutôt sur celui de la subalternité urbaine.

  • 4 Voir « In Jordan the gentle art of keeping pigeons is seen as dangerously sexy », Independent, 17 (...)
  • 5 Voir P. Claude, « Au Caire, l’Égypte d’en bas survit en haut », Le Monde Afrique, daté du 21 avril (...)

9En Jordanie, le kashshâsh hamâm représente une figure sociale dépréciée et associée à des représentations négatives. Les pratiques colombophiles ont beau susciter depuis quelques années l’intérêt des journalistes – il faut dire que le sujet possède une dimension esthétique évidente – les articles de presse dépeignent une pratique controversée à laquelle s’adonnent de jeunes hommes désœuvrés4. La colombophilie est présentée comme un loisir suspect qui connaît ces dernières années un regain de popularité en Jordanie ainsi qu’au Liban notamment suite à l’arrivée de réfugiés syriens. Elle est en effet très pratiquée en Syrie et les pigeons de la « souche damascène », réputée comme millénaire, sont d’ailleurs reconnus internationalement pour leur beauté. Dans les imaginaires urbains, même au-delà du Proche-Orient [Digard 2003 ; Jerolmack 2013], les éleveurs de pigeons ont mauvaise réputation. On les représente comme des voyous, issus des classes populaires, coutumiers du mensonge et du vol, pariant de l’argent et profitant de la hauteur de leurs pigeonniers pour espionner leurs voisins, observer les appartements aux alentours et guetter les femmes dénudées [Barbosa op. cit.]. On dit même du kashshâsh que son témoignage ne peut être accepté dans une cour de justice puisque la suspicion de malhonnêteté est trop élevée. Dans certaines villes du Moyen-Orient, c’est souvent même contre la loi que l’élevage et les compétitions de pigeons s’organisent. Les nuisances causées par les activités colombophiles, et en premier lieu les bagarres et règlements de compte qui peuvent accompagner les jeux de capture, semblent justifier les tentatives des autorités pour les encadrer. L’argument sanitaire est parfois avancé, par exemple en contexte d’épidémie, pour justifier la destruction des élevages [Keck 2010]. Il est, à ce titre, intéressant de rappeler qu’en Égypte, lors de l’épidémie de grippe aviaire de 2006, les inspecteurs sanitaires avaient pénétré les ruelles et les arrière-cours mais avaient difficilement pu accéder aux toits des immeubles, sur lesquels est organisée pourtant la majeure partie des activités d’élevage5. Ailleurs, c’est en raison de l’emplacement proche d’un aéroport que les éleveurs sont invités à couper – au sens propre – les ailes de leurs pigeons. Gustavo Barbosa [op. cit.] mentionne à plusieurs reprises les conflits relatifs aux pigeons dans le camp de réfugiés de Chatila au Liban. On lui raconte, en 2008, qu’il est arrivé que le comité de sécurité du camp, désireux de voir disparaître les pigeonniers au plus vite vraisemblablement pour des questions d’ordre public, argue finalement argué de la proximité de l’aéroport de Beyrouth, affirmant qu’un pigeon avait été pris dans un réacteur d’avion. La décision fut prise par les autorités du camp d’interdire les pratiques colombophiles et d’exiger des éleveurs qu’ils tuent leurs oiseaux ou réduisent la longueur de leurs plumes afin qu’ils ne puissent plus voler, tout en menaçant d’arrestation ceux qui ne se soumettraient pas à ces mesures. Aladin Goushegir [1997] et Jean-Pierre Digard [op. cit.] font état de phénomènes semblables en Iran, où la colombophilie est également considérée par les autorités comme une activité douteuse alimentant le désordre urbain. En 1998, c’est aussi l’argument de la proximité d’un aéroport qui avait conduit à une interdiction de l’élevage de pigeons dans la ville de Mashhad et à la mise en place d’un numéro de téléphone gratuit pour dénoncer les colombophiles.

10La colombophilie, à Amman comme ailleurs, est ainsi publiquement associée à des modèles de masculinités populaires jugées suspectes. Il s’agit dès lors de confronter le registre des représentations à l’expérience de terrain. Qui sont donc les kashshâsh hamâm ammanais ? Comment évoquent-ils leurs pratiques? Comment négocient-ils avec les représentations négatives qui leur sont associées ?

Les conditions de l’enquête

  • 6 Le programme « SHAKK, de la révolte à la guerre en Syrie. Conflits, déplacements, incertitudes » (<https://shakk.hypotheses.org/> (...)

11Mon enquête ethnographique a été menée avec le soutien du groupe de recherche « SHAKK »6. J'ai pu, grâce à leur aide financière, passer deux semaines à Amman – une ville particulièrement chère – et compter sur le soutien institutionnel et scientifique de l'Institut de recherche français qui s'y trouve. Compte tenu de la durée limitée de mon séjour sur place, j'ai essayé d'anticiper le plus possible certaines démarches avant mon départ. Je savais d’avance que le monde des pigeons est un monde d’hommes, en Jordanie comme ailleurs [Goushegir op. cit. ; Digard op. cit. ; Jerolmack op. cit. ; Frembgen et Rollier op. cit.], et j'avais peur de rencontrer des difficultés pour m'y frayer un chemin à mon arrivée. J'avais besoin d'un guide que j’ai trouvé en la personne d’Ali, un journaliste indépendant. Je l'ai contacté quelques jours avant mon départ, sur la recommandation d'un ami. Ali s'est immédiatement montré enthousiaste vis-à-vis de mon projet de recherche et a accepté de m'aider, se saisissant de l'occasion pour préparer lui-même un reportage sur les pratiques colombophiles à Amman. Sans son aide, je n'aurais probablement pas passé autant d'heures dans les allées du marché aux pigeons le vendredi matin, ni des soirées entières dans des salles aux enchères pour pigeons. J'étais littéralement la seule femme présente. Si ma grossesse apparente m'excluait d’emblée des jeux de séduction, il n'était pas évident pour autant de me faire accepter par les colombophiles comme une interlocutrice légitime avec laquelle évoquer sa passion. La présence d’Ali à mes côtés a, en ce sens, considérablement simplifié mon entrée sur le terrain. Il a joué le rôle de brise-glace, me présentant aux vendeurs et aux éleveurs comme une chercheuse française intéressée par les représentations sociales des kashshâsh dans la société jordanienne. Comme je ne pouvais prétendre à l'anonymat, Ali m'a rendu très visible : il me fit par exemple systématiquement asseoir au premier rang lors des ventes aux enchères, ce qui m'amenait à recevoir de fréquentes dédicaces au micro. Cette visibilité est un aspect déterminant de mon travail de terrain : les gens savaient que j'étais là et les raisons pour lesquelles j'étais là, ils savaient aussi que j'étais assistée par un journaliste. J’ai compris leurs efforts pour défendre la réputation de leur passion : nous étions les porte-parole, ceux qui allaient parler d'eux en dehors de leur quartier, et au-delà de la Jordanie. Il est important de préciser qu'Ali était assis à côté de moi pendant la plupart de mes entretiens. Il m'a plus d'une fois aidée à comprendre les subtilités du dialecte jordanien – qui diffère de l’égyptien que je pratique – et s’est également investi dans la retranscription de nos échanges. Il demeure un interlocuteur précieux au moment où j'écris cet article.

Sur les toits d’Amman : des histoires d’éleveurs

12C’est souvent avant que la nuit tombe, au moment où les pigeons regagnent leurs toits après avoir volé, que mes rencontres avec les kaskskâsh ont lieu. C’est donc souvent devant des centaines d’oiseaux picorant le sol que les hommes me racontent leur « entrée » dans la colombophilie.

Photo 3. Sur le toit de Abu Shadi, pendant un entretien (quartier de Tabarbour, Amman, octobre 2019).

Photo 3. Sur le toit de Abu Shadi, pendant un entretien (quartier de Tabarbour, Amman, octobre 2019).

Photo : P. Lachenal.

Pour l’amour des pigeons : dépendance et attachement

13Si le profil de chaque kashshâsh est unique, tous témoignent d’une passion initialement transmise par d’autres hommes souvent plus âgés comme le raconte Abu Shadi, qui travaille aujourd’hui dans l’administration publique :

Quand j’étais petit, je jouais avec les pigeons avec mes frères et mon père. J’avoue que je ne comprenais pas trop à ce moment-là l’intérêt qu’il y avait à élever des pigeons. J’ai commencé à comprendre plus tard. Au début je faisais juste comme les autres, j’imitais les autres éleveurs. C’est un peu comme avec la cigarette : la plupart des gens se mettent à fumer parce qu’ils voient que les autres fument. Ils ne savent pas ce que c’est de fumer mais ils le font. C’est pareil pour moi, je ne savais pas bien pourquoi je m’intéressais aux pigeons, je faisais comme les autres.

14La comparaison entre la colombophilie et la cigarette est récurrente dans les paroles des éleveurs que j’ai rencontrés – ces derniers étant tous fumeurs – pour mettre en lumière le caractère addictif de la pratique. D’autres drogues plus dures peuvent aussi être évoquées [Aubin-Boltanski op. cit.]. On m’explique qu’une fois qu’un apprenti colombophile a installé sur son toit quelques cages, observé des œufs éclore et fait voler ses pigeons, il lui sera impossible d’arrêter. La passion grandit, chronophage et coûteuse. En effet, même si la vente de pigeons aux enchères ou au marché peut occasionnellement enrichir leurs propriétaires, l’investissement financier impliqué par l’élevage – achat d’oiseaux, de matériel pour les volières, de graines et de médicaments – est élevé. L’investissement en temps est tout aussi important car, hormis le fait de faire voler et d’entraîner ses oiseaux, il faut quotidiennement leur donner à boire et à manger, veiller sur les oisillons et nettoyer précautionneusement leurs volières. Le risque parasitaire, potentiellement ravageur dans un élevage, est particulièrement redouté. Il faut également compter les temps de socialisation entre kashshâsh, aux cafés spécialisés ou au marché aux pigeons.

15Mes interlocuteurs – des « amoureux des plumes » comme ils aiment à se définir – se souviennent de la place progressivement prise par les pigeons dans leur vie et des tensions que leur passion a pu engendrer autour d’eux. Il est fréquent à ce propos que l’entrée dans la conjugalité soit vécue ou imaginée comme incompatible avec la colombophilie. Les kashshâsh mariés se rappellent d’ailleurs qu’ils ont souvent dû arrêter quelque temps au début de leur union, leur loisir étant mal considéré par leur fiancée et sa famille. Certains ont préféré ruser en délocalisant leur élevage sur le toit d’un proche quand d’autres, comme Abu Shadi qui est père de famille, ont dû procéder à quelques arrangements :

J’essaie de partager mon temps entre mes pigeons et ma famille et de trouver un équilibre pour qu’il n’y ait pas de tensions. Je me lève chaque jour à 6h30 pour passer une heure avec mes pigeons, les faire manger avant de descendre prendre le petit-déjeuner avec mes filles et ma femme.

16L’attachement aux oiseaux, perçu comme fragilisant leur présence dans leurs familles, s’exprime toutefois à travers le registre de la parentalité. Les pigeons sont « comme mes enfants », ne cessent de répéter les kashshâsh, invoquant les sacrifices faits pour eux et les nuits blanches passées à leur chevet en cas de maladie. Les colombophiles se sentent investis de nombreuses responsabilités vis-à-vis de leurs oiseaux. Certaines ne sont pas négociables comme l’explique Abu Abdullah, qui travaille dans un petit commerce à Jabal Amman, dans le centre-ville :

Mes pigeons font partie de ma famille et je les traite comme mes enfants. Entre 15 et 17 heures, chaque jour, je ne suis pas là, c’est tout. Je suis avec eux. Même si mon père, qu'il repose en paix, revenait de sa tombe, et bien je lui dirais qu’entre 15 et 17 heures, je suis occupé.

17Le colombophile interagit avec un groupe, souvent important, d’animaux. Il s’agit d’une relation collective, classique en contexte d’élevage. Il est, à ce titre, rare que les pigeons soient nommés – exception faite pour un ou deux oiseaux qui auraient des caractéristiques saillantes : Abdullah a par exemple baptisé « Colonel » son plus vieux pigeon, par déférence pour sa vaillance et sa loyauté, et Abou Shadi a surnommé une pigeonne particulièrement « belle » du nom d’une chanteuse égyptienne. Même s’ils en possèdent parfois près d’une centaine, les éleveurs aiment à répéter qu’ils sauraient reconnaître leurs oiseaux entre mille. Ils projettent sur leurs pigeons la réciproque, ainsi qu’en témoigne Bilal, un kashshâsh d’une vingtaine d’années sans activité professionnelle, installé à Jabal Hussein, camp de réfugiés palestiniens devenu un quartier au fil des décennies [Destremeau 1996] :

Mes pigeons me connaissent. La plupart du temps, on se comprend sans se parler parce qu’ils me connaissent très bien […]. Ils n’obéissent qu’à moi. Même si quelqu’un imitait mes mouvements ou ma voix, ils ne viendraient pas.

18Hamdi, un chauffeur d’une trentaine d’années, se souvient, quant à lui, avec tristesse d’avoir dû arrêter son élevage du jour au lendemain, sous pression familiale, à cause d’une invasion de puces qu’il n’arrivait pas à maîtriser. Il avait été contraint de mettre le feu aux volières et à son matériel pour se débarrasser des parasites :

Les pauvres oiseaux volaient au-dessus du toit. Ils se posaient parfois autour, sans bien comprendre ce qu'il se passait. Pendant plusieurs jours il y a eu des oiseaux qui venaient tourner autour et puis au bout de trois jours c’était fini, ils avaient trouvé d’autres maisons et propriétaires. Ça m’a brisé le cœur de les abandonner comme ça. J’aimais beaucoup mes pigeons mais, surtout, je sais que les pigeons savaient que je les aimais. Ils sentaient comme je prenais bien soin d’eux, quand je venais les voir deux ou trois fois par jour.

  • 7 La poésie peut constituer un lieu stratégique d'expression de l'affection, ainsi qu’elle est décri (...)

19Mes entretiens m’ont permis de constater que les pigeons offrent un cadre discursif privilégié du registre sentimental. L'enquête de Seham Boutata, portant sur les chardonnerets en Algérie, rend compte d'un même phénomène [2020] : les relations avec les oiseaux fournissent un contexte propice à l’expression des sentiments. Elle invite à comprendre la manière poétique dont les passionnés d’oiseaux – des hommes uniquement – évoquent leur attachement à leurs chardonnerets à la lumière des règles sociales genrées qui les empêchent d'exprimer par ailleurs ouvertement leurs émotions7. Il serait intéressant de suivre cette piste lors d'un prochain terrain à Amman, en se demandant comment la manière qu’ont les kashshâsh jordaniens d’exprimer leur attachement aux pigeons s’articule aux normes de genre [Krawietz 2014].

Perles et vitamines: techniques et accessoires du soin

20S’occuper des pigeons ne se résume pas à les nourrir, les faire voler ou laver leurs volières ; il s’agit également de les soigner et de les faire beaux. Les pratiques de soin – distribution de vitamines et de médicaments, vaccinations, soins des yeux, des becs et des langues des oiseaux (particulièrement fragiles) – occupent une grande partie du temps des éleveurs. La santé des oiseaux est un sujet récurrent et nombreux sont les traitements dispensés aux pigeons afin de les « renforcer » et de prévenir infections et épidémies. Il existe une grande variété de produits vétérinaires spécifiquement destinés aux pigeons vendus à tous les prix dans des boutiques spécialisées pour colombophiles. On y trouve une gamme de désinfectants, de médicaments et de vitamines censées renforcer les défenses immunitaires des pigeons et, dans certains cas, développer leur « ardeur sexuelle ».

Photo 4. Pharmacopée aviaire dans une boutique spécialisée du centre-ville d’Amman (octobre 2019).

Photo 4. Pharmacopée aviaire dans une boutique spécialisée du centre-ville d’Amman (octobre 2019).

Photo : P. Lachenal.

21Le soin s’entend également dans sa dimension esthétique comme en témoigne l’existence d’accessoires – grelots, clochettes, perles – permettant aux kashshâsh de décorer leurs pigeons, et de donner une « touche » sonore singulière à leur élevage. Ces parures se vendent par poignées dans les étals du marché spécialisé qui se tient chaque vendredi dans le centre-ville d’Amman.

Photo 5. Bagues en plastique ou en métal pour les pigeons vendues au marché aux oiseaux, centre-ville d’Amman (octobre 2019).

Photo 5. Bagues en plastique ou en métal pour les pigeons vendues au marché aux oiseaux, centre-ville d’Amman (octobre 2019).

Photo : P. Lachenal.

22Certains accessoires s’attachent aux pattes et d’autres se piquent à travers la peau du cou, à la manière d’une boucle d’oreille. Toutes les couleurs sont disponibles. Abu Abdullah a, par exemple, choisi des perles de couleur bleue, celle de son équipe de foot favorite, pour les glisser aux pattes de ses pigeons. Un vendeur me montre des bagues aux couleurs du drapeau de la Palestine, confectionnées par sa femme. Elles sont particulièrement appréciées par les éleveurs palestiniens vivant à Amman. Ces bagues enfilées aux pattes des pigeons, parfois gravées d’un numéro ou du nom de l’éleveur, peuvent également servir à identifier les oiseaux en cas de litige lors de compétitions. Mais tout éleveur qui se respecte, me dit-on, n’en a pas besoin pour reconnaître ses propres oiseaux, même de loin et même en mouvement. Ce ne sont pas les bijoux qu’ils reconnaissent – et ils insistent sur ce point – mais leur regard, la forme de leurs yeux, la couleur de leurs plumes, leur tempérament et leur manière de se mouvoir.

Photo 6. Bagues pour pigeons reprenant les couleurs du drapeau palestinien, vendues au marché aux oiseaux, centre-ville d’Amman (octobre 2019).

Photo 6. Bagues pour pigeons reprenant les couleurs du drapeau palestinien, vendues au marché aux oiseaux, centre-ville d’Amman (octobre 2019).

Photo : P. Lachenal

Masculinités sous tension

  • 8 Pourtant, on reconnait à la viande et aux œufs de pigeons des vertus aphrodisiaques, et ce au-delà (...)

23« C’est tout de même drôle que des hommes choisissent ces animaux. Les pigeons ne sont pas des dinosaures, ils sont tellement faibles et petits ! » C’est ainsi que Monia, une assistante de recherche rencontrée autour d’un café, évoque en souriant la colombophilie. Le pigeon n’est, en effet, pas un coq, ni un faucon ou tout autre oiseau qui servirait de support à des projections en termes de virilité victorieuse [Geertz op. cit. ; Koch 2015 ; Calvet 2017]8. Dans les jeux de vol et de capture, qui opposent les colombophiles entre eux, il s’agit d’être celui dont les oiseaux font preuve non pas de vitesse, d’agressivité ou de puissance, mais de loyauté, prouvant par leur retour l’attachement qui les lie à leur éleveur – ou aux femelles de leurs élevages. Bilal, jeune éleveur, de Jabal Hussein (quartier d’Amman) s’est plié, devant mes requêtes, à quelques démonstrations (fig. 7) avec ses oiseaux même si la saison – la fin de l’automne – n’est pas celle du kashsh. Il les a invités à s’envoler, à l’aide de grands mouvements de bras, et à effectuer quelques tours au-dessus du quartier avant de les rappeler à lui en répétant, chantant presque : « Tatata‘» (« Viens, viens, viens »).

Photo 7. Oiseaux sur le retour chez Bilal, jeune éleveur, dans le quartier de Jabal Hussein, à Amma, (octobre 2019).

Photo 7. Oiseaux sur le retour chez Bilal, jeune éleveur, dans le quartier de Jabal Hussein, à Amma, (octobre 2019).

Photo : P. Lachenal

Loyaux et fidèles : les qualités des oiseaux

24Projetant sur les volatiles des qualités humaines, les kashshâsh me vantent les mérites des pigeons, l’endurance et la persévérance qu’ils doivent déployer pour revenir, coûte que coûte, sur le toit sur lequel ils vivent. Les oiseaux n’abandonnent jamais, comme me l’explique Abu Abdullah en me présentant, à travers un vocabulaire martial, un « zâjal » c’est-à-dire un pigeon-voyageur :

Celui-là, même s’il était épuisé, il continuerait : il dormirait sur un bout de toit quelques heures et reprendrait sa route tout de suite. Il ne se rendrait jamais. Il préférerait mourir que de se rendre.

25La loyauté des pigeons est éprouvée chaque fois qu’ils prennent leur envol au-dessus de la ville, rejoignant dans le ciel d’autres pigeons provenant d’autres toits. C’est parce qu’ils sont libres de retourner se poser là où ils veulent que leur retour auprès de leur éleveur signifie quelque chose. Les pigeons, ainsi que le dit Abu Abdullah, sont « disciplinés » et « savent qui les commande ». Un bon kashshâsh est censé ne pas perdre ses oiseaux : s’il sait y faire, ils lui reviendront. Si les pigeons reviennent, ce peut être aussi par fidélité à leur femelle et à leurs petits. Les éleveurs me précisent que c’est aussi pour cette raison – l’attachement indéfectible des oiseaux à leurs « couples » et « familles » – qu’ils agitent une femelle en l’air au moment de les rappeler au sol.

26Loyaux et fidèles, les pigeons me sont aussi présentés comme des créatures pacifiques et aimantes qui ne créent jamais de problème. C’est en ce sens, m’explique Abu Shadi, qu’ils sont « meilleurs » que leurs humains :

Les pigeons ne haïssent pas, ils ont juste de l’amour à donner. Ils ne sont pas comme les humains, ils ne causent pas de problèmes. Alors que moi, parfois quand je sors avec mes amis et bien je rencontre des problèmes. Mais quand je retrouve mes oiseaux, tout va bien. C’est pour cela que j’aime tellement les pigeons, pour la paix qu’ils m’apportent.

27Bilal partage ce point de vue :

Les gens te mentent, mais pas les pigeons. Face à des gens, tu as toujours des problèmes. Dans le camp (mukhayam) et dans la ville, les gens te causent des problèmes. Avec les pigeons c’est différent.

28Les discours anthropomorphiques dans lesquels les pigeons se voient inscrits renseignent sur les représentations sociales de leurs observateurs ; ici à propos de fidélité amoureuse, de responsabilité familiale et de loyauté masculine. Ce constat est particulièrement intéressant quand on sait que, comme décrit précédemment, ce sont justement ces trois domaines qui sont mis en tension par la pratique de la colombophilie. Si cette dernière a mauvaise réputation c’est, en effet, qu’elle est censée éloigner les hommes qui s’y adonnent de leurs femmes et de leurs enfants en les plongeant dans des rivalités masculines. Les oiseaux semblent en ce sens constituer une société métaphorique dans laquelle les kashshâsh puisent pour contrebalancer les représentations sociales négatives qui pèsent sur leur passion.

La distinction à l’œuvre : le « voyou », c’est toujours l’autre

29L’enjeu de se distinguer des autres éleveurs de pigeons semble particulièrement prégnant dans les récits de mes interlocuteurs. Dès mon arrivée à Amman, lorsque je me suis attelée à me mettre sur la piste des kashshâsh, on s’étonnait autour de moi du sujet de ma recherche en me mettant en garde contre les mauvaises fréquentations auxquelles elle allait m’exposer, en terminant en me donnant le contact d’un proche, pourtant respectable, qui s’adonnait à ce passe-temps. Il était également fréquent que les kashshâsh que je rencontrais ensuite, certains par interconnaissance ou croisés au marché aux oiseaux, déplorent que des « voyous » partagent la même passion qu’eux, me recommandant d’éviter de traîner avec des colombophiles tout en m’orientant vers d’autres personnes qui, elles, avaient bonne réputation. Autrement dit, en matière de colombophilie, il semble que chacun soit l’exception qui confirme la règle.

30Mes entretiens m’ont permis de comprendre que de puissants enjeux de distinction sociale travaillent les manières de dire des colombophiles. Les représentations négatives associées à la pratique semblent peser si lourd que toutes les occasions sont bonnes pour chercher à les désamorcer. Si mes interlocuteurs se décrivent comme des passionnés des oiseaux, il s’agit toujours de préciser qu’ils ne sont « pas comme les autres ». Cette passion permet de s’identifier au groupe des hommes mais porte ainsi un autre enjeu, tout aussi important, de distinction sociale. On retrouve ici ce que Daniel Fabre évoque à propos de la « voie des oiseaux » [1986] dans la France du xxe siècle. Les parcours initiatiques qu’il décrit contribuaient à « produire les garçons » mais surtout à tracer une ligne de démarcation entre masculinités rurales et urbaines. Pour les colombophiles jordaniens, il s’agit de distinguer les « bons » et les « mauvais » kashshâsh, dessinant ainsi les contours de modèles d’hommes plus ou moins valorisés dans les classes populaires.

31Le registre scientifique, convoqué lorsque sont décrites les connaissances nécessaires pour élever des pigeons, constitue un des outils de ce travail de distinction. Comme l’explique Abu Shadi, il y a ceux qui connaissent « vraiment » les pigeons et les « autres » :

Si tu demandes à un éleveur quoi que ce soit sur les pigeons, il ne saura pas te répondre. Il ne connaît rien aux bêtes qu’il élève, alors que nous [avec quelques autres colombophiles, il souhaite créer une association] on sait tout. Pour chaque oiseau, on connaît le nombre de rangées de plumes sur ses ailes, combien de temps il peut voler et comment. Les autres […] ne savent rien d’eux. Ce n’est pas une passion. Si tu es vraiment passionné par les pigeons, tu veux vraiment tout connaître d’eux. Tout dans les moindres détails. Ils ne sont pas très éduqués ces jeunes hommes de la nouvelle génération. Ce sont des amateurs.

32La césure entre « nous » et « eux » s’exprime souvent à travers la question des générations pour déplorer, comme c’est le cas ici, que c’était mieux avant. La colombophilie, ancien passe-temps respectable, serait devenue le loisir suspect d’une jeunesse désœuvrée uniquement intéressée par la revente des oiseaux et l’appât du gain. C’est aussi l’opinion d’Abu Abdullah :

Mon père, qu'i repose en paix, m’a tout appris à propos des pigeons. J’ai donc tout appris de la génération du dessus. La nouvelle génération ne sait rien des pigeons, tout ce qui les intéresse c’est le business.

33Certains, tout en exprimant le même souci de ne pas être confondus avec les « autres », optent toutefois pour l’interprétation opposée – c’était une pratique de voyous mais ce n’est plus le cas. Là encore, l’argument scientifique est mobilisé : à des croyances douteuses et des savoirs approximatifs du temps ancien se sont substitués des techniques scientifiques et des savoirs vétérinaires « sérieux ». La question de la saleté, supposément inhérente à tout élevage d’oiseaux, est également convoquée par mes interlocuteurs pour se distinguer des autres. Tous insistent sur le temps consacré à nettoyer leurs volières et sur les produits utilisés pour le faire.

34Les représentations stigmatisantes qui pèsent sur les kashshâsh dans la société jordanienne laissent croire à l’existence d’un groupe homogène de passionnés d’oiseaux, incarnation collective d’une masculinité problématique. Mon travail de terrain permet de comprendre que loin de constituer une entité sociale cohérente, l’ensemble des colombophiles est traversé par des lignes de démarcation autour desquelles s’articulent rapports sociaux de sexe et de classe. En entretien, mes interlocuteurs défendent la colombophilie et leurs propres manières de s’y adonner, en projetant les images de « mauvais garçons » sur les autres éleveurs de pigeons, toujours décrits comme « moins » – passionnés, éduqués, civilisés, propres – qu’eux. On retrouve ainsi ce qui est a été par ailleurs observé auprès des adeptes de courses de pigeons en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en Inde [Johnes 2007 ; Jerolmack op. cit. ; Kavesh 2018] : la colombophilie révèle non pas tant les fractures entre classes sociales que les enjeux de distinction internes aux classes populaires.

Conclusion

On raconte que les kashshâsh ne peuvent apporter leurs témoignages dans une cour de justice parce que ce sont des mauvaises personnes, qui volent et qui mentent. En réalité, personne ne connaît la vraie signification de cette histoire. Si les kashshâsh ne peuvent pas témoigner, ce n’est pas parce qu’ils mentent mais parce qu’ils ont toujours la tête tournée vers le ciel. Tout simplement. Ils ne peuvent témoigner de rien, car ils ne regardent pas ce qui se passe sur terre. Ils sont tournés vers le ciel.

35C’est Abu Shahid, un homme d’une cinquantaine d’années sous l’autorité duquel les enchères aux pigeons auxquelles j’ai assisté se déroulent, qui me tient ces propos. Revisitant un récit bien connu, en prenant le contre-pied des représentations stigmatisantes qui lui sont généralement associées, il décrit le kashshâsh comme un homme honnête, épris de liberté, rêveur et poète. Autour de la colombophilie, gravitent ainsi des questions de mépris et de dignité, de terre et de ciel. Ce ne sont pas seulement des pigeons que se disputent les kashshâsh mais des représentations sociales et sexuées associées à leur passion, des histoires de bonnes et de mauvaises fréquentations. La colombophilie, passe-temps singulier enraciné dans l'amour des pigeons, gagne ainsi à être envisagée en termes de rapports sociaux de classe et de sexe afin de rendre visibles les expériences qu’elle recouvre, ainsi que les dynamiques de distinction et de marginalisation qui lui sont liées. Les questions sociales s’articulent ici à une dimension spatiale, le cas de la colombophilie venant confirmer que les toits des immeubles constituent des espaces bons à penser pour les sciences sociales. L’étude des activités d’élevage qui s’y organisent permet en effet, comme cet article le montre, de mettre en lumière la dimension « multi-espèces » de la fabrique des rapports sociaux et des manières d’habiter les villes. Les activités colombophiles illustrent le mouvement ascensionnel des expériences et des usages « subalternes » de l’espace urbain, en lui adjoignant une ultime prolongation, engageant l’observation au-delà même des étages les plus élevés des bâtiments, vers un espace peu examiné encore par l’anthropologie urbaine : le ciel. Pour les colombophiles, ce dernier constitue à la fois le lieu de l’affrontement et du risque d’humiliation – c’est là que se déroulent les joutes, s’organisent certaines hiérarchies et se structurent les rivalités entre kashshâsh – et celui de la réalisation individuelle et de la dignité possible. En faisant voler leurs pigeons, debout face au ciel du haut de leurs toits, les éleveurs « oublient tout » comme plusieurs d’entre eux me le répètent en entretien. La formule interpelle : quel est donc ce « tout » qu’il s’agit d’oublier ? Répondant à cette question, mes interlocuteurs évoquent la vie « en bas », celle de la hausse des prix, du manque de travail, du futur incertain et des visas impossibles à obtenir. À travers leurs oiseaux, les éleveurs mettent ainsi en jeu leurs expériences quotidiennes ainsi que les rapports de subordination qui contraignent leurs existences.

Haut de page

Bibliographie

Abd Elrahman, Ahmed et Randa Mahmoud, 2014, « La planification controversée du Grand Caire avant/après 2011 », Égypte/Monde arabe 11 : 177-201.

Abu-Lughod, Lila, 1986, Veiled sentiments. Honor and poetry in a Bedouin society. Berkeley, Los Angeles et Londres, University California Press.

Agier, Michel, 2015, Anthropologie de la ville. Paris, Presses universitaires de France.

Alshawawreh, Lara, 2018, « Sheltering animals in refugee camps », Forced Migration Review 58: 76-78.

Aubin-Boltanski, Emma, (à paraître), « Des oiseaux pour se raconter et rêver : ethnographie d’une passion colombophile (Liban) », Ethnologie française.

Aubin-Boltanski, Emma et Perrine Lachenal, (à paraître), « Organiser les volières, classer les oiseaux et ordonner le monde. Anthropologie de l’élevage de pigeons au Proche-Orient », in M. Roustan et J. Bondaz (dir.), Volières. Paris, Publications scientifiques du Museum d’histoire naturelle.

Barbosa, Gustavo, 2013, Non-cockfights: On doing/undoing gender in Shatila, Lebanon. Doctorat d’anthropologie. Londres, London school of economics (<http://etheses.lse.ac.uk/898/1/Barbosa_non_cockfights.pdf>).

Bayat, Assef, 2000, « From “dangerous classes” to “quiet rebels”: politics of the urban subaltern in the Global South », International Sociology 15 (3) : 533-557.

Boutata, Seham, 2020, La mélancolie du maknine. Paris, le Seuil.

Calvet, Florence, 2007, « Une brève histoire de la colombophilie », Revue historique des armées 248 : 93-105.

Destremau, Blandine, 1996, « Les camps de réfugiés palestiniens et la ville, entre enclave et quartier », in J. Hannoyer et S. Shami (dir.), Amman, Ville et société. Beyrouth, Presses de l’Institut français du Proche-Orient (« Contemporain publications») : 527-552.

Digard, Jean-Pierre, 2003, « Les animaux révélateurs des tensions politiques en République islamique d’Iran », Études rurales 165-166 : 123-131.

Doraï, Kamel et Nicolas Puig (dir.), 2012, L’urbanité des marges. Migrants et réfugiés dans les villes du Proche-Orient. Paris, Téraèdre (« Un lointain si proche »).

Fabre, Daniel, 1986, « La voie des oiseaux. Sur quelques récits d’apprentissage », L’Homme 99 : 7-40.

Frembgen, Jurgen et Paul Rollier, 2014, Wrestlers, pigeon fanciers, and kite flyers. Traditional sports and pastimes in Lahore. Karachi, Oxford University Press.

Geertz, Clifford, 1972, « Deep play: Notes on the Balinese cockfight », Daedalus 101 (1) : 1-37.

Goushegir, Aladin, 1997, Le combat du colombophile. Jeu aux pigeons et stigmatisation sociale. Téhéran, Institut français des études iraniennes (« Bibliothèque iranienne » no 47).

Grieco, Allen, 2010, « From roosters to cocks : Italian renaissance fowl and sexuality », in S. F. Matthews-Grieco (dir.), Erotic cultures of Renaissance Italy. Farnham et Burlington, Routelge/Ashgate (« Visual culture in early modernity ») : 89-140.

Jerolmack, Coli, 2013, The Global pigeon. Chicago, University of Chicago Press.

Johnes, Martin, 2007, « Pigeon racing and working-class culture in Britain, 1850-1950 », Cultural and social history 4 (3) : 361-383.

Kavesh, Muhammad A., 2018, « From the passions of kings to the pastimes of the people : pigeon flying, cockfighting, and dogfighting in South Asia », Pakistan journal of historical studies 3 (1) : 61-83.

Keck, Frédéric, 2010, « Une sentinelle sanitaire aux frontières du vivant. Les experts de la grippe aviaire à Hong Kong », Terrain 54 : 26-41.

Krawietz, Birgit, 2014, « Falconry as a cultural icon of the Arab Gulf region », in S. Wippel, et al. (dir.), Under construction : Logics of urbanism in the Gulf Region. Londres, Ashgate/Routledge.

Lachenal, Perrine, 2012, « Le Caire, 2011. Plongée ethnographique au cœur des lajân sha’abeya (comités populaires) », L’Année du Maghreb 8 : 193-206. –– 2018, « Des “mises en martyr” contestées. Enjeux sociaux et sexués de l’iconographie de la révolution égyptienne », Archives de sciences sociales des religions 181 : 69-93.

Piessat, Marie, 2018, « Urbanités africaines / Portfolio : Les toits du Caire, des espaces ressource ? », Urbanités (<http://www.revue-urbanites.fr/urbanites-africaines-piessat/>).

Haut de page

Notes

1 Ces enquêtes ethnographiques menées au Pakistan dévoilent d’ailleurs les similitudes existant entre compétitions de cerfs-volants et courses de pigeons, pratiques populaires qui organisent et structurent, depuis le ciel, la concurrence entre plusieurs modèles de masculinités subalternes.

2 Donc légèrement plus en euros, 1 JD équivalant environ à 1,2 €.

3 Voir « Pigeons Battle of Cairo », Al-Jazeera, 17 septembre 2017 et « Pigeon wars : A side of Lebanon rarely seen », Daily Star Lebanon, 19 juin 2013.

4 Voir « In Jordan the gentle art of keeping pigeons is seen as dangerously sexy », Independent, 17 décembre 2000 ; « Pigeon wars: A side of Lebanon rarely seen », Daily Star, 19 juin 2003 ; « kashâsh al-hamâm: lîsa kul al-kashâsh rashâsh », Al-Akhbar, 25 mars 2015 ; « The pigeon-trainers of Beirut », Middle-East Eyes, 20 juin 2015 et « Pigeons battle of Cairo », El-Jazeera, 17 septembre 2017.

5 Voir P. Claude, « Au Caire, l’Égypte d’en bas survit en haut », Le Monde Afrique, daté du 21 avril 2008 (<http://urlz.fr/7HeR>).

6 Le programme « SHAKK, de la révolte à la guerre en Syrie. Conflits, déplacements, incertitudes » (<https://shakk.hypotheses.org/>) s’intéresse aux reconfigurations sociales et politiques qui ont accompagné le soulèvement syrien de 2011 et la guerre qui l’a suivi. Il est porté par le Centre d’études en sciences sociales du religieux (Césor), l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), le département de l’audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam).

7 La poésie peut constituer un lieu stratégique d'expression de l'affection, ainsi qu’elle est décrite dans un classique de l'anthropologie [Abu-Lughod 1986].

8 Pourtant, on reconnait à la viande et aux œufs de pigeons des vertus aphrodisiaques, et ce au-delà du seul monde arabe comme le montre Allen Grieco [2010]. Ce même historien relève la proximité sémantique, dans les langues européennes, entre le nom des petits oiseaux et le pénis. Il est significatif qu’en arabe, le terme « pigeon » – hamâm – désigne le pénis des petits garçons. En ce sens, il se rapproche remarquablement du mot « cock » en anglais [Geertz op. cit. ].

Haut de page

Table des illustrations

Titre Photo 1. Volière sur un toit terrasse à Tabarbour, quartier au nord-est d’Amman, chez Abu Shadi (octobre 2019).
Crédits Photo : P. Lachenal.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/25313/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 159k
Titre Photo 2. Volière sur un toit terrasse au centre-ville d’Amman, chez Abu Abdullah (octobre 2019).
Crédits Photo : P. Lachenal.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/25313/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 213k
Titre Photo 3. Sur le toit de Abu Shadi, pendant un entretien (quartier de Tabarbour, Amman, octobre 2019).
Crédits Photo : P. Lachenal.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/25313/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 175k
Titre Photo 4. Pharmacopée aviaire dans une boutique spécialisée du centre-ville d’Amman (octobre 2019).
Crédits Photo : P. Lachenal.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/25313/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 211k
Titre Photo 5. Bagues en plastique ou en métal pour les pigeons vendues au marché aux oiseaux, centre-ville d’Amman (octobre 2019).
Crédits Photo : P. Lachenal.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/25313/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 244k
Titre Photo 6. Bagues pour pigeons reprenant les couleurs du drapeau palestinien, vendues au marché aux oiseaux, centre-ville d’Amman (octobre 2019).
Crédits Photo : P. Lachenal
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/25313/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 249k
Titre Photo 7. Oiseaux sur le retour chez Bilal, jeune éleveur, dans le quartier de Jabal Hussein, à Amma, (octobre 2019).
Crédits Photo : P. Lachenal
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/docannexe/image/25313/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 115k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Perrine Lachenal, « De drôles d’oiseaux sur les toits »Études rurales, 207 | 2021, 146-166.

Référence électronique

Perrine Lachenal, « De drôles d’oiseaux sur les toits »Études rurales [En ligne], 207 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesrurales/25313 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/etudesrurales.25313

Haut de page

Auteur

Perrine Lachenal

anthropologue, post-doctorante, Laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search